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Origine : http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=1783
Les bourgeois de gauche colonisent les quartiers populaires de
Paris, et c’est tout l’idéal d’émancipation
collective qui déménage.
À l’approche des élections régionales
de 2004, Bertrand Delanoë, sans doute aiguillé par des
conseillers en communication - si tant est que, faisant lui-même
partie de la confrérie, il ait eu besoin de leurs conseils
- semble avoir senti venir le vent mauvais d’une défaite
éventuelle. Ne vient-il pas de faire savoir urbi et orbi
que la politique municipale allait revêtir un tour plus «
social » ? Peu de jours après, son homologue, «
socialiste » lui aussi, de Lyon, Gérard Collomb, faisait
de même, et pour les mêmes raisons.
Cet effet d’annonce en forme de bonne nouvelle arrive à
temps. Car si le primat jusque-ci accordé aux « événements
» culturalo-festifs du genre « Paris-plage »,
« Nuit blanche » et autre « Gay Pride »
flatte l’ego des bobos, toujours à l’affût
de « lieux » ludiques et branchés pour ressourcer
leur « identité post-moderne », il ne suscite
qu’indifférence voire agacement parmi les Parisiens
que la hausse des loyers n’a pas encore centrifugée
en banlieue. Or, comme ont pu le découvrir à leurs
dépens les maires PS de Strasbourg et d’Orléans
lors des municipales de 2001, un danger guette les élus locaux
de la gauche officielle qui s’évertuent à remodeler
la ville dont ils ont la charge selon les besoins de la bourgeoisie
moderniste ou les désirs de la petite bourgeoisie intellectuelle
: la défection des couches populaires, en représailles
à l’abandon dont elles ont fait l’objet de la
part de partis censés les représenter.
Devant la double menace de l’abstention ou d’un vote
« protestataire » aux extrêmes de droite ou de
gauche, il faut donc, autant que faire se peut, renouer avec la
tradition de l’appel au peuple. Non plus, bien sûr,
pour l’inviter à donner collectivement de la voix,
comme jadis, en descendant dans la rue, mais à donner individuellement
ses voix après être passé dans l’isoloir.
« Sociologiquement, Paris n’a jamais été
aussi à droite », sous-titrait Libération pour
souligner le contraste, que l’on présentait comme paradoxal,
entre le résultat des élections européennes
de 1998, pour la première fois légèrement favorable
aux partis classés à gauche, et la consolidation de
la présence bourgeoise dans la capitale. Et d’expliquer
ce « paradoxe », avec l’aide du politologue de
service toujours convoqué en pareilles occasions, par le
« recentrage des élections municipales sur des enjeux
locaux », qui, à la différence des enjeux nationaux,
transcenderaient les clivages politiques.
C’était là, toutefois, oublier, en premier
lieu, les effets du ralliement de la gauche institutionnelle à
cette « culture de gouvernement » qui a provoqué
l’effacement progressif de toute opposition significative
entre la vraie droite et la fausse gauche. À l’échelle
nationale comme à l’échelle locale, en effet,
c’est désormais la vision « gestionnaire »
de la politique qui prévaut. Ce qui est assez logique, somme
toute, puisque les « partis de gouvernement », toutes
tendances politiciennes confondues, ont pour tâche première
de gérer la survie du capitalisme.
En réalité, les « attentes » prêtées
aux « Parisiens » par les politiciens relayés
médias ne sont pas de celles qui divisent : amalgamées
sous la rubrique hautement consensuelle de la « qualité
de la vie » (environnement, transports, culture et... sécurité).
Il en irait tout autrement s’il s’agissait d’abord
de satisfaire aux aspirations des milieux populaires, à commencer
par la possibilité d’habiter et de travailler dans
la capitale, dans un logement et avec un salaire décents.
Mais ce n’est plus parmi ces milieux que se recrute aujourd’hui
le gros des troupes électorales de la gauche institutionnelle.
Et c’est à des exigences plus « qualitatives
» qu’elle doit se montrer attentive pour pouvoir accéder
au pouvoir local.
Point n’est nécessaire de puiser dans les statistiques
ou de faire appel aux sociologues pour ressentir la perte de la
substance populaire à qui Paris devait une bonne part de
son identité urbaine. L’exil des ouvriers, des employés,
des petits artisans ou commerçants traditionnels, qui n’a
cessé de se poursuivre tout au long des quatre dernières
décennies du xxe siècle n’a pas seulement laissé
le champ libre aux promoteurs de bureaux ou de logements de standing,
comme à la belle époque du pompidolisme immobilier.
Avec le passage de la rénovation-bulldozer à la «
réhabilitation douce », une nouvelle population a pris
ses quartiers et ses aises dans certains arrondissements populaires.
Jeunes cadres amateurs de vieilles pierres, journalistes et artistes
à la recherche d’ambiances pittoresques, universitaires
et chercheurs épris d’« urbanité »,
architectes, stylistes, graphistes, galeristes, designers et autres
« créatifs » de la pub et de la mode dont la
créativité saurait se passer de centralité,
tous ont contribué sans état d’âme à
bouter les prolétaires hors de l’espace parisien.
Or, contrairement à ce que supputent les commentateurs patentés
des joutes électorales, un « environnement sociologique
aisé » n’est plus forcément, de nos jours,
défavorable à la gauche institutionnelle. Et cela
d’autant moins que, l’embourgeoisement de l’électorat,
à Paris comme dans les villes-centres des agglomérations,
en général, est allé de pair avec celui des
partis de la gauche officielle, comme le montre a contrario la marginalisation
d’un PCF que la déprolétarisation de la capitale
a réduit à un niveau groupusculaire.
Certes, tout ce petit monde persiste à se proclamer majoritairement
« de gauche ». Mais il y a belle lurette qu’à
ses yeux l’idéal de l’émancipation collective
a perdu toute actualité. Seul compte, désormais, l’épanouissement
individuel. Certes, « refus », « révolte
», « combat », voire « insurrection »
demeurent, plus que jamais, des mots d’ordre qui font recette.
Mais, ce sont les « conventions » morales, les «
codes » sexuels ou les « normes » esthétiques
qui en constituent désormais la cible privilégiée.
Cible pour privilégiés, à vrai dire, pour ces
« rebelles de confort », comme les dénomme l’écrivain
Philippe Muray, dont les « provocations », souvent sponsorisées
par ceux-là mêmes qu’elles sont censées
choquer, ne font qu’alimenter le cycle de la consommation
et la diversion, économiquement et idéologiquement
indispensables à la reproduction du capital.
Le « social », quant à lui, a été
renvoyé à des préoccupations d’un autre
âge - pour ne pas dire d’une autre classe - au profit
du « sociétal » : relations de couple, entre
parents et enfants, avec la nature, avec les dieux, avec soi-même...
Autrement dit, priorité aux « problèmes de société
», ceux qui concernent le mode de vie, d’ordre qualitatif
comme chacun sait, et non le niveau de vie, renvoyés à
de vulgaires problèmes d’intendance, depuis longtemps
résolus, il est vrai, chez les néo-petits-bourgeois,
en admettant qu’ils se soient, pour nombre de ces derniers,
jamais posés.
Paris, ville de gauche ? Ville « de gôche »,
sans doute. Et encore. Jusqu’à quand ? Au vu de l’évolution
des scores électoraux, depuis la dernière décennie
du siècle précédent, couronnée par l’intronisation
de Bertrand Delanoë comme maire au début du suivant,
la capitale semble avoir temporairement échappé à
l’emprise séculaire de la droite classique. Encore
conviendrait-il de ne pas se méprendre sur le sens de ce
que des observateurs à courte vue avaient interprété
comme un « basculement politique ». Car ce changement
récent issu des urnes ne fait qu’en confirmer un autre,
observable, depuis quelque temps déjà, dans les rues
et dans les esprits : l’« empetit-bourgeoisement »
de Paris.
Jean-Pierre Garnier
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