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Les bancs publics disparaissent, les immeubles se barricadent,
des «piques à humains» poussent au pied des vitrines...
Lentement mais sûrement se construit autour de nous un espace
public de plus en plus rude, où la volonté d’exclure
les «indésirables» finit par nuire au bien de
tous
«Ici, avant, je dormais.» Il cligne des yeux puis les
ferme, comme si créer la nuit aidait à dissiper ses
brumes. Depuis presque vingt ans, «Papy» vit entre la
gare du Nord et le métro. Il y a ses sacs, ses potes, aborde
les passagers qu’il tape de quelques sous et fuit les vigiles,
boit douze litres de vin par jour et dort cinq heures par nuit les
bonnes nuits. Comme sur ce banc de la station Châtelet, ce
banc sur lequel il a passé nombre de nuits, ce banc devenu
sinon un «chez soi» du moins un repère, presque
un territoire. Ce banc, il ne l’a plus. On le lui a enlevé.
Qui ça? «Des enculés.» A la place, ils
lui ont mis deux barres de fer. «Qu’est-ce que tu veux
dormir là-dessus! On peut même pas s’asseoir.»
L’objet ainsi visé a été baptisé
par la RATP «miséricorde», au terme d’une
réflexion conceptuelle dont le but (à peine inavoué)
était de rendre la vie difficile aux «indésirables»,
entendez SDF et autres parasites des transports publics. Stéphanie
Boucher, auteur d’une thèse consacrée à
«l’assise sur les quais de métro», constate:
«La dimension esthétique véhicule une certaine
dimension de l’usager» (1). Celle que dessine la RATP,
qui n’a pas souhaité nous répondre, est plus
remarquable par ceux qu’elle élimine que par ceux qu’elle
accueille. Osons un souvenir personnel: en 1995, au cours d’une
enquête, j’avais demandé à un designer
de la régie ce qui avait motivé de récents
changements de mobiliers. «Virer les clodos, bien sûr»,
me répondit-il avant que l’attachée de presse
ne se précipite pour m’expliquer que, pas du tout,
les voyageurs avaient exprimé leur envie profonde d’un
«autre» design...
Les années 1970 avaient vu fleurir les sièges Motte,
ces coques individuelles orange qui interdisaient de se coucher
et seront parfois disposées dos à dos, comme s’il
fallait surtout empêcher les gens de se parler... Le siège
«miséricorde», lui, a été mis au
point au début des années 1980 par le cabinet Oui
Dire, chargé du réaménagement du métro.
Pour noyer le poisson, les designers imagineront un nouveau concept:
l’assis debout! «Nous voulons le siège traducteur
de la pluralité des comportements: nous proposons une alternative
à l’assise traditionnelle en offrant aux musiciens,
aux jeunes et autres bergers nomades une assise semi-debout»
(2).
«Papy», hélas pour lui, n’a rien d’un
«berger nomade». Et le troupeau errant qui l’accompagne
a dû aller chercher ailleurs les endroits où les «assis
debout» ont le droit d’être couchés…
Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Dans les années
1990, l’Atelier Gaudin, choisi par la RATP pour changer les
bancs, a dû revoir ses modèles en y ajoutant des accoudoirs,
interdisant de s’allonger comme de s’asseoir l’un
contre l’autre. Dans une lettre à la régie,
le concepteur y verra un «élément de torture»
et une manière «péremptoire d’organiser
la vie des gens», avant de finir par s’incliner.
Avec l’indésirable, on a jeté le désirable.
Autour de nous, l’agrément urbain diminue comme peau
de chagrin. A Paris, on trouve de plus en plus de «piques
à humains» sur les rebords des vitrines, sur le même
modèle que les repoussoirs à pigeons. Devant une banque
de la place Gambetta, de gros cônes métalliques ont
même été plantés sur le trottoir! Aux
Halles, les pelouses sont mouillées régulièrement.
Non pour favoriser leur repousse mais pour empêcher les «indésirables»
de s’y vautrer...
Jean-Pierre Garnier, sociologue au CNRS et professeur à
l’Ecole spéciale d’Architecture, travaille depuis
des années sur ces problèmes. Dans cette course à
la déshumanisation, il ne constate aucun avantage du Sud
sur le Nord, aucune supériorité de la capitale sur
la province. A Montpellier, place de la Comédie, les marches
de la fontaine des Trois-Grâces, trop confortables pour les
zonards, ont été remplacées par des pierres
pointues sur lesquelles l’eau s’écoule. A la
mairie, personne ne souhaite s’exprimer sur le sujet, mais
on veut bien envoyer un dossier de presse qui met en avant l’esthétique
de la nouvelle réalisation et son insertion dans le projet
«Montpellier Grand Cœur». A Toulouse, le niveau
de l’eau dans les fontaines a été calculé
pour mouiller en permanence les margelles et empêcher que
l’on s’y assoie. «Les aménagements urbains
doivent être réfléchis en fonction aussi de
la prévention de l’insécurité»,
se justifie-t-on au cabinet du préfet. A Bordeaux, la rénovation
de la ville entreprise autour du tramway joue la carte du minéral
plus que du convivial: place Pey-Berland, les bancs sont en granit,
inconfortables et sans dossier; place de la Victoire, où
une pelouse accueillait étudiants et parfois manifestants,
il n’y a plus que des pavés.
Gilles Paté et Stéphane Argillet, artistes plasticiens,
se sont voués à dénoncer cette radicalisation.
«L’espace de la rue devient d’une violence absolue,
accuse le premier. Cela va plus loin que la simple volonté
d’expulsion du SDF. Cela touche au rapport du citoyen à
l’espace public.» Tout aménagement prévu
pour mettre dehors l’indésirable finit un jour ou l’autre
par nuire à tout le monde. C’est souvent un premier
pas vers le tout-sécuritaire, la multiplication des caméras
de surveillance, les arrêtés antimendicité…
«Cette architecture qui se protège est connue au Etats-Unis,
où elle sévit depuis les années 1970, sous
le nom de defensible space, explique le sociologue Jean-Pierre Garnier.
En France, on l’appelle "architecture de prévention
situationnelle". Elle est enseignée dans les écoles
d’architecture et à l’Institut des Hautes Etudes
sur la Sécurité.» L’idée: créer
des espaces où tous soient visibles. «On nous demande
d’éliminer recoins, encoignures, ouvertures. Il faut
des lignes droites, claires, surveillables», témoigne
un architecte. Au Futuroscope de Poitiers, les haies ont été
retaillées pour que personne ne puisse se dissimuler derrière.
A Paris, le parc André-Citroën a été conçu
pour que les pelouses soient toutes visibles depuis les balcons
environnants. Dans les projets de rénovation du Forum des
Halles, le marché de définition met en première
ligne la sécurité des biens et des personnes. Du coup,
toutes les propositions ont beaucoup de perspective, de lignes droites.
L’une d’elles a même des «tours de surveillance».
Architectes complices? «Ils ont intériorisé
cette normalisation de l’espace public», accuse Garnier.
A la mairie de Paris, les membres du cabinet de Jean-Pierre Caffet,
chargé de l’urbanisme et de l’architecture, biaisent.
«Délires d’intello, dit l’un. On pourra
toujours se bécoter sur les bancs publics.» Sauf s’il
n’y a plus de bancs publics… «Il faut éviter
les espaces confidentiels et peu sûrs, concède un autre.
La conception, héritée des années 1960, d’espaces
publics indifférenciés, où plus personne ne
sait vraiment où il est, ne semble plus bonne.» Chez
JC Decaux, premier fournisseur de mobilier urbain, on nie que les
cahiers des charges des villes renforcent la demande sécuritaire:
«Tout au plus insiste-t-on sur la solidité des Abribus
pour résister au vandalisme. Mais ce sont des préoccupations
que nous avons toujours eues.»
La remise au pas de l’espace urbain n’est pas nouvelle.
Au XIXe siècle les pharaoniques travaux du baron Haussmann
avaient un double objectif: assainir la capitale et bâtir
de grandes et larges avenues sur lesquelles la construction et le
maintien de barricades serait aléatoire... Mais cette philosophie
imprègne désormais tout projet de rénovation.
Dans les logements sociaux, on supprime les coursives, les toits-terrasses.
On y redessine la circulation pour éliminer les obstacles
au déploiement des forces de police. Les loges de concierge
sont installées au premier étage et en saillie sur
la façade. Surveiller avant de punir... Déjà
en 1977, Michel Foucault dans «l’Œil du pouvoir»
(3) parlait de «se servir de l’aménagement de
l’espace à des fins économico-politiques».
«L’interdit est la négation de la ville»,
affirme le philosophe Thierry Paquot. De l’apparition des
digicodes, première brutale ligne de démarcation entre
public et privé, à la multiplication des sas d’entrée
et la disparition des endroits où s’asseoir, la ville
s’endurcit. «Les zones de transition entre l’espace
public et l’espace privé disparaissent. On passe maintenant
de l’un à l’autre», ajoute le sociologue
Daniel Terrolle, chercheur au Laboratoire d’Anthropologie
urbaine. «Cette architecture et le côté policier
qui l’accompagne ne peuvent qu’inciter à la crainte.
Cela crée un climat paranoïde. La ville n’est
plus qu’une coexistence d’individus basée sur
la méfiance. La logique extrême en sera la création
d’espaces de relégation, de logements fermés
où l’on se retrouvera entre soi, parfois gardés
par des vigiles», poursuit Jean-Pierre Garnier. Des quartiers
entiers de Mexico ou de Bogota sont déjà bâtis
sur ce modèle, les gated communities américaines aussi.
Certains y voient l’avenir des villes européennes...
D’autres redoutent une disneylandisation de l’espace
public (cf. l’encadré sur Val d’Europe), où
les habitants ne seraient que consommateurs ou spectateurs. Jamais
acteurs.
«On perd la qualité fondamentale d’hospitalité
de la ville, constate Nicolas Soulier, urbaniste. On a laissé
s’installer un dérèglement social et on ne peut
plus le déloger.» Les solutions? Il en avance quelques-unes,
simples. «Faire des espaces où l’on puisse aller
vers son voisin, par exemple des cours que partageraient et transformeraient
ensemble tous les riverains.» En Allemagne ou aux Pays-Bas,
les habitants sont encouragés à planter des fleurs
autour des arbres. «Ils s’approprient ainsi l’espace
public, au lieu de se le voir confisquer.» Le modèle
est-il exportable? A Aulnay, dans un grand ensemble agréable,
des copropriétaires ont décidé de cultiver
ensemble un espace commun. L’un d’entre eux, s’estimant
lésé par cette initiative, a fait un procès
aux autres... Dans urbanisme, il y a aussi urbanité.
(1) «Le Designer et le mobilier urbain: l’assise sur
les quais de métro», Paris-VIII, DEA d’urbanisme,
septembre 2000.
(2) Document de Oui Dire et Light Cible pour consultation restreinte
sur le réaménagement des stations du métro.
(3) In «le Panoptique», ouvrage collectif, Belfond,
1977.
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