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Origine : http://perso.wanadoo.fr/chretiens.daujourdhui/mondialisation202.htm
ou sur le site d'Attac http://www.attac.org/fra/list/doc/harribey7.htm
Nous vous proposons ici une analyse assez radicale parce qu'elle
donne à réfléchir même si on ne se trouve pas en accord avec ses présupposés
idéologiques. D'autres analyses suivront, toujours dans la perspective
de se donner des repères ! (Ndlr.)
Après Gênes, la radicalisation de l'opposition à la « mondialisation
» et la violence de la répression rendent nécessaire d'identifier
clairement l'adversaire. S'agit-il de mettre en échec le libéralisme
qualifié parfois de néo ou d'ultra et avec lui la « mondialisation
libérale » ou s'agit-il d'autre chose ? Pourquoi la critique du capitalisme
a-t-elle fait place à celle du libéralisme avec l'approbation implicite
de la plupart des contestataires qui se qualifient eux-mêmes d'«anti-mondialistes
anti-libéraux » quand ce n'est pas de « mondialistes antilibéraux
» ? Un énorme contresens s'est installé dans le débat public dont
la responsabilité incombe en partie aux faiseurs d'opinion
qui propagent l'idéologie favorable au système économique capitaliste,
mais également aux contestataires les plus radicaux qui se sont enfermés
eux-mêmes dans une suite de faux débats. L'évolution économique contemporaine
est appelée « mondialisation libérale » tant par ses apologistes
que par ses critiques. Ce consensus est un piège redoutable pour ceux
qui luttent contre les méfaits de la dite «mondialisation libérale
» et qui affirment qu'« un autre monde est possible ». Il repose sur
un contresens aussi absurde que pervers. Un glissement sémantique
a rendu obscure la différence entre capitalisme et libéralisme,
la critique du second se substituant à celle du premier, mais au prix
d'une contradiction théorique et d'une paralysie politique. Ce n'est
pas tout, car ce contresens est lui-même dissimulé par une opposition
simpliste entre adversaires de la mondialisation et partisans d'une
certaine mondialisation qui n'aurait rien à voir avec celle en cours
aujourd'hui. Ce petit texte essaie de contribuer à la levée de ces
malentendus. La mondialisation n'est pas d'abord
libérale
Qualifier le processus de mondialisation des activités économiques
de « libéral » est une erreur. Parce que le libéralisme n'est pas
un système entendu comme une organisation économique et sociale concrète
mais relève du domaine des idées. L'erreur est d'autant plus regrettable
que le libéralisme présente deux facettes distinctes quoique liées
entre elles.
1) Le libéralisme est une philosophie politique qui met l'individu
libre au centre de sa problématique.
2) C'est aussi une doctrine économique qui elle-même contient
deux volets.
21) Le premier est une justification du capitalisme fondée sur le
fait que la propriété privée serait un droit naturel - et non pas
circonstanciel et lié à une société particulière, datée historiquement
- et qu'ainsi la recherche de l'intérêt individuel conduirait au bien-être
général.
22) Il en découle un discours normatif sur ce capitalisme qui constitue
le second volet du libéralisme économique : la régulation de la société
doit se faire par le libre jeu des mécanismes de marché, hors de toute
intervention publique.
Nous avons vu certes au cours du dernier quart du XXème siècle se
répandre dans le monde entier certains des préceptes libéraux : le
libéralisme politique a d'une part été réduit au libéralisme économique,
et d'autre part celui-ci a été défini par la seule liberté de circuler
pour les capitaux. Alors que le libéralisme politique affiche la liberté
pour tous comme un principe fondamental, le libéralisme économique
ne retient que la liberté pour ceux qui possèdent du capital. Le libéralisme
économique a pour l'instant incontestablement gagné la bataille des
idées dans le monde. Mais cette victoire n'est que la partie visible
d'une autre bien plus profonde qui s'enracine dans une réalité matérielle.
En dépit de - ou peut-être grâce à - ses crises, le capitalisme, dont
l'unique but est la recherche de profit, connaît aujourd'hui une
mutation de grande ampleur. Sous l'égide de la finance devenue
mondiale, il porte l'exploitation du travail salarié à un point jamais
atteint dans la mesure où toutes les activités humaines sont soumises
à l'impératif de rentabilité, où la concurrence finit de ruiner toutes
les petites productions individuelles surtout dans les pays pauvres,
et où la privatisation des services publics et des ressources naturelles
est programmée par les élites économiques et politiques.
Ce n'est donc pas la régulation de plus en plus libérale du capitalisme
qui est la cause des dégradations sociales et écologiques. C'est le
système lui-même dont la survie exige pour ses privilégiés que soit
portée atteinte aux équilibres sociaux et écologiques fondamentaux.
La hausse des cours boursiers suppose des plans de licenciement à
répétition et la hausse des dividendes versés aux actionnaires impose
que les salaires augmentent moins vite que la productivité du travail.
Et les grandes puissances s'apprêtent à faire de la protection de
la nature un nouveau gisement de profit : polluer pour pouvoir dépolluer
ensuite et en confier la maîtrise à un marché des droits de polluer.
Elle est capitaliste. Le piège se referme donc. Au lieu de remettre
en cause le système capitaliste et, par voie de conséquence, sa justification
et le projet de ses idéologues libéraux, le combat est dévié et dévoyé
vers la seule contestation de la forme libérale de sa régulation.
Le capitalisme est une organisation de la société dans laquelle le
travail salarié est exploité par le capital. La libéralisation accélérée
du système depuis vingt-cinq ans fut un choix des classes dominantes
pour faciliter et achever le processus de marchandisation du monde
affublé de l'euphémisme « mondialisation ».
Que doit-on contester : le capitalisme ou simplement la forme libérale
de sa régulation ?
Suffirait-il de limiter la spéculation permise par l'ouverture des
frontières financières ? Ce serait oublier que derrière la spéculation
il y a toujours l'exploitation capitaliste[2].
La dictature des marchés financiers est-elle seule en cause ? Elle
ne serait pas possible durablement si l'exploitation du travail n'était
pas renforcée : la bulle financière est le résultat mécanique de la
précarité, de la flexibilité, des licenciements et de l'appropriation
par le capital des gains de productivité. La spéculation se nourrit
du rapt de la valeur créée par les travailleurs dans la production.[3]
Le démantèlement des services publics prévu par l'AGCS est-il une
lubie d'une OMC trop libérale ? La stratégie des grands groupes capitalistes
est de s'emparer des richesses collectives non marchandes telle
que l'éducation, la culture, la santé et toute la protection sociale,
comme elles l'ont déjà fait pour l'eau et les transports.
Encore un rapt !
Est-ce pour améliorer le financement des retraites qu'il est envisagé
de le confier à des fonds de pension ? C'est pour accroître la rentabilité
des détenteurs de capitaux originaires des pays riches qui iraient
investir dans les pays en voie de développement. Toujours du rapt,
au détriment des plus pauvres déjà mis en coupe réglée par le FMI
et la Banque mondiale à travers leurs plans d'ajustement structurel.
Si l'on en veut une preuve, on peut la trouver chez les partisans
de la régulation du capitalisme. On se souvient qu'un député « de
gauche » affirmait qu'il fallait faire payer nos retraites par les
Chinois[4].
Une équipe d'économistes bien en vue persiste en signant : « La population
à forte épargne des pays développés et vieillissants subirait une
baisse de rentabilité de sa richesse financière si elle devait investir
exclusivement dans des droits de propriété sur le capital interne.
Cependant, l'intégration mondiale des marchés de capitaux lui permet
d'investir dans les droits de propriété sur le capital productif des
zones où la population active est en forte croissance. [.] Les épargnants
des zones riches seront donc mieux rémunérés qu'ils ne le seraient
en autarcie. »[5]
Faut-il crier haro sur G.W. Bush qui refuse de ratifier le protocole
de Kyoto sur la réduction de l'émission de gaz à effet de serre et
dire bravo à J. Chirac qui en demande l'application ? Ce protocole
organise la privatisation de la nature par la mise en place d'un marché
des droits de polluer. C'est le rapt des richesses naturelles : au
lieu d'être captées et dévastées essentiellement par les États-Unis,
elles le seraient par tous les pays riches.
La baisse des impôts est-elle la petite merveille annoncée ? Elle
représente une prime versée aux plus riches pour qu'ils aient davantage
de capitaux à placer, c'est-à-dire qu'ils puissent exploiter davantage
le travail.
Retour à la case départ : rapt !
Le libéralisme économique est un mode de régulation du capitalisme.
Les outrances du premier rendent plus apparents les méfaits du second.
Pourrions-nous nous contenter de dénoncer l'un sans toucher à l'autre
: non à la spéculation mais oui à l'exploitation ? La spéculation
serait combattue, mais une certaine tolérance serait admise envers
l'exploitation de la force de travail. Ce serait contradictoire car
la spéculation reposant sur l'exploitation, l'impératif capitaliste
de l'exploitation ferait réapparaître aussitôt la spéculation.
Le contresens qui aboutit à substituer le qualificatif de libéral
à celui de capitaliste affaiblit le mouvement social car il débouche
sur une contradiction : alors que l'on lutte contre le libéralisme,
l' exigence du profit capitaliste le fait renaître sans cesse par
nécessité d'un discours de légitimation du système et d'une pratique
politique pour le mettre en ouvre. La lutte contre le capitalisme
englobe celle contre le libéralisme économique mais l'inverse n'est
pas vrai. La difficulté politique vient du fait qu'il faut
modifier les règles de régulation pour préparer les conditions de
la fin du capitalisme et non pour en assurer la pérennité. Autrement
dit, la remise en cause du libéralisme est une condition nécessaire,
mais elle est loin d'être suffisante.
Le choix entre deux objectifs
Le choix entre une stratégie antilibérale et une stratégie
anticapitaliste se résume ainsi : son premier terme s'exprime
très clairement sous la plume de René Passet : « il s'agit, à partir
de l'extension des technologies humaines à l'espace planétaire (mondialisation),
de s'interroger sur la conduite à tenir : suppression de toute tentative
de régulation politique du phénomène, afin d'en favoriser le déploiement,
avec toutes ses conséquences, ou bien, à l'opposé, maintien ou renforcement
de la régulation en raison de certaines de ses conséquences pour la
"communauté humaine" ? »[6].
Cette problématique me paraît insuffisante, et donc fausse, et elle
doit être remplacée par la suivante : à partir d'une analyse du capitalisme
comme système ne pouvant qu'exploiter l'homme et la nature, se fixer
comme objectif horizon la fin de ce système avec, immédiatement, une
maîtrise politique démocratique non pour le pérenniser mais pour rendre
possible son dépassement. Dans le premier cas, le capitalisme est
considéré comme un ordre désormais éternel et immuable dont il faut
juste corriger les excès. Dans le second, les êtres humains gardent
l'avenir ouvert à d'autres possibles. D'un côté, la fatalité de l'histoire,
de l'autre, le sens qu'on lui donne et seulement celui-là. Parler
de mondialisation et d'anti-mondialisation sans qualification ou sans
autre qualification que libérale à la place de capitaliste est un
non-sens.
Enfin, l'éloge du mondialisme[7] est bâti sur une hypothèse douteuse
qui renoue avec le naturalisme libéral[8] : il existerait des droits
humains indépendamment de l'organisation sociale. Mais, à l'inverse,
la négation de l'universalisme de certaines valeurs se fait au nom
d'une valeur jugée universelle : le respect de toutes les cultures[9].
Dans les deux cas, l'absolutisation du mondialisme représente un raisonnement
vicié. De même, ni libre-échange ni le protectionnisme n'ont de légitimité
absolue. Le libre-échange ne doit progresser qu'en proportion de la
capacité que nous avons à faire en sorte qu'il ne détruise pas les
sociétés, les cultures et les savoir-faire humains. A cet égard, la
capacité pour chaque peuple de conserver une large autonomie alimentaire
est essentielle. En retour, le protectionnisme n'est qu'un palliatif
temporaire au manque de coopération et aux inégalités de puissance.
Si le monde doit évoluer vers plus de liberté économique, ce ne peut
être qu'en subordonnant celle-ci à la liberté humaine et à la
mise en place de règles de coopération et non pas de règles organisant
la victoire des plus forts sur les plus faibles.[10]
La mondialisation ne peut ni être « heureuse » à la Alain Minc, ni
« à visage humain » à la Michel Camdessus. Elle ne peut l'être tant
que les uns vivent sur le dos des autres. Pour ou contre la mondialisation
est le genre de faux débat qui permet d'éviter le vrai : pour
ou contre la marchandisation capitaliste.
Faire le choix d'un combat contre le capitalisme n'est pas un retour
à la croyance au grand soir. C'est se fixer un cap bien plus réaliste
que de croire que le monde peut continuer de tourner éternellement
avec autant d'injustices et de dégradations. Une association comme
ATTAC n'est en soi, au départ, ni exclusivement antilibérale, ni foncièrement
anticapitaliste. Elle se trouve être à la jonction des luttes se situant
sur des terrains différents mais de plus en plus voisins : les luttes
de classes au sens traditionnel et les luttes contre les multiples
aberrations sociales et écologiques. De ce fait, elle est évidemment
traversée par les contradictions de la société et des aspirations
diverses s'y expriment. Ce n'est pas un handicap si le débat démocratique
y demeure, et, au contraire, cela peut se révéler être un atout pour
accélérer la prise de conscience du plus grand nombre. En
tout cas, elle est en France l'un des rares lieux où se forge aujourd'hui
une culture de la radicalité. On eût aimé que les débats qu'elle
a impulsés et imposés sur la place publique depuis trois ans fussent
pris en charge par les organisations syndicales et politiques engluées
dans un social-libéralisme encore plus dangereux qu'un simple anti-libéralisme.
L'évolution du capitalisme est telle que sont réunies les bases objectives
d'une jonction des luttes sur le terrain de la production - terrain
traditionnel de la lutte des classes - avec celles menées hors de
la production comme l'alimentation, l'écologie, le cadre de vie, le
logement et les services publics. Ces bases sont aujourd'hui réunies
car le capitalisme a vocation de s'emparer de tout et de tout broyer
sous sa logique glacée. Le prolétariat est exploité parce qu'il est
dépossédé d'une grande partie de ce qu'il produit mais il est aussi
aliéné par le fait que le capitalisme lui happe non seulement son
temps de travail mais, de surcroît, et de plus en plus, tout son temps
de vie ainsi que les conditions mêmes de sa vie, l'air, l'eau et son
savoir. Mais s'il y a des choses que le capital pourra difficilement
nous arracher, ce sont notre capacité d'indignation et notre capacité
de raisonnement qui nourrissent nos capacités de résistance et de
propositions.
[1] . Ce texte est celui d'une conférence au colloque des Nuits atypiques
de Langon le 1er août 2001. Il résume un texte beaucoup plus important
« De l'anti-libéralisme à l'anticapitalisme », à paraître aux Editions
du Passant Ordinaire.
[2] . Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes
», Le Passant Ordinaire, n° 32, décembre 2000-janvier 2001.
[3] . Voir J.M. Harribey, « L'entreprise sans usines ou la captation
de la valeur », Le Monde, 3 juillet 2001.
[4] . J.C. Boulard, « Réflexion faite, oui aux fonds de pension »,
Le Monde, 13 novembre 1998 ; en réponse à J.M. Harribey, « Répartition
ou capitalisation :on ne finance jamais sa propre retraite », Le Monde,
6 novembre 1998.
[5] . M. Aglietta, J. Château, J. Fayolle, J. Le Cacheux, V. Touze,
M.Julliard, « L'avenir de nos retraites face à la globalisation financière
: une exploration du modèle INGENUE », La Lettre du CPII, n° 200,
avril 2001, dans Problèmes économiques, n° 2722, 18 juillet 2001.
[6] . R. Passet, Éloge du mondialisme par un "anti" présumé, Paris,
Fayard, 2001, p. 26.
[7] . R. Passet, op. cit. Le livre de R. Passet évite à mon avis l'écueil
d'un mondialisme défini par référence aux valeurs occidentales : par
exemple, il réfute l'idéologie de la domestication de la nature héritée
du siècle des Lumières. En ce sens, il échappe à l'une des critiques
exprimées ci-dessus. En revanche, sa problématique antilibérale n'est
pas à la hauteur du constat sévère qu'il dresse : d'un côté, une critique
radicale : « la rapacité du capital » [p. 23],« la rapacité de la
finance » [p. 27], « Les rapaces n'avaient pas de temps à perdre »
[p. 57] ; de l'autre, des propos ambigus : « L'entrepreneur - on ne
le lui reprochera pas - a toujours recherché son intérêt. Mais il
est arrivé que ce dernier coïncide avec celui de ses salariés. Rien
de tel lorsque le pouvoir passe aux mains du financier. » [p. 56].
[8] . Pour un complément sur les prétendues lois naturelles de l'économie,
voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie », Le
Passant Ordinaire, n° 33, février-mars 2001, reproduit dans ATTAC
info, Le grain de sable, n° 252, 10 juillet 2001 ; « Le plaisir, la
souffrance et l'économiste : Introduction à l'épistémologie de l'économie
», Le Passant Ordinaire, n° 34, avril-mai 2001, reproduit dans ATTAC
info, Le grain de sable, n° 248, 20 juin 2001.
[9] . S. Latouche, « Les mirages de l'occidentalisation du monde :
En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde
diplomatique, mai 2001 ; J. Toiser, « Pour une critique de l'idéologie
des droits de l'homme », Actes du colloque régional « Mondialisation
et émancipation humaine », Bordeaux, 16 au 21 octobre 2000, Espaces
Marx, p. 48-51.
[10] . Voir J.M. Harribey, « Quelle (anti)mondialisation ? », Le Passant
Ordinaire, n° 30, août-septembre 2000.
SOURCE : COURRIEL D'INFORMATION ATTAC (n°259) Vendredi 24/08/01 http://attac.org/
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