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Pour ne pas être en retard d’une guerre
« Chronique de la guerre civile » d’Éric Hazan
par Jean-Pierre Garnier
ML n° 1350 (11-17 mars 2004)

origine : http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=2121


« Dans le catalogue des appareils d’anesthésie collective, les deux systèmes les plus vendus sont la menace terroriste et la mondialisation. Il n’a pas échappé à tout le monde qu’il s’agit d’avatars - envers et endroit - de la vieille domination-exploitation. »
« Altermondialime ? L’autre monde, cela fait 2 000 ans qu’on essaie de nous le vendre. Nous, c’est celui-ci que nous voulons. »

Éric Hazan

Citoyennistes respectables, altermondialistes responsables, révolutionnaires raisonnables, insurgés de colloques, anarchistes de salon, libertaires de salles de rédaction et autres rebelles de confort, s’abstenir. Le concentré de lucidité virulente et sarcastique que nous offre Éric Hazan sur les méfaits du « nouvel ordre mondial » ne s’adresse assurément pas à tous ces opposants de parodie qui se plaisent à le « contester » sans savoir - ou en feignant d’ignorer, pour les plus malins qui sont aussi les plus ambitieux - qu’ils ne font, par là, que le consolider [1].

La France, avait-on coutume de plaisanter jadis, est toujours en retard d’une guerre. On pourrait en dire autant, aujourd’hui, des croisés de l’« antimondialisation libérale ». Sauf que c’est d’une guerre civile qu’il s’agit, aujourd’hui, guerre ouverte ou larvée dont ils ne semblent pas s’apercevoir qu’elle fait déjà rage, à l’échelle planétaire, cette fois-ci, sous les auspices d’un capitalisme sans frontières.

Sous la forme d’un « journal » rédigé au gré d’une « actualité » passée au crible de la pensée critique, Éric Hazan s’attache à mettre en lumière quelques-unes des multiples facettes du contrecoup de ce que le linguiste Noam Chomsky avait défini comme une véritable « guerre de classe institutionnalisée destinée à écraser les pauvres toujours davantage [2] ». La lutte des classes (class struggle) mettait aux prises des adversaires qui se définissent clairement comme tels dans la lutte et par la lutte, avec, chacun, leurs idéaux et leurs intérêts, leurs projets et leurs programmes, leurs organisations et leurs mots d’ordre. La « guerre de classe » (class warfare), qui lui a succédé depuis le milieu des années 70 est menée à la seule initiative de la bourgeoisie, suscitant chez ceux qu’elle a, d’une manière ou d’une autre, déclassés, des formes de résistance (« terrorisme », « violence urbaine », « incivilités », etc.) auxquelles il est d’autant plus facile de dénier toute dimension politique qu’elles sont apparemment erratiques et souvent désespérées.

« Capitalisme sans frontières », disions-nous. Mais, il ne s’agit pas seulement de la délimitation territoriale des États ou de la distinction entre le global et le local. Ce que fait ressortir avec force É. Hazan, par le biais d’un récit fragmenté où les exemples judicieusement choisis alternent avec les remarques percutantes, c’est que cet effacement des frontières géographiques - très relatif pour les individus « suspects » que la généralisation de « l’insécurité » a fait entre-temps proliférer - s’est accompagné de beaucoup d’autres : entre la paix et la guerre, entre l’humanitaire et le militaire, entre terrorisme « privé » et terrorisme d’État, entre « État de droit » et état d’exception, la « guerre civile mondiale » en cours allant même jusqu’à « rendre caduque la notion même de droit ». Et aussi, entre la politique et la police, entre l’information et la propagande, entre les « intellectuels » et les pouvoirs en place. Ou encore, entre liberté et servitude, l’une de plus en plus surveillée et l’autre de plus en plus volontaire, et, au bout du compte, entre le capitalisme dont Fernand Braudel avait retracé l’essor civilisateur et la néo-barbarie contemporaine que Rosa Luxemburg avait prophétisée. D’où la nécessité de raccorder ce que le découpage des journaux en rubriques cloisonnées présente d’ordinaire comme sans rapport aucun, « fragmentation qui a sinon pour but du moins pour effet de dissimuler que tout se tient : philosophie et tribunaux, cinéma et société, Grozny et Vaulx-en-Velin, G8 et finale de la coupe de France ».

Une guerre civile rampante oppose ainsi le peuple aux dominants. Cela vaut pour la Palestine occupée, soumise aux bouclages, aux incursions punitives et aux assassinats « ciblés », en attendant le « transfert » de ce qui reste de la population originelle. Mais, cela vaut de même pour les centres-villes - et pas seulement les « banlieues » - des métropoles françaises où « la coalition des promoteurs immobiliers, des élus du PS et de la police de Sarkozy » s’attelle à la « reconquête des zones de non-droit » dans les quartiers populaires et à la conversion des rues ou des places en « espaces civilisés » qui permettront aux « bobos » de tenir le haut du pavé.

Que ce soit dans des contrées lointaines comme l’Afghanistan, l’Irak, la « province impériale de l’Asie du Sud-Est » (Philippines, Indonésie), la Colombie, ou au cœur même des sociétés urbanisées de « l’Occcident », les politiques poursuivies au nom de l’impératif sécuritaire obéissent à une même finalité, par-delà la diversité des modalités de leur mise en œuvre : éliminer les « indésirables » et les « fauteurs de troubles ». Et, pour légitimer l’épuration socio-ethnique et l’apartheid de fait qui en résultent, les mêmes mots reviennent, sous couvert de protéger et préserver « nos démocraties », empruntés au vocabulaire militaro-policier des pires dictatures : « nettoyage », « neutralisation », « éradication », « sécurisation », « pacification », etc.

Pour Éric Hazan, cette criminalisation systématique et sans merci de tout ce qui fait obstacle à la progression du globalitarisme obligera tôt ou tard les adeptes du faux-semblant progressiste à choisir leur camp. L’auteur a déjà choisi le sien, fustigeant au passage les engagements autoproclamés placés sous le signe de la solidarité, « notion plus que suspecte » qui n’engage à rien.

« Je ne me sens pas solidaire des journalistes qui font la grève de la faim au Maroc, ni des gamins karennis qui s’entraînent à la mitrailleuse dans le nord de la Birmanie, ni des inconnus qui attaquent les convois américains en Irak, ni des universitaires américains que l’on chasse de leur poste, ni de la maman palestinienne qui attend avec son bébé malade que le soldat du checkpoint décide si elle peut passer. Je ne me sens pas solidaire d’eux, je me vois dans le même camp dans la guerre civile, ce qui est bien différent. »

Une différence qui, dans le cas de Hazan, n’est pas de pure forme. Par ses prises de position sans concession en faveur du peuple palestinien, qu’il se garde bien de confondre avec les dirigeants souvent corrompus qui parlent et agissent en son nom, cet ancien chirurgien devenu éditeur puis auteur [3], s’est attiré les foudres d’une « communauté juive » à laquelle il refuse de s’identifier. Directement ou par l’intermédiaire des auteurs qu’il publie [4], sa dénonciation incessante, preuves à l’appui, du « degré de gangstérisation du gouvernement israélien actuel » et « du degré d’arrogance que permet le soutien américain à ce gouvernement criminel » a le don de susciter des réactions hystériques au sein du lobby sioniste : courriel injurieux, lettres d’avertissement, coups de téléphone menaçants, etc. Manœuvres d’intimidation que certains événements récents devraient inciter à ne pas prendre trop à la légère.

Alors que l’« actualité politique » en France se résume, pour l’essentiel, à la préparation fébrile des élections régionales et européennes, avec la participation et, donc, la caution, empressée des partis révolutionnaires institutionnels : LCR et LO, entrés par mimétisme opportuniste dans le jeu « démocratique », Éric Hazan parsème sa chronique de joyeuse sorties contre la mascarade de la représentation. « Fausses lignes de front », les confrontations médiatisées entre politiciens de « bords » prétendument opposés ne visent pas tant à amuser la galerie - de moins en moins intéressée, il est vrai, à en juger par la hausse continuelle de l’abstentionnisme lors des « consultations populaires » -, qu’à « faire tenir à tout prix, malgré les fissures, le glacis défensif autour de l’illusion sociale-démocrate et de l’humanisme libéral-réformiste ». Entre notables de la vraie droite et caciques la fausse gauche, les affrontements, rendus de plus en plus courtois par l’insipide succession des « alternances » et des « cohabitations », ne sont qu’un leurre, car, souligne Éric Hazan, « la vraie guerre est entre eux et nous ». Avec une verve polémique assez rare par les temps qui courent. Optimiste, l’auteur voit même dans leur consigne à voter Chirac au deuxième tour « un repère historique marquant la fin de l’illusion sociale-démocrate ».

Il faudra tout de même compter avec la « gauche de gauche » qui, faute de pouvoir prendre la relève, comme l’escomptaient initialement ses leaders, ne répugne pas à aider la gauche traditionnelle à se relever tant bien que mal de sa déchéance. C’est pourquoi Éric Hazan ne l’épargne pas non plus. « Une fois pris en main par des bureaucrates « responsables » - LCR, ATTAC, Greenpeace et autres -, l’« altermondialisme » devient une entreprise pour la dissémination équitable de la peste libérale-productive dans le monde ».

Que faire, alors ? Tout simplement, « oser sortir de la « légalité républicaine » (pourquoi les gouvernements seraient-ils seuls à le faire ?), entreprendre des actions illégales [terme souligné par l’auteur] - ou tout au moins fortement dissensuelles - et les rendre scandaleusement publiques ». Cette forme d’action ne manquera pas de faire frissonner les va-t-en-guerre contre la « mondialisation néo-libérale » affublés de la tenue de combat « citoyenne ». Auraient-ils oublié, leur rétorque Éric Hazan, les luttes « illégales » menées en France en faveur de l’indépendance de l’Algérie ou pour la légalisation de l’avortement ?

Désormais confits dans le respect de la légalité bourgeoise, au moment où, à l’échelle locale comme à l’échelle internationale, les classes dirigeantes montrent elles-mêmes le peu de cas qu’elles en font - « les idéologues de la manière forte », note Éric Hazan, « écartent la notion de légalité pour la remplacer par celle de légitimité » -, ralliés à la croyance en la fiction d’un « État de droit » alors que celui-ci est en train de péricliter à son tour, comme, avant lui, l’État-nation, puis l’État-providence, les néo-petits-bourgeois « progressistes » s’effarent, quand ils ne s’indignent pas, devant l’illégalisme populaire qui ressurgit à chaque fois que l’ordre social est ébranlé. Hazan rappelle, à ce propos, la stupeur des « observateurs » lorsque les pillards de Bagdad « libérée » se mirent à casser et à brûler les machines qu’ils ne pouvaient ni vendre ni consommer. Une incompréhension mêlée d’effroi, du même ordre que celle qui est de mise, sous nos cieux, quand l’envie prend aux « sauvageons » de saccager une école, un gymnase ou une « maison pour tous » dans les « cités » où ils sont parqués. C’est là, toutefois, méconnaître le caractère intrinsèquement politique de cette « violence gratuite », seul luxe, si l’on peut dire, à la portée des dépossédés dès lors que la politique, réduite à son sens politicien, ne signifie à leurs yeux plus rien.

Ce n’est pas pour rien qu’en exergue à son ouvrage, Éric Hazan a choisi de faire figurer l’article 35 de la Constitution de 1793, qui proclame l’insurrection comme « le plus sacré des droits » et, même, « le plus indispensable des devoirs » quand « le gouvernement viole les droits du peuple ». Constitution mort-née, comme chacun sait. Morte d’être née trop tôt, avaient coutume d’ajouter les partisans de la « république sociale » avant de repousser son avènement aux calendes grecques. Plus de deux siècles se sont écoulés. Sera-t-il toujours « trop tôt » pour redonner vie par des actes, et pas seulement des discours, au principe fondateur de toute révolution ? Prenons garde, plutôt, nous avertit ce petit livre roboratif, à ce qu’il ne soit pas déjà trop tard.

Jean-Pierre Garnier


[1] Éric Hazan, Chronique de la guerre civile, La Fabrique, 2004.

[2] Noam Chomsky, Class warfare, Common Courage Press, Monroe, 1996.

[3] On lira avec profit le magnifique ouvrage qu’il a consacré à Paris. Dans des pages portées par un souffle révolutionnaire, il y souligne, notamment, tout ce que l’identité de la capitale doit à ces « architectes du désordre » que furent les protagonistes des soulèvements populaires qui jalonnèrent son histoire (L’Invention de Paris, Seuil, 2002).

[4] En particulier, Ilan Pappé, Tanya Reinhard, Normazn G Finkelstein, Sophie Whanich, etc.