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Origine http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=1435
L’analyse de l’OPA (Opération pirate sur les
anarchistes) de la LCR, présentée ici, s’inscrit
dans le propos plus large d’un ouvrage à paraître
aux éditions Paris-Méditerranée (Coll. «
Les Pieds dans le plat ») : Je réécris ton nom,
Révolution.
Le « petit facteur » de la LCR n’aura pas eu
besoin qu’on le sonne deux fois pour annoncer la bonne nouvelle
: Le libertaire nouveau est arrivé ! Les prospectus qu’il
distribuait, entre les deux tours des présidentielles, au
printemps 2002, semblaient pourtant la contredire : Aux urnes, à
nouveau, citoyens ! Il faut bouter Le Pen hors des murs de la République
! L’isoloir serait-il devenu un passage obligé pour
tout libertaire qui se respecte ? Tel était, en tout cas,
le message urgent qu’Olivier Besancenot avait à faire
passer, avec l’aide empressée de médias soudainement
intéressés, à l’issue d’une tournée
des calendriers électoraux pendant laquelle il lui fut donné
de sentir d’où viendrait le vent pour les prochaines
consultations.
En fait de vent, il s’agit tout simplement de revivifier
d’un « souffle libertaire » le marxisme révolutionnaire,
comme nous l’apprend le dernier numéro de Contretemps,
revue théorique de la LCR [1]. Un changement de cap idéologique
périlleux, si l’on songe au passé - pour ne
rien dire du présent - de cette organisation. Aussi le pilotage
du numéro a-t-il été confié à
deux barreurs hors pair : Philippe Corcuff et Michaël Löwy.
Sociologue, politologue et surtout idéologue tout terrain,
le premier nous inflige comme à l’accoutumée,
mais cette fois aux dépens de Rosa Luxemburg, un laïus
sans consistance truffé de falsifications où il donne
libre cours à son penchant pour les mésalliances de
mots les plus déconcertantes et prend assez de libertés
avec l’histoire pour nous faire oublier pourquoi Rosa et ses
camarades finirent par ne voir dans la social-démocratie
qu’un « cadavre puant » qu’aucun artifice
langagier ne pourrait rendre à la vie. Ainsi en profite-t-il
pour nous resservir l’une de ses trouvailles préférées
: le « concept » - terme à prendre ici non dans
son acception théorique, mais au sens que lui ont donné
les publicitaires - de « social-démocratie libertaire
».
Second pilote à la manœuvre, Michaël Löwy,
directeur de recherche médaillé du CNRS et directeur
de conscience écouté parmi les adeptes du marxisme
lénifiant, se pose en héritier présomptif et
surtout présomptueux du mouvement surréaliste pour
nous saouler de sa rhétorique sur l’« ivresse
libertaire » de Walter Benjamin érigé en maître
à tout penser. Une manière comme une autre de montrer
que la LCR aurait définitivement rompu avec l’avant-gardisme,
l’autoritarisme et le dogmatisme que des esprits aussi chagrins
que mal informés persistent à lui imputer.
Pour prouver que la page d’un certain trotskisme est définitivement
tournée, nos experts en détournement n’y sont
pas allés de main morte. Le numéro de Contretemps
s’ouvre, en effet, sur un scoop de taille : rien moins que
la naissance d’une « première Internationale
au xxie siècle », une fois dépassées
les « vieilles querelles » entre marxistes et libertaires.
Exit, donc, la IVe Internationale dont la LCR attestait la survivance
en France. Il est vrai que son nouveau porte-parole avait déjà
révélé au Monde qu’avant de devenir trotskiste,
il avait été « libertaire ». Et qu’il
le serait, par la suite, plus ou moins resté.
Libertaire, donc, Alain Krivine qui, au soir des élections
européennes de 1999, s’écriait avec enthousiasme,
en apprenant qu’il avait gagné son ticket d’entrée
au parlement de Strasbourg : « On a des élus, c’est
le plus important [2]. » L’important, pour les rénovateurs
trotskistes, ce n’est plus le rouge ni même l’orange
qui l’a remplacé sur leurs nouvelles bannières
: c’est la couleur des sièges dans lesquels ils allaient
pouvoir enfin se caler, à Strasbourg ou ailleurs. Libertaires,
le sont, d’une façon plus générale, avec
Besancenot, Bensaïd et consorts, toutes les girouettes que
leur sensibilité aux trous d’air électoraux
pousse à « coller à l’air du temps contestataire
», comme le dit si bien Libération qui, à défaut
de toujours savoir de quoi il parle, sait à qui il a affaire
avec les apparatchiks de la Ligue et ses penseurs attitrés.
« Changer le monde sans prendre le pouvoir ? » Sous
son allure de sentence faussement interrogative, le titre aguicheur
de la revue Contretemps est des plus trompeurs. Car prendre le pouvoir,
c’est avoir le pouvoir de changer le monde, et y renoncer
revient à le laisser à ceux qui le possèdent
déjà. On l’aura pressenti : ce « souffle
libertaire » qui émane sans prévenir de la LCR
va surtout permettre à la bourgeoisie mondialisée
de souffler.
Le social-opportunisme
De la part de tous ces néo- ou post-trotskistes spécialistes
de l’entrisme à tous crins, le sort - et le tort -
qu’ils font maintenant subir au mot « libertaire »
n’a rien qui doive étonner. Encore faut-il, pour s’en
convaincre, rappeler d’où il vient. Déjà
connu après la Commune dans les milieux antiautoritaires,
ce néologisme est né à la fin des années
1850 de la plume acide d’un anarchiste, Joseph Déjacque,
qui n’eut de cesse de clouer au pilori les compromis et les
compromissions de la petite-bourgeoisie républicaine de l’époque
[3]. Elle avait mené le mouvement révolutionnaire
à une série de défaites et nourrissait un respect
viscéral pour toutes les procédures de la démocratie
parlementaire qui faisait alors ses premières armes en désarmant
tous ceux qui opposaient au culte de la légalité bourgeoise
l’aspiration à une lutte et à des formes d’organisation
nées au sein du peuple même.
Au « crétinisme parlementaire », indissociable
des pratiques opportunistes de la social-démocratie, s’est
donc tout aussitôt opposée la pensée libertaire
qui dénie aux délégués élus le
pouvoir d’user et d’abuser de l’autorité
qui leur est conférée par le vote. Et si le «
libertaire » mettait plutôt l’accent sur la dimension
individuelle de la révolte, l’anarchie, issue parallèlement
du mouvement ouvrier, l’associait à une idée
d’organisation collective autonome refusant toute professionnalisation
de la politique et, a fortiori, le rôle et le règne
des révolutionnaires professionnels. Ce sont donc toutes
les formes de la démocratie représentative qui, dès
l’origine, seront implicitement et explicitement prises sous
le feu de la critique.
Parole de Besancenot : « Pour nous, l’erreur des bolcheviks,
c’est d’avoir sous-estimé la question démocratique
[...]. Nous sommes évidemment pour le pluralisme [4]. »
« Nous », c’est évidemment la minibureaucratie
de la Ligue qui, après avoir réussi à se faire
une place « à gauche de la gauche » comme supplétive
de la « gauche plurielle », découvre qu’elle
peut damer le pion au PCF et jouer sa partition dans le concert
des grands. Reconnue et réévaluée dans ce contexte,
la « question démocratique » n’est autre
que celle que l’on soumet d’ordinaire aux étudiants
de première année de Sciences Po et à laquelle
ont déjà répondu par avance, depuis des décennies,
tous les propagateurs de lieux communs sur les bienfaits de l’ordre
politique bourgeois. Une réponse qui rejette toute idée
d’action révolutionnaire des dominés contre
cet ordre, comme non démocratique parce que relevant d’une
conception « totalitaire » et, depuis le 11 septembre
2001, « terroriste » de la transformation de la société.
On peut, de la sorte, sous couvert de se libérer des «
pesanteurs idéologiques », se débarrasser tranquillement
de tous les principes révolutionnaires gênants, tout
en conservant le principe d’autorité du bolchevisme
et de la social-démocratie, inhérent à des
appareils dont la structure et le fonctionnement sont calqués
sur le modèle étatique. On comprend, dès lors,
qu’Edwy Plenel, journaliste d’investigation policière
toujours prêt à accueillir ses anciens camarades de
promotion trotskiste dans les colonnes du Monde, ait lui aussi découvert
« ce passage vers une pensée de liberté, vers
une idée libertaire de démocratie ».
Pour dissimuler le sens de leur adhésion au pluripartisme
et aux « élections libres », c’est-à-dire
à la démocratie de marché, les néo-trotskistes
se doivent de dévoiler ce qui aurait été oublié
par leurs prédécesseurs, à savoir la dimension
subjective de l’individu et son irréductible altérité,
de traquer l’aliénation dans tous les domaines du quotidien,
de suggérer que les combats des féministes et des
écologistes transcendent les luttes de classes - toutes choses
qui auraient été mises sous le boisseau par le marxisme
qu’ils professaient la veille, quand ils assénaient
leur pédante leçon de matérialisme aux analphabètes
de toutes confessions, anarchistes, conseillistes et autres «
basistes » saisis par le « spontanéisme ».
De même leur faut-il intégrer le possible, l’aléatoire,
l’utopique et, pourquoi pas pendant qu’on y est, le
rêve, la mélancolie et le prophétique dans leur
conception de l’histoire, car ils veulent désormais
échapper au déterminisme, voire au fatalisme, dont
ils auraient été victimes bien malgré eux.
Dans ces conditions, le sénateur « socialiste »
Henri Weber, ex-dirigeant de la Ligue devenu bras droit (ou gauche)
de Laurent Fabius était en droit de demander, toujours dans
les pages du Monde, à ses anciens camarades ce que le «
révisionniste » Eduard Bernstein réclamait jadis
de la social-démocratie : qu’elle « ose paraître
ce qu’elle est », et qu’elle devait si bien montrer
avec son ralliement à « l’union sacrée
», en 14-18. Que les soi-disant communistes révolutionnaires
de la LCR, donc, osent enfin paraître à leur tour pour
ce qu’ils sont, malgré leurs dénégations
: « des réformistes de gauche, à peine plus
radicaux » que des renégats qui ont simplement poussé
plus loin, et plus tôt, l’abandon de leurs positions
d’antan, tels Julien Dray, Jean-Luc Mélenchon ou l’inspecteur
du travail Gérard Filoche.
Henri Weber, en vérité, devrait plutôt prier
pour que son souhait reste un vœu pieux, car afin qu’il
puisse sans crainte paraître lui-même pour ce qu’il
est effectivement devenu, un réformateur bon teint, c’est-à-dire
rose pâle, il est préférable que les néo-trotskistes
continuent de passer pour ce qu’ils ne sont plus : des «
rouges ». Inviter la LCR à se dépouiller de
son label d’extrême gauche, comme elle l’a d’ailleurs
déjà fait en se revendiquant « 100 % à
gauche », n’est-ce pas courir le risque, pour Henri
Weber et les politiciens de son acabit, de se retrouver, du coup,
catalogués à l’extrême centre, tout près
du « libéral-libertaire » Daniel Cohn-Bendit
et non loin du libéral tout court François Bayrou
?
C’est pour ne pas avoir à rendre publique leur propre
dérive dans ce glissement général vers la droite
que les fins stratèges de la LCR ont encouragé l’un
de leurs idéologues maison à mixer la social-démocratie
avec l’esprit libertaire afin d’en extraire un «
concept » aussitôt mis sur orbite médiatique,
grâce à leurs multiples accointances avec cette presse
qu’ils ont cessé de qualifier de bourgeoise. Sous peine
de finir par être confondu avec le social-libéralisme
et d’être ainsi suspecté d’accommodement
avec le néo-libéralisme honni, le social-opportunisme
de facture trotskiste se doit d’apparaître badigeonné
d’une couche de « radicalité ». Une touche
de vernis « libertaire » fera donc l’affaire.
Les néo-trotskistes se verraient-ils, dès lors, contraints
de défendre simultanément une chose et son contraire
: la tradition social-démocrate et un engagement libertaire
? Nullement. Les deux plateaux de la balance sont, en effet, inégalement
chargés. Ou, si l’on préfère, les poids
et les mesures ne sont pas les mêmes dans l’un et l’autre
cas. D’une part, des pratiques : légalisme, électoralisme,
étatisme, participation au jeu institutionnel classique de
la démocratie représentative. De l’autre, des
discours : sur l’autonomie, la révolte et l’insoumission,
professions de foi sans cesse démenties par les actes. Bref,
d’un côté des positions, de l’autre des
postures. Ainsi s’explique que tout ce que le mot «
libertaire » exprime d’ordinaire, y compris dans les
dictionnaires, se voit associé pour ne pas dire accouplé
de la manière la plus obscène à son contraire,
la social-démocratie - l’un des piliers les plus solides
de l’État capitaliste.
Une révolution « sociétale »
S’il ne fait pas de doute que la revendication « libertaire
» de la LCR relève de l’usurpation et de l’imposture,
il serait toutefois naïf de n’y déceler qu’un
simple cache-sexe « anticonformiste » destiné
à masquer la mise en conformité de l’organisation
trotskiste avec les normes de la démocratie bourgeoise. Dans
son cas comme dans bien d’autres, parler de « récupération
» n’a de sens qu’à condition de ne pas
oublier qu’à travers des mots ou des idées,
ce sont des gens qu’il s’agit avant tout de récupérer.
Chacun sait, et les dirigeants de la LCR les premiers, qu’il
est devenu difficile, en politique, d’attraper les mouches
avec du vinaigre, à savoir avec l’image révulsive
d’un révolutionnarisme archaïque : références
vieillottes, langue de bois, militantisme ascétique, etc.
Certes, il n’est pas inutile de reprendre quelques-uns des
slogans et des mots d’ordre traditionnels de la lutte anticapitaliste,
ne serait-ce que pour ne pas laisser le terrain libre aux rivaux
de Lutte ouvrière. Il faut bien répondre, en effet,
au moins en paroles, aux attentes et aux intérêts des
« déçus de la gauche » dans les milieux
populaires. Mais occuper l’espace abandonné par les
partis responsables de cette déception ne suffit plus. Pourquoi
ne pas tenter de capter, en plus, les voix perdues de cette énorme
part de l’électorat potentiel, assez sceptique sur
les vertus démocratiques du suffrage universel pour voter
souvent blanc ou nul, ou même - horreur absolue ! - se réfugier
parfois dans l’abstention ?
C’est ce « segment du marché », comme
diraient les experts en marketing, que la LCR cherche à «
cibler », en laissant un « provocateur-né »
style Philippe Corcuff se pousser en avant. On y trouve les lecteurs
de Charlie-Hebdo et de Politis, bien sûr, où celui-ci
tient tribune. Ceux, également, de Télérama
ou des Inrockuptibles, magazines qui ont fait de la « différence
» une image de marque d’autant plus soigneusement entretenue
qu’elle permet, entre deux pages glacées de publicité
pour des produits de luxe, de rejeter dans les bas-fonds du «
populisme » tout ce qui émane du peuple sans avoir
bénéficié de l’aval sourcilleux du «
citoyen » policé. Dans la presse de marché,
les déviants institutionnels sont fort prisés, voire
courtisés. À Libé et au Monde, par exemple,
les rubriques « Rebonds » ou « Débats »
ont toujours été généreusement ouvertes
aux contestataires installés.
Tout ce lectorat appartient à une fraction de la petite
et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui raffole des personnalités
« dérangeantes » pour se donner l’illusion
qu’elle n’est pas elle-même totalement rangée.
Une couche sociale d’autant plus friande de révolutions
labélisées « sociétales » - celles
qui touchent aux comportements et aux sentiments, aux désirs
et aux plaisirs, aux modes de vie et aux modes tout court - qu’elle
a cessé de s’intéresser à la révolution
sociale. Il est vrai que celle-ci risquerait de la toucher à
son point le plus vulnérable : le portefeuille.
Le succès du nouveau maire « socialiste » de
Paris auprès des « bobos » le confirme : il existe
une « classe moyenne urbaine, jeune et cultivée »
prête à se laisser séduire par les sirènes
électorales pour peu que les prétendants au pouvoir
acceptent de remodeler en conséquence leur idéologie
et leur langage. Bertrand Delanoë et sa fine équipe
de « communicants » ont misé avec brio sur le
« festif » pour attirer ces chalands d’un nouveau
genre plus soucieux d’épanouissement individuel que
d’émancipation collective. La LCR peut espérer,
néanmoins, récupérer une partie d’entre
eux, en particulier les plus jeunes, pas encore installés
et donc plus disponibles et plus désintéressés.
Pour ce faire, elle a trouvé la pierre philosophale susceptible
de combiner le « social » et le « sociétal
», c’est-à-dire le progressisme politique et
le modernisme culturel : réactualiser le credo libertaire
selon les canons publicitaires.
De ce point de vue, le jeunisme démagogique d’un Philippe
Corcuff s’extasiant devant les platitudes fredonnées
d’Eddy Mitchell, ou les pitreries d’un Besancenot s’auto-photographiant
à la télévision devant une icône du «
Che », peuvent contribuer à élargir l’audience
et l’influence de la LCR. Pour croître, elle doit se
montrer à l’écoute non plus des « masses
» ou des « travailleurs », mais du public ou,
plus précisément, d’un certain public. Un public
spécifique qui n’entend pas, d’ailleurs, être
considéré dans sa globalité anonyme, mais comme
une nébuleuse d’« individualités »
insaisissables et surtout inclassables, pour reprendre les traits
sous lesquels les néo-petits-bourgeois se perçoivent
d’ordinaire. Aussi se reconnaîtront-ils peut-être
dans le miroir complaisant de la « société de
verre » que Philippe Corcuff leur tend, avec toutes leurs
« singularités », leurs « fragilités
» et, last but not least, leurs « ambiguïtés
», ce « lot commun des pauvres humains » qui autorise
les rebelles de confort à se dédouaner à bon
compte de leur quête incessante d’avoir ou de pouvoir.
Principe cardinal du nouveau cycle marchand, cette « reconquête
par l’individu de son identité », que l’on
ne cesse de célébrer en cette ère du conformisme
généralisé, vient couronner une tendance déjà
présente dans les avant-gardes culturelles et notamment dans
le surréalisme artistique. C’est au tour des pratiques
quotidiennes de chacun de s’affranchir de tous les carcans
religieux, politiques et historiques. La dimension « existentielle
» de la critique libertaire donne un semblant - un faux-semblant
- de cohérence politique à toutes les formes de contestation
que l’individualisme exacerbé a fait apparaître
sur le marché de l’anticonformisme estampillé.
Agglutinant l’ensemble des références théoriques
ou littéraires disponibles, y compris les plus saugrenues
(les « relectures » désopilantes par Daniel Bensaïd
de Jeanne d’Arc et ses envolées sur Péguy sont,
à cet égard, anthologiques), dans un ersatz de critique
radicale qui romprait avec l’« économisme »
et le « sociologisme » des « classiques »
du marxisme, le néo-trotskisme peut ainsi constituer un nouveau
pôle d’attraction auprès de toutes les catégories
sociales dont les manières de vivre et les aspirations se
rattachent à ces revendications. C’est au point d’intersection
de toutes ces dérisoires « remises en cause »
que le « libertaire » intervient, à la manière
d’un pivot qui, sous le signe de la « subversion »,
articule dans un même mouvement l’« autonomie
recouvrée de l’individu » à la «
redécouverte de la démocratie ».
La « non-conformité », dès lors, se conçoit
dans une perspective inversée. Elle n’a plus de raisons
de s’en prendre aux codes et aux normes officiels puisque
leur « transgression », institutionnalisée, subventionnée
et même sponsorisée, fait dorénavant partie
intégrante des formes de la domination. Sera taxée
de conformisme, en revanche, l’attitude des « sectaires
», des « retardataires », des « primaires
» qui s’entêtent à refuser d’être
les dupes de pareilles simagrées.
Que l’on ne s’avise donc pas de détecter dans
l’infléchissement en cours de la ligne de la LCR quelque
effet en retour des fréquentations mondaines de ses leaders.
Rendre de temps à autre, par exemple, des services grassement
rétribués aux « ennemis de la classe ouvrière
» d’hier, sous forme d’« animation »
de séances de « formation » en entreprise, ne
saurait, chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa
volonté d’en découdre avec eux aujourd’hui.
Croire le contraire serait verser dans le travers détestable
de ces « anarchistes satisfaits de leur pose face au monde
» qui ignorent « la tension productive », donc
positive, que ne peut manquer d’engendrer, y compris «
en nous-mêmes », le fait d’avoir à la fois
un pied dans « des institutions de lutte » et un autre
dans des « institutions de gestion [5] ». Ignorer le
« choc fécond » qui peut en résulter reviendrait,
finalement, à se priver de ce « dialogue du réel
et de l’utopie » qui fait tout le sel - et le suc !
- de la « social-démocratie libertaire [6] ».
On l’aura deviné, à l’heure où
l’entreprise se préoccupe de changer d’image,
la petite entreprise révolutionnaire qu’est la LCR
se doit de ne pas être en reste.
Sur ses fanions, significativement passés du rouge à
l’orange - sans doute, parce que le rose était déjà
pris -, comme sur la une de son hebdomadaire, dont l’intitulé
devrait, soit dit en passant, changer de couleur lui aussi pour
être en harmonie, on chercherait en vain trace de la faucille
et du marteau qui les ornaient naguère. Au lieu et place
de ces outils d’un autre âge, ondoie triomphalement
le « 100 % à gauche », symbole éloquent
du ralliement des néo- ou des post-trotskistes à la
logique du quantifiable, avec ses chiffres, ses statistiques et
ses taux, économiques ou électoraux. À voir
le racolage tous azimuts auquel se livre une organisation toujours
prête à attirer dans ses filets tout ce qui bouge -
et qui n’est pas forcément rouge - pour améliorer
ses scores, on peut suggérer à ses dirigeants un nouveau
logo : le râteau.
Jean-Pierre Garnier et Louis Janover
[1] Contretemps, n° 6, février 2003.
[2] Alain Krivine, cité in Libération, 14 juin 1999.
[3] Valentin Pelosse, « Joseph Déjacque et la création
du néologisme "libertaire" (1857) », Cahiers
de l’ISEA, série S, n° 15, décembre 1972.
[4] Olivier Besancenot, Le Monde, 3 février 2003.
[5] Philippe Corcuff, « Pour une social-démocratie
libertaire », Libération, 18 octobre 2000.
[6] Ibid.
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