Le livre, on aimerait en parler comme d'un livre d'histoire. On voudrait
que son utilité se résume à nous éclairer sur l'évolution de la prison,
à nous apprendre ce que fut à une autre époque ce monde carcéral barbare.
Il faut espérer que demain, le plus tôt possible, La guillotine du
sexe ait perdu de sa nécessité.
Et pourtant. Paru pour la première fois en 1978 chez
Robert Laffont, re-publié en 1992 aux Editions du Monde Libertaire (1),
et récemment aux Editions de l'Atelier, l'ouvrage de Jacques Lesage
de la Haye semble devoir rester d'actualité encore pour un bon moment.
La raison en est simple, la France est véritablement lanterne rouge
en matière de droit à l'intimité en détention. Le parloir libre n'a
de libre que le nom - l'expression désigne un parloir sans séparation
et non sans surveillance - et le parloir intime, officiellement désigné
par « unité de visite familiale », est à l'étude depuis au moins treize
ans. Bien qu'inexcusable, cette lenteur est tout à fait compréhensible.
Elle tient, non pas à une complexité juridique ou technique insurmontable,
mais - faut-il s'en étonner ?- à un manque de volonté politique et à
la réticence des syndicats de surveillants (2).
Dénoncée par la Commission européenne des droits de
l'homme, par le Comité européen pour la prévention de la torture et
des peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou encore par l'OIP,
la situation ne manque pas de gravité. Pour le dire, Jacques Lesage
de la Haye a une formule qui, à la lumière de ce qu'il nous décrit,
est loin d'être exagérée : « La frustration affective et sexuelle
des détenus, ce n'est pas la privation de liberté, c'est la castration
pure et simple de l'être humain ».
Devant cette réalité tue pendant bien trop longtemps,
face à un tel tabou, il fallait une onde de choc dont l'épicentre ne
pouvait venir que de la prison. Aucun psychiatre, aucun visiteur, et
à plus forte raison aucun aumônier, n'aurait pu produire cet effet.
Jacques Lesage de la Haye, de par sa position très particulière de taulard
et de doctorant en psychologie, a réussi ce coup de force. Au-delà de
l'audace qu'il y avait à aborder un tel sujet, le caractère exceptionnel
de son livre, qui est la transposition de sa thèse de doctorat, tient
au fait que l'auteur a su faire s'exprimer les détenus sur cette question
o combien délicate de la sexualité.
Les effets que peuvent produire la frustration sont
effrayants. Ils vont de l'onanisme le plus obsessionnel à la folie profonde,
en passant par une homosexualité « de circonstance » qui sera bien souvent
sans suite à la sortie de prison. Et bien sûr, quantité de suicides
peuvent être aussi imputés à cette frustration.
Un tas de trafics et de combines s'organisent, comme
autant de tentatives de palliatifs.
La circulation de photos et revues pornographiques
constitue un véritable marché, les prix fluctuant avec l'offre et la
« qualité du produit » (3).
Blanc-Blanc, un des détenus de la centrale, est un gros client ; il
lui faut de quoi se masturber de trois à cinq fois dans la nuit.
Dédé loue les slips que sa femme lui donne en cachette
au parloir. « Pour beaucoup, Mado [la femme de Dédé] n'est qu'un
slip. Pour les privilégiés qui la voient régulièrement, elle est heureusement
plus que cela. Avec ses décolletés plongeants ou ses pulls collants,
ses pantalons moulants ou ses jupes ultra-courtes, elle est la femme
à l'image du rêve des prisonniers, le symbole du désir et de l'amour ».
Nénesse, d'origine paysanne, a été classé au jardin.
C'est là qu'il fait ses affaires avec la truie... « Un paquet de
gris pour tirer un coup » ".
Pour ce qui est de l'homosexualité, les choses sont
assez différentes (4).
Jacques Lesage de la Haye n'a pas observé de prostitution organisée
mais un système dominant-dominé bien plus subtil. « Il existe une
distinction, chez les prisonniers, entre homosexuels passif et actif.
Le premier entre dans la catégorie des individus les plus exploités.
C'est le "schbem" ou le "giron". Il se fait prendre en main par un homme,
à qui il sert de femme et d'esclave. Les autres détenus ne l'agressent
pas dans la mesure où son "mec" est respecté. Sinon, tout peut lui arriver
: il est traité comme un chien ».
Les tensions et conflits ne sont pas rares. Ainsi entre
Borgne et Dédé, voisins de cellule, tous deux voyeurs, chacun également
persuadé que c'est à lui que la fille de l'immeuble d'en face fait des
signes, et qui « par jalousie » en viendront aux mains.
A travers tous ces exemples, tous ces récits souvent
très détaillés, Jacques Lesage de la Haye nous donne à voir une réalité
dérangeante que nous ne pouvons ignorer. « La frustration affective
et sexuelle déstructure l'individu à plus ou moins long terme. Elle
l'oblige à s'enfermer dans un fonctionnement auto-érotique, quasi-cybernétique
(émetteur-récepteur), virtuel et parfois pervers, en totale rupture
de communication. Au-delà de quelques années, certains effets sont irréversibles.
Des femmes et des hommes vont désormais traîner toute leur vie une étouffante
inaffectivité, de graves troubles sexuels et une véritable incapacité
à entrer profondément en relation avec l'autre.
[...]
Le droit à l'intimité pose les limites de la prison. Et la vie redevient
possible, avec le corps, les émotions, l'affectivité, peut-être l'amour…
C'est l'abolition du béton, du métal, du vide, de la violence et de
la mort lente. Donc de la prison » (5).
Gwenolé : Gwenolé
(1)
La première édition subit une censure partielle.
(2)
Il faudrait pour bien faire évoquer la moindre mobilisation des prisonniers
eux-mêmes, mais quand on sait qu'un détenu a écopé de dix jours de cellule
disciplinaire pour avoir fait signer une pétition de l'Observatoire
International des Prisons (OIP), il serait malvenu de le leur reprocher.
(3)
Depuis, l'arrivée des téléviseurs a changé cette donne.
(4)
L'auteur prend soin de préciser « qu'il n'est pas acceptable que
de telles découvertes [de l'homosexualité] soient effectuées à la suite
de privations ». On chercherait en vain la moindre trace d'homophobie
dans le traitement accordé à cette question.
(5)
Jacques Lesage de la Haye est aussi l'animateur de l'excellente émission
consacrée à la prison
"http://altern.org/nanar/RLM/" target="liens">Ras-les-murs »
(le mercredi à 20h30), sur Radio-Libertaire (89,4 MHz en région parisienne).
Quelques-uns de ses écrits sont consultables sur "http://altern.org/nanar/" target="liens" Nanar.
Le lien d'origine http://www.ornitho.org/numero12/livres/guillotine.html