|
Origine :
http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=2213
« Pas lieu d’être » de Philippe Lignières.
À la télévision, sur France 3, le lundi 3 mai
2004, dans la nuit, à 0 h 30 : « La case de l’oncle
doc ». Documentaire de 52 minutes.
Pourquoi ce titre ? Il existe aujourd’hui certaines catégories
de personnes dont la présence dans la cité semble
jugée superflue et inconvenante, gênante, insupportable
voire intolérable. Des gens qui, en quelque sorte, ne font
pas partie de la communauté supposée des citadins-citoyens
et qui, de ce fait, doivent être évincés des
lieux qu’aiment à fréquenter ces derniers. En
un mot, des « indésirables » qui n’ont
« pas lieu d’être » dans la ville.
Qui sont-ils ? Depuis plus de deux décennie, ministres de
l’Intérieur et gardes des Sceaux, toutes couleurs politiques
confondues, se sont relayés pour en faire dresser la liste.
Une liste toujours actualisée et complétée
pour inclure de nouvelles catégories : clochards, vagabonds,
mendiants, zonards, sans-abri, réfugiés, sans-papiers,
prostituées, etc. Et, plus largement : des pauvres, de plus
en plus nombreux et, surtout, de plus en plus visibles dont le tort
principal est de venir, par leur seule présence, polluer
l’environnement urbain.
Aux yeux des habitants « légitimes » (marchands
de biens, agents immobiliers, promoteurs, commerçants, consommateurs,
résidents ayant pignon sur rue, « bobos » friqués,
touristes, etc.) et des autorités qui les représentent,
ces gens de peu n’ont pas de raisons d’exister dans
la ville et, surtout, dans l’espace public, pourtant - en
principe - accessible à tous.
Au nom de l’idéologie sécuritaire, on persuade
« l’opinion publique » qu’il y a des individus
qui ne sont pas à leur place et, donc, qui n’ont pas
leur place dans certaines rues, sur les places ou les « dalles
», dans les squares ou les parcs, dans les gares, les stations
de métro, les centres commerciaux, etc.
Que leur reproche-t-on ? D’être sales, mal habillés,
parfois bruyants, étranges - et souvent étrangers
! -, inquiétants, menaçants. À l’instar
des « inemployables » avec lesquels ils se confondent
d’ailleurs souvent, rejetés d’un « marché
du travail » « flexibilisés » par la globalisation
capitaliste, ce sont des gens « en trop ».
Délinquants en puissance, réels ou virtuels, au fur
et à mesure que l’« incivilité »
se voit criminalisée, ils ne sauraient, par conséquent,
« trouver place », sinon au sein de la ville considérée
dans son ensemble - des lieux de relégation sont prévus
pour les « accueillir » -, du moins dans les espaces
urbains où la « civilité » est censée
devoir régner plus qu’ailleurs. En d’autres termes,
il ne saurait y avoir de « lieu » pour eux dans les
espaces appelés à (re)devenir des hauts lieux de l’urbanité.
D’où, et c’est le thème central du film,
des campagnes de « nettoyage » socio-ethnique pour «
civiliser » (sic) certaines voies publiques, pour «
requalifier » certains quartiers, c’est-à-dire
les réserver à des gens de qualité. À
cet égard, les lois et réglementations nouvelles sur
le « bon usage » de l’espace public ne suffisent
pas. L’omniprésence des forces de l’ordre urbain
(policiers, vigiles, gardiens, « médiateurs »
et autres agents de sécurité) non plus. Pas plus que
la prolifération des caméras de vidéo surveillance.
C’est pourquoi des urbanistes, des architectes, des paysagistes
ou des plasticiens sont embauchés pour « (re)modeler
» l’espace construit à des fins dissuasives.
« Aménager les lieux pour prévenir le crime
» : telle est le mot d’ordre officiel qui inspire la
mise en place de ce que l’on appelle dans les pays anglo-saxons
un « defensible space » et, en France, une « architecture
de prévention situationnelle ».
Ce sont les différentes facettes de cette « écologie
de la peur » que montre le Pas lieu d’être. Le
cinéaste, Philippe Lignières, auteur de ce documentaire
décapant, en résume bien le propos :
« Au nom de la sécurité ou de l’hygiène,
un urbanisme de la non-assistance s’organise froidement. Synonyme
depuis toujours de civilisation, d’ouverture et de solidarités
complexes, la ville se morcelle et se ferme de plus en plus à
l’autre. Les victimes auxquelles on pense en premier lieu
sont les sans-abri. Mais, au-delà, c’est toute la façon
de vivre dans et de la cité qui en pâtit. Dans cet
urbanisme de la surveillance et de la suspicion, la mission historique
de la ville, faite de rencontres, de confrontations parfois difficiles
mais constructives d’un “être ensemble”,
se dissout peu à peu. »
Jean-Pierre Garnier
|
|