Origine : http://endehors.org/news/5393.shtml
A propos de l’article de Laurent Mucchielli, "Violences
urbaines, réactions collectives et représentations
de classe chez les jeunes des quartiers relégués
de la France des années 1990", Actuel Marx n°
26, Les nouveaux rapports de classe, octobre 1999.
J’ai lu attentivement le papier de Laurent Mucchielli sur
les "violences urbaines". Je m’étonne que
cette approche localiste, politicienne et bien-pensante ait pu
trouver place dans Actuel/Marx. Car, jugée à l’aune
de cet échantillon de pensée conforme appliquée
à l’illégalisme populaire des temps post-modernes,
la "mondialisation d’une pensée critique radicale"
à laquelle cette revue prétend oeuvrer me paraît
plutôt mal partie !
La reprise a-critique de la notion de "violences urbaines"
dans l’intitulé même de l’article, tout
d’abord, laisse déjà prévoir le reste.
À l’instar de celle d’"incivilités",
elle fait partie, comme le note Loïc Wacquant - que je cite
pour ne pas avoir à m’auto-citer avec immodestie
-, de ces "pseudo-concepts en vogue parmi les chercheurs
chargés de "théoriser" le nouveau sens
commun répressif", et "dont les écrits
pré-pensés" - par le complexe judiciaro-policier,
en l’occurrence - "permettent aux autorités
gouvernementales ou locales d’habiller des oripeaux d’une
simili-science leur politique de criminalisation de la misère".
À l’instar de bien d’autres traitant de la
même thématique, le discours de Mucchielli appartient
à cette production idéologique à prétention
savante que les chercheurs les plus accordées à
la problématique dominante du moment sont spécialement
aptes à concocter sur commande.
C’est pourquoi il ne peut que faire l’impasse, d’une
part, sur les déterminants socio-économiques du
problème - le nouvel ordre mondial capitaliste à
l’origine des désordres "urbains" contemporains
-, et, d’autre part, sur l’appartenance de classe
- néo-petite-bourgeoise - des "forces politiques de
gauche" qui, selon l’auteur, devraient aider la "jeunesse
déshéritée" à "se constituer
en acteur politique local [sic] d’importance [re-sic]".
Sur le premier point, L. Mucchielli est cohérent avec
la rumeur dont il se fait l’écho, relayée,
comme il se doit, par des médias complaisants. Le bruit
qu’il fait courir, en effet, est que le "rapport consubstantiel"
des sciences sociales aux idéologies serait "aujourd’hui
beaucoup moins fort" que par le passé. Bien plus,"il
le sera de moins en moins". Et cela parce que, d’une
part, les chercheurs"sont formés plus précocement
à la pratique empirique et aux méthodes", et,
d’autre part, "ils sont souvent éloignés
voire ignorants des questionnements philosophiques et politiques
de leurs aînés"". Une explication qui appelerait
elle-même quelques explications.
Depuis quand l’empirisme et le méthodologisme prémuniraient-il
contre les idéologies ? Comme s’ils n’étaient
pas d’abord eux-mêmes deux sous-produits, idéologiques,
de l’idéologie qui les englobe : le scientisme à
courte vue ! Quant aux interrogations philosophiques et politiques
qui perturbaient le travail des chercheurs de la génération
précédente, c’est peu dire que leurs successeurs
s’en sont éloignés. Pourquoi se poseraient-ils
des questions de cet ordre, puisque la pensée unanime de
l’ordre globalitaire, qui sévit dans le monde de
la recherche comme dans le reste de la société,
a déjà répondu pour eux ?
À quoi bon, d’ailleurs, s’entêter à
bâtir des "systèmes d’interprétation
globalisants" - plus ou moins imprégnés de
marxisme, comme il se doit -, avec le vain espoir de rendre compte
de la totalité du réel, alors que d’autres
que les chercheurs s’en chargent, ajoutant même l’action
à la réflexion ? "Penser globalement et agir
localement", n’est-ce pas là, en effet, la devise
des stratèges des firmes transnationales, des conglomérats
multimédias et des groupes financiers ? À croire
que les sciences sociales ne se seraient "affranchies des
maîtres à penser", comme ne cesssent de le proclamer
les nouveaux maîtres-penseurs qui ont pris la relève
des précédents, que pour tomber sous la coupe des
"nouveaux maîtres du monde" !
Le journal officiel de l’establishment annonce, en effet,
la bonne nouvelle. "Ni dieu ni maître. La devise pourrait
être revendiquée, alors que s’achève
le siècle, par les sciences de l’homme et de la société."
Comment ne pas réagir autrement que par l’hilarité
face à cet emprunt dérisoire à la tradition
anarchiste, étayé, pour faire bon poids, par les
déclarations de conseillers, passés ou présents,
du ministre en charge de la recherche ! Ce dont celle-ci s’est
libérée, on l’aura compris, ce n‘est
pas de la tutelle étatique ni de l’emprise du marché,
mais des "idéologies globalisantes - marxisme, structuralisme
-" , qui, toujours selon la gazette citée plus haut,
auraient été "défaites". Curieux
chassé-croisé ! Au moment même où le
monde se "globalise", on crie victoire, parmi ses observateurs
patentés, parce que la vision qu’ils en ont s’est
amenuisée !
"À l’époque de la "globalisation",
note un économiste critique, "s’il est un concept
dont l’usage paraît s’imposer, c’est bien
celui de "totalité", au sens où Marx l’entendait.
Or, au lieu de chercher, comme celui-ci le recommandait, à
analyser les rapports sociaux en tant qu’éléments
d’un tout, "différenciations au sein d’une
unité", voici que Mucchielli, après tant d’autres,
décrète caduque, au nom, comme il se doit, de la
"complexité" du réel, toute entreprise
de reconstruction d’une théorie générale
visant à embrasser l’ordre social dans son intégralité
(Jacques Bidet devrait te sentir le premier visé !). Pour
lui comme sous ses pareils, dès lors, lors, un seul mot
d’ordre : place aux "paradigmes locaux" !
Inutile, par conséquent, de s’attarder, comme on
le faisait naguère, en considérations épistémologiques
superflues sur les présupposés idéologiques
inspirant le choix des thèmes d’étude et des
approches, cet impensé dont une sociologie véritablement
(auto)critique nous avait appris - c’est du père
Bourdieu qu’il s’agit - qu’il prédédermine
tout à la fois le pensable et les catégories de
pensée. Point n’est besoin, désormais, d’ergoter
sans fin sur leur validité scientifique. Les "outils
théoriques" sont là, nous disent aujourd’hui
les bons bergers des sciences sociales "rénovées",
et il n‘y a plus qu’à se baisser pour s’en
emparer. Un anthropologue revenu de ses dérives structuralo-marxistes
d’antan - à qui il doit, malgré tout, une
bonne part de sa notoriété et de son autorité
-, nous le confirme : "L’Histoire elle-même"
- qui continue tout de même d’avoir bon dos ! - "a
fait son travail de filtrage et de criblage" . Cette pratique
de la recherche où les occupations scientifiques cesseraient
ainsi d’être parasitées par des préoccupations
hors-sujet porte un nom qui se trouve être, lui aussi, celui
d’une idéologie : le pragmatisme, "raisonné"
ou non.
Venons-en maintenant au second point du propos mucchiellien :
la transmutation, attendue et espérée, de la "jeunesse
déshéritée" en "acteur local"
reconnu. Un acteur qui ne serait plus susceptible de se comporter
en mauvais joueur puisqu’il apprendrait, sous la férule
de "militants" bien intentionnés, à "exprimer
sa révolte légitime autrement que par la violence"
(p. 104). Sur le modèle des travailleurs, en quelque sorte,
avec le succès que l’on sait ! Du moins pour les
exploiteurs, qui ont tout lieu de se féliciter de la "légalisation"
séculaire de la révolte des prolétaires !
Après avoir oeuvré à enterrer le mouvement
ouvrier en lui faisant goûter aux joies délétères
du "crétinisme parlementaire", les militants
du PS, du PC et, bientôt, de la LCR, secondés par
des associations du genre SOS-Racisme ou Stop la violence, - cornaquées
toutes deux par des caciques de la "gauche plurielle",
comme le tandem Dray-Mélanchon -, auraient donc pour tâche
de canaliser la révolte des jeunes sous-prolétaires
vers la voie royale "citoyenne" menant à l’isoloir
! Outre que ce genre d’argumentaire n’innove en rien
puisqu’il ne fait que reprendre la vulgate tourainienne
et wieviorkesque sur les carences du système représentatif
bourgeois baptisé "démocratie", il renvoie
à la définition de la politique telle qu’on
l’enseigne à "Sciences Po" ou dans les
écoles de journalisme.
Une phrase résume, en effet, la non-pensée mucchiellienne
: "Si le déficit d’offre politique n’est
pas seul en cause, il n’en constitue pas moins une des raisons
des violences urbaines et une des voies principales de leur possible
prévention" (p. 103). Avec ses connotations mercantiles
et quantitativistes, typiques d’une période où
l’économisme néolibéral règne
en maître, la notion de "déficit d’offre
politique" compte parmi ces locutions usuelles - comme le
"déficit d’image" ou le "déficit
de communication" - dont use et abuse le microcosme polico-médiatique
pour "expliquer" la regrettable propension des couches
populaires à s’abstenir ou à mal voter (c’est-à-dire
pout l’extrême-droite) lors des mascarades électorales.
Elle nous ramène à une conception infra-théorique
et prémarxiste de la politique dont on peut se se demander
ce qu’elle vient faire dans une revue qui nous avait habitués
à plus de tenue. Une conception qui revient, en effet,
à ne plus désigner sous le vocable "politique"
que la scène politique organisée par la structure
juridico-politique de l’État bourgeois pour neutraliser
les affrontements de classes, en évacuant les pratiques
sociales des dominées, fussent-elles aussi "apolitiques"
ou "dépolitisées" que celles des jeunes
trublions de l’ordre urbain.
Pour peu qu’on interroge ces derniers - il faudrait évidemment
sortir des ghettos universitaires ou des filières associatives
para-gouvernementales ou crypto-municipales - sur le rôle
et l’action des élus locaux ou nationaux de la "gauche
plurielle", ceux-ci se voient le plus souvent rangés
dans la catégorie des "enculés", tandis
que ceux qui votent pour eux reçoivent l’étiquette
de "bouffons". Il est vrai qu’il y aura toujours
des chercheurs, "critiques" ou non, pour trouver à
redire sur la pertinence d’une telle classification ! Sans
doute Mucchielli reconnaît-il aux "violences urbaines"
le caractère de "violence politique" (p. 103).
Mais c’est aussitôt pour les imputer à l’"absence
de statut de citoyen" dont pâtirait une partie de la
jeunesse. D’où, sans doute, cette première
mesure officielle, généreuse et désintéressée,
s’il en est : leur inscription automatique sur les listes
électorales. Comme si ladite "citoyenneté"
n’était pas, dans l’esprit des dirigeants politiques,
synonyme d’inféodation et, pour les dominés,
de soumission à l’État.
Je citerai, à cet égard, le philosophe Jacques
Rancière : "La plupart des mesures que nos clubs et
laboratoires de "réflexion politique" imaginent
sans trêve pour changer ou renouveler la politique en rapprochant
le citoyen de l’État ou l’État du citoyen,
offrent de fait à la politique sa plus simple alternative
: celle de la simple police. Car c’est une figuration de
la communauté propre à la police que celle qui identifie
la citoyenneté comme propriété des individus
définissable dans un rapport de plus ou moins grande proximité
entre leur lieu et celui de la puissance publique. La politique,
elle, ne connaît pas de rapport entre les citoyens et l’État."
Si Muchielli avait admis cela, il discernerait autre chose qu’un
"paradoxe" dans le fait que la gauche, face au mouvement
des beurs parti des Minguettes en 1981, n‘ait rien trouvé
de mieux que de l’instrumentaliser à des fins "qui
ne servent pas la cause de la majorité des jeunes de banlieue"
(p. 104).
Henri Lefebvre affirmait que beaucoup de soi-disant paradoxes
n’étaient en réalité que des contradictions
non perçues. Compte-tenu du ralliement de fait de la petite-bourgeoisie
intellectuelle à l’ordre des choses capitaliste -
fût-il "maîtrisé", "tempéré",
"amendé", "régulé" comme
le souhaitent les adeptes d’un "réformisme radical"
-, il est non pas paradoxal mais parfaitement logique que la "gauche"
gestionnaire qui la représente n’ait d’autres
visées, lorsqu’elle se mêle de favoriser la
"constitution d’un nouvel acteur politique" issu
des couches populaires, que de lui faire jouer le rôle de
figurant qu’elle attend désormais de lui, quitte
à appeler les CRS aujourd’hui et l’armée
demain s’il se livrait à des acting out intempestifs.
À ceux qui osent encore protester, murmurer que le monde
ne va pas très bien, qu’il doit y avoir une erreur
dans le calcul des lois naturelles et, peut-être, comme
une injustice, on désigne un pot de peinture pour rajeunir
les portes d’ascenseur et les cages d’escalier, rebadigeonner
aux couleurs "citoyennes" leur condition de citadins
de deuxième zone, bref, repeindre en rose les cités
où ils sont assignés à résidence.
Le pot de peinture du réalisme, c’est seule la couleur
de l’avenir. Et la "démocratie", c’est
le droit de choisir le pinceau. Mais, à côté
des sages qui ont toujours le temps, il y a, hélas, des
impatients, ceux qui en ont assez d’attendre, de souffrir,
d’être margialisés, de désespérer.
Ceux qui vous jettent le pot de peinture à la figure lorsque
vous venez leur parlez "politique". Car ils savent confusément
que la politique, aujourd’hui, c’est l’art de
gouverner, c’est-à-dire l’art de contenir l’impatience
des impatients. C’est ce que Jacques Rancière appelle
la "police".
Pour trouver un titre apte à résumer la Weltanschauung
qui transparaît au travers des considérations de
Laurent Mucchielli dans son "papier" pour Actuel Marx,
il suffirait de détourner celui qu’il a choisi :
"Violences urbaines" : réactions collectives
et représentations de classe chez les néo-petits-bourgeois
de la Cité scientifique dans la France des années
90.
Très cordialement.
Jean-Pierre Garnier
Poster une contribution au forum Réagir à cet article
(Accés au Forum)
> Mucchielli partout, pertinence nulle part ?
10 mars 2004, par K45 dit "Abd-El Krim" (militant LCR
& JCR Orléans, militant-webmestre)
Pourquoi j’ai diffusé cet excellent texte critique
de JP Garnier ? Parce que Mucchielli, qui pour information participe
à la rédaction d’un authentique torchon Amnistia.net,
dans lequel l’Histoire ne se résume qu’à
une succession de complots, est devenu une sorte de référence
"intellectuelle" incontournable.
Présence sur Calle Luna, Le Monde Diplomatique, L’Autre
Portail, Rouge, Les Mots sont Importants, même le Magazine
de l’Homme Moderne s’est converti à la religion
Mucchielli !
Certes, on peut quand même partager certaines de ses critiques
contre le idéologie et les pratiques sécuritaires...
Par contre, on peut pas oublier, que Mucchielli a publié
un des textes les pourris au monde concernant sur la sociologie
de Pierre Bourdieu......
Toujours est-il que l’imposture est démasquée
et bien démontrée ! Dans une de ces dernières
joutes oratoires (au format MP3 relayé par l’Autre
Portail, le sociologue Mucchielli nous apprend, qu’il est
possible de pacifier les classes scolaires en organisant des médiations
avec les parents. Formidable, les dominés vont pouvoir
participer à leur propre domination ! Un bel exemple de
citoyennisme et de collaboration de classes ! Le monde, dans lequel
la majeure partie de l’humanité survit, est irrespirable.
IL NE S’AGIT PAS D’AMENAGER LA BARBARIE MAIS DE LA
SUPPRIMER ! Socialisme ou barbarie... Fin de l’opus.
* Pour télécharger le texte original de Mucchielli
: Violences urbaines, réactions collectives et représentations
de classe chez les jeunes des quartiers relégués.
de la France des années 1990
http://laurent.mucchielli.free.fr/violencesurbaines.htm
http://www.laurent-mucchielli.org
http://classiques.uqac.ca/contemporains/mucchielli_laurent/A_recherche_delinquance_juvenile/violences_urbaines_repres_jeunes/violences_urbaines.html
* Tribune de Garnier, Actuel Marx, num26, les nouveaux rapports
de classe.
Mis en ligne par libertad, le Vendredi 25 Juin 2004, 21:42 dans
la rubrique "Pour comprendre".