|
origine : http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=2121
« Dans le catalogue des appareils d’anesthésie
collective, les deux systèmes les plus vendus sont la menace
terroriste et la mondialisation. Il n’a pas échappé
à tout le monde qu’il s’agit d’avatars
- envers et endroit - de la vieille domination-exploitation. »
« Altermondialime ? L’autre monde, cela fait 2 000 ans
qu’on essaie de nous le vendre. Nous, c’est celui-ci
que nous voulons. »
Éric Hazan
Citoyennistes respectables, altermondialistes responsables, révolutionnaires
raisonnables, insurgés de colloques, anarchistes de salon,
libertaires de salles de rédaction et autres rebelles de
confort, s’abstenir. Le concentré de lucidité
virulente et sarcastique que nous offre Éric Hazan sur les
méfaits du « nouvel ordre mondial » ne s’adresse
assurément pas à tous ces opposants de parodie qui
se plaisent à le « contester » sans savoir -
ou en feignant d’ignorer, pour les plus malins qui sont aussi
les plus ambitieux - qu’ils ne font, par là, que le
consolider [1].
La France, avait-on coutume de plaisanter jadis, est toujours en
retard d’une guerre. On pourrait en dire autant, aujourd’hui,
des croisés de l’« antimondialisation libérale
». Sauf que c’est d’une guerre civile qu’il
s’agit, aujourd’hui, guerre ouverte ou larvée
dont ils ne semblent pas s’apercevoir qu’elle fait déjà
rage, à l’échelle planétaire, cette fois-ci,
sous les auspices d’un capitalisme sans frontières.
Sous la forme d’un « journal » rédigé
au gré d’une « actualité » passée
au crible de la pensée critique, Éric Hazan s’attache
à mettre en lumière quelques-unes des multiples facettes
du contrecoup de ce que le linguiste Noam Chomsky avait défini
comme une véritable « guerre de classe institutionnalisée
destinée à écraser les pauvres toujours davantage
[2] ». La lutte des classes (class struggle) mettait aux prises
des adversaires qui se définissent clairement comme tels
dans la lutte et par la lutte, avec, chacun, leurs idéaux
et leurs intérêts, leurs projets et leurs programmes,
leurs organisations et leurs mots d’ordre. La « guerre
de classe » (class warfare), qui lui a succédé
depuis le milieu des années 70 est menée à
la seule initiative de la bourgeoisie, suscitant chez ceux qu’elle
a, d’une manière ou d’une autre, déclassés,
des formes de résistance (« terrorisme », «
violence urbaine », « incivilités », etc.)
auxquelles il est d’autant plus facile de dénier toute
dimension politique qu’elles sont apparemment erratiques et
souvent désespérées.
« Capitalisme sans frontières », disions-nous.
Mais, il ne s’agit pas seulement de la délimitation
territoriale des États ou de la distinction entre le global
et le local. Ce que fait ressortir avec force É. Hazan, par
le biais d’un récit fragmenté où les
exemples judicieusement choisis alternent avec les remarques percutantes,
c’est que cet effacement des frontières géographiques
- très relatif pour les individus « suspects »
que la généralisation de « l’insécurité
» a fait entre-temps proliférer - s’est accompagné
de beaucoup d’autres : entre la paix et la guerre, entre l’humanitaire
et le militaire, entre terrorisme « privé » et
terrorisme d’État, entre « État de droit
» et état d’exception, la « guerre civile
mondiale » en cours allant même jusqu’à
« rendre caduque la notion même de droit ». Et
aussi, entre la politique et la police, entre l’information
et la propagande, entre les « intellectuels » et les
pouvoirs en place. Ou encore, entre liberté et servitude,
l’une de plus en plus surveillée et l’autre de
plus en plus volontaire, et, au bout du compte, entre le capitalisme
dont Fernand Braudel avait retracé l’essor civilisateur
et la néo-barbarie contemporaine que Rosa Luxemburg avait
prophétisée. D’où la nécessité
de raccorder ce que le découpage des journaux en rubriques
cloisonnées présente d’ordinaire comme sans
rapport aucun, « fragmentation qui a sinon pour but du moins
pour effet de dissimuler que tout se tient : philosophie et tribunaux,
cinéma et société, Grozny et Vaulx-en-Velin,
G8 et finale de la coupe de France ».
Une guerre civile rampante oppose ainsi le peuple aux dominants.
Cela vaut pour la Palestine occupée, soumise aux bouclages,
aux incursions punitives et aux assassinats « ciblés
», en attendant le « transfert » de ce qui reste
de la population originelle. Mais, cela vaut de même pour
les centres-villes - et pas seulement les « banlieues »
- des métropoles françaises où « la coalition
des promoteurs immobiliers, des élus du PS et de la police
de Sarkozy » s’attelle à la « reconquête
des zones de non-droit » dans les quartiers populaires et
à la conversion des rues ou des places en « espaces
civilisés » qui permettront aux « bobos »
de tenir le haut du pavé.
Que ce soit dans des contrées lointaines comme l’Afghanistan,
l’Irak, la « province impériale de l’Asie
du Sud-Est » (Philippines, Indonésie), la Colombie,
ou au cœur même des sociétés urbanisées
de « l’Occcident », les politiques poursuivies
au nom de l’impératif sécuritaire obéissent
à une même finalité, par-delà la diversité
des modalités de leur mise en œuvre : éliminer
les « indésirables » et les « fauteurs
de troubles ». Et, pour légitimer l’épuration
socio-ethnique et l’apartheid de fait qui en résultent,
les mêmes mots reviennent, sous couvert de protéger
et préserver « nos démocraties », empruntés
au vocabulaire militaro-policier des pires dictatures : «
nettoyage », « neutralisation », « éradication
», « sécurisation », « pacification
», etc.
Pour Éric Hazan, cette criminalisation systématique
et sans merci de tout ce qui fait obstacle à la progression
du globalitarisme obligera tôt ou tard les adeptes du faux-semblant
progressiste à choisir leur camp. L’auteur a déjà
choisi le sien, fustigeant au passage les engagements autoproclamés
placés sous le signe de la solidarité, « notion
plus que suspecte » qui n’engage à rien.
« Je ne me sens pas solidaire des journalistes qui font la
grève de la faim au Maroc, ni des gamins karennis qui s’entraînent
à la mitrailleuse dans le nord de la Birmanie, ni des inconnus
qui attaquent les convois américains en Irak, ni des universitaires
américains que l’on chasse de leur poste, ni de la
maman palestinienne qui attend avec son bébé malade
que le soldat du checkpoint décide si elle peut passer. Je
ne me sens pas solidaire d’eux, je me vois dans le même
camp dans la guerre civile, ce qui est bien différent. »
Une différence qui, dans le cas de Hazan, n’est pas
de pure forme. Par ses prises de position sans concession en faveur
du peuple palestinien, qu’il se garde bien de confondre avec
les dirigeants souvent corrompus qui parlent et agissent en son
nom, cet ancien chirurgien devenu éditeur puis auteur [3],
s’est attiré les foudres d’une « communauté
juive » à laquelle il refuse de s’identifier.
Directement ou par l’intermédiaire des auteurs qu’il
publie [4], sa dénonciation incessante, preuves à
l’appui, du « degré de gangstérisation
du gouvernement israélien actuel » et « du degré
d’arrogance que permet le soutien américain à
ce gouvernement criminel » a le don de susciter des réactions
hystériques au sein du lobby sioniste : courriel injurieux,
lettres d’avertissement, coups de téléphone
menaçants, etc. Manœuvres d’intimidation que certains
événements récents devraient inciter à
ne pas prendre trop à la légère.
Alors que l’« actualité politique » en
France se résume, pour l’essentiel, à la préparation
fébrile des élections régionales et européennes,
avec la participation et, donc, la caution, empressée des
partis révolutionnaires institutionnels : LCR et LO, entrés
par mimétisme opportuniste dans le jeu « démocratique
», Éric Hazan parsème sa chronique de joyeuse
sorties contre la mascarade de la représentation. «
Fausses lignes de front », les confrontations médiatisées
entre politiciens de « bords » prétendument opposés
ne visent pas tant à amuser la galerie - de moins en moins
intéressée, il est vrai, à en juger par la
hausse continuelle de l’abstentionnisme lors des « consultations
populaires » -, qu’à « faire tenir à
tout prix, malgré les fissures, le glacis défensif
autour de l’illusion sociale-démocrate et de l’humanisme
libéral-réformiste ». Entre notables de la vraie
droite et caciques la fausse gauche, les affrontements, rendus de
plus en plus courtois par l’insipide succession des «
alternances » et des « cohabitations », ne sont
qu’un leurre, car, souligne Éric Hazan, « la
vraie guerre est entre eux et nous ». Avec une verve polémique
assez rare par les temps qui courent. Optimiste, l’auteur
voit même dans leur consigne à voter Chirac au deuxième
tour « un repère historique marquant la fin de l’illusion
sociale-démocrate ».
Il faudra tout de même compter avec la « gauche de
gauche » qui, faute de pouvoir prendre la relève, comme
l’escomptaient initialement ses leaders, ne répugne
pas à aider la gauche traditionnelle à se relever
tant bien que mal de sa déchéance. C’est pourquoi
Éric Hazan ne l’épargne pas non plus. «
Une fois pris en main par des bureaucrates « responsables
» - LCR, ATTAC, Greenpeace et autres -, l’« altermondialisme
» devient une entreprise pour la dissémination équitable
de la peste libérale-productive dans le monde ».
Que faire, alors ? Tout simplement, « oser sortir de la «
légalité républicaine » (pourquoi les
gouvernements seraient-ils seuls à le faire ?), entreprendre
des actions illégales [terme souligné par l’auteur]
- ou tout au moins fortement dissensuelles - et les rendre scandaleusement
publiques ». Cette forme d’action ne manquera pas de
faire frissonner les va-t-en-guerre contre la « mondialisation
néo-libérale » affublés de la tenue de
combat « citoyenne ». Auraient-ils oublié, leur
rétorque Éric Hazan, les luttes « illégales
» menées en France en faveur de l’indépendance
de l’Algérie ou pour la légalisation de l’avortement
?
Désormais confits dans le respect de la légalité
bourgeoise, au moment où, à l’échelle
locale comme à l’échelle internationale, les
classes dirigeantes montrent elles-mêmes le peu de cas qu’elles
en font - « les idéologues de la manière forte
», note Éric Hazan, « écartent la notion
de légalité pour la remplacer par celle de légitimité
» -, ralliés à la croyance en la fiction d’un
« État de droit » alors que celui-ci est en train
de péricliter à son tour, comme, avant lui, l’État-nation,
puis l’État-providence, les néo-petits-bourgeois
« progressistes » s’effarent, quand ils ne s’indignent
pas, devant l’illégalisme populaire qui ressurgit à
chaque fois que l’ordre social est ébranlé.
Hazan rappelle, à ce propos, la stupeur des « observateurs
» lorsque les pillards de Bagdad « libérée
» se mirent à casser et à brûler les machines
qu’ils ne pouvaient ni vendre ni consommer. Une incompréhension
mêlée d’effroi, du même ordre que celle
qui est de mise, sous nos cieux, quand l’envie prend aux «
sauvageons » de saccager une école, un gymnase ou une
« maison pour tous » dans les « cités »
où ils sont parqués. C’est là, toutefois,
méconnaître le caractère intrinsèquement
politique de cette « violence gratuite », seul luxe,
si l’on peut dire, à la portée des dépossédés
dès lors que la politique, réduite à son sens
politicien, ne signifie à leurs yeux plus rien.
Ce n’est pas pour rien qu’en exergue à son ouvrage,
Éric Hazan a choisi de faire figurer l’article 35 de
la Constitution de 1793, qui proclame l’insurrection comme
« le plus sacré des droits » et, même,
« le plus indispensable des devoirs » quand «
le gouvernement viole les droits du peuple ». Constitution
mort-née, comme chacun sait. Morte d’être née
trop tôt, avaient coutume d’ajouter les partisans de
la « république sociale » avant de repousser
son avènement aux calendes grecques. Plus de deux siècles
se sont écoulés. Sera-t-il toujours « trop tôt
» pour redonner vie par des actes, et pas seulement des discours,
au principe fondateur de toute révolution ? Prenons garde,
plutôt, nous avertit ce petit livre roboratif, à ce
qu’il ne soit pas déjà trop tard.
Jean-Pierre Garnier
[1] Éric Hazan, Chronique de la guerre civile, La Fabrique,
2004.
[2] Noam Chomsky, Class warfare, Common Courage Press, Monroe,
1996.
[3] On lira avec profit le magnifique ouvrage qu’il a consacré
à Paris. Dans des pages portées par un souffle révolutionnaire,
il y souligne, notamment, tout ce que l’identité de
la capitale doit à ces « architectes du désordre
» que furent les protagonistes des soulèvements populaires
qui jalonnèrent son histoire (L’Invention de Paris,
Seuil, 2002).
[4] En particulier, Ilan Pappé, Tanya Reinhard, Normazn
G Finkelstein, Sophie Whanich, etc.
|
|