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Origine http://lautodidacte.lautre.net/fedana/interviews/interv1.html
Le vendredi 15 novembre 2002, Jean-Pierre Garnier était
l’invité du groupe Proudhon à la librairie l’Autodidacte,
pour une réunion publique sur le thème 11 septembre
et lois sécuritaires. Nous en avons profité pour réaliser
l’interview suivante.
Gr. Proudhon : Après la LSQ votée par la gauche,
nous avons droit maintenant aux lois Sarkozy. Est-ce qu’à
ton avis ces lois ont un rapport avec les attentats du 11 septembre.
J.-P. Garnier : Disons que si elles ont un rapport, ce n’est
pas un rapport de cause à effet, c’est plutôt
un rapport en terme d’alibis et de justification, étant
donné que si on examine les objectifs de ces lois, la loi
LSQ et celle de Sarkozy, c’est-à-dire si on examine
quelles sont les personnes qui sont visées, on a du mal à
voir quel rapport il peut y avoir avec le terrorisme. Je prends
un exemple : la lutte contre la prostitution, la dissuasion vis-à-vis
des squateurs, les gens du voyage, les gitans, tout cela n’a
pas grand chose à voir avec le terrorisme. C’est le
premier point. C’est à dire en fait que le seul rapport
que ça a, c’est, surtout dans le cadre des lois Jospin,
qui ont été édictées au nom de la lutte
contre le terrorisme, c’est qu’elles avaient été
décidées, définies avant le 11 septembre. Elles
ont été définies et concoctées dans
les services compétents vers janvier-février-mars
2001, donc avant le 11 septembre qui sert uniquement à créer
le climat nécessaire à l’acceptation sans discussion
sérieuse de ces lois.
Gr. Proudhon : A première vue, on a quand même l’impression
que c’est surtout des lois destinées à lutter
contre la pauvreté et les mouvements sociaux.
J.-P. Garnier : Oui, enfin à lutter plutôt contre
les pauvres que contre la pauvreté en l’occurrence.
Oui, c’est-à-dire que ce sont des lois qui participent
d’un processus qui remonte, si on veut remonter très
loin sans faire l’historique, au tournant sécuritaire
opéré par le parti socialiste dans les années
1987-88 (il y a eu un tournant économique auparavant, politique
économique, qui a eu lieu en 1982-83), où on s’est
aperçu que le traitement du chômage culturel, social
ou le traitement économique n’était pas suffisant
pour enrayer la montée de la délinquance. Donc le
tournant policier, en fait, a eu lieu depuis longtemps et il n’a
fait évidemment que se confirmer en différentes étapes,
dont une était connue, c’était le colloque de
Villepinte qui a inauguré si on peut dire la période
gouvernementale du gouvernement Jospin, en octobre 1997. Donc ça
n’a été que croissant, c’est-à-dire
que contrairement à ce que raconte Jospin, la baisse du chômage
ne pouvait pas entraîner une réduction de la délinquance
pour la raison suivant que les emplois qui étaient créés
étaient des emplois précaires, des emplois sans perspective,
des emplois mal payés qui ne pouvaient évidemment
pas susciter beaucoup d’adhésion de la part des jeunes
issus des milieux populaires. Donc, on a eu une montée en
puissance de la politique sécuritaire, disons 1986-1987 sans
interruption, avec des paliers évidemment, droite gauche,
d’ailleurs peu importe l’alternance qui trouve pour
l’instant son apothéose relative dans les lois Sarkozy,
le terrorisme servant d’alibi, je le répète.
Il suffit de voir les principales cibles visées par ces lois.
Je ne vois pas quel rapport ça peut avoir avec des intégristes
ou le réseau Al Quaïda.
Gr. Proudhon : Donc lutter contre les pauvres, contre les mouvements
sociaux, contre les squats. D’après les lois ça
va faire des milliers d’années de prison qui vont tomber
dans les mois à venir. Est-ce que tu penses que ces lois
sont applicables ?
J.-P. Garnier : Non, je ne pense pas qu’elles soient applicables
et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles
on assiste en ce moment à un réveil relatif de la
gauche institutionnelle qui dit que si on continue à jouer
uniquement la carte répressive on va, pour reprendre l’expression
du président de la Ligue des Droits de l’Homme, droit
dans le mur. Le mur, en fait, c’est justement les murs de
prisons qui ne vont pas être suffisants, en terme de rythme
de construction, malgré la création pour la première
fois d’un secrétariat au programme immobilier de la
justice affecté à M. Pierre Béguier, le maire
de Mantes-la-Jolie. C’est évident que ce n’est
pas en créant 2 000 ou 3 000 places de plus de prison que
le programme qui était prévu déjà d’augmentation
des places par le gouvernement Jospin qu’on va résoudre
le problème. Alors, il va falloir imaginer de l’emprisonnement
à ciel ouvert avec le bracelet électronique, par exemple,
ou des menaces de prison, mais la capacité d’accueil
impliquée par la politique du tout-carcéral sur le
modèle américain est inapplicable en France, parce
que ça ne suit pas, même si on met les entreprises
Bouygues dans le coup. Tout le monde dit qu’il faut attendre
six ou sept ans pour qu’il y ait une capacité d’accueil
suffisante, donc c’est plutôt en terme de dissuasion
qu’il faut voir ces lois plutôt qu’en terme d’application.
Gr. Proudhon : Et justement, par rapport aux réactions qui
se font jour sur ces lois, quelle est ta réaction en voyant
que le parti socialiste et que le parti communiste signent un appel.
J.-P. Garnier : Bon, il y plusieurs raisons, mais il y en a une
qui, à mon avis, découle de la question précédente.
A partir du moment où l’on sait que la capacité
d’accueil, si je peux dire, des prisons est insuffisante pour
une application au pied de la lettre de la loi, il faut en tirer
les conséquences, c’est-à-dire qu’il faut
utiliser d’autres moyens pour juguler la montée de
l’insécurité, donc il faut une alternative,
c’est-à-dire que même si au sein de
la majorité gouvernementale actuelle de droite, même
si au sein de la majorité actuelle de l’opposition
de gauche institutionnelle, la plupart des ténors sont profondément
sécuritaires, un bon nombre d’entre eux pensent, en
accord je le répète avec la Ligue des Droits de l’Homme,
le syndicat de la magistrature ou le syndicat national des avocats,
sur le fait que les méthodes purement répressives
peuvent s’avérer contre-productives. Par exemple, le
parti communiste redoute qu’une politique uniquement sécuritaire,
premièrement continue à jeter l’électorat
communiste dans les bras de Le Pen, en disant que finalement Le
Pen a raison puisqu’il font cette politique-là, deuxièmement,
ça peut aussi braquer les familles qui sont visées
par ces lois, pas seulement les jeunes « sauvageons »,
mais leur famille, donc encore une désaffection de l’électorat.
Le parti communiste craint que certaines cités deviennent
ingérables, ils le disent eux-mêmes. Le parti socialiste,
de son côté, bien qu’il y ait des partisans invétérés
du sécuritarisme, comme Julien Dray, Bruno Leroux, qui eux
n’ont pas changé d’avis, c’est la raison
pour laquelle ils ont longuement hésité avant de signer
cet appel en demandant qu’il soit expurgé de toutes
les attaques contre la police. Entre parenthèses, ces gens-là
se rendent compte qu’il faut des solutions alternatives qui
reprennent somme toute les grandes lignes de la politique dite de
la ville, par exemple rétablir la présence du service
public, autre que policier évidemment dans les banlieues,
d’autres disent qu’il faut mettre le paquet sur la protection
judiciaire de la jeunesse, il faut recruter davantage de formateurs
et d’éducateurs, donc ça va à l’encontre
complètement de la politique actuelle où l’on
est en train de supprimer les emplois jeunes affectés aux
tâches de médiation sociale. C’est-à-dire
que les plus lucides, y compris parmi les gens de droite, je pense
à des ministres actuels comme M. Gilles de Robien, le maire
d’Amiens, Jean-Louis Borloo, qui est le maire de Valenciennes,
affecté à la politique de la ville, ces gens-là
pensent que le tout répressif est une impasse, qu’il
faut quand même requadriller autrement que par des flics l’espace
urbain et notamment l’espace public urbain. Alors, leur grande
idée, qui a déjà été mise un
peu en application du temps que la gauche était au pouvoir,
c’est d’associer davantage la population à des
tâches de prévention, de contrôle social, de
délation et de surveillance. C’est ce qu’ils
appellent l’implication citoyenne des habitants. Ça,
c’est leur grande idée. Pour eux, c’est pas tellement
de mettre plus de policiers dans les rues, c’est simplement
de transformer beaucoup d’habitants en policiers, si l’on
peut dire volontaires. C’est le modèle suisse de contrôle
social.
Gr. Proudhon : Ces lois qui sont votées en France correspondent
à un stade du capitalisme. Je pense que dans les autres pays
européens il y a des lois à peu près identiques.
J.-P. Garnier : Oui, on peut prendre une déclaration récente,
il y a un mois et demi, de M. Aznar, le premier ministre espagnol,
qui a dit « nous allons balayer la délinquance des
rues d’Espagne ». Il y un terme qui revient souvent
en Italie, que ce soit de la part du gouvernement Berlusconi, que
ce soit de la part des élus locaux, y compris du PDS qui
passe pour de gauche (les anciens communistes italiens), ils parlent
eux de nettoyage. Bon, en France, on parle d’assainissement
aussi des rues, ça c’est M. Gérard Colomb à
Lyon. Aux Etats-Unis, le concept de « nettoyage », de
tolérance zéro d’ailleurs, a été
lancé officiellement par M. Rudolph Giuliani quand il était
maire de New York. Il s’est d’ailleurs vanté
d’avoir fait baisser la délinquance dans les rues.
Mais je le répète, aux Etats-Unis, c’est différent.
S’il y a moins de délinquance dans les rues, c’est
parce qu’ils sont en prison ou sous contrôle judiciaire.
Je veux dire qu’il y a un phénomène général
de traitement policier, de traitement répressif de la marginalisation
de masse, qui est la conséquence du nouveau modèle
d’accumulation du capital mis en place dans les années
70, fondé sur le salariat précaire. C’est la
remise en cause du compromis historique fordiste où l’augmentation
de la productivité allait de paire avec l’augmentation
de la consommation des couches populaires. Donc, à partir
de ce moment-là, il y a beaucoup de gens qui se retrouvent
au chômage ou dans une situation précaire, avec de
nouvelles générations issues des milieux populaires
qui ne veulent pas de cet avenir et qui disent on va s’en
tirer d’une manière ou d’une autre, dans une
économie informelle, dans le travail au noir, dans le trafic,
dans les deals, dans tout ce qu’on voudra.
Donc que faire avec cette population-là ? Elle existe, on
ne peut pas l’exterminer, c’est pas l’Afrique,
donc on va contrôler de manière plus systématique.
Les méthodes peuvent varier, mais ce qu’ils appellent
tous d’ailleurs en France, y compris les opposants à
la politique de Sarkozy, en utilisant un terme qui est très
connoté en France : la pacification des quartiers. C’est
un peu l’équivalent, au niveau de la guerre sociale
rampante que mène la bourgeoisie contre les résultats
de sa politique, des expressions et autres euphémismes utilisés
dans les guerres internationales où on ne parle plus de guerre
mais d’opérations de rétablissement ou de maintien
de la paix. En France, on appelle ça pacification. Et on
voit la même chose en Belgique. Tony Blair, en Angleterre,
a commencé depuis longtemps à réprimer beaucoup
plus activement la délinquance de rue, la poursuite des chômeurs
avec du chantage à la suppression des allocations, ce qu’ils
appellent le warfare et non plus le welfare. C’est-à-dire
qu’on peut être aidé par l’Etat à
condition de montrer vraiment qu’on désire travailler,
qu’on désire être exploité à bas
prix, sinon les aides sont supprimées. C’est-à-dire
que la criminalisation de toutes les formes de refus du salariat
précaire entraîne, dans tous les pays, l’apparition
de lois qui pénalisent des comportements qui, jadis, n’appartenaient
même pas à la catégorie des délits. Il
y a une montée en flèche. Ce qui n’était
que délit devient crime, ce qui était simplement comportement
déviant devient délit, donc on met en place, bien
sûr, des discours pseudo scientifiques avec des concepts du
genre les incivilités qui ne sont pas des délits mais
qui conduisent aux délits et que, naturellement, on a commencé
à pénaliser sous forme de délit avec la loi
sur la sécurité quotidienne du gouvernement Jospin
et on en pénalise encore une chartée supplémentaire,
une charrette supplémentaire, si je puis dire, avec la loi
sur la sécurité intérieure, la LSI pour la
différencier de la LSQ. C’est blanc bonnet et bonnet
rose.
Gr. Proudhon : Pour sortir de cette situation, on voit qu’une
possibilité. C’est de détruire le capitalisme.
J.-P. Garnier : Oui. Le problème, avant de parler de le
détruire, il faudrait peut-être savoir comment on l’affronte
aujourd’hui, avec l’effondrement du mouvement ouvrier,
quelles que soient les réticences que l’on peut avoir
sur la définition de ce qu’était le mouvement
ouvrier, à l’époque où il était
quand même fortement instrumentalisé par la social-démocratie,
c’est-à-dire des partis qui n’avaient pas du
tout en vue la destruction du capitalisme, ou instrumentalisé
par les staliniens qui, eux non plus, n’avaient pas du tout
en vue la destruction du capitalisme. A la rigueur, ils avaient
en vue la construction d’un capitalisme d’Etat, ce qui
était une fausse alternative. Avec l’effondrement du
mouvement ouvrier, avec la décomposition, même sociologique
de la classe ouvrière, sous l’effet des mutations,
des restructurations, de la libéralisation, de la dérégulation
etc., avec l’effrondrement aussi des idéaux d’émancipation
qui étaient liés à ces mouvements ouvriers,
le problème de la lutte anticapitalisme se pose aujourd’hui
dans de nouveaux termes. C’est-à-dire, effectivement,
on ne peut pas penser que l’on puisse résoudre le problème
de la marginalisation de masse, puisque c’est ce qui se passe
actuellement, sans au moins obliger le capitalisme à changer
à nouveau, avant de parler de sa destruction, son modèle
d’accumulation, qui est fondé sur la flexibilisation,
la fragilisation des couches populaires avec la déstabilisation
aussi des individus, ça compte pour beaucoup. C’est
un peu le sauve-qui-peut, la rupture des solidarités. Je
veux dire que, même si l’on était dans une perspective
de changement du modèle d’accumulation flexible, comme
disent les anglo-saxons du capitalisme, ça voudrait dire
qu’il faudrait qu’il soit quand même menacé
d’une révolution. Il faut savoir que (toute l’histoire
du capitalisme depuis le dix-neuvième siècle le prouve)
lorsqu’il y a eu, même dans le cadre du capitalisme,
des réformes positives pour les couches populaires, ces réformes
se sont toujours faites sous la menace d’une révolution,
même si c’était une fausse peur, même si
c’était une fausse menace.
Mais ce n’est que sous la menace d’une révolution
que la bourgeoisie fait des réformes. Alors quel type de
révolution aujourd’hui, c’est une autre question.
Il est évident que les modèles léninistes ont
prouvé leur inefficacité ou leurs effets pervers,
mais ça veut dire en fait des formes d’insurrection,
de révolte, de refus et de rébellion nouvelles. C’est
plus les barricades de 1848. La bourgeoisie est parfaitement armée
en ce qui concerne la riposte (d’ailleurs elle se prépare
activement, dans le cadre de l’OTAN et des réunions
qui se font actuellement en Europe entre les ministres de l’intérieur
et les ministres de la défense nationale). Ils ont des scénarios
de contre-insurrection qui se basent sur des événements
récents, comme par exemple ceux qui se sont produits en 1992
à Los Angeles. Donc les forces anticapitalistes, aujourd’hui,
sont obligées de penser des formes de mobilisation populaire,
des stratégies d’alliance, des définitions d’objectifs
qui créent un mouvement de masse, mais qui soit susceptibles
de paralyser le fonctionnement de la société capitaliste,
sans passer par les formes militarisées qui sont à
la fois, à mon avis, inefficaces au plan stratégique
et également porteuses de déconvenues futures. On
sait très bien que qui dit forme militarisée dit avant-gardisme,
dit rapports hiérarchiques, bureaucratiques, autoritaires
qui, même quand ils sont victorieux (je le répète
la bourgeoisie est prête de ce côté-là,
il ne faut jamais attaquer une classe dirigeante sur son terrain),
on a vu dans le passé ce que ça donnait, l’émancipation
souhaitée débouchait sur l’arrivée au
pouvoir d’une nouvelle classe dirigeante.
Gr. Proudhon : Est-ce que tu vois actuellement un mouvement qui
serait susceptible de rentrer dans ce cadre ? Le mouvement antimondialisation
par exemple.
J.-P. Garnier : Le mouvement antimondialisation est extrêmement
divisé, ambigu, c’est plutôt une nébuleuse.
Ceux dont on parle le plus, c’est ceux qui sont naturellement
les plus médiatisables et, comme par hasard et ce n’est
évidemment pas un hasard, les plus médiatisables sont
ceux qui sont susceptibles d’apparaître comme les plus
raisonnables. Le mouvement antimondialisation comporte une composante
majoritaire qui est profondément réformatrice. C’est
ceux qui ne parlent pas d’ailleurs de lutte contre le capitalisme
mais de lutte contre la mondialisation néolibérale.
Ce qu’ils voudraient, c’est un capitalisme régulé,
un passage du capitalisme hard, du capitalisme sauvage, à
un capitalisme civilisé, un capitalisme amendé, un
capitalisme humanisé. Par qui ? par l’Etat. Bien entendu
pas un Etat de classe, pas un Etat bourgeois, puisque ces gens-là
ne se posent jamais de questions sur la nature de classe de l’Etat.
Ce sont en fait des réformateurs qui rêvent d’un
retour au keynesianisme, au compromis fordiste, mais bien entendu,
ils peuvent tabler sur la compréhension de partisans ouverts
du capitalisme qui voient bien que les crises financières
successives qui ne cessent de s’accumuler, la montée
de la corruption généralisée parmi les élites
dirigeantes menacent le système capitaliste de l’intérieur.
C’est-à-dire que le capitalisme n’est pas menacé,
dans ce cas-là, par la poussée du mécontentement
populaire, mais par ses propres contradictions, liées à
la financiarisation.
Là aussi, on entend, depuis un certain temps, depuis plusieurs
mois déjà, des prix Nobel de l’économie,
des anciens adeptes du libéralisme, des libéralisations,
y compris des vedettes du colloque de Davos, réclamer l’instauration
d’un capitalisme régulé, eux aussi. C’est-à-dire
que la pensée dominante aujourd’hui, en ce qui concerne
les souhaits publiquement exprimés, la pensée unique
(elle n’est pas unique, elle n’a jamais été
unique, la pensée, même la néolibérale,
puisque ceux qui critiquaient la pensée unique, par définition
prouvaient qu’il n’y avait pas de pensée unique.
S’il y avait une pensée unique, il n’y aurait
pas de pensée critique de la pensée unique), là
maintenant, la pensée dominante c’est une pensée
qui axe toute sa démonstration en faveur d’un capitalisme
régulé et non pas d’un capitalisme dérégulé.
Donc le mouvement antimondialisation peut effectivement contribuer
à une réforme du capitalisme pour restabiliser une
économie de plus en plus fragilisée par l’excès
de la dynamique financière par rapport à la dynamique
industrielle. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement en
Italie, avec les licenciements en masse de Fiat, qui, depuis un
certain nombre d’années, a misé sur ses succursales,
si je puis dire, et ses filiales financières plutôt
que sur sa production d’automobiles.
Donc ça, c’est une partie du mouvement antimondialisation,
mais c’est pas un mouvement anticapitaliste du tout, c’est
un mouvement de réforme du capitalisme. Alors, l’autre
partie, les autres composantes de la nébuleuse sont représentées
par des mouvements que l’on peut qualifier d’anarchistes
et libertaires (ne rentrons pas dans les détails sur la spécificité
de chacun), mais qui jugent, premièrement, que le mouvement
antimondialisation doit être un mouvement anticapitaliste
et que ce mouvement anticapitaliste ne peut pas compter sur une
réforme de l’Etat pour satisfaire les revendications,
puisque l’Etat fait partie justement du système capitaliste
en lui-même. Il n’y a pas de création de marché,
de maintien du marché sans soutien de l’Etat. Donc
c’est un mouvement antiétatique. Alors, il est minoritaire
dans le mouvement antimondialisation, mais je crois que les échecs
rapides et les impasses auxquels va se trouver confronté
le mouvement antimondialisation, j’allais dire institutionnalisable,
respectable, responsable et raisonnable, représenté
en France par des gens comme Bernard Cassen, les rédacteurs
en chef et autres des revues Mouvement, Charlie Hebdo, le Monde
diplomatique, le mouvement ATTAC, ces gens-là effectivement
vont peut-être peser dans un sens de réforme, mais
je crois que la dynamique même du capitalisme actuel, qui
n’a pas la pression d’un mouvement anticapitaliste,
va faire que ces réformes seront superficielles, secondaires,
légères et ne mettront pas en cause une dynamique
autodestructrice, qui va donner plus d’espace (puisque les
résultats vont être très néfastes) au
mouvement libertaire et anarchiste pour pousser à la radicalisation
de cette critique et à des manifestations qui évidemment
vont se trouver confrontées au problème de l’illégalité
croissante des mouvements de contestation. On en revient au début.
La criminalisation des formes de lutte et de résistance à
laquelle on assiste actuellement, à laquelle la lutte contre
le terrorisme sert d’alibi, va viser de plus en plus les mouvements
de critique radicale du capitalisme, avec la hantise, pour les classes
dirigeantes, de voir le risque d’une politisation de cette
jeunesse actuellement délinquante, marginale, paupérisée,
sans objectifs politiques. Le spectre qui la hante, c’est
effectivement une jonction entre un mouvement qui est encore spontané
de déclassés qui n’ont pas d’orientations,
de buts, d’idéaux etc. et un mouvement de plus en plus
radical de contestation qui vise à politiser. Un peu ce qui
s’est passé au moment de la naissance du mouvement
des Panthères noires aux Etats-Unis, où on a vu les
jeunes délinquants des ghettos américains se politiser
sous l’effet de l’action d’un certain nombre d’organisations
comme les Blacks Panthères.
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