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origine http://infokiosques.net/spip.php?article226
“ Tant que la misère est rangée quelque part,
ça arrange beaucoup de monde. Le problème, c’est
qu’au bout d’un moment, ça déborde. ”
Jean-Louis Borloo, ministre de la ville
La “politique de la ville” porte bien mal son nom.
Du moins si l’on entend par politique un champ et des pratiques
qui ont partie liée avec la division et le conflit. Non pas
que l’une et l’autre soient absents des préoccupations
qui sont à l’origine de la dite politique. Bien au
contraire, puisque sa raison d’être majeure, aussi inavouée
soit-elle dans sa présentation officielle, est précisément
de chercher coûte que coûte à neutraliser le
conflit et à nier la division. Pour ce faire, il suffira
de qualifier d’“ urbaine ” la question posée.
Et de circonscrire à “la ville” les réponses
qui lui seront apportées.
Cette question est celle de la (ou des) “violence(s)”
et de “l’insécurité” qu’elle(s)
engendre(ent). Mais pas n’importe lesquelles. On ne parlera
guère, sinon sur le mode allusif, des violences d’ordre
économique, institutionnel ou symbolique infligées
aux couches populaires dans une société de plus en
plus inégalitaire, pas plus que l’insécurité
qui en résulte pour elles au plan matériel (professionnel,
résidentiel, sanitaire, alimentaire...), mais aussi psychologique
et existentiel. Cette violence sociale s’aggrave, pour les
générations issues de l’immigration, des vexations
racistes en tout genre (discrimination à l’embauche
ou dans l’accès au logement, “contrôles
d’identité” à répétition,
jugements iniques dans les tribunaux, etc.) suscitées par
leur “faciès” ou leur nom.
Seules seront retenues par les garants de l’ordre supposé
républicain, des violences que l’on aura eu vite fait
de dénommer “urbaines”, sous prétexte
que les phénomènes désignés sous ce
label prennent le plus souvent place en ville - comment en serait-il
autrement dans un pays largement urbanisé ? - et, plus spécifiquement,
dans les espaces publics urbains.
À défaut de résoudre un problème, on
peut toujours “réguler” sa non solution. Tel
est précisément le cas face à des actes et
des comportements nés, d’une part, de la précarisation,
la paupérisation et la marginalisation de masse engendrées
par la “libéralisation” du capitalisme, et, d’autre
part, de l’absence d’alternative politique - à
ne pas confondre avec l’alternance politicienne - susceptible
d’enrayer sinon d’inverser ces tendances. Plutôt
que d’admettre le caractère social - au sens où
un “problème de société” peut renvoyer
à un modèle de société on eût
pu envisager qu’il fasse lui-même problème -
et mondial des déterminants à l’origine des
faits classés dans la rubrique “violences urbaines”,
et agir en conséquence, on opérera en prenant le “territoire”
comme cadre de réflexion et d’action. Pour s’imposer,
la “politique de la ville” élaborée dans
ce cadre empruntera à deux régistres idéologiques
complémentaires : le spatialisme et le localisme.
Le spatialisme postule un rapport causal direct entre formes spatiales
et pratiques sociales, ce qui permet de transmuer des problèmes
propres à un certain type de société en problèmes
dus à un certain type d’espace, comme si le “cadre
de vie” produisait et, donc, expliquait en grande partie les
manières (bonnes ou mauvaises) de vivre. Ainsi imputera t-on
la dégradation de la situation dans les cités de HLM
à partir du milieu des années 70 à la configuration
du bâti : d’“aliénants” durant les
Trente Glorieuses, les grands ensembles vont devenir “criminogènes”,
lorsque surviendra la “crise”, suivie des “mutations”
provoquées par la “modernisation” et la “globalisalisation”
de l’économie, façon de ne pas appeler par son
nom un capitalisme en pleine restructuration.
Il en découle que les solutions seront, elles-aussi, spatiales,
c’est-à-dire architecturales et urbanistiques : opérations
“Habitat et vie sociale” sous Valéry Giscard
d’Estaing, “Banlieues 89” sous François
Mitterrand, “renouvellement urbain” avec Lionel Jospin
et, maintenant, “rénovation du logement social”
annoncée par le nouveau ministre de la ville, Jean-Louis
Borloo. Mais les “réhabilitations” et autres
“requalifications de l’espace habité” ont
rapidement montré les limites de leurs efficacité.
Les efforts accomplis pour le rendre plus accueillant n’ont
pas rendu ses jeunes habitants plus conciliants. Malgré les
milliards investis dans la “reconstruction des banlieues”,
la “pacification” des quartiers “difficiles”
se fait toujours attendre. Et cela d’autant plus que les fauteurs
de troubles parqués dans ces zones de relégation multiplient
les incursions dans les beaux quartiers.
Aussi l’intervention sur le bâti prend-elle, depuis
peu, un tour de plus en plus disciplinaire avec la mise en œuvre
d’une architecture dite de “prévention situationnelle”.
Elle vise, selon ses promoteurs, à “aménager
les lieux pour prévenir le crime”, c’est-à-dire
à les “sécuriser” pour que les nouveaux
barbares ne s’y sentent plus en terrain conquis. Le spatialisme
atteindra son apogée - et le sommet du ridicule - avec la
destruction systématique des tours et des barres, “terreau
de l’insécurité, de l’incivisme et du
repli sur soi”, selon le diagnostic d’une ministre “socialiste”
du logement. Autrement dit, les problèmes disparaîtraient
avec la disparition des bâtiments.
Face à la violence urbaine, une seule solution : la démolition
!
Cette relation postulée de cause à effet entre espace
et société évacue les rapports de domination
qui, non seulement, structurent l’un comme l’autre,
mais pèsent même sur les influences réciproques
de l’un - ou l’une - sur l’autre. Le “pouvoir
des lieux”, que l’on ne saurait évidemment nier,
n’a de sens, en effet, que rapporté au pouvoir que
tel ou tel groupe, classe ou catégorie d’agents sociaux
exerce sur une autre. En ce sens, le spatialisme évacue la
politique, c’est-à-dire les contradictions, les antagonismes
et les conflits entre dominants et dominés, pour la rabattre
sur le politique, c’est-à-dire l’étatique
: en l’occurrence, le contrôle de certains espaces jugés
“pathogènes” par les pouvoirs publics.
Complément du spatialisme, le localisme, quant à
lui, consiste à formuler, étudier et traiter les problèmes
là où ils se manifestent, ce qui revient à
confondre problèmes dans la ville et problèmes de
la ville. Sous cet angle, la “politique de la ville”
peut se définir comme une entreprise de maintenance locale
des conflits, une tentative toujours recommencée pour gérer
sur place les turbulences sociales, alors que la situation “sur
le terrain” trouve son principe tout à fait “ailleurs”.
Placé sous le signe de la “proximité”,
ce traitement in situ “au plus près de la population”,
selon la formule consacrée, ne s’en tient qu’aux
facteurs et aux solutions qui sont “à portée
de la main”. Or, ce primat accordé aux causes “locales”
permet de maintenir le black out sur les causes délocalisées
: structures, logiques, mécanismes, processus qui opérent
à l’échelle nationale et, de plus en plus, planétaire.
Le “nouvel ordre mondial” du capital a, en effet, un
corrollaire : la nécessité pour les autorités
d’instaurer un nouvel ordre local pour juguler “sur
le terrain” les désordres sociaux engendrés
par cet ordre lointain.
Outre la mise entre parenthèses de la dynamique globale
et maintenant “globalisée” du mode de production
capitaliste, le localisme conforte la vision concordataire, déjà
véhiculée par le spatialisme, d’une “Cité”
réconciliée sous le signe de l’“urbanité”.
Les causes locales, en effet, sont aussi, si l’on prend ce
terme dans sa seconde acception, des causes à défendre.
Or, elles auraient pour vertu de rassembler - refrain : “la
lutte contre l’insécurité urbaine est l’affaire
de tous les citadins” - au lieu de diviser. Bref, des causes
“citoyennes”, c’est-à-dire “apolitiques”.
D’où le consensus dont bénéficie la “politique
de la ville”. Si ses modalités fournissent encore matière
à débats, le plus souvent “techniques”,
sa finalité fait l’unanimité : la police de
la ville.
Sous prétexte de faire face à la “violence
urbaine”, ce que l’on s’échine à
mettre en place, sous couvert de “politique de la ville”,
est un ensemble de dispositifs destinés à éliminer
toute figure de la dissidence. Par le biais de la lutte menée
contre l’insécurité urbaine, et, en particulier
contre les “conduites à risques” des jeunes habitants
des quartiers populaires, on cherche à imposer l’image
d’un monde où tout antagonisme serait susceptible d’être
désamorcé pour peu qu’il fasse l’objet
d’un “traitement” approprié.
Face à des jeunes gens qui rechignent à intégrer
la salariat précaire auquel la plupart d’entre eux
sont voués, c’est-à-dire à subir à
leur tour l’insécurité économique et
sociale où se débattent déjà leurs parents,
les élites de gauche essaient maintenenant de dresser les
seconds contre les premiers en érigeant la “sécurité”,
dans sa version policière, en “deuxième priorité”
de l’action gouvernementale. Si ce n’est en première,
“péril terroriste” aidant. Ainsi le “ droit
à la sécurité ” sera t-il mis en avant
pour faire oublier le démantèlement continu des droits
sociaux et, bientôt, de droits civils fondamentaux, si l’on
en juge par le contenu liberticide de l’effarante loi sur
la “sécurité quotidienne”. Il est vrai
qu’il est plus facile de “lutter contre la violence
urbaine” que de poursuivre le combat qui avait longtemps fondé
l’identité de la gauche, en France et ailleurs : celui
contre les inégalités.
“La ville” va se trouver ainsi instituée comme
laboratoire d’une pratique du déni de la mésentente
et du différend, dont le propre est d’activer un modèle
général liquidateur de toute dimension politique des
révoltes sociales. Et cela d’autant plus aisément,
que faute de perspectives, c’est-à-dire d’espace
politique où se déployer et de voie politique où
s’engager, ces révoltes sont le plus souvent amenées
à emprunter le chemin de la délinquance. Une criminalisation
de fait qui ne peut que légitimer la criminalisation idéologique
dont la rébellion et la résistance font a priori l’objet.
Cette “écologie de la peur” sert aussi à
légitimer une conception pan-policière de la “gouvernance
urbaine” où la “démocratie locale”,
invoquée pour obtenir la “participation” ou l’“implication
citoyenne” des habitants, c’est-à-dire leur collaboration
avec les forces de l’ordre fonctionnera comme alibi. Sans
doute la politique dite “de la ville” n’a t-elle
jamais eu qu’une cible : certains habitants de certaines parties
de la ville. Mais les médecines douces (caritativo-assistentielles,
urbanistico-architecturales, ludico-culturelles...) utilisées
pour guérir “le malaise des cités” ont
été jusqu’ici inopérantes. Autant dire
que le mot “cible” est désormais à prendre
au pied de la lettre. Place, donc, à la thérapie de
choc judiciaire et policière. Et, peut-être militaire,
demain, comme le laissent prévoir les vigipirateries d’aujourd’hui.
Émergeant du brouillard conceptuel diffusé à
satiété par une cohorte de penseurs à gages
parés des plumes de la scientificité, l’enjeu
réel de la focalisation de l’attention sur les “violences
urbaines” et de leur dramatisation médiatique commence
à se dessiner. Aux prises avec une forme nouvelle de conflictualité
sociale, les Princes qui nous gouvernent, toutes obédiences
politiciennes confondues, s’évertuent, avec l’aide
de leurs conseillers-experts, à en empêcher toute saisie
politique au profit d’une approche sécuritaire où
la victime et le coupable (d’une agression, d’une déprédation,
d’une incivilité, de l’insécurité
en général) vont se susbtituer au sujet politique.
À moins d’appeler “citoyen”, ce citadin
apeuré et délateur enrôlé par des élus
locaux bien intentionnés dans la “coproduction de sécurité”,
en partenariat avec le juge et le policier. Grâce à
cet agent bénévole et zélé des finalités
de l’État, la société civile pourra se
convertir - terme à prendre également avec sa connotation
religieuse - en une société véritablement civique
où le pouvoir exécutif aura fait, en quelque sorte,
le plein de ses exécutants pour traiter ce qui “déborde”...
Jean-Pierre Garnier
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