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Les malentendus de la mondialisation
Par Jean-Marie Harribey

Origine : http://perso.wanadoo.fr/chretiens.daujourdhui/mondialisation202.htm

ou sur le site d'Attac    http://www.attac.org/fra/list/doc/harribey7.htm

Nous vous proposons ici une analyse assez radicale parce qu'elle donne à réfléchir même si on ne se trouve pas en accord avec ses présupposés idéologiques. D'autres analyses suivront, toujours dans la perspective de se donner des repères ! (Ndlr.)

Après Gênes, la radicalisation de l'opposition à la « mondialisation » et la violence de la répression rendent nécessaire d'identifier clairement l'adversaire. S'agit-il de mettre en échec le libéralisme qualifié parfois de néo ou d'ultra et avec lui la « mondialisation libérale » ou s'agit-il d'autre chose ? Pourquoi la critique du capitalisme a-t-elle fait place à celle du libéralisme avec l'approbation implicite de la plupart des contestataires qui se qualifient eux-mêmes d'«anti-mondialistes anti-libéraux » quand ce n'est pas de « mondialistes antilibéraux » ? Un énorme contresens s'est installé dans le débat public dont la responsabilité incombe en partie aux faiseurs d'opinion qui propagent l'idéologie favorable au système économique capitaliste, mais également aux contestataires les plus radicaux qui se sont enfermés eux-mêmes dans une suite de faux débats. L'évolution économique contemporaine est appelée « mondialisation libérale » tant par ses apologistes que par ses critiques. Ce consensus est un piège redoutable pour ceux qui luttent contre les méfaits de la dite «mondialisation libérale » et qui affirment qu'« un autre monde est possible ». Il repose sur un contresens aussi absurde que pervers. Un glissement sémantique a rendu obscure la différence entre capitalisme et libéralisme, la critique du second se substituant à celle du premier, mais au prix d'une contradiction théorique et d'une paralysie politique. Ce n'est pas tout, car ce contresens est lui-même dissimulé par une opposition simpliste entre adversaires de la mondialisation et partisans d'une certaine mondialisation qui n'aurait rien à voir avec celle en cours aujourd'hui. Ce petit texte essaie de contribuer à la levée de ces malentendus.

La mondialisation n'est pas d'abord libérale

Qualifier le processus de mondialisation des activités économiques de « libéral » est une erreur. Parce que le libéralisme n'est pas un système entendu comme une organisation économique et sociale concrète mais relève du domaine des idées. L'erreur est d'autant plus regrettable que le libéralisme présente deux facettes distinctes quoique liées entre elles.
1) Le libéralisme est une philosophie politique qui met l'individu libre au centre de sa problématique.
2) C'est aussi une doctrine économique qui elle-même contient deux volets.
21) Le premier est une justification du capitalisme fondée sur le fait que la propriété privée serait un droit naturel - et non pas circonstanciel et lié à une société particulière, datée historiquement - et qu'ainsi la recherche de l'intérêt individuel conduirait au bien-être général.
22) Il en découle un discours normatif sur ce capitalisme qui constitue le second volet du libéralisme économique : la régulation de la société doit se faire par le libre jeu des mécanismes de marché, hors de toute intervention publique.

Nous avons vu certes au cours du dernier quart du XXème siècle se répandre dans le monde entier certains des préceptes libéraux : le libéralisme politique a d'une part été réduit au libéralisme économique, et d'autre part celui-ci a été défini par la seule liberté de circuler pour les capitaux. Alors que le libéralisme politique affiche la liberté pour tous comme un principe fondamental, le libéralisme économique ne retient que la liberté pour ceux qui possèdent du capital. Le libéralisme économique a pour l'instant incontestablement gagné la bataille des idées dans le monde. Mais cette victoire n'est que la partie visible d'une autre bien plus profonde qui s'enracine dans une réalité matérielle. En dépit de - ou peut-être grâce à - ses crises, le capitalisme, dont l'unique but est la recherche de profit, connaît aujourd'hui une mutation de grande ampleur. Sous l'égide de la finance devenue mondiale, il porte l'exploitation du travail salarié à un point jamais atteint dans la mesure où toutes les activités humaines sont soumises à l'impératif de rentabilité, où la concurrence finit de ruiner toutes les petites productions individuelles surtout dans les pays pauvres, et où la privatisation des services publics et des ressources naturelles est programmée par les élites économiques et politiques.

Ce n'est donc pas la régulation de plus en plus libérale du capitalisme qui est la cause des dégradations sociales et écologiques. C'est le système lui-même dont la survie exige pour ses privilégiés que soit portée atteinte aux équilibres sociaux et écologiques fondamentaux. La hausse des cours boursiers suppose des plans de licenciement à répétition et la hausse des dividendes versés aux actionnaires impose que les salaires augmentent moins vite que la productivité du travail. Et les grandes puissances s'apprêtent à faire de la protection de la nature un nouveau gisement de profit : polluer pour pouvoir dépolluer ensuite et en confier la maîtrise à un marché des droits de polluer.

Elle est capitaliste. Le piège se referme donc. Au lieu de remettre en cause le système capitaliste et, par voie de conséquence, sa justification et le projet de ses idéologues libéraux, le combat est dévié et dévoyé vers la seule contestation de la forme libérale de sa régulation. Le capitalisme est une organisation de la société dans laquelle le travail salarié est exploité par le capital. La libéralisation accélérée du système depuis vingt-cinq ans fut un choix des classes dominantes pour faciliter et achever le processus de marchandisation du monde affublé de l'euphémisme « mondialisation ».
Que doit-on contester : le capitalisme ou simplement la forme libérale de sa régulation ?
Suffirait-il de limiter la spéculation permise par l'ouverture des frontières financières ? Ce serait oublier que derrière la spéculation il y a toujours l'exploitation capitaliste[2].

La dictature des marchés financiers est-elle seule en cause ? Elle ne serait pas possible durablement si l'exploitation du travail n'était pas renforcée : la bulle financière est le résultat mécanique de la précarité, de la flexibilité, des licenciements et de l'appropriation par le capital des gains de productivité. La spéculation se nourrit du rapt de la valeur créée par les travailleurs dans la production.[3]

Le démantèlement des services publics prévu par l'AGCS est-il une lubie d'une OMC trop libérale ? La stratégie des grands groupes capitalistes est de s'emparer des richesses collectives non marchandes telle que l'éducation, la culture, la santé et toute la protection sociale, comme elles l'ont déjà fait pour l'eau et les transports. Encore un rapt !

Est-ce pour améliorer le financement des retraites qu'il est envisagé de le confier à des fonds de pension ? C'est pour accroître la rentabilité des détenteurs de capitaux originaires des pays riches qui iraient investir dans les pays en voie de développement. Toujours du rapt, au détriment des plus pauvres déjà mis en coupe réglée par le FMI et la Banque mondiale à travers leurs plans d'ajustement structurel. Si l'on en veut une preuve, on peut la trouver chez les partisans de la régulation du capitalisme. On se souvient qu'un député « de gauche » affirmait qu'il fallait faire payer nos retraites par les Chinois[4].
Une équipe d'économistes bien en vue persiste en signant : « La population à forte épargne des pays développés et vieillissants subirait une baisse de rentabilité de sa richesse financière si elle devait investir exclusivement dans des droits de propriété sur le capital interne. Cependant, l'intégration mondiale des marchés de capitaux lui permet d'investir dans les droits de propriété sur le capital productif des zones où la population active est en forte croissance. [.] Les épargnants des zones riches seront donc mieux rémunérés qu'ils ne le seraient en autarcie. »[5]
Faut-il crier haro sur G.W. Bush qui refuse de ratifier le protocole de Kyoto sur la réduction de l'émission de gaz à effet de serre et dire bravo à J. Chirac qui en demande l'application ? Ce protocole organise la privatisation de la nature par la mise en place d'un marché des droits de polluer. C'est le rapt des richesses naturelles : au lieu d'être captées et dévastées essentiellement par les États-Unis, elles le seraient par tous les pays riches.

La baisse des impôts est-elle la petite merveille annoncée ? Elle représente une prime versée aux plus riches pour qu'ils aient davantage de capitaux à placer, c'est-à-dire qu'ils puissent exploiter davantage le travail.
Retour à la case départ : rapt !

Le libéralisme économique est un mode de régulation du capitalisme. Les outrances du premier rendent plus apparents les méfaits du second. Pourrions-nous nous contenter de dénoncer l'un sans toucher à l'autre : non à la spéculation mais oui à l'exploitation ? La spéculation serait combattue, mais une certaine tolérance serait admise envers l'exploitation de la force de travail. Ce serait contradictoire car la spéculation reposant sur l'exploitation, l'impératif capitaliste de l'exploitation ferait réapparaître aussitôt la spéculation.

Le contresens qui aboutit à substituer le qualificatif de libéral à celui de capitaliste affaiblit le mouvement social car il débouche sur une contradiction : alors que l'on lutte contre le libéralisme, l' exigence du profit capitaliste le fait renaître sans cesse par nécessité d'un discours de légitimation du système et d'une pratique politique pour le mettre en ouvre. La lutte contre le capitalisme englobe celle contre le libéralisme économique mais l'inverse n'est pas vrai. La difficulté politique vient du fait qu'il faut modifier les règles de régulation pour préparer les conditions de la fin du capitalisme et non pour en assurer la pérennité. Autrement dit, la remise en cause du libéralisme est une condition nécessaire, mais elle est loin d'être suffisante.

Le choix entre deux objectifs

Le choix entre une stratégie antilibérale et une stratégie anticapitaliste se résume ainsi : son premier terme s'exprime très clairement sous la plume de René Passet : « il s'agit, à partir de l'extension des technologies humaines à l'espace planétaire (mondialisation), de s'interroger sur la conduite à tenir : suppression de toute tentative de régulation politique du phénomène, afin d'en favoriser le déploiement, avec toutes ses conséquences, ou bien, à l'opposé, maintien ou renforcement de la régulation en raison de certaines de ses conséquences pour la "communauté humaine" ? »[6].

Cette problématique me paraît insuffisante, et donc fausse, et elle doit être remplacée par la suivante : à partir d'une analyse du capitalisme comme système ne pouvant qu'exploiter l'homme et la nature, se fixer comme objectif horizon la fin de ce système avec, immédiatement, une maîtrise politique démocratique non pour le pérenniser mais pour rendre possible son dépassement. Dans le premier cas, le capitalisme est considéré comme un ordre désormais éternel et immuable dont il faut juste corriger les excès. Dans le second, les êtres humains gardent l'avenir ouvert à d'autres possibles. D'un côté, la fatalité de l'histoire, de l'autre, le sens qu'on lui donne et seulement celui-là. Parler de mondialisation et d'anti-mondialisation sans qualification ou sans autre qualification que libérale à la place de capitaliste est un non-sens.
Enfin, l'éloge du mondialisme[7] est bâti sur une hypothèse douteuse qui renoue avec le naturalisme libéral[8] : il existerait des droits humains indépendamment de l'organisation sociale. Mais, à l'inverse, la négation de l'universalisme de certaines valeurs se fait au nom d'une valeur jugée universelle : le respect de toutes les cultures[9].
Dans les deux cas, l'absolutisation du mondialisme représente un raisonnement vicié. De même, ni libre-échange ni le protectionnisme n'ont de légitimité absolue. Le libre-échange ne doit progresser qu'en proportion de la capacité que nous avons à faire en sorte qu'il ne détruise pas les sociétés, les cultures et les savoir-faire humains. A cet égard, la capacité pour chaque peuple de conserver une large autonomie alimentaire est essentielle. En retour, le protectionnisme n'est qu'un palliatif temporaire au manque de coopération et aux inégalités de puissance. Si le monde doit évoluer vers plus de liberté économique, ce ne peut être qu'en subordonnant celle-ci à la liberté humaine et à la mise en place de règles de coopération et non pas de règles organisant la victoire des plus forts sur les plus faibles.[10]

La mondialisation ne peut ni être « heureuse » à la Alain Minc, ni « à visage humain » à la Michel Camdessus. Elle ne peut l'être tant que les uns vivent sur le dos des autres. Pour ou contre la mondialisation est le genre de faux débat qui permet d'éviter le vrai : pour ou contre la marchandisation capitaliste.

Faire le choix d'un combat contre le capitalisme n'est pas un retour à la croyance au grand soir. C'est se fixer un cap bien plus réaliste que de croire que le monde peut continuer de tourner éternellement avec autant d'injustices et de dégradations. Une association comme ATTAC n'est en soi, au départ, ni exclusivement antilibérale, ni foncièrement anticapitaliste. Elle se trouve être à la jonction des luttes se situant sur des terrains différents mais de plus en plus voisins : les luttes de classes au sens traditionnel et les luttes contre les multiples aberrations sociales et écologiques. De ce fait, elle est évidemment traversée par les contradictions de la société et des aspirations diverses s'y expriment. Ce n'est pas un handicap si le débat démocratique y demeure, et, au contraire, cela peut se révéler être un atout pour accélérer la prise de conscience du plus grand nombre. En tout cas, elle est en France l'un des rares lieux où se forge aujourd'hui une culture de la radicalité. On eût aimé que les débats qu'elle a impulsés et imposés sur la place publique depuis trois ans fussent pris en charge par les organisations syndicales et politiques engluées dans un social-libéralisme encore plus dangereux qu'un simple anti-libéralisme.

L'évolution du capitalisme est telle que sont réunies les bases objectives d'une jonction des luttes sur le terrain de la production - terrain traditionnel de la lutte des classes - avec celles menées hors de la production comme l'alimentation, l'écologie, le cadre de vie, le logement et les services publics. Ces bases sont aujourd'hui réunies car le capitalisme a vocation de s'emparer de tout et de tout broyer sous sa logique glacée. Le prolétariat est exploité parce qu'il est dépossédé d'une grande partie de ce qu'il produit mais il est aussi aliéné par le fait que le capitalisme lui happe non seulement son temps de travail mais, de surcroît, et de plus en plus, tout son temps de vie ainsi que les conditions mêmes de sa vie, l'air, l'eau et son savoir. Mais s'il y a des choses que le capital pourra difficilement nous arracher, ce sont notre capacité d'indignation et notre capacité de raisonnement qui nourrissent nos capacités de résistance et de propositions.

[1] . Ce texte est celui d'une conférence au colloque des Nuits atypiques de Langon le 1er août 2001. Il résume un texte beaucoup plus important « De l'anti-libéralisme à l'anticapitalisme », à paraître aux Editions du Passant Ordinaire.

[2] . Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes », Le Passant Ordinaire, n° 32, décembre 2000-janvier 2001.

[3] . Voir J.M. Harribey, « L'entreprise sans usines ou la captation de la valeur », Le Monde, 3 juillet 2001.

[4] . J.C. Boulard, « Réflexion faite, oui aux fonds de pension », Le Monde, 13 novembre 1998 ; en réponse à J.M. Harribey, « Répartition ou capitalisation :on ne finance jamais sa propre retraite », Le Monde, 6 novembre 1998.

[5] . M. Aglietta, J. Château, J. Fayolle, J. Le Cacheux, V. Touze, M.Julliard, « L'avenir de nos retraites face à la globalisation financière : une exploration du modèle INGENUE », La Lettre du CPII, n° 200, avril 2001, dans Problèmes économiques, n° 2722, 18 juillet 2001.

[6] . R. Passet, Éloge du mondialisme par un "anti" présumé, Paris, Fayard, 2001, p. 26.

[7] . R. Passet, op. cit. Le livre de R. Passet évite à mon avis l'écueil d'un mondialisme défini par référence aux valeurs occidentales : par exemple, il réfute l'idéologie de la domestication de la nature héritée du siècle des Lumières. En ce sens, il échappe à l'une des critiques exprimées ci-dessus. En revanche, sa problématique antilibérale n'est pas à la hauteur du constat sévère qu'il dresse : d'un côté, une critique radicale : « la rapacité du capital » [p. 23],« la rapacité de la finance » [p. 27], « Les rapaces n'avaient pas de temps à perdre » [p. 57] ; de l'autre, des propos ambigus : « L'entrepreneur - on ne le lui reprochera pas - a toujours recherché son intérêt. Mais il est arrivé que ce dernier coïncide avec celui de ses salariés. Rien de tel lorsque le pouvoir passe aux mains du financier. » [p. 56].

[8] . Pour un complément sur les prétendues lois naturelles de l'économie, voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie », Le Passant Ordinaire, n° 33, février-mars 2001, reproduit dans ATTAC info, Le grain de sable, n° 252, 10 juillet 2001 ; « Le plaisir, la souffrance et l'économiste : Introduction à l'épistémologie de l'économie », Le Passant Ordinaire, n° 34, avril-mai 2001, reproduit dans ATTAC info, Le grain de sable, n° 248, 20 juin 2001.

[9] . S. Latouche, « Les mirages de l'occidentalisation du monde : En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde diplomatique, mai 2001 ; J. Toiser, « Pour une critique de l'idéologie des droits de l'homme », Actes du colloque régional « Mondialisation et émancipation humaine », Bordeaux, 16 au 21 octobre 2000, Espaces Marx, p. 48-51.

[10] . Voir J.M. Harribey, « Quelle (anti)mondialisation ? », Le Passant Ordinaire, n° 30, août-septembre 2000.

SOURCE : COURRIEL D'INFORMATION ATTAC (n°259) Vendredi 24/08/01 http://attac.org/


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