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" L'Homme de métal "
Jacques Lesage de La Haye
Note de lecture


"L'Homme de métal" Jacques Lesage de La Haye

L'auteur de l'inoubliable Guillotine du sexe, multirécidiviste de la plume au vitriol, vient de commettre le dernier en date de sa maintenant longue série de forfaits éditoriaux subversifs : un roman largement inspiré de sa tumultueuse biographie. Après douze interminables années comme prisonnier de droit commun entre les quatre murs de cette « machine à fabriquer les délinquants » qu'est la prison, Jacques Lesage de La Haye nous montre comment son héros miroir, Gérald, peu à peu et de façon insidieuse tout au long de sa détention où « le désespoir des uns se dispute à la haine des autres », s'est transformé en « homme de métal ». Le roman commence lorsque la porte se referme derrière lui sur un claquement sec : il est libre, « c'est le printemps, l'espoir et la réalisation dérisoire d'un rêve massacré par la haine ».

Jeté sur le trottoir avec pour tout viatique une sexualité aux abois, l'homme dépossédé de son humanité va passer d'une prison à un autre, ouverte aux quatre vents de la frustration. « La gorge nouée, les poings serrés dans les poches, le corps tendu, la poitrine gonflée à exploser. Il sent remonter la haine ? Des tonnes de colère. De la dynamite… » Ses premières semaines de liberté restent imprégnées du rythme de la taule, les nuits surtout, courtes et agitées. Il se réveille en sursaut, en sueur, avec l'impression d'avoir plongé seulement deux ou trois minutes : « C'est la ronde. Le surveillant passe sans faire de bruit, il va soulever l'œilleton. Mais non, où suis-je ? La lumière ne jaillit pas du plafond. Il n'y a pas de barreaux à la fenêtre. La porte n'est pas le mirador ! C'est l'éclairage de la rue. Je suis libre ! Je peux sortir. Il est cinq heures. Il faut que je dorme. » Assommé, les nerfs à vif, épuisé, fou furieux, laminé par l'amertume et chargé comme un boulet de canon, il va falloir se réinsérer.

frustration, insertion, frustration…

Commence alors la galère de l'ex-détenu d'une ANPE à un comité post-pénal, un jeu de ping-pong inhumain d'un bureau à l'autre ! Et il faudra garder le sourire, surtout son sang-froid, même dans le métro.

Assis dans un wagon, il examine discrètement les personnes autour de lui. Et de nouveau, c'est le choc au ventre. La douleur ! Une flèche aiguè lui vrille le corps et le déchire de la tête aux pieds : « Je n'en peux plus. Je ne vais pas passer mon temps à souffrir comme ça, dès que je vois une nana. Est-ce que les autres mecs ça leur fait comme à moi ? Une poitrine qui pointe agressivement et le jeans serré dessine sans équivoque le ventre, l'aine, le sexe et le cuisses bien galbées. On voit même la forme des lèvres. Pourquoi ? Pourquoi font-elles ça ? Elle ne semble pas se douter de la tempête qu'elle a déclenchée. »

Lorsqu'il descend, quelques stations plus loin, c'est le vide immense. Le désespoir sournois éclate, plonge et s'abat sur Gérald, qui reste prostré sur son siège. Le regard fixe, il repense aux quatre murs. Le désert, l'attente, les photos de femme à poil. Le fantasme. Ses premières relations sexuelles seront douloureuses.

Le désir le tenaille rapidement, mais il augmente les douleurs dans le bas-ventre. « L'érection ne s'effectue pas bien. Quand elle se réalise, tout retombe au moment de la pénétration. Non seulement je suis resté sans faire l'amour pendant douze ans, mais en plus, je suis impuissant. Je ne rattraperai pas le temps perdu. Ils m'ont détruit. Je n'ai plus qu'à crever. »

« Un homme sans sexe n'est pas un homme. C'est un mort-vivant. Ceux qui l'ont tué sont des ordures et ceux qui le jugent leurs complices. Je suis allé tellement loin, au-delà du désespoir, que je ne peux plus revenir. Je ne crois à rien. Ni en personne. Je n'éprouve aucun sentiment. Je suis indifférent. La breloque a cessé de battre. Je veux troncher comme une bête. Surtout pas aimer… »

« Ils seraient trop contents les enfoirés… Un robot aussi dur que la serrure et le verrou. Froid comme un barreau d'acier. Vous ne m'aurez pas bande d'enculés ! Vous avez fabriqué votre propre caricature. Je suis un homme de métal. » Celui qui revient de loin se bat alors comme un sauvage contre lui-même, contre cette immobilité, cette indifférence à l'autre, surtout lorsqu'elle est femme, au gré des rencontres amoureuses : « Pourquoi faut-il qu'elle m'aime ? Ça veut dire quoi "je t'aime" ? L'amour est une prison, qui enferme celui qui n'a jamais été libre et ne connaît pas la liberté. L'amour est mort lorsque le désir tue. » Gérald avance alors dans la vie tel un char blindé qui ne craint plus les coups ni les caresses plus redoutables encore…

  La « sortie »
Mais cet homme énergique et intelligent puisera progressivement en lui la force en suivant une psychothérapie reichienne. D'origine populaire, il a pourtant réussi à passer brillamment en prison et par correspondance une thèse de doctorat en sociologie. Mais on n'embauche pas aussi facilement un ex-taulard… C'est donc d'une plume alerte au service d'une langue riche que Lesage de La Haye nous ouvre le monde intérieur de son personnage, nous prête ses yeux et ses oreilles, sa carapace est nôtre - elle est épaisse -, sa douleur intense nous envahit, puis progressivement se fait plus légère lorsque la psychothérapie se développe. C'est la découverte éclairante d'un parcours humain - profondément humain - à la fois unique et exemplaire dont je vous laisse les multiples surprises. Rarement un texte aura aussi intimement fait ressentir au lecteur les effets destructeurs de l'univers carcéral sur un être humain, même longtemps après la « sortie ». De cette véritable rencontre vous non plus ne sortirez pas… indemnes.

Franck Thiriot

L'homme de métal. 98 F. En vente à la librairie du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75011 Paris

Le lien d'origine dans le Monde Libertaire : http://www.cybertaria.net/ml/article.php3?id_article=620


L’Homme de Métal
J. Lesage de la Haye, Éditions Existences, 26 rue des Rigoles, 75020 Paris, 216 pages, 98 F.

Jacques Lesage de la Haye nous avait captivés par ses livres sur la prison dont il sait transmettre les analyses à la fois rigoureuses et dénonciatrices. Il s’essaye aujourd’hui dans un roman où il met en scène un détenu, sorti de prison, avec ses volontés, ses manques et ses failles.
Le détenu Gérald n’est pas un personnage sympathique. Il est profondément égoïste, a des goûts de luxe, des tendances de petit bourgeois sous des allures affranchies. Il fait de bonnes analyses sur la lutte des classes, le pouvoir et son exercice, mais ces analyses ne l’empêchent nullement de rechercher pour lui le succès, et de s’en griser, sans avoir une pensée d’intérêt pour ceux qui s’adressent à lui. Ce sont des clients auprès desquels il applique des techniques d’animation (d’aucuns diraient de manipulation) aidant incontestablement les personnes à progresser, mais sans autre volonté apparente que de séduire. En vérité ce Gérald n’est pas Jacques.
Et pourtant il existe constamment dans ce roman des velléités d’amour partagé. D’où cette chasse incessante de Jacques auprès des nombreuses femmes qui traversent son livre, et qui le délivrent l’une après l’autre de son impuissance à faire l’amour, dont il crève pourtant de désir, au point de ne pouvoir regarder une femme sans y penser, sans pour autant pouvoir le délivrer de son impuissance à aimer. Ainsi que le lui dit Sarha en le quittant : “ Tu fais naître des désirs et des rêves que tu n’es pas capable de réaliser. ”
Il a envie de ces femmes, et il ne sait pas s’attacher à elles, ni par conséquent se les attacher. C’est qu’il ne les considère que comme objets de désir, et non sujets de rencontre et de partage. Une fois, peut-être, il se sent lié, mais il devient alors maladroit dans sa sincérité, grossier dans ses affirmations, et c’est elle qui le quitte sans espoir de retour.
C’est que la prison lui a construit une carapace pour le mettre à l’abri des coups de butoir de l’émotion, et derrière cette carapace, il se construit un moi dur, cruel, indifférent à l’autre, quand il n’est pas méprisant. Quand cette carapace s’effrite, le torrent de l’émotion s’empare de lui, et ses larmes se mettent à couler sans qu’il puisse les contenir. Mais il se reprend vite, et fermant les vannes il réinstalle au premier rang sa nature de macho sans concession, ni tendresse.
C’est peut-être cela que tue la prison : la capacité de tendresse : le plaisir se retrouve, la possession de l’autre se reconstruit, mais la tendresse, l’abandon à l’autre dans la confiance mutuelle, cela ne se peut plus. La carapace protectrice a fait de lui un “ homme de métal ” froid et dur, incapable d’aimer… même si à la fin Eliane, en acceptant avec lui l’évidence que “ toute relation porte en elle le germe de la séparation ”, lui fait découvrir des voies, où de supérieur le regard de l’autre se fait plus égalitaire, reconstituant une certaine forme de partage.
Ce livre est un livre de quête. Tous ceux privés d’amour pour quelque raison que ce soit, y compris la mort, y trouveront des résonances. L’expérience de la prison est sans doute une des épreuves les plus dures, comme si l’indifférence radicale des autres nous entraînait fatalement à ne plus jamais avoir confiance en eux.

Jacques Ladsous

Revue des CMEA Vie Sociale et Traitements, n°49/50, Novembre-Décembre 1996 Le lien d'origine : http://www.cemea.asso.fr/notes22.html