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Origine http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=2934
Pourquoi et comment les aspirations et les luttes populaires, les
débats idéologiques et les combats politiques ont-ils
pu trouver en France un espace d’expression privilégié
dans les chansons ? Dans quelle mesure et de quelle manière
celles-ci ont, en retour, pesé sur les changements qui résultaient
de ces affrontements ? Tels sont les deux ordres entrecroisés
de questions auxquelles Larry Portis s’efforce de répondre
dans ce petit ouvrage aussi vivant que dense. Un ouvrage qui montre,
en particulier, par quels biais l’« esprit frondeur
» est parvenu à perdurer malgré les censures
en tout genre, autocensure comprise, qui risquaient de l’annihiler.
Balayant plus de deux siècles d’histoire, l’auteur
s’attache à mettre en relief, textes judicieusement
choisis à l’appui, tout ce que la créativité
critique des artistes français, qu’ils soient interprètes,
paroliers ou compositeurs, doit à la rébellion des
opprimés. D’autres sources d’inspiration ont
contribué à maintenir en la renouvelant cette créativité.
Au plan musical, Larry Portis insiste sur les novations, tant orchestrales
que vocales, entraînées par l’irruption du jazz
sur la scène hexagonale. Au plan idéologique, il rappelle
l’influence qu’ont pu exercer sur ce que l’on
a connu sous l’appellation « chanson rive gauche »
les courants philosophiques et littéraires issus du surréalisme
ou de l’existentialisme.
Les conditions de production matérielles de cette mise en
musique de la dissidence ne sont pas non plus ignorées :
à la rue, aux cafés et aux cabarets d’antan,
ont succédé les caf’conc et les music-halls,
puis les vastes équipements, quelquefois sportifs, conçus
pour accueillir les « méga-récitals »
de quelques chanteurs starisés. Parallèlement, le
contact direct avec les artistes a laissé de plus en plus
souvent place à une relation médiatisée par
la radio, le disque, la télévision et jusqu’aux
moyens techniques de diffusion plus perfectionnés encore.
Dans des développements particulièrement éclairants,
Larry Portis met en lumière le lien entre cette technologisation
de la chanson, concomitante à son industrialisation et à
sa commercialisation de masse, et la neutralisation du potentiel
de révolte des chanteurs qui les transforme souvent en rebelles
de confort. À maintes reprises pointe au fil des pages la
« dialectique de la révolte et de la récupération
». Au moment, par exemple, de l’acclimatation, ratée,
selon Larry Portis, du rock en France. Ou, pour la chanson «
engagée » de l’après-Mai, lors du reflux
des luttes. Ou encore, plus récemment, avec la conversion,
par certaines têtes d’affiches des raouts « altermondialistes
», de la contestation en véritable fonds de commerce.
L’ouvrage de Larry Portis aurait été plus percutant
encore si celui-ci avait resserré son propos. On peut regretter,
en effet, qu’il ne s’en soit pas tenu à ce que
laissait entendre le titre de l’ouvrage et le beau dessin
de Tardi qui en illustre la couverture. À savoir la chanson
qui, d’une manière ou d’une autre, exprime le
refus, la révolte, la résistance à l’ordre
établi. À vouloir trop embrasser, c’est-à-dire
à vouloir étendre son champ d’investigation
à la chanson française prise dans son ensemble, Portis
courait le risque de mal étreindre. Un risque auquel il n’a
pas su tout à fait échapper.
Sans doute la dimension impartie au manuscrit interdisait de prétendre
à l’exhaustivité. Mais, cela aurait dû
inciter, précisément, à restreindre, au lieu
de l’élargir, le spectre des genres de chansons retenus.
« Deux siècles de chanson contestataire en France »
eût, à cet égard, mieux convenu comme sous-titre,
quitte, pour l’auteur, à n’aborder la «
variété distractive », dans le registre fantaisiste
ou sentimental, que sous une forme allusive, au titre d’arrière-plan
contextuel faisant ressortir par contraste la spécificité
de l’objet musical étudié.
Le déséquilibre qui résulte de cette insuffisante
focalisation se manifeste par des paragraphes voire un chapitre
qui, eu égard au thème abordé, auraient eu
leur place ailleurs. Ainsi, celui consacré à l’arrivée
du jazz en France est-il quasiment hors sujet. Outre que l’histoire
du jazz dans notre pays a déjà fait l’objet
de fort bons ouvrages, le rôle décisif joué
par le guitariste Django Reinhardt ne justifiait pas qu’on
lui consacre tant de lignes dans un livre traitant de la chanson.
Sans doute était-il nécessaire de montrer l’impact
progressif et durable des nouveaux rythmes et phrasés de
cette musique importée dans les fourgons de l’armée
américaine sur tout un pan de la chanson française.
Était-il besoin, pour autant, de s’étendre aussi
longuement sur les initiateurs de l’introduction du «
swing » dans le chant et ses accompagnements musicaux ?
Le traitement de faveur que Larry Portis réserve à
Charles Trenet et à son compère Johnny Hess, par exemple,
s’effectue au détriment d’autres chanteurs qui,
par la suite, pousseront beaucoup plus loin et plus finement l’incorporation
du jazz. Gilbert Bécaud et Charles Aznavour, en tout premier
lieu, ne furent pas seulement « aimés du public »,
l’un pour son « enthousiasme » et l’autre
pour l’« émotion de sa voix », mais aussi
pour leur aptitude à puiser avec adresse et inventivité
dans l’univers sonore noir- américain. Et que dire
de Claude Nougaro, dont Larry Portis ne dit mot, alors que beaucoup
de ses chansons sont imprégnées de blues ou animées
par la pulsation jazz ? Comme Aznavour, Nougaro n’a pas hésité,
d’ailleurs, à célébrer explicitement
cette musique en la mentionnant nommément dans les paroles,
voire certains titres de ses compositions.
Les lacunes de l’ouvrage relatives aux chanteurs rétifs
à toute vision critique de la société sont
compréhensibles. Ne constituent-ils pas l’écrasante
majorité ? Il en va autrement lorsqu’elles concernent
des artistes au talent reconnu dont le nom a été,
d’une façon ou d’une autre, à un moment
ou à un autre, et même, pour certains ou certaines,
tout au long de leur carrière, associé à la
contestation en chansons.
Sans prétendre ici en dresser une liste complète,
et encore moins la commenter, on ne peut, quand même, manquer
d’évoquer le souvenir de chanteuses qui, telles Catherine
Sauvage, et plus encore, Germaine Monteiro et Pia Colombo, ont su,
dans la grande tradition « réaliste », mettre
leurs voix incomparables au service d’un regard dénué
d’indulgence sur les iniquités du monde. On pourrait
aussi citer Francesca Solleville que les anarchistes venus l’écouter,
lors des récitals gratuits qu’elle donnait - c’est
le cas de le dire ! - à la Mutualité, n’ont
certainement pas oubliée. Italiennes ou hispaniques, les
racines de ces trois dernières chanteuses ne sont d’ailleurs
pas étrangères au lyrisme qu’elle ont insufflé
dans leurs dénonciations ou dans l’expression de leurs
espérances. D’autres, absentes elles aussi du livre,
ont pris la relève dans les années 70, comme Catherine
Ribeiro et Colette Magny, chanteuse fortement inspirée par
blues et surtout le gospel, dont la voix puissante s’est fait
entendre pour soutenir les travailleurs ou les femmes en lutte.
Côté hommes, on aurait aimé que les noms de
Marc Ogeret et de Lenny Escudero ne fussent pas passés sous
silence, et que celui de Francis Lemarque ne soit pas mentionné
sans plus de précisions. Habitué, lui aussi, des galas
libertaires, l’un de ses tubes Quand un soldat s’en
va-t’en guerre... n’a pas peu contribué à
populariser l’antimilitarisme en France ! Enfin, on aurait
pu s’attendre à ce que que Jean Ferrat, simplement
« croisé » par Dominique Grange au Cheval d’or,
ait droit à plus d’égards : quelles que soient
les réserves politiques que peut inspirer son inféodation
prolongée au PCF, il faudrait être bien sectaire pour
ne pas admettre que son œuvre aussi bien que son influence
se situent à un autre niveau que celles de Noir Désir,
Manu Chao et autres Zebda.
Certes, Larry Portis a, dans son prologue, pris la précaution
de devancer les critiques que pouvaient susciter « les oublis
et les choix » de son essai. Mais l’inévitable
« imbrication des goûts et des engagements » ne
dispense pas de prendre du recul vis-à-vis des uns et des
autres, à commencer par les siens propres, dès lors
qu’ils constituent la matière même du processus
que l’on se propose d’élucider.
Ces quelques réserves exposées, il n’en demeure
pas moins qu’un tel ouvrage manquait. Surtout dans une période
où la musique, en général, et la chanson, en
particulier, sont de plus en plus instrumentalisés - terme
à prendre dans son acception propre mais surtout figurée
- à des fins de pacification sociale, en y incluant le rock
pseudo rebelle et le rap « citoyen », alors que la classe
dirigeante poursuit son offensive sans rencontrer, de la part de
ceux qui en font les frais, la riposte qui pourrait lui porter un
définitif coup d’arrêt.
« Je découvrais que la chanson peut être une
arme », déclare Dominique Grange, relatant son engagement
aux côtés des travailleurs en grève, en Mai
68, dans l’entretien galvanisant qui clôt le livre et
qui, à lui seul, en justifierait l’achat. Une découverte
qu’il n’est jamais trop tard de faire, de nos jours.
Cela vaut, bien sûr, pour les chanteurs, les auteurs ou les
compositeurs des nouvelles générations, mais aussi
pour les militants. Que ne se décident-ils, en effet, à
quitter de temps à autre le statut de simples « auditeurs
» où les confine la passivité ambiante, pour
reprendre en chœur quelques chants révolutionnaires
anciens ou nouveaux adaptés à la situation ! Peut-être
pourraient-ils ainsi, tout en se faisant plaisir, rallier beaucoup
plus de monde dans leurs apparitions publiques à la cause
de l’émancipation.
« On peut chanter dans les manifs, dans les rassemblements,
pour soutenir les gens en lutte par ces chants qu’ils se réapproprient
», conclut Dominique Grange.
Le livre de Larry Portis devrait inciter chacun de nous à
effectuer le premier pas.
Jean-Pierre Garnier
Larry Portis, La Canaille, histoire sociale de la chanson française,
Éditions CNT-RP, 2004, 224 p., 14 euros.
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