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origine : http://monde-libertaire.info/article.php3?id_article=985
Des « balises de survie » dans lesquelles s’installeraient
les sans-logis, voilà le projet élaboré par
Paul Virilio et Chilpéric de Boiscuillé, repris par
certaines municipalités à défaut de donner
dans le logement social.
Jean-Pierre Garnier nous explique, non sans ironie et colère,
ce qu’il devrait en être de ces niches à l’usage
des plus démunis.
D’étranges édicules jalonneront peut-être
d’ici peu les rues de Paris et des grandes agglomérations.
On connaissait déjà le « mobilier urbain »
installé avec autant d’outrecuidance que de mauvais
goût sous les auspices de Jean-Claude Decaux. Voici que des
« balises de survie » vont venir compléter le
tableau. Qu’est-ce ? Des petits équipements de première
nécessité qui devraient « aider les sans-abri
à se maintenir la tête hors de l’eau ».
Du moins, si l’on se fie aux propos de leurs généreux
concepteurs, l’urbaniste Paul Virilio et l’architecte
Chilpéric de Boiscuillé. À tout prendre, néanmoins,
ils ont tout l’air de vouloir nous mener en bateau.
Invoquant Le Corbusier, ils se plaisent à comparer les métropoles
de l’Occident à des paquebots. Battant pavillon capitaliste,
ceux-ci comportent, comme il se doit, plusieurs classes. Mais que
faire de tous ces déclassés de plus en plus nombreux
cramponnés au bastingage, dont on n’a même plus
besoin comme soutiers ? En stewards zélés soucieux
de plaire aux voyageurs huppés du pont supérieur,
de Boiscuillé et Virilio sont parfaitement d’accord
pour que ces passagers en surcharge soient balancés par dessus
bord. (Dans les cabines de luxe, on parle de « sureffectifs
».) Mais on veillera tout de même (humanitarisme oblige
!) à ce qu’ils ne coulent pas au point de se convertir
en épaves. Aussi lancera-t-on des « bouées de
sauvetage pour empêcher ceux qui tombent à l’eau
de se noyer », pour reprendre une formule chère au
tandem Virilio-de Boiscuillé. Et que l’on ne vienne
surtout pas reprocher à ces deux âmes charitables d’institutionnaliser
la pauvreté en lui donnant pignon sur rue. « Ce ne
sont pas les canots de sauvetage qui institutionnalisent la tempête
», tonne Boiscuillé.
À appeler « tempête » les remous que le
mouvement du capital imprime à l’économie mondialisée,
on veut nous faire croire que les capitaines d’industrie et
les flibustiers de la finance vogueraient de concert avec le commun.
Or, pas plus qu’ils ne naviguent dans les mêmes eaux,
dominants et dominés ne sont embarqués dans le même
bateau. Pour les premiers, l’image du paquebot convient effectivement.
Mais, mis à part les tourmentes financières qui font
de temps à autre chavirer les cours de la Bourse et le cœur
des boursicoteurs, nul grain ne risque d’interrompre la croisière.
Pour les seconds, en revanche, ce serait plutôt la galère.
Pris dans le maëlstrom des « mutations », technologiques
ou autres, engendrées par la « guerre économique
» qui met aux prises les firmes et les conglomérats
sur le marché planétaire, beaucoup ont peur de sombrer
à leur tour dans la misère. Or, de là vient
peut-être le gros temps annoncé. Car si nos deux sauveteurs
improvisés recommandent de mettre sans plus tarder des canots
à la mer, c’est sans doute pour éviter qu’à
la longue les exploités et les humiliés en viennent
à se mutiner. Mais laissons-là ces métaphores
marines et maritimes qui valent pour la société toute
entière à une échéance plus ou moins
lointaine, et voyons de quel secours peuvent bien être les
« balises de survie » pour nos cités dans l’immédiat.
Tout au long de ces années de modernisation, de rationalisation
et de restructuration de l’économie, la pauvreté,
comme chacun sait, n’a cessé de croître et les
pauvres de se multiplier. A tel point qu’on ne les qualifie
plus de « nouveaux » depuis belle lurette, tant ils
font désormais partie du paysage de nos villes. Cependant,
à force de proliférer, ils finissent par le polluer.
Ces zombies de la « crise », qui hantent les rues, les
galeries marchandes ou les couloirs du métro, sont, en effet,
souvent dépenaillés, malpropres et malodorants. Faute
d’avoir accès à des soins médicaux décents,
ils sont en outre mal portants et donc éventuellement contagieux.
Dans nos quartiers rénovés, nos rues ravalées
et nos centres historiques réhabilités, le délabrement
de ces gens à la tenue relâchée fait indéniablement
désordre. Bref, dans la vitrine rutilante de l’entreprise
France, ils déparent.
Adeptes de l’écologie urbaine, Paul Virilio et son
acolyte de Boiscuillé ont trouvé une solution des
plus hygiénistes pour enrayer la dégradation de l’environnement
sous l’effet de ces « nuisances » d’un type
nouveau : implanter sur la voie publique des « lieux »
pour inciter les SDF, clochards, zonards et autres abonnés
au macadam, à se refaire de temps à autre une beauté.
Comme ces passants qui s’esquivent dans les toilettes Decaux
pour se soulager, les loosers de « la France qui gagne »
pourront ainsi s’engouffrer dans ces « bornes anti-échec
» (sic), pour se laver, se raser, nettoyer et repasser leurs
vêtements, bref, redevenir des citadins présentables.
A défaut d’être invisibles, ils ne choqueront
plus la vue. Ainsi la vision des pauvres sera-t-elle rendue plus
supportable et, avec elle, celle de la pauvreté. «
Pauvres mais dignes ». A l’orée du troisième
millénaire, le vieux précepte des bien-pensants du
siècle dernier a encore l’avenir devant lui. On comprend
l’accueil favorable dont ce projet d’assainissement
urbain d’un genre inédit a pu bénéficier
auprès de Jacques Chirac, Jean Tibéri et autres édiles
de la capitale que l’on ne savait pas aussi sensibles au malheur
des gens sans toit. Que ce soit place de la Réunion, quai
de la Gare, sur l’esplanade du Château-de-Vincennes
ou avenue René-Coty, le maire de Paris et ses associés
n’avaient pas donné l’impression de compatir
énormément au sort des familles jetées à
la rue. Mais il ne faut pas confondre « mal logés »
et « sans domicile fixe », même si la frontière
est des plus poreuses entre les deux catégories. Les premiers
s’entêtent à réclamer un logement et n’hésitent
pas à manifester, à squatter, à exiger (quelle
horreur !) la réquisition des appartements vacants. Tandis
que les autres, moins revendicatifs et moins bruyants sont, paraît-il,
voués au nomadisme. Jamais à court de néologismes
pour gruger les gogos, Paul Virilio a forgé une appellation
pour désigner ces naufragés qui, après avoir
« plongé », se trouvent largués dans le
vide social de la galaxie urbaine post-moderne : les « urba-nautes
».
Telle que la définit de Boiscuillé, la « nouvelles
forme de domiciliation » à laquelle elles correspondent
nous fait entrer de plain-pied dans le règne de cette fameuse
« virtualité » dont son complice Virilio nous
rebat les yeux comme les oreilles. Car, « avoir une adresse
à défaut de domicile », n’est-ce pas précisément
là un parfait exemple de cette simulation généralisée
dont il ne cesse par ailleurs de dénoncer l’emprise
totalitaire ? Mais on verra plus loin que si totalitarisme il y
a, en l’occurrence, ce n’est pas celui-là. En
attendant, il faut reconnaître l’indéniable avantage,
au plan financier, d’une solution qui revient à domicilier
des gens sans avoir à les loger.
Toujours soucieuses de venir en aide aux plus démunis, pour
peu que cela ne lèse pas les nantis, les municipalités
ne pouvaient manquer de sauter sur pareille occasion. Outre la mairie
de Paris, celles de Nantes, de Lyon, de Marseille proposent déjà
d’offrir gracieusement des emplacements pour la réalisation
de ce projet altruiste. Et cela d’autant plus volontiers que
ceux-ci sont trop exigus pour intéresser les partenaires
habituels en affaires : promoteurs, banquiers, constructeurs, marchands
de biens et marchands de villes de tout acabit. Après le
partage du gâteau immobilier, on pourra toujours octroyer,
au titre des bonnes œuvres, des miettes de terrains sans valeur
foncière donc impropres à la spéculation :
angles de rues, pieds d’immeubles aveugles... Des espaces
résiduels, en somme, pour les résidus de la société.
Aussi modestes soient-ils, ces « petits objets architecturaux
» supposent néanmoins un investissement minimal. Pour
le rentabiliser, on se mettra à l’école de Jean-Claude
Decaux. Sur les édicules placés bien en vue, seront
apposés des panneaux publicitaires. Lors de la crise de 1929,
des milliers de chômeurs avaient été obligés
de se transformer en hommes-sandwichs. En ce siècle finissant,
voici venue l’heure des homes-sandwichs. Et tant pis si leurs
occupants éphémères n’y trouvent rien
à croûter !
A ces hommes et ces femmes « à la dérive »,
il ne s’agit pas, en effet, d’assurer le gîte
ni même le couvert, mais un « port d’attache »
où ils pourront faire escale, le temps de se nettoyer et
se changer, de prendre leur courrier, téléphoner,
déposer ou récupérer des objets et des papiers
personnels, de consulter la liste des « petits boulots »
affichée à leur intention. Car il n’est pas
question d’encourager le droit à la paresse. Avec les
sanisettes philanthropiques de de Boiscuillé et Virilio,
les pauvres n’ont, de toute manière, plus qu’à
bien se tenir. Au sens propre du terme, bien sûr, mais aussi
au sens figuré.
Dans la métaphore du « port d’attache »,
le « port » importe moins que l’« attache
». Pour avoir accès aux havres obligeamment mis à
leur disposition, les « urbanautes » devront être
munis d’une carte à puce délivrée par
les services sociaux municipaux, valable un mois et renouvelable.
Comme quoi ces chiens perdus dans la jungle des villes ne seront
pas toujours sans collier, fût-il électronique. Se
pointer dans l’une des niches qui leur sont réservées
sera une façon comme une autre, pour eux, de « pointer
». On comprend maintenant pourquoi il était si urgent
de permettre aux SDF d’« avoir une adresse à
défaut de domicile ». Au travers de la sollicitude
affichée à leur égard, perce en fait une vieille
hantise des possédants et de leurs servants : contrôler
les allées et venues de ces classes qui ne sont plus laborieuses,
mais que l’oisiveté forcée ne rend pas pour
autant moins dangereuses.
Une préoccupation qui, bien loin de s’estomper, revient
de nos jours comme une obsession face à l’« invasion
» de vrais-faux réfugiés provoquée par
la mondialisation chaotique du capitalisme. Car depuis l’«
effondrement du communisme », les boat-people n’ont
plus le vent en poupe. Placés sous haute surveillance télématique,
les abris prévus pour « nos » exclus ne pourront
servir de refuge à ces indésirables. « La balise
ne représente donc pas des commodités [sic] pour les
clandestins recherchés », croit bon de préciser
de Boiscuillé. Après l’Armée du Salut,
l’armée des salauds.
Les mêmes qui ont célébré les «
grands travaux du Président » alors que la construction
du logement social partait à vau-l’eau, proclament,
Virilio en tête, qu’« aujourd’hui, il y
a de petits travaux beaucoup plus utiles, beaucoup plus urgents
». Car il n’est évidemment pas question d’inverser
les priorités, dans le domaine du logement comme ailleurs,
en faveur des « déshérités ». On
se contentera donc de faire un petit geste, architectural, cela
va de soi, quitte à miser sur les gesticulations publicitaires
habituelles pour lui donner un semblant de grandeur. Jusqu’à
ce que cette imposture de taille ne suscite parmi les intéressés
le seul geste qui vaille : un bras d’honneur.
Jean-Pierre Garnier
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