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Origine : http://www.regards.fr/archives/1997/199709/199709cit01.html
Sans ministère de la Ville, la ville va-t-elle survivre
? Au delà de la boutade, avec cette décision gouvernementale
l'occasion est sans doute offerte de faire le point sur vingt ans
de " politique de la ville ". Les résultats de
ce qu'on pourrait appeler la " réhabilitation urbaine
" sont discutables tant il est vrai que, sans négliger
le cadre de vie en général, fracture sociale et fracture
urbaine se soutiennent étroitement. Mais une autre problématique
se fait jour. Modernité d'une idée, la " réhabilitation
démocratique "nourrit des réflexions nouvelles.
Ce que l'on repère et nomme "crise politique "
pourrait trouver là une issue. Où l'on parle d'intervention
citoyenne, comme une embellie pour la ville.
Vingt ans de " politique de la ville " ont pu engendrer
doute et scepticisme autour d'une certaine " citoyenneté
urbaine. Point de vue critique.
Selon ses promoteurs et laudateurs, la démocratie locale
viserait à " assurer au citoyen une maîtrise des
choix qui influent sur sa vie quotidienne " en favorisant "
la participation des citadins aux décisions qui les concernent
". A croire que les décisions majeures qui les affectent
au plus haut point dans leur existence de tous les jours ne les
regardent pas ! Il est vrai que les plus déterminantes échappent
depuis longtemps non seulement à la majorité du peuple
mais à ses représentants.
A l'échelon local comme au niveau national, la liberté
d'action des pouvoirs publics se trouve, comme chacun sait, de plus
en plus corsetée dans le carcan des "contraintes extérieures"
et autres " impératifs de compétitivité
" édictés par les puissances privées transnationales.
Mais n'est-ce pas précisément cette impuissance qui
conduit les dirigeants politiques français, toutes tendances
politiques confondues, à " localiser " une part
croissante de la gestion étatique de la " société
civile " ?
Sous cet éclairage, la vogue dont bénéficie
présentement la thématique de la " citoyenneté
urbaine " s'expliquerait. Elle ne serait que le corollaire
d'une incapacité et/ou d'un refus: celle ou celui d'agir
sur les déterminations fondamentales qui sont à l'origine
des problèmes " sociaux " actuels, à commencer
par le chômage, le sous-emploi, la précarisation, la
paupérisation et la marginalisation de millions d'individus.
Faute de pouvoir ou de vouloir s'attaquer aux causes structurelles
des contradictions qui traversent la société, on s'attacherait
à en réguler les effets au plan local.
Qu'il s'agisse de l'agglomération, de la commune ou du quartier,
choisir la ville comme lieu privilégié de régulation
sociale présente en tout cas, du point de vue des dominants,
de multiples avantages :
- mieux cerner les problèmes et mieux ajuster les solutions
grâce à une connaissance plus détaillée
et approfondie de la situation locale ;
- affiner les interventions, qui prendront un caractère
ponctuel, particulier et diversifié pour tenir compte de
la spécificité des enjeux et des rapports de force
locaux ;
- globaliser l'action en combinant les interventions économiques,
éducatives, socioculturelles, urbanistico-architecturales,
judiciaires et policières. Ainsi en va-t-il de la "
politique de la ville " menée pour pacifier le champ
urbain dans les quartiers " difficiles ". Placée
sous le signe du " décloisonnement " et de la "
transversalité ", elle permet d'intégrer les
données, d'articuler les mesures et de coordonner l'action
des multiples " intervenants ", débouchant ainsi
sur un quadrillage de l'habitat populaire qui embrasse tous les
aspects de la vie quotidienne ;
- diminuer les dépenses publiques en sériant davantage
les priorités, en hiérarchisant les actions, en "
rationalisant " la gestion plutôt qu'en augmentant l'investissement
;
- piloter à vue et corriger le tir, en effectuant le plus
pragmatiquement possible, au jour le jour, les rectifications imposées
par l'évolution de la situation. Contrairement aux procédures
bureaucratiques classiques de normalisation, rigides et uniformes,
définies par les hautes sphères de l'administration,
la souplesse de la gestion " décentralisée "
permet à l'action des pouvoirs publics de se moduler en fonction
des transformations ou des événements qui surviennent
dans les aires d'intervention ;
- mobiliser les " acteurs locaux ", dont les initiatives
et les ambitions, longtemps bridées par la centralisation
bureaucratique, pourront désormais se déployer au
service...de l'Etat dont il s'agit de " changer le mode de
penser et la manière de faire ". C'est à eux,
en effet, qu'il reviendra d'entreprendre, d'expérimenter,
d'innover dans les domaines de compétence qui leur sont octroyés.
A ces avantages " techniques", dont la liste pourrait
être complétée, s'ajoutent des gains politico-idéologiques
:
- perfectionner le contrôle de la population en encourageant,
sous couvert de "participation", de "concertation",
d'" auto-administration" voire d'"autogestion ",
une autorégulation des conflits et une autosurveillance des
habitants (cf.le slogan: "la sécurité est l'affaire
de tous"), d'autant plus efficaces qu'elles " colleront
" au terrain. La fonction des élus, des fonctionnaires
des services déconcentrés de l'Etat, des animateurs-formateurs-éducateurs
et autres " professionnels de la ville " ne sera plus
tant de représenter celui-ci, que de le rendre présent
dans la tête des citoyens. Convertis à leur insu en
agents bénévoles et zélés des finalités
étatiques, ils contribueront à faire de la société
civile une " société civique ".
- déresponsabiliser les gouvernants en faisant " porter
le chapeau " aux responsables locaux en cas d'affrontements
ou d'échec. Le " pouvoir local ", pris comme bouc
émissaire, fera oublier les responsabilités du pouvoir
central et, au-delà, la faiblesse - pour ne pas parler de
" faiblesses " c'est-à-dire de complaisance - de
ce dernier face au pouvoir du capital mondialisé.
- redonner une crédibilité à l'idéal
démocratique, fortement dévalué en raison,
paraît-il, de "l'éloignement des instances dirigeantes"
et de "l'abstraction de la vie politique nationale". La
décentralisation aurait pour vertu de mieux associer les
citoyens aux affaires publiques dans la mesure où celles-ci
relèveraient de " domaines proches et concrets ".
- dépolitiser les enjeux en les transposant sur une scène
autonomisée - la "société urbaine"
- par rapport aux enjeux nationaux, où les conflits auxquels
ceux-ci donnent lieu seront tempérés, amortis, déplacés
et maîtrisés parce que présentés comme
" problèmes urbains ".
- gommer les antagonismes de classes par l'institutionnalisation
d'une " citoyenneté urbaine ". Guidés par
la défense " l'intérêt général
" et la recherche du " bien commun " des " habitants
", élus, fonctionnaires, patrons, syndicalistes, militants
associatifs collaboreraient, en tant que " citoyens citadins
", à la solution des problèmes " par delà
les divergences idéologiques ". L'instauration de cette
coopération régulière fondée sur la
" solidarité locale " transforme peu à peu,
" pédagogie du consensus " aidant, les adversaires
politiques en partenaires sociaux.
- permettre à la bourgeoisie de passer un " compromis
historique " de fait avec la petite bourgeoisie intellectuelle
et technicienne qui a investi de longue date les instances "
décentralisées ". A charge pour les notables
" de gauche " qui en sont issus d'organiser sur le plan
local l'acceptation par les classes dominées du statu quo
global du système capitaliste, par le biais d'institutions
" autogérées " de contrôle social
et d'inculcation idéologique.
- cloisonner géographiquement les pratiques sociales et,
en particulier, les luttes populaires, en empêchant les jonctions
horizontales entre " habitants ", " usagers "
ou " travailleurs " dispersés sur l'ensemble du
territoire national. Selon le principe classique "diviser pour
régner", les sommets de l'Etat orchestreront cet isolement,
relayés par le choeur des édiles qui, à mettre
rituellement en avant les " solidarités locales "
pour faire pièce à la solidarité de classe,
ont fini par oublier l'égalité républicaine.
La "citoyenneté urbaine" ne serait-elle vouée,
dès lors, à n'être qu'un subterfuge idéologique
destiné à faire passer pour des sujets des gens qui
demeurent plus que jamais l'objet d'une politique ? L'expérience
historique a pourtant montré que le "local" - la
"commune", en particulier -, pouvait être autre
chose que le lieu de la reconduction des rapports de domination,
pour devenir celui de leur subversion, c'est-à-dire la base
de l'autogestion territoriale et de la démocratie directe.
Mais ce serait là une autre histoire, encore à écrire,
où la citoyenneté, "urbaine" ou non, recouvrerait
le sens progressiste qu'elle avait à l'origine. Celle d'une
pratique politique de lutte et de conflit où l'individu s'affirme
contre le pouvoir et l'autorité, conquérant de nouveaux
droits - ou préservant ceux qui ne sont jamais " acquis
" - dans tous les domaines, " urbains " ou non, où
il se trouve confronté à des formes - et des forces
- de sujétion.
* Ingénieur de recherche, CNRS.
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