Origine : http://prison.eu.org/article.php3?id_article=3223
Comment répondre au rythme déshumanisant du temps
carcéral sans repères spatio-temporels ? Jacques Lesage
de La Haye nous livre son expérience.
Lorsque le détenu est condamné, se pose la question
de la durée de la peine. S’il s’agit de perpétuité,
avec une peine incompressible de vingt ou trente ans, il ne reste
plus d’espoir. A partir de quarante ou cinquante ans, pour
le détenu, c’est vécu comme une condamnation
à mort.
Mais l’être humain est un incorrigible optimiste, même
s’il existe un fort pourcentage de désespérés.
Il s’accroche à la moindre parcelle d’utopie.
Des milliers de concentrationnaires ont accepté de survivre
dans les conditions atroces du camp de Treblinka, parce qu’ils
savaient que quelques centaines d’entre eux réussiraient
à s’évader. Si le quinquagénaire a été
condamné à une peine de sûreté de dix-huit
ans, il se dit qu’il sortira avant soixante-dix ans et qu’il
a peut-être une chance de vivre quelques années en
liberté.
De même, le prisonnier âgé de trente ans garde
les yeux fixés sur la borne des soixante, avec son incompressible
de trente ans. Il aménage le temps à l’intérieur
d’une “ spirale de métal ”, comme le dit
si bien François Boujon à la maison d’arrêt
de Bois d’Arcy, ou bien s’installe dans un cadre a-temporel,
qui transforme sa prison en cryo-pénitentier (cf. “
Demolition Man ”).
Le choc de l’arrestation est tellement violent que c’est
comme si le temps s’arrêtait. Puis le second choc, celui
de l’incarcération, enfonce le prisonnier dans une
chape de béton qui ressemble à un tombeau. L’individu
se retrouve en état de stupeur. Il lui est impossible d’intégrer
l’événement. Le passage de la vie à la
mort lente est inimaginable pour toute personne qui n’est
pas allée en prison. Il a pourtant été beaucoup
écrit sur le sujet. Mais sans doute résistons-nous
à de telles vérités qui nous glacent d’horreur.
Il est difficile d’admettre que les prisons sont des mouroirs
et constituent, en fait, de vastes chambres de torture. La conscience
que l’on dérange se venge par le silence.
Quoi qu’il en soit, l’immobilité forcée,
le manque d’air, l’impuissance obligée, l’arbitraire
de la porte fermée, l’incertitude quant à l’avenir
et l’angoisse de l’enfermement, parfois claustrophobique,
contribuent à plonger le détenu dans un état
de confusion vertigineux.
Lorsque la souffrance est trop atroce...
La période de crise initiale, par sa violence traumatique,
entraîne un maximum de suicides. Pour beaucoup, la condensation
du temps, la perte des repères, la restriction spatiale et
l’absence de futur entraînent un désespoir sans
fond. Le sujet se sent pris dans une souricière. Il ne lui
reste plus de solution. L’espace, en se resserrant, abolit
le temps. C’est l’étouffement statique.
Aucune dynamique n’existe plus. Et la femme ou l’homme,
pris dans une telle nasse, n’a plus qu’une issue. Il
supprime le problème, au lieu de le résoudre, selon
la formule d’Albert Camus. Lorsque la souffrance est trop
atroce, il n’existe qu’une seule urgence : la faire
cesser, quel que soit le moyen. L’effroi du citoyen libre
et rationnel ne traduit rien d’autre que le télescopage
de deux univers incompatibles, bien que conjoints.
A partir de là, pour les rescapés du suicide de la
première heure - en prison, ne l’oublions pas, on se
suicide dix fois plus qu’à l’extérieur
- tout est possible. La question-clef se pose dès lors :
“ Comment vais-je m’organiser pour effectuer ma peine
? ”
Et les réponses affluent :
Je vais attendre le jugement.
Je monte une cavale.
Je fais du sport.
J’entreprends des études.
Je crois en Dieu, ou je fais semblant, et je vais au culte ou à
la messe. En plus, ça me permettra de voir des potes.
Je dénonce le non-respect des droits de la personne incarcérée
et je me positionne dans le statut de prisonnier en lutte.
J’essaie de travailler par tous les moyens (un détenu
sur deux est au chômage), afin de cantiner revues, télé,
radio, cassettes, vêtements... Je consomme pour oublier.
Je m’enferme dans l’obsession sexuelle et essaie de
compenser la frustration par les livres, les journaux et la télévision,
si le parloir ? ? ? ? ? ? ?
Je m’enfonce dans le délire, pour échapper
à l’insurmontable réalité.
Je m’envole dans l’imaginaire : j’écris,
je peins, je fais de la musique, je m’immerge dans l’univers
informatique...
Il existe beaucoup d’autres solutions. Tout le problème
est la réappropriation du temps. Il n’est pas possible
d’accepter d’être ainsi sadisé, à
moins d’être masochiste. Le temps est synonyme de vie.
Et la prison se définit comme la non-vie. Celui qui nous
balance en pleine tête : “ Je suis un mort-vivant ”,
ou “ Je me suis masturbé quatre mille fois ”
nous signifie qu’il est quelque part mort.
Se métamorphoser en machine de guerre
Or, cela se vérifie par l’étranglement de l’espace
que réalise le temps immobile. Si le temps se contracte au
point de ne plus se dérouler en une ligne de vie naturelle,
il opère un véritable bétonnement autour de
l’espace. L’être se pétrifie, tombe en
léthargie, se met en parenthèses ou meurt à
petit feu.
Le problème de la culpabilité entre alors en ligne
de compte. Si le prisonnier a le sentiment d’avoir commis
une faute, il peut accepter partiellement ou totalement la punition.
Dans le contexte judéo-chrétien de notre civilisation,
c’est la dialectique du mal et de la rédemption par
la souffrance. Le crime ou le délit peut être vécu
par le “ coupable ” comme une faute de vie. Il se sanctionne
donc par une douleur infligée. C’est encore un peu
la loi du talion et la justice comme vengeance. Or, la vie se déroule
à travers le temps. Nous nous retrouvons dans la théorie
de la relativité. Et la plus implacable punition est celle
qui consiste à retirer des années de vie au “
fautif ”.
S’y soumettre, c’est se complaire dans la jouissance
morbide du pardon accordé grâce à la souffrance.
Nous comprenons très bien pourquoi la plupart des détenus
repoussent avec fureur l’idée même de culpabilité.
Ce serait accepter sur le mode masochiste la mort partielle, totale
ou symbolique qui leur est administrée par la société.
Ils mettent dès lors en place des mécanismes de défense,
de véritables blindages, contre cette reddition sans conditions.
C’est pourquoi ils sont si nombreux à devenir obsessionnels
ou paranoïaques. La prison est un univers totalitaire qui rend
fou. Pour s’en défendre, il est indispensable de se
métamorphoser en machine de guerre.
Alors, comment faire ? L’être humain naît, croît,
vieillit et meurt à travers le temps. Si l’on y regarde
de plus près, nous constatons que le temps n’est rien
d’autre que le déroulement de notre vie. En des termes
différents, il n’est rien d’autre que nous-mêmes
à la naissance, au cours de l’enfance, de l’adolescence,
de la vie adulte, de la vieillesse et de la mort. C’est une
autre façon de parler de nous-mêmes.
A partir de là, le prisonnier sait parfaitement qu’il
s’agit de lui et de personne d’autre. Son calcul va
être de prévoir à quel âge il pense sortir
de prison. Cela est-il jouable ? Ou vaut-il mieux essayer de s’évader
? En attendant, comment va-t-il s’y prendre, en attendant
la libération ?
Ces prévisions sont le principal de la vie des détenus.
Elles se tranforment souvent en “ cinéma ” et
en plans sur la comète. Va-t-il s’agir d’un projet
qui tient la route ou allons-nous déboucher sur des impasses
?
J’ai décidé de reprendre des études.
Cela va me demander des années. Je vais passer des examens
et entasser les diplômes. Comme ça, j’aurai plus
de chances de m’en sortir et de m’insérer.
Moi, je vais faire de la culture physique et me “ branler
”. Il faut passer le temps. Je ne suis pas un “ enculé
”. Je ne vais pas me mettre à plat-ventre devant l’administration
et jouer le jeu du bon détenu.
Le premier a réussi son insertion. Le second est mort.
Un autre paramètre est retenu par le détenu : le
temps qui passe. Même si le plus important est le jour “
J ” de la sortie, la “ quille ” pour les anciens
militaires, le problème de l’occupation du temps, dans
l’intervalle, reste primordial. Cela se traduira-t-il par
de l’occupationnel, du travail, de l’art, de la lutte
et de la résistance, de la culture ou de l’acquisition
du savoir ?
Un temps destructeur
L’idéal est la combinaison de temps “ à
tirer ”, de la préparation à la sortie et de
la mise en place d’un maximum d’atouts pour la réussite
de l’insertion. Tout dépend comment le prisonnier va
se le dire. Il peut ressentir le temps à passer en prison
comme un cadre écrasant et s’avouer incapable de le
gérer. C’est la porte ouverte à toutes les dérives.
Rien d’étonnant, en pareil cas, à ce qu’il
efface la réalité dans un délire irréversible.
Nous pouvons aussi comprendre qu’il préfère
se supprimer. Nous avons alors à nous interroger sur la lourdeur
des longues peines sensées améliorer les individus.
Elles sont tellement destructrices qu’elles finissent par
les tuer. Ils ne parviennent pas à supporter le laminage
qu’elle exerce sur eux sous couvert de les rééduquer
et de les réadapter.
Les opérations Kamikaze qui se soldent par une chute d’un
toit, une balle dans la peau sur un mur ou une prise d’otages
se terminant dans un bain de sang ne valent pas mieux. Elles signifient
clairement que le détenu a choisi d’en finir. Nous
rejoignons la mythologie du héros, qui tombe les armes à
la main et meurt debout.
Sans avoir le même panache ou la même énergie,
celui qui se lance dans une grève de la faim sans soutien
médiatique arrive à un résultat identique.
Le temps était trop long. Il a mieux valu mourir.
Qu’il en ait ou non clairement conscience, le prisonnier
qui refuse de se laisser étouffer par l’espace et désespérer
par le temps a davantage de chance de s’en sortir. Il se réapproprie
ces données et décide de se prendre en charge. A la
limite, il transcende les murs et relativise la durée. Le
temps n’est pas un espace à franchir. Il s’agit
tout simplement de moi qui vieillis. L’intolérable,
c’est que cela se fasse tandis que je ne vis pas
Comment vais-je y remédier ?
La première réponse consiste à retarder le
vieillissement, pour que la vie soit à nouveau possible après
la libération. Si je fais du sport, ce n’est pas pour
impressionner les camarades et les matons, en jouant les gros bras,
c’est seulement pour me forger une santé à toute
épreuve. Je dois rester jeune. Mon cœur fonctionne comme
une horloge. Mes muscles sont souples et résistants.
Je fais aussi attention à mon alimentation. J’étudie
la diététique et mange, outre le plaisir, pour nourrir
au mieux mon corps. J’essaie de dormir comme un bébé.
Si j’ai des insomnies, je fais de la relaxation ou du yoga.
Prendre soin de soi
Pour ma survie psychique, je choisis des livres, des émissions
et des films que j’utilise comme de véritables produits
de substitution. Je me réalise à travers les histoires
qui me sont racontées dans les romans ou au cinéma.
De même, en matière d’affectivité et de
sexualité, acculé à la plus totale misère,
je compense par les films et les livres-érotiques, les rêves,
les souvenirs, le courrier, les parloirs aseptisés et la
masturbation.
S’il est possible de décrocher une place à
l’atelier ou au service général, c’est
comme à l’extérieur. Cela permet de s’occuper,
de ne pas voir le temps passer et d’avoir de quoi cantiner.
Plus encore, c’est se donner les moyens de supporter ce présent
qui n’en finit pas et le rapprocher de ce futur qui se perd
à l’infini. Et, surtout, cela permet de s’améliorer,
d’arriver à un équilibre et de résister
à l’érosion de la mort lente.
En fait, au cœur de la prison, tout tourne autour du “
moi ”. C’est l’univers de la régression.
Il n’apparaît de progrès possible qu’en
prenant bien soin de soi. Maîtriser le temps, c’est
retarder l’usure du corps, surmonter la lassitude morale et
renforcer la pulsion de l’être vivant.
Nous avons trop tendance à nous en remettre au destin. C’est
la fatalité, dit-on. Il s’agit, en réalité,
de déterminismes que nous n’avons pas su prévoir
et analyser. La caractéristique de la prison est de nous
mettre le dos au mur. Instinctivement, nous réagissons ou
nous implosons. Le retour sur soi est inévitable. Encore
ne faut-il pas le prendre comme une obligation ou une punition,
même si le contexte général nous incite à
la honte, au repentir et à la contrition.
Le comble, pour un détenu, est d’arriver à
prendre son destin en main, alors que tout le déresponsabilise.
Mais ce peut être le secret de sa réussite. S’il
réalise que la souffrance qu’il a infligée à
autrui lui revient en boomerang, par le biais de la vengeance sociale,
il en déduit qu’il lui faut prendre soin de lui-même.
Il s’attachera à se faire du bien, ce qui lui permettra,
plus tard, de prendre conscience de l’existence de l’autre.
Il est désormais capable d’entraide et de solidarité.
Paisiblement et non pas dans la haine ou le désespoir.
Se réapproprier le temps, c’est inventer un art de
vivre qui développe le potentiel énergétique,
augmente l’ouverture du corps et de la pensée, et même
accroît la longévité de la matière.
En un mot, c’est ressourcer le dynamisme et la plasticité
du moi sur l’axe et dans la perspective de son orbite existentielle.
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