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Ville: sujets ou assujettis ? La cité quadrillée ?
Par Jean-Pierre Garnier * Regards Septembre 1997 - La Cité

Origine : http://www.regards.fr/archives/1997/199709/199709cit01.html

Sans ministère de la Ville, la ville va-t-elle survivre ? Au delà de la boutade, avec cette décision gouvernementale l'occasion est sans doute offerte de faire le point sur vingt ans de " politique de la ville ". Les résultats de ce qu'on pourrait appeler la " réhabilitation urbaine " sont discutables tant il est vrai que, sans négliger le cadre de vie en général, fracture sociale et fracture urbaine se soutiennent étroitement. Mais une autre problématique se fait jour. Modernité d'une idée, la " réhabilitation démocratique "nourrit des réflexions nouvelles. Ce que l'on repère et nomme "crise politique " pourrait trouver là une issue. Où l'on parle d'intervention citoyenne, comme une embellie pour la ville.

Vingt ans de " politique de la ville " ont pu engendrer doute et scepticisme autour d'une certaine " citoyenneté urbaine. Point de vue critique.

Selon ses promoteurs et laudateurs, la démocratie locale viserait à " assurer au citoyen une maîtrise des choix qui influent sur sa vie quotidienne " en favorisant " la participation des citadins aux décisions qui les concernent ". A croire que les décisions majeures qui les affectent au plus haut point dans leur existence de tous les jours ne les regardent pas ! Il est vrai que les plus déterminantes échappent depuis longtemps non seulement à la majorité du peuple mais à ses représentants.

A l'échelon local comme au niveau national, la liberté d'action des pouvoirs publics se trouve, comme chacun sait, de plus en plus corsetée dans le carcan des "contraintes extérieures" et autres " impératifs de compétitivité " édictés par les puissances privées transnationales. Mais n'est-ce pas précisément cette impuissance qui conduit les dirigeants politiques français, toutes tendances politiques confondues, à " localiser " une part croissante de la gestion étatique de la " société civile " ?

Sous cet éclairage, la vogue dont bénéficie présentement la thématique de la " citoyenneté urbaine " s'expliquerait. Elle ne serait que le corollaire d'une incapacité et/ou d'un refus: celle ou celui d'agir sur les déterminations fondamentales qui sont à l'origine des problèmes " sociaux " actuels, à commencer par le chômage, le sous-emploi, la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de millions d'individus. Faute de pouvoir ou de vouloir s'attaquer aux causes structurelles des contradictions qui traversent la société, on s'attacherait à en réguler les effets au plan local.

Qu'il s'agisse de l'agglomération, de la commune ou du quartier, choisir la ville comme lieu privilégié de régulation sociale présente en tout cas, du point de vue des dominants, de multiples avantages :

- mieux cerner les problèmes et mieux ajuster les solutions grâce à une connaissance plus détaillée et approfondie de la situation locale ;

- affiner les interventions, qui prendront un caractère ponctuel, particulier et diversifié pour tenir compte de la spécificité des enjeux et des rapports de force locaux ;

- globaliser l'action en combinant les interventions économiques, éducatives, socioculturelles, urbanistico-architecturales, judiciaires et policières. Ainsi en va-t-il de la " politique de la ville " menée pour pacifier le champ urbain dans les quartiers " difficiles ". Placée sous le signe du " décloisonnement " et de la " transversalité ", elle permet d'intégrer les données, d'articuler les mesures et de coordonner l'action des multiples " intervenants ", débouchant ainsi sur un quadrillage de l'habitat populaire qui embrasse tous les aspects de la vie quotidienne ;

- diminuer les dépenses publiques en sériant davantage les priorités, en hiérarchisant les actions, en " rationalisant " la gestion plutôt qu'en augmentant l'investissement ;

- piloter à vue et corriger le tir, en effectuant le plus pragmatiquement possible, au jour le jour, les rectifications imposées par l'évolution de la situation. Contrairement aux procédures bureaucratiques classiques de normalisation, rigides et uniformes, définies par les hautes sphères de l'administration, la souplesse de la gestion " décentralisée " permet à l'action des pouvoirs publics de se moduler en fonction des transformations ou des événements qui surviennent dans les aires d'intervention ;

- mobiliser les " acteurs locaux ", dont les initiatives et les ambitions, longtemps bridées par la centralisation bureaucratique, pourront désormais se déployer au service...de l'Etat dont il s'agit de " changer le mode de penser et la manière de faire ". C'est à eux, en effet, qu'il reviendra d'entreprendre, d'expérimenter, d'innover dans les domaines de compétence qui leur sont octroyés.

A ces avantages " techniques", dont la liste pourrait être complétée, s'ajoutent des gains politico-idéologiques :

- perfectionner le contrôle de la population en encourageant, sous couvert de "participation", de "concertation", d'" auto-administration" voire d'"autogestion ", une autorégulation des conflits et une autosurveillance des habitants (cf.le slogan: "la sécurité est l'affaire de tous"), d'autant plus efficaces qu'elles " colleront " au terrain. La fonction des élus, des fonctionnaires des services déconcentrés de l'Etat, des animateurs-formateurs-éducateurs et autres " professionnels de la ville " ne sera plus tant de représenter celui-ci, que de le rendre présent dans la tête des citoyens. Convertis à leur insu en agents bénévoles et zélés des finalités étatiques, ils contribueront à faire de la société civile une " société civique ".

- déresponsabiliser les gouvernants en faisant " porter le chapeau " aux responsables locaux en cas d'affrontements ou d'échec. Le " pouvoir local ", pris comme bouc émissaire, fera oublier les responsabilités du pouvoir central et, au-delà, la faiblesse - pour ne pas parler de " faiblesses " c'est-à-dire de complaisance - de ce dernier face au pouvoir du capital mondialisé.

- redonner une crédibilité à l'idéal démocratique, fortement dévalué en raison, paraît-il, de "l'éloignement des instances dirigeantes" et de "l'abstraction de la vie politique nationale". La décentralisation aurait pour vertu de mieux associer les citoyens aux affaires publiques dans la mesure où celles-ci relèveraient de " domaines proches et concrets ".

- dépolitiser les enjeux en les transposant sur une scène autonomisée - la "société urbaine" - par rapport aux enjeux nationaux, où les conflits auxquels ceux-ci donnent lieu seront tempérés, amortis, déplacés et maîtrisés parce que présentés comme " problèmes urbains ".

- gommer les antagonismes de classes par l'institutionnalisation d'une " citoyenneté urbaine ". Guidés par la défense " l'intérêt général " et la recherche du " bien commun " des " habitants ", élus, fonctionnaires, patrons, syndicalistes, militants associatifs collaboreraient, en tant que " citoyens citadins ", à la solution des problèmes " par delà les divergences idéologiques ". L'instauration de cette coopération régulière fondée sur la " solidarité locale " transforme peu à peu, " pédagogie du consensus " aidant, les adversaires politiques en partenaires sociaux.

- permettre à la bourgeoisie de passer un " compromis historique " de fait avec la petite bourgeoisie intellectuelle et technicienne qui a investi de longue date les instances " décentralisées ". A charge pour les notables " de gauche " qui en sont issus d'organiser sur le plan local l'acceptation par les classes dominées du statu quo global du système capitaliste, par le biais d'institutions " autogérées " de contrôle social et d'inculcation idéologique.

- cloisonner géographiquement les pratiques sociales et, en particulier, les luttes populaires, en empêchant les jonctions horizontales entre " habitants ", " usagers " ou " travailleurs " dispersés sur l'ensemble du territoire national. Selon le principe classique "diviser pour régner", les sommets de l'Etat orchestreront cet isolement, relayés par le choeur des édiles qui, à mettre rituellement en avant les " solidarités locales " pour faire pièce à la solidarité de classe, ont fini par oublier l'égalité républicaine.

La "citoyenneté urbaine" ne serait-elle vouée, dès lors, à n'être qu'un subterfuge idéologique destiné à faire passer pour des sujets des gens qui demeurent plus que jamais l'objet d'une politique ? L'expérience historique a pourtant montré que le "local" - la "commune", en particulier -, pouvait être autre chose que le lieu de la reconduction des rapports de domination, pour devenir celui de leur subversion, c'est-à-dire la base de l'autogestion territoriale et de la démocratie directe. Mais ce serait là une autre histoire, encore à écrire, où la citoyenneté, "urbaine" ou non, recouvrerait le sens progressiste qu'elle avait à l'origine. Celle d'une pratique politique de lutte et de conflit où l'individu s'affirme contre le pouvoir et l'autorité, conquérant de nouveaux droits - ou préservant ceux qui ne sont jamais " acquis " - dans tous les domaines, " urbains " ou non, où il se trouve confronté à des formes - et des forces - de sujétion.

* Ingénieur de recherche, CNRS.