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Origine : http://endehors.org/news/3627.shtml
“ En ces temps de confusion généralisée,
n’est-il pourtant pas essentiel pour les anarchistes de tenter
de constituer un pôle de lucidité, de rationalité
et d’exigence intellectuelle ? ” Sylvie Picard visait
ainsi des libertaires qui avaient pu “ s’enticher ”
d’élucubrations propagées par une tenante de
la queer theory sur le caractère purement verbal de la différence
masculin/féminin1. Une telle mise en garde pourrait revêtir
un caractère beaucoup plus général au vu du
confusionnisme qui s’est emparé, depuis quelque temps
déjà, de quelques esprits, plus nombreux qu’il
paraît, se réclamant de l’anarchisme à
propos de questions directement politiques.
Le soi-disant “ séisme ” politicien du 21 avril
2002 avait déjà donné lieu, dans certains milieux
libertaires, à un “ sursaut ” électoraliste
des plus cocasses qui, au nom d’un “ antifascisme ”
assez fantasmatique, lui aussi, allait, une fois de plus, porter
au pouvoir ces gouvernants que l’on qualifie de “ démocrates
” parce qu’ils dispensent la classe dominante d’avoir
à recourir au fascisme pour continuer à dominer. Or,
voici que nombre de militants anarchistes, soucieux à juste
titre de ne pas se cantonner dans un isolement sectaire, se bousculent
maintenant au portillon pour ne pas rater le coche de l’“
altermondialisation ”, sans guère se préoccuper,
semble-t-il, de savoir exactement pour qui — et vers quoi
— il roule. C’est-à-dire si l’ “
autre monde possible ” qui se profilerait au bout de la route
ne serait pas, en définitive, un monde autrement capitaliste,
et non un monde autre que capitaliste. Il suffit pourtant de lire
ou d’entendre les leaders les plus en vue du mouvement “
altermondialiste ”, à commencer par les caciques d’Attac
et leurs “ experts ”, pour s’assurer que l’anticapitalisme,
à leurs yeux, n’est absolument plus de saison.
“ Les choses vont sans dire, mais encore mieux en le disant
.” Décidés à mettre ce dicton en application,
trois d’entre nous2 partirent en expédition, par une
belle après-midi d’automne3, au Lounge bar, café
branché-bobo de La Bastille, pour distribuer quelques tracts
pour le FSL, mais surtout avec la ferme intention de faire dire
publiquement au nouveau président d’Attac, Jacques
Niconoff, ce que beaucoup, y compris parmi les anars, font semblant
de ne pas avoir compris.
Le poulain de Bernard Cassen avait été invité
à plancher sur l’“ altermondialisation ”
dans le cadre d’un exposé-débat organisé
par Génération République, association de jeunes
supporters ex-chevènementistes frais émoulus de Sciences
Po, HEC et autres fabriques de premiers de la classe de l’encadrement
capitaliste. On eut droit, comme à l’ENA, à
un topo en deux parties : la raison d’être d’un
“ nouveau mouvement émancipateur [sic] ”, et
les grands “ axes ” du “ projet ” de l’une
de ses composantes, Attac.
Cette “ association d’éducation populaire ”
et le mouvement “ citoyen ” planétaire dans lequel
elle s’inscrit serait, selon J. Nikonoff, né de l’“
échec ” des deux précédentes tentatives
émancipatrices. Pour expliquer ledit échec, il se
contenta de pointer du doigt les partis “ communistes ”
des pays du socialisme irréel, économiquement inefficients
et politiquement peu regardants à l’égard du
respect des “ libertés démocratiques ”,
et les partis “ socialistes ” des pays capitalistes,
passés de la social-démocratie au “ social-libéralisme
”. En bon apparatchik du P.C.F., le nouveau patron d’Attac
se garda bien, toutefois, d’évoquer la part prise par
son propre parti dans cette double faillite. Et encore moins d’émettre
des doutes sur la nature de classe et les finalités réelles
des organisations politiques et syndicales qui en étaient
responsables.
Mettant à profit un rapport de forces ainsi redevenu en
sa faveur, la bourgeoisie, de plus en plus mondialisée, est
donc repartie à l’offensive, offensive économique
et politique, mais aussi idéologique. D’où l’objectif
d’Attac : “ déconstruire l’idéologie
néolibérale ”. Mais, comme chacun sait, la contestation
n’a de sens, de nos jours, que si elle s’accompagne
de “ propositions ”. Aussi Nikonoff s’employa
t-il à énumérer et préciser les “
axes ” principaux autour desquels celles-ci s’ordonnent.
Or, si l’on excepte le changement d’échelle —
le cadre national cède la place au cadre européen
—, elles ne comportent aucune nouveauté, puisqu’elles
reviennent à préconiser un retour à une interventionnisme
de type keynésien, au plan économique, et à
l’“ État providence ”, au plan “
social ”.
C’est précisément sur le sens de ce retour
que nous avons choisi d’interroger Nikonoff, après
qu’il eut répondu à une série de questions
plus insanes les unes que les autres émanant d’un auditoire
qui le faisait paraître presque gauchiste4. Compte tenu de
la réponse hautement significative de l’intéressé,
je retranscris dans leur intégralité les termes dans
lesquels la question lui fut oralement adressée. “
On peut être d’accord avec vous sur l’origine
du mouvement altermondialiste. Mais, vous avez oublié deux
choses [ Ce n’était pas un oubli, et nous n’étions
évidemment pas d’accord avec lui, mais, vu le contexte,
il fallait faire comme si ]. D’abord, les deux projets émancipateurs
auquel vous avez fait allusion étaient portés par
le mouvement ouvrier, même si celui-ci a été
trompé sinon trahi par les partis qui le représentaient.
Ensuite, il en découle que l’alternative réforme
ou révolution à laquelle ces deux projets renvoyaient
avait quand même pour horizon un au-delà du capitalisme,
qu’on l’appelle socialisme ou communisme. Qu’en
est-il du projet d’Attac ? S’agit-il d’un retour
en arrière défensif vers le keynésianisme et
le welfare state, ou est-il conçu comme une étape
vers une type de société radicalement différent
? Bref, le capitalisme est-il, pour vous comme pour tant d’autres,
l’horizon indépassable de notre temps ? ”
La réponse de Nikonoff a eu le mérite de la clarté
: “ Attac ne situe pas son projet dans une perspective de
dépassement du capitalisme. Cela relève de l’idéologie
[sic]. Nous, nous somme des pragmatiques.” Pour qui ne s’était
pas laissé bercer par les sirènes du citoyennisme,
ce n’était évidemment pas là un scoop.
Mais la phrase qui a suivi mérite à coup sûr
réflexion : “ Il n’en demeure pas moins que si
les actions d’Attac aboutissent, le capitalisme s’en
trouvera profondément altéré ”. “
Altéré ” comme il le fut au cours des trois
décennies de l’après-guerre — les trop
fameuses “ Trente glorieuses ” — dont Nikonoff
venait de nous vanter nostalgiquement les charmes, sorte d’âge
d’or du capitalisme où l’intervention de l’État,
bien loin de mettre un frein à l’exploitation, l’avait
relancée sur des bases nouvelles. Avec pour effet l’avènement
d’une société dite de consommation, coup d’envoi
à cette “ marchandisation du monde ” ( bagnole,
télé, frigo, etc.) dont on se plaît, Nikonoff,
Cassen et Ramonet en tête, à dénoncer aujourd’hui
la nocivité. Obligés de céder la parole à
d’autres intervenants, nous n’avons pu, cependant, relancer
la discussion.
Que retenir de cet échange de vues biaisé ? Tout
simplement qu’il permet de lever l’ambiguïté
attachée au pseudo-concept d’“ altermondialisation
”. L’“ altération ” que devrait subir
le capitalisme sous les coups de boutoir des “ altermondialistes
” n’annonce aucunement, en effet, sa destruction. Bien
au contraire : il s’agit de le “ rendre autre ”
pour l’aider à perdurer, ne serait-ce, au plan idéologique,
qu’en le faisant passer pour autre chose que ce qu’il
est. On retrouve ici à l’œuvre la dialectique
séculaire inhérente à la reproduction des rapports
de production. Les partisans cyniques de l’ordre bourgeois
en avaient jadis, par une formule, parfaitement résumé
la philosophie : “ le changement dans la continuité
”.
Jean-Pierre Garnier
*altérer : du latin alterare : “ rendre autre ”,
de alter (Le Robert)
1 Sylvie Picard, “ Queer theory, la politique fantasmatique
”, Le Monde libertaire, 16-22 oct. 2003
2 L’auteur de ces lignes et deux militants de la FA.
3 le samedi 4 septembre.
4 Ainsi l’accusait-on de ne pas connaître les “
lois du marché ” ou d’en méconnaître
les bienfaits. Les prochains invités de Génération
République n’encourront pas ces reproches : sur la
liste des conférenciers annoncés, figurent, entre
autres, Emmanuel Todd, géniteur du “ concept ”
chiraquien de “ fracture sociale ”, Pierre Rosanwallon,
président de feu la Fondation cédétiste et
patronale Saint-Simon, et Dominique Strauss-Kahn qu’il est
inutile de présenter.
Mis en ligne par libertad, le Samedi 1 Novembre 2003, 18:51 dans
la rubrique "Pour comprendre".
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