|
Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-08-24/2002-08-24-38915
Pour le sociologue Jean-Pierre Garnier, à la division
sociale, on ajoute une division spatiale.
Chercheur au CNRS, Jean-Pierre Garnier est sociologue, spécialiste
de l’architecture (*). Il revient sur l’édification
de la grille de Cuincy.
Que représente l’édification de cette
grille ?
Jean-Pierre Garnier. On est dans le droit fil de l’idéologie
sécuritaire. Cette grille, c’est la matérialisation
de la séparation de plus en plus nette entre " civilisés
" et " sauvageons ". • la division sociale
s’ajoute la division spatiale. Même si cette ségrégation
urbaine n’est pas totalement nouvelle. Ainsi, sous Haussmann,
on avait les bourgeois aux premiers étages et les bonnes
aux derniers. La ségrégation était alors verticale.
Néanmoins, on a vu un renforcement de ce nouvel " apartheid
urbain " au début des années quatre-vingt-dix
avec l’abandon de la politique de la ville qui était
censée atténuer les effets du libéralisme.
Jusque-là, on essayait de désenclaver les banlieues
et de réintégrer les exclus. Et puis on a accepté
l’échec de cette politique. Qui s’est matérialisé
dans l’espace.
De quelle manière ?
Jean-Pierre Garnier. On appelle cela " l’architecture
de prévention situationnelle ", un aménagement
des lieux et de l’espace pour empêcher la survenance
des faits délictueux et en faciliter la répression.
Derrière des opérations de " réhabilitation
" et de " requalification urbaine ", on va obturer
les coursives et les allées. Il y a aussi le réaménagement
des loges de gardien, au deuxième étage pour être
hors de portée des délinquants et en saillie d’immeuble
pour pouvoir mieux surveiller l’environnement. On évite
aussi de construire des toits en terrasse car ce sont des "
repères à dealers " et des postes d’observation,
voire d’offensive. Le tracé des voies de circulation
est aussi redessiné pour faciliter les patrouilles de police
voire permettre l’intervention de blindés ! Le dernier
ersatz, c’est la " résidentialisation des HLM
" : une privatisation de l’espace public par le morcellement
de l’espace public et l’attribution de ces parcelles
à un immeuble voire à une cage d’escalier.
Que sous-tend cette politique ?
Jean-Pierre Garnier. C’est une véritable politique
de ghettoïsation avec, d’un côté, les quartiers
de haute surveillance et, de l’autre, ceux de haute sécurité.
D’où le développement des " résidences
sécurisées " avec vidéosurveillance, murs
d’enceinte... D’un côté, Big Brother veille
et, de l’autre, il surveille.
Quelles sont les alternatives ?
Jean-Pierre Garnier. Il ne suffit pas de faire tomber une grille
qui n’est que la traduction électoraliste du climat
sécuritaire. Pour lutter contre l’apartheid urbain,
il faut lutter contre ses bases économiques et sociales.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui les riches
et les pauvres ne sont plus complémentaires. Il y a toujours
eu des distinctions économiques et sociales. Mais durant
les " trente glorieuses ", les différences avaient
tendance à s’atténuer. Sans compter que les
couches populaires avaient leur identité, leur culture, des
idéaux, des organisations. Aujourd’hui, les couches
populaires ont tendance à se sous-prolétariser et
les politiques de prévention ont été abandonnées.
Ne reste que la répression et la séparation. Pis,
dans le mode de gestion politicienne de la crise, on divise les
couches populaires entre elles au point que celles-ci réclament
ces fausses bonnes solutions. Diviser pour mieux régner,
en quelque sorte...
Entretien réalisé par Sébastien Homer
(*) Jean-Pierre Garnier, le Nouvel Ordre local. Gouverner la violence,
1999, Éditions l’Harmattan.
Article paru dans l'édition du 24 août 2002.
Surveillance Little big brothers
http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-06-09/2001-06-09-245542
Jean-Pierre Garnier est sociologue au CNRS, spécialiste
des questions de violence urbaine. Il analyse les raisons du développement
de la vidéosurveillance et ses conséquences. Interview.
À quoi attribuez-vous le boom de la vidéosurveillance
?
Jean-Pierre Garnier. Quand les dispositifs de prévention
de la violence ont échoué, on a recours au traitement
de choc : la répression judiciaire, policière et militaire...
et la vidéosurveillance. Il se développe alors une
politique de ségrégation urbaine. On regroupe les
gens dans des quartiers où ils se retrouvent entre eux. Vous
avez les " quartiers de haute surveillance ", les centre-villes.
Mais aussi ces enclaves pour riches avec murs d’enceinte,
gardiens, patrouilles et vidéosurveillance, qui prolifèrent
dans le Sud-Ouest. Et, en face, vous avez les " quartiers sous
haute surveillance " où résident les délinquants,
potentiels ou réels. Avec quadrillage systématique
et vidéosurveillance même si celle-ci n’est pas
vraiment dissuasive puisqu’on a constaté, dans des
bus équipés de caméra, que le fait de se savoir
filmer incitait certains à " faire leur cinéma
" : actes de provocation et incivilités. Donc, d’un
côté, on veille sur la population et, de l’autre,
on la surveille. Cela entraîne une méfiance réciproque.
Et, au sein de ces quartiers sous haute surveillance, il y a une
partie de la population qui demande encore plus de sécurité.
C’est ainsi que se développe en banlieue la "
co-veillance ", où chacun, par le biais de son téléviseur,
surveille le hall d’entrée et le parking.
Comment expliquer cette demande de sécurité
croissante ?
Jean-Pierre Garnier. Comme on ne peut mettre un flic derrière
chaque personne, on a mis un flic dans la tête de chacun.
La vidéosurveillance, à l’origine, c’est
Big Brother, un système totalitaire d’intrusion dans
la vie privée. Et à partir des années quatre-vingt,
Big Brother a fait la place à plein de " petits brothers
" : ce qui était considéré comme dangereux
a fini par être plébiscité, en jouant sur la
paranoïa ambiante, le voyeurisme des uns et l’exhibitionnisme
des autres. Résultat : vivre en permanence sous l’oil
des caméras n’est plus l’exception mais la norme.
En moyenne, un Londonien passe trois cents fois par jour devant
l’objectif d’une caméra ! C’est le principe
de précaution appliquée aux relations sociales. Pour
vivre heureux, vivons sous le regard des caméras. Et ce capitalisme
répressif s’accompagne d’un capitalisme festif
: certes, vous avez des caméras dans la rue, mais les flics
sont en rollers ou en VTT et on organise des défilés
et des spectacles de rue. Des pains et des jeux, en quelque sorte...
Pourquoi de plus en plus de gens à gauche souscrivent-ils
à ce discours sécuritaire ?
Jean-Pierre Garnier. La gauche a tout simplement renoncé
à remettre en cause le système qui engendre cette
violence : le capitalisme. Comme on ne peut lutter contre les inégalités,
ne reste plus qu’à préserver l’ordre public.
Le slogan de Blair, c’était : " Dur avec le crime,
dur avec les causes du crime. " En fait, on est plutôt
mou avec les causes et donc, par conséquent, de plus en plus
dur avec le crime.
Est-ce efficace ?
Jean-Pierre Garnier. Si, d’un côté, mettre plus
de caméras dans la rue, ça rassure, de l’autre,
cela ajoute au sentiment d’insécurité. Parce
que, s’il y a une caméra ici, ce n’est pas par
hasard. On ne résout plus les problèmes : on gère
leur non-résolution. Il y a autant de paranos derrière
les caméras, parce que les forces de l’ordre ont affaire
une violence erratique, imprévisible - le nouvel ennemi intérieur
n’est plus le rouge ou le brun mais le " sauvageon "
- que devant les objectifs des caméras.
Quand on installe un système de vidéosurveillance,
on constate un " effet plumeau " : la délinquance
se déplace loin des regards inquisiteurs. Et, si l’on
peut constater une baisse de la petite délinquance, on assiste
à une recrudescence des vols avec violence, des agressions
envers les personnes.
Et comment lutter contre la vidéosurveillance ?
Jean-Pierre Garnier. Dans le meilleur des cas, les gens s’en
fichent et, dans le pire, ils la réclament. En revanche,
pendant les mouvements sociaux, on voit des personnes masquer les
caméras. Un peu comme lors des manifestations des années
soixante-dix où le slogan était " Ouvrez les
yeux, fermez la télé ". Mais tant qu’on
ne s’attaquera pas aux causes de la rébellion, on aura
de plus en plus de rebelles sans cause. Et de plus en plus de caméras.
Propos recueillis par S. H.
Dernier ouvrage de Jean-Pierre Garnier : le Nouvel Ordre local.
Gouverner la violence. Éd. L’Harmattan, 1999.
Article paru dans l'édition du 9 juin 2001
|
|