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Origine : http://www.spp.asso.fr/Main/ConferencesEnLigne/Items/2.htm
Je me propose de vous présenter quelques-uns des aspects
de la pensée clinique de Mélanie Klein, et je vous
remercie de m'en donner l'occasion. J'avoue que mon premier mouvement
a été de décliner cette invitation. Parce que
je viens de terminer un livre sur Klein, j'ai vécu avec elle
? dans tous les sens du terme ? pendant plus de deux ans, sans compter
la connaissance, quoique moins précise, que j'en avais auparavant
; et, comme il se doit dans toute vie de couple, il me paraissait
impossible de vous parler de " ma partenaire " dans un
" résumé " d'une heure. J'ai franchi mon
hésitation pour deux raisons :
* D'abord, parce que l'invitation venait de Jean-François
Rabain, et que j'ai une immense estime pour lui : pour son travail
clinique, que je connais bien, et pour ses talents pédagogiques,
qu'il a manifesté notamment dans le séminaire de post-DEA
que je dirigeais avec les professeurs Widlöcher et Fedida à
la Salpêtrière.
* Ensuite, parce que je sais que parmi les nombreuses questions
que vous vous posez sur la psychanalyse, celle-ci les résume
toutes : existe-t-il une psychanalyse moderne? Qu'y a-t-il de nouveau
en psychanalyse? Au risque de vous paraître paradoxale, je
dirai que non seulement je suis persuadée de l'existence
d'une innovation constante dans la recherche psychanalytique moderne,
mais je pense en outre que celle-ci, pour n'être pas bruyante,
n'en est pas moins subtile ; et qu'elle opère en particulier
par la réévaluation des oeuvres des fondateurs ? et
des fondatrices. En découvrant dans leurs oeuvres des problèmes
théoriques et cliniques issues de cures parfaitement actuelles,
esquissés par ces fondateurs/fondatrices, mais reproblématisés
par notre écoute actuelle, redécouverts en somme,
et pensables autrement que chez nos prédécesseurs.
La psychanalyse moderne est l'héritière d'une mémoire
prestigieuse que nous n'avons pas vraiment encore interprétée
; il est important d'adosser nos interrogations modernes à
cet héritage ? non seulement pour revaloriser nos fondations,
mais pour mieux cerner les nouvelles interrogations.
C'est vous dire que je vous présenterai une Melanie telle
que je la vois moi-même, aujourd'hui : elle répondra
ainsi à des préoccupations issues de ma propre personne
et de ma propre pratique. Ce ne sera donc pas nécessairement
Melanie Klein - " géniale tripière " ou
" aruspice " (selon la vision de Lacan ; pour ceux qui
ignoreraient le sens d'" aruspice ", il s'agit d'un devin
ou d'une voyante qui examine les entrailles des victimes pour en
tirer des présages). Je ne vous parlerai pas non plus de
ce que la plupart d'entre vous connaissent par cœur : la position
schizo-paranoïde à l'origine de la vie du bébé,
la protoprésence de la relation d'objet et de l'Œdipe,
l'" objet interne " et le fantasme " incarné
" avec ses identifications projectives; puis la position dépressive,
la réparation, la naissance du " véritable symbole
" après les " équations symboliques ",
etc. Je me limiterai au rôle central de la mère dans
cette aventure du psychisme selon Klein, non sans reprendre dans
mon optique les différentes notions que je viens de mentionner.
(Je vous renvoie, pour une étude plus patiente des étapes
de l'élaboration théorique chez Klein, aux deux volumes
de Jean Michel Petot (Dunod) et à l'Introduction à
l'oeuvre kleinienne par Hanna Segal (PUF), ainsi qu'à la
biographie par Phyllis Grosskurt (PUF)).
Si le " génie féminin " est une des découvertes
du XXe siècle, quelle est l'imago de la femme, et plus particulièrement
de la femme-mère selon Klein?
Klein (1882-1960) a proposé (on le lui reconnaît depuis
Bion et Winnicott, lesquels, élèves dissidents, ont
innové dans ce domaine) une conception originale du symbolisme
: c'est bien le moins qu'on pouvait attendre d'une aruspice. Il
y aurait donc chez l'enfant la protoprésence d'une symbolisation
première, pulsionnelle ; cependant destinée à
se modifier avant d'accéder à une pensée stricto
sensu, parfois uniquement grâce à l'aide de la psychanalyse.
Je vous propose de suivre ce mouvement tel que Klein l'expose dans
le cas de Dick, après la lecture qu'en a faite Jacques Lacan
.
I.
Dick est un garçon de quatre ans, " en retard ",
comme on dit familièrement : il parle à peine, se
montre indifférent à la présence de sa mère
et de sa nurse, insensible quand il se fait mal, très maladroit
dans le maniement des couteaux et des ciseaux, et son acquisition
intellectuelle est celle d'un enfant de quinze-dix-huit mois (pour
autant qu'on puisse se fier à ce genre d'évaluations).
Son " attitude parfaitement négative ", comme le
perçoivent la mère et Melanie Klein, sera qualifiée
par l'analyste d'" attitude négativiste alternant avec
des manifestations d'obéissance automatique ". Sans
comparaison avec un enfant névrosé qui aurait une
certaine inhibition au jeu mais serait capable néanmoins
de symboliser des relations avec les objets (c'est le cas de Fritz),
Dick ne manifeste aucune relation affective avec les objets environnants,
il " n'appelle " pas et ne fait montre d'aucune "
coloration fantasmatique ". Le diagnostic de l'analyste est
celui d'une schizophrénie, plus fréquente, pense-t-elle,
chez les jeunes enfants qu'on ne le dit, et dont le trait essentiel,
chez Dick, serait " une inhibition du développement
" plutôt qu'une " régression ". La clinique
moderne y verrait probablement des traits autistiques, mais, comme
le précise Klein, il n'y a pas lieu de s'" engager dans
une discussion de disgnostic ". L'essentiel est en effet de
suivre les fulgurances de l'observation kleinienne, les constats
qu'elle en tire sur l'état et le développement de
Dick, mais aussi les conceptions plus générales sur
la genèse du symbolisme qui en découlent.
Analysante et élève de Ferenczi, Klein rappelle avec
lui qu'au fondement du symbolisme se trouve l'identification, c'est-à-dire
l'effort du petit enfant à découvrir dans chaque objet
extérieur ses propres organes et leur fonction. Ernest Jones
avait affirmé que c'est le principe de plaisir qui rend possible
cette identification qui est elle-même un précurseur
du symbolisme : la similitude entre le dedans et le dehors identifiés
l'un avec l'autre se bâtit sur la base d'un plaisir similaire
qu'ils procurent. Mais Klein diverge ici de Jones : ce n'est pas
le plaisir, dit-elle en substance, c'est l'angoisse qui met en marche
le mécanisme d'identification.
" Comme l'enfant souhaite détruire les organes (pénis,
vagin, sein) qui représentent les objets, il se met à
craindre ceux-ci. Cette angoisse le pousse à assimiler ces
organes à d'autres choses ; à cause d'une telle équivalence
ces choses deviennent à leur tour des objets d'angoisse,
et l'enfant est ainsi contraint à établir sans cesse
des équations nouvelles qui constituent le fondement de son
intérêt pour les objets nouveaux et du symbolisme lui-même
. "
Retenons les termes d'" équation " et d'"
équivalence " : Hanna Segal va les reprendre pour les
différencier en leur donnant une signification précise
dans le processus de symbolisation en deux étapes qu'elle
va clarifier .
Il y aurait donc, avec le sadisme originaire et fortement accentué
chez certains sujets (comme Dick), une proto-symbolisation cependant
ineffable et qui, si elle était défensivement inhibée,
pourrait entraver l'accès à l'activité imaginaire
: en effet, Dick " n'appelle pas " et " ne joue pas
". L'analyste seule lui présuppose des proto-fantasmes
sadiques ; Winnicott parlera d'" agonie primitive ", et
Bion de " peur sans nom ". Melanie est plus biblique :
l'état de guerre et la loi du talion dominent cet univers
de violence primaire que la pulsion de mort impose, selon elle,
de toutes façons, et plus cruellement encore si elle est
excessive. Le lecteur méfiant ne peut que s'interroger :
se trompe-t-elle, rêve-t-elle à propos d'elle-même
? ou bien, au contraire, Dick confirmera-t-il ses hypothèses
? et si oui, quel pourrait être le sens d'une telle "
confirmation " ?
D'autant que, et c'est le deuxième constat de Melanie Klein
:
" Les fantasmes sadiques qui concernent l'intérieur
du corps maternel constituent la relation première et fondamentale
avec le monde extérieur et la réalité . "
Entendons : si ces fantasmes parvenaient à se manifester
dans le jeu et le langage, ils établiraient d'abord une réalité
fantasmatique avec le monde extérieur, une " réalité
irréelle ", à partir de laquelle pourrait "
progressivement " s'établir, dans un second temps seulement,
une " relation authentique à la réalité
".
Ainsi donc, il est possible de distinguer, selon Klein, deux degrés
du symbolisme mis en lumière par l'analyse de Dick. D'abord,
un symbolisme primaire pulsionnel, rudimentaire mais obéissant
déjà à la logique des " équations
", que spécifiera en 1946 le mécanisme de l'identification
projective . Ensuite, un symbolisme du fantasme nommé qui
établira, par l'intermédiaire de la verbalisation
fournie par un tiers (l'analyste), une première mise à
l'écart de l'angoisse (sa Verneinung, son retranchement,
le début de son refoulement), ainsi que la constitution concomitante
d'une " réalité authentique " en remplacement
de cette " réalité irréelle " jusque-là
écrasante pour l'enfant. Patiemment élaborée,
cette logique sera rapportée à la position dépressive
en 1934 et, plus particulièrement, à l'évolution
que celle-ci opère des " équations " en
" véritables symboles ".
Comment Klein s'y prend-elle en 1930 pour établir ces constats
? Dick ne joue pas, indifférent à ce qui l'entoure.
L'analyste conclut qu'il importe de changer de technique et, dans
un premier temps, de franchir " cet obstacle fondamental pour
établir un contact avec l'enfant ". Forte de son expérience
antérieure, notamment avec Fritz, Melanie s'implique comme
si elle était lui : le fantasme présupposé
mais muet de Dick, elle va le lui " greffer " (selon l'expression
Lacan) en le formulant à sa place.
" Je pris un grand train que je plaçai à côté
d'un train plus petit et je les désignai sous le nom de "train
papa" et de "train Dick". Il prit là-dessus
le train que j'avais appelé "Dick", le fit rouler
jusqu'à la fenêtre et dit : "Gare". Je lui
expliquai que "la gare, c'est maman ; Dick entre dans maman."
Il lâcha le train, courut se mettre entre la porte intérieure
et la porte extérieure de la pièce, s'enferma en disant
"noir" et ressortit aussitôt en courant. Il répéta
plusieurs fois ce manège. Je lui expliquai qu'"il fait
noir dans maman ; Dick est dans le noir de maman." Entre-temps,
il avait repris le train, mais très vite, il courut de nouveau
se mettre entre les deux portes. Pendant que je lui disais qu'il
entrait dans le noir de maman, il répéta deux fois,
le ton interrogateur : "nurse ?" "
Durant la troisième séance, Dick regarde les objets
avec intérêt. L'analyste y décèle une
attitude agressive, lui donne des ciseaux, mais Dick ne sait pas
s'en servir, et Melanie d'arracher les bouts de bois fixés
à la voiture, " sur un coup d'œil qu'il me lança
". Dick jette alors la voiture abîmée et dit :
" Parti ". " Ceci signifiait, lui dis-je, que Dick
enlevait les fèces de l'intérieur de maman . "
Avec une extraordinaire pertinence clinique, Klein relie le sens
privatif ou négatif de " parti " à l'érotisme
anal et à la destruction des fœtus imaginés dans
le corps maternel comme étant identiques aux excréments.
Très vite, l'enfant sort de sa cachette et montre une curiosité
naissante : pour d'autres jouets, pour le lavabo, tout s'enchaîne,
cela n'en finit pas, équations pour équations et équivalences
pour équivalences - il faudra attendre la fidèle Segal
pour faire le tri...
Que se passe-t-il dans l'esprit de l'analyste, et par conséquent
dans celui de l'enfant tel qu'elle l'observe ?
Face à l'apathie de Dick, Klein a fait le pari qu'il comprend
le langage bien qu'il ne s'exprime pas. Elle choisit donc d'assumer
le rôle du sujet qui parle, ce qui implique que Dick possède
deux compétences : à la fois une connaissance passive
de la langue, et un pré-symbolisme fantasmatique, autrement
dit une capacité de fantasmer infra-linguistique qui entre
en résonance avec les fantasmes communiqués par la
parole de Melanie. Ces fantasmes pré-verbaux, présupposés
par Klein, ne sont nullement innocents : il s'agit de fantasmes
œdipiens (ceux-là mêmes qu'elle a constatés
chez les enfants névrosés qui parlent et jouent, et
en accord avec le postulat freudien), renforcés cependant
dans le cas de Dick d'un sadisme violent.
En se fondant sur ce qu'elle connaît de l'histoire de son
jeune patient, Melanie émet l'hypothèse (on dira plus
tard : contre-transférentielle) que le corps de la mère
inspire à Dick une crainte immense, puisqu'il désire
l'attaquer pour le vider du pénis paternel et des fèces
représentant les autres enfants. Le sadisme oral (auquel
se joignent les sadismes urétral, musculaire et anal) aurait
pris chez Dick une intensité exagérée, et été
relayé très tôt par la génitalité.
Cet accolement sadique-et-génital à l'objet maternel
(Dick a mal tété, a souffert de problèmes digestifs
précoces, d'un prolapsus anal et d'hémorroïdes,
l'apprentissage du contrôle sphinctérien se révèle
chez lui difficile) a été aggravé par la dépression
de sa mère et, plus généralement, par le manque
d'amour ressenti dans sa famille, faiblement compensé par
l'attention bienveillante de la nurse. Mais voici que celle-ci découvre
que l'enfant se masturbe : elle le réprimande, faisant naître
chez le garçonnet un sentiment de culpabilité. Klein
conclut à une inhibition du sadisme : Dick est incapable
d'exprimer quelque agressivité que ce soit - il refuse même
de mâcher sa nourriture.
" Le développement ultérieur de Dick avait mal
tourné parce que l'enfant n'avait pu exprimer dans des fantasmes
sa relation sadique au corps maternel . "
Le désir oral de Dick pour le pénis du père
apparaît très tôt, dans l'écoute de Melanie,
comme la source majeure de l'angoisse :
" Nous en vînmes à observer en pleine lumière
ce pénis fantasmatique et le désir d'agression croissant
qu'il faisait naître sous de multiples formes, celui de le
manger et de le détruire dominant les autres. Une fois, par
exemple, Dick porta une petite poupée à sa bouche
et dit en grinçant des dents " Thé papa ",
voulant dire " manger papa " [Thé papa traduit
Tea Daddy ; par la translation de la lettre T, on obtient eat daddy,
manger papa (ndt) ]. Il demanda ensuite à boire un peu d'eau.
L'introjection du pénis paternel éveillait, apparut-il,
une double crainte : celle du pénis comme d'un surmoi primitif
et malfaisant, et celle de la mère le punissant de l'avoir
dépouillé. Il avait peur, autrement dit, de l'objet
externe comme de l'objet intériorisé. A ce moment-là,
je pus clairement observer un fait que j'ai déjà mentionné
et qui était un facteur déterminant du développement
de cet enfant : la phase génitale, chez lui, était
entrée trop tôt en activité. Ceci se manifestait
dans le fait que les représentations comme celles dont je
viens de parler étaient suivies non d'angoisse seulement,
mais de remords, de pitié et du sentiment qu'il fallait restituer
ce qu'il avait dérobé […]. A côté
de son incapacité à surmonter l'angoisse, cette empathie
prématurée avait été le facteur décisif
de son rejet de toute tendance destructrice. Dick se retrancha de
la réalité et mit sa vie fantasmatique à l'arrêt
en se réfugiant dans le fantasme du corps maternel, vide
et noir . "
Melanie Klein repère d'abord le désir de l'enfant
pour le père en y déchiffrant un mélange entre
la position féminine du petit garçon assimilant par
sa bouche l'organe sexuel de l'homme et l'envie oedipienne de tuer
le rival qu'est ce père. Elle induit dès lors que,
pour s'en défendre, Dick réduit maman à un
" entre deux portes " où il fait " noir "
:
" Il avait réussi de cette manière à
retirer son attention des divers objets du monde extérieur
qui représentaient les contenus du corps maternel - le pénis
du père, les fèces, les enfants. Il devait se débarrasser
de son propre pénis, organe de son sadisme, et de ses excréments
(ou il devait les nier) parce qu'ils étaient dangereux et
agressifs . "
L'analyste formule tout d'abord pour elle-même le fantasme
de cette agressivité cannibalique envers la-mère-et-le-père,
et le restitue ensuite à lenfant selon les moyens verbaux
et ludiques qu'elle lui suppose. Il s'agit de lui faire comprendre
que le noir entre les portes n'est pas maman, mais lui ressemble
seulement - que c'est " un signifiant ", dira le docteur
Lacan. Chez Dick, la capacité de signifier peut alors démarrer,
et un monde fait de ressemblances, de signifiances et non d'identités,
un monde de jeux et de paroles peut enfin se construire.
" Il me fut possible, dans l'analyse de Dick, d'accéder
à son inconscient en établissant un contact avec les
rudiments de vie fantasmatique et de formation symbolique dont il
faisait preuve. Il s'ensuivit une réduction de son angoisse
latente, de telle sorte qu'une certaine quantité d'angoisse
put devenir manifeste . "
Les " proto-fantasmes " sadiques seraient donc là,
mais non exprimés en tant que fantasmes ? C'est Melanie qui
les exprime : les trains ce sont papa et Dick, la gare n'est autre
que maman à pénétrer, détruire la voiture,
c'est abîmer maman en enlevant les objets sales de son ventre
- elle récite les pages roses du Petit Larousse psychanalytique
que l'opinion s'est fabriquées à partir de Freud et
de Klein elle-même ! Pourtant, ce sont bien ces verbalisations,
et pas d'autres, qui sortent Dick de sa cachette (" entre deux
portes " que Melanie n'a pas omis d'interpréter comme
un " ventre noir "). Et il se met à appeler (la
nurse pour commencer), et il cherche des jouets, et il va se mouiller
au lavabo, qui est encore le corps de maman et son propre corps.
Le monde se met à exister, comme créé par la
série d'équivalences qui s'est déclenchée
dans l'échange entre l'enfant et la thérapeute. Dick
peut enfin en jouer : le réel innommable est devenu un imaginaire
qui soulage. Par la parole de l'analyste. N'importe quelle parole
?
Certainement pas.
D'abord, il fallait une personne en position de tiers - au sens
de différent, d'étranger à la dyade osmotique,
trop fermée, ou " empathique " (dit Klein), que
l'enfant entretient avec sa mère déçue ou déprimée.
Ni la nurse ni le père, ni une autre personne n'auraient
pu proférer de telles paroles.
Mais ce n'est pas tout. Cette altérité maximale d'un
" sujet supposé savoir " qu'est l'analyste se réalise
à travers une parole au contenu très spécifique
: il s'agit de dire et redire un mythe œdipien à fortes
connotations agressives, d'énoncer un sadisme œdipien
ayant pour cible " papa dans le corps de maman ". Dick
désire manger papa dans maman d'un Œdipe qui convoite
le sexe paternel lui-même, davantage que le noble " signifiant
" du " Nom-du-Père " : voilà ce que
repère Melanie avec son " instinct de brute ".
Pourtant, c'est grâce à la violence de sa parole d'analyste
qui, elle, se tient dans le signifiant sans le savoir - mais sans
pour autant oublier la pulsion cannibalique - que le sadisme oral
et génital de Dick pourra être désenclavé
: nié en tant que tel, modulé enfin en curiosité
psychique, en pensée.
On peut toujours supposer que n'importe quel discours aurait fait
l'affaire, puisque le discours, quel qu'il soit, ponctue par les
pleins et les vides du signifiant (l'alternance présence/absence
structurant la batterie même du signe) les battements des
deux portes entre lesquelles se réfugie l'enfant. Avancée
imprudente s'il en est, car ce n'est pas un signifiant quelconque,
encore moins vide, qu'entend Melanie, mais bien la sexualisation
œdipienne et la forte charge de la pulsion de mort cannibalique
: " Eat daddy " pour " Tea daddy ". En les reconnaissant
dans le transfert et en les imprimant sur le jeu de Dick, l'analyste
amène l'enfant à reconnaître l'angoisse et à
se la représenter dans l'espace ouvert du transfert lui-même,
qui n'est rien d'autre que l'espace de cette parole interprétative
spécifique .
Dick est dès lors décollé de l'angoisse œdipienne
mortifère, puisqu'elle lui est renvoyée par l'autre.
Il peut se la représenter, l'halluciner, si l'on veut, non
pas d'une hallucination de la satisfaction (c'est la valeur freudienne
originaire du terme " hallucination "), mais au sens d'une
hallucination - disons plutôt d'un phantasme - de frustration.
" Je ne peux pas pénétrer maman et tuer papa
en elle, j'en suis frustré, c'est un jeu, ce n'est qu'un
jeu avec Mme Klein, je joue, donc je pense, donc je suis "
- tels seraient les méandres du syllogisme kleinien agi dans
l'enchaînement jeu/interprétation.
La prise en compte verbale de l'angoisse œdipienne introduit
la " différence " dans l'appareil psychique. Une
sorte de coupure désintrique l'osmose qui figeait l'enfant
dans sa fascination apeurée vis-à-vis de la mère.
C'est la verbalisation de l'angoisse-en-plus-du-plaisir qui sanctionne
l'état d'entropie constamment menacé entre mère
et enfant. L'interprétation crée une brèche
dans l'identification consécutive à une identification
précoce, faite de plaisir/déplaisir entre la mère
et l'enfant. Le risque de désintégration du moi comme
de l'organismeest écarté. La parole de l'analyste
est une scansion qui ponctue la continuité hallucinatoire
ineffable dans laquelle Dick était emprisonné.
Dire avec Mme Klein ce que Dick hallucine qu'il fait avec papa-maman
n'est pas la même chose que de le faire en phantasme privé
de tout public. Solitaire et innommable, ce fantasme muet procurait
à l'enfant une satisfaction handicapante. La parole de l'analyste
soulage l'angoisse et l'agressivité du jeune patient en lui
offrant la possibilité de s'en distancier par la parole et
le jeu. Le dire de l'autre est en train d'extraire le binarisme
bon/mauvais, identification/projection, qui sous-tendait le phantasme
ineffable, la proto-symbolisation, de sa " réalité
irréelle " retranchée du monde, pour lui conférer
le statut d'un vécu... psychique. En effet, le vécu
est désormais psychique en ce qu'il est communicable entre
deux personnes entières et séparées, deux sujets
(Dick et Mme Klein) extérieurs à la scène du
phantasme lui-même bien que capables (et parce que capables)
de transférer cette scène entre eux. Voilà
ce qui permet à Dick une certaine autonomie, et la mise en
place de la " réalité authentique " dans
laquelle prendra place l'imaginaire du jeu. Avant son analyse, ces
transpositions étaient bloquées par des équations
: Dick n'en jouait pas, n'exprimait pas de fantasmes. Désormais,
elles prolifèrent parce qu'elles sont portées par
les symboles de la parole de l'analyste dans lesquels l'enfant prend
place. Ces identités se sont transformées en similitudes,
et elles se développent en une curiosité ludique,
puis intellectuelle, vis-à-vis de la réalité.
En intervenant sur deux plans, la parole d'un tiers et la prise
en compte de l'angoisse sadique oedipienne, l'interprétation
assouplit les défenses et le clivage qui constituaient jusqu'alors
le psychisme de l'enfant. Au fur et à mesure que les pulsions
destructrices sont reconnues par la verbalisation, les défenses
inhibantes que Dick avait construites contre elles ne sont plus
aussi fortes ni aussi nécessaires. L'enfant s'était
constitué auparavant sur le modèle non pas du refoulement,
mais du clivage. La double action de la reconnaissance de son œdipe
agressif et la verbalisation de celui-ci modifie le statut de ses
fantasmes. Autrement dit, le degré de la symbolisation à
laquelle Dick accède lui accorde une place de sujet de désir,
qui se substitue peu à peu au moi coincé dans sa passion
schizo-paranoïde pour maman.
L'accompagnement kleinien semble se situer sur la trajectoire d'une
négativité : notion que l'analyse emploie à
deux reprises dans son texte pour désigner la destructivité
de Dick, mais qu'elle fait travailler dans un sens plus large, et
de manière empirique plutôt que théorique, à
l'intérieur de ses propres interventions pour débusquer
la destructivité négative du patient. En effet, sa
démarche consiste à relever le négativisme
de Dick et, en le redoublant par la parole, à le hisser à
un niveau supérieur où il se nie comme négativisme
et devient connaissance de soi. Une véritable genèse
de la possibilité de penser s'opère dans cette analyse,
une inversion dans le positif de la spirale de la négativité
: à partir de la destruction inhérente au proto-phantasme
mutique, elle atteindra l'espace de jeu (" espace transitionnel
", dira plus tard Winnicott) des phantasmes verbalisés
par l'analyste, reçus comme tels par le patient, et dont
l'effet sera celui d'une désinhibition ouvrant vers une créativité
ludique et cognitive.
Diverses contributions, apportées par des amies et disciples
de Klein , développent de manière plus théorique
que ne l'avait fait son propre génie clinique les composantes
logiques de ce " travail du négatif " - que la
psychanalyste avait cependant repéré et favorisé
dans l'analyse de Dick en particulier. Devrait-on dire : un travail
du négatif, c'est-à-dire du processus de symbolisation,
dont elle a accouché avec Dick ? Puisqu'elle a fait de l'enfant
un créateur de symboles, plutôt qu'un simple utilisateur
de symboles ?
II.
1. Le sein toujours recommencé
L'univers kleinien, on ne l'a que trop dit, est dominé par
la mère. Cette figure archaïque menace et terrifie par
sa toute-puissance. Pourtant, les choses smeblent plus complexes
que cela dans la pensée de la psychanalyste.
Le célèbre sein n'est jamais tout seul : le pénis
lui est toujours fantamatiquement associé. Martelée
dès les premiers textes de La Psychanalyse des enfants, cette
conviction sera formulée très nettement dans Envie
et gratitude: si l'envie surgit dès qu'il y a le sein, elle
s'attaque aussi au pénis qui lui est associé.
En d'autres termes, dès le début de son expérience
clinique fondée sur l'analyse d'Erich/Fritz et de Hans/Félix,
Klein pose l'existence d'un Œdipe archaïque qui se manifeste
avec les premières frayeurs nocturnes. Celles-ci témoignent
d'un refoulement : or, il n'y a de refoulement que du conflit oedipien
!
Pourtant, c'est avec la position dépressive, lorsque amour
et haine sont progressivement intégrés, lorsque le
moi peut perdre maman et la retrouver dans ses fantasmes comme un
objet total que se profile ce que Klein appelle " la relation
au second objet - le père ". Et de mettre en parallèle
avec lui " les autres personnes de l'entourage " (frères
ou sœurs). Cette secondarité étant peu flatteuse
mais néanmoins effective, le conflit œdipien, dès
ses stades initiaux, amène Klein à poser l'existence
des deux parents dans le fantasme enfantin, en tant qu'imago des
" parents combinés ".
En revanche, un excès de cette angoisse conduit à
une incapacité à dissocier la relation au père
et la relation à la mère, ce qui pourrait être
à la source de la confusion mentale.
Quand ils se font jour, les sentiments de jalousie se portent moins
sur l'objet originel (le sein-la mère) que sur ses rivaux.
Le garçon dévie sa haine vers le père, envié
comme possédant la mère : jalousie œdipienne
classique. Pour la fille, au contraire, " la mère devient
le rival principal ". L'envie féminine du pénis
paternel, évoquée déjà par Freud , paraît
à Melanie Klein secondaire. Elle en retient la forme susceptible
de renforcer l'homosexualité de la fille : " Il s'agit
essentiellement d'un mécanisme de fuite, qui ne saurait instaurer
des relations stables avec le second objet. " Dans le cas où
l'envie et la haine envers la mère ont été
fortes et stables, elles se transfèrent dans le lien au père.
Quant à la rivalité avec la mère, Klein soutient
- contre Freud - que ce n'est pas l'amour pour le père qui
est à sa base, mais toujours l'envie à l'endroit de
la mère pour autant qu'elle " possède à
la fois le père et le pénis ". Le père,
ou plutôt ce à quoi il est réduit, n'est que,
on le voit jusque dans ce texte conclusif d'Envie et gratitude,
une possession de la mère : Klein utilise le terme d'appendage,
traduit en français par " dépendance " -
et pourquoi pas par " appendice " ?
" Le père (ou son pénis) est devenu une dépendance
de la mère et c'est pour cette raison que la fille entend
le lui ravir. Dès lors tout succès qu'elle remporte
dans ses relations masculines prendra le sens d'une victoire sur
une autre femme. Cette rivalité existe même à
défaut d'une vraie rivale, car la rivalité s'adresse
alors à la mère de l'homme aimé, comme le cas
par exemple dans les relations souvent difficiles entre belle-fille
et belle-mère. [...]
" Lorsque la haine et l'envie à l'égard de la
mère ne sont pas aussi intenses, [...] l'idéalisation
du second objet, à savoir du pénis paternel et du
père, devient alors possible . "
Malgré cette dernière hypothèse, d'une possible
idéalisation du père, c'est la haine de la femme envers
la mère qui se révèle perdurer, y compris sous
le couvert de l'amour du père. Sur ce fond, les amitiés
féminines ainsi que l'homosexualité apparaissent comme
la quête d'un bon objet qui remplacerait l'objet primordial
envié.
C'est toujours l'envie du sein qui sous-tend fondamentalement d'autres
pathologies féminines :
" Une frigidité plus ou moins marquée apparaît
souvent comme une conséquence d'une attitude instable à
l'égard du pénis, car elle est surtout fondée
sur une fuite devant l'objet originel . "
Traduisons : si la femme fuit le pénis, c'est qu'elle a
fui le sein : elle ne pourra pas jouir, elle sera frigide, puisque
jouir c'est d'abord jouir du sein comportant le pénis.
Parallèlement, pour l'homme, la culpabilité homosexuelle
s'enracine dans le sentiment d'avoir délaissé trop
tôt la mère avec haine, " de l'avoir trahie en
s'alliant au pénis du père et au père lui-même
". Cette " trahison de la femme aimée " peut
perturber alors les amitiés masculines, et la culpabilité
susciter des réactions de fuite de la femme pouvant mener
jusqu'à l'homosexualité .
2. Un stade féminin primaire
Tout en accordant un rôle central au sein, le fantasme précoce
selon Klein inclut donc, dans le sein, le pénis. Plus encore,
en reconnaissant que les pulsions orales sont entremêlées
aux génitales, la dynamique du fantasme induit le moi à
désirer le coït comme un acte oral de succion du sein
incluant le pénis, puis du pénis lui-même à
l'image du sein. Commune aux deux sexes, cette attitude commande
un stade féminin primaire pour l'homme et la femme - ce qui
n'est pas la moindre des innovations kleiniennes.
L'idée kleinienne d'une phase féminine primaire trouve
un développement original chez les psychanalystes contemporaines.
Attentives aux conceptions ultérieures de Bion et de Winnicott,
Florence Guignard distingue deux espaces d'intimité qui se
succèdent rapidement au cours du premier semestre de la vie
de l'infans : le " maternel primaire ", qui serait le
théâtre des fantasmes originaires de vie intra-utérine
et de castration, et le " féminin primaire ", constitué
des fantasmes de séduction et de scène primitive.
Je le dirai autrement. Le développement moderne de la pensée
kleinienne tente de pallier la mise à l'écart du père,
en définissant la coexcitation précoce comme une "
articulation du désir-d'être-connu avec l'identification
au pénis-qui-connaît ". Il s'agirait en somme
d'une double identification : très tôt, le jeune moi
s'identifie au désir de se faire connaître que manifeste
la femme dans la mère, et à la pénétration
connaissante qu'effectue le pénis paternel. Si pour Freud
il n'existe qu'une seule libido, d'essence mâle, en contrepoint
le désir de connaissance serait du côté du féminin
.
Grâce à ces récentes avancées sur la
sexualité féminine proposées par des analystes
femme, l'acharnement de Melanie Klein à développer
la pensée et à favoriser le processus de connaissance
de ses jeunes patients s'éclaire d'un sens nouveau. Définie
comme désir de connaissance et comme favorisant la constitution
d'une intériorité psychique où se rencontrent
l'homme et la femme, ce serait la féminité qui stimulerait,
chez Melanie Klein en particulier et chez les analystes en général,
le désir et la capacité de lever les inhibitions de
la pensée. Et de développer la créativité
des patients par le déroulement du processus analytique lui-même.
Le sens de l'écoute que l'analyste femme et le féminin
de l'analyste offrent au patient qui vient confier son mal-être
serait non pas : " Suis ton désir ! ", mais : "
Crée et recrée ta pensée en restant en contact
avec le féminin en toi ! "
3. Sexualité féminine...
Très tôt, Klein elle-même s'était intéressée
à la sexualité féminine , à la suite
des travaux de Helen Deutsch vis-à-vis de laquelle elle reconnaît
sa dette tout en affirmant aller " plus loin ", de Karen
Horney discutant la conception freudienne d'une castration féminine
, en complicité avec Ernest Jones , mais aussi de ceux de
sa propre fille Melitta Schmideberg , une fois n'est pas coutume
.
Le point de départ de son étude est faussement freudien
: Freud n'écrit-il pas lui-même, dans Inhibition, symptôme,
angoisse, que la femme possède bien un complexe de castration,
mais qu'on ne peut " vraiment parler d'une angoisse de castration
dans un cas où la castration est déjà accomplie
" ? Non sans perfidie, Melanie s'autorise de Freud pour mieux
le contrer.
L'œdipe de la fille selon elle s'ébauche dans ses convoitises
orales fortement accompagnées de pulsions génitales
: il s'agit du désir de prendre à la mère le
pénis paternel. Bref, l'œdipe féminin ne succède
pas au complexe de castration comme le veut Freud, bien que la fille
veuille le pénis et haïsse la mère qui le lui
refuse, comme papa Freud l'a bien vu.
" Mais ce que la fille me paraît souhaiter avant tout,
c'est l'incorporation du pénis paternel sur un mode de satisfaction
orale, plutôt que la possession d'un pénis ayant la
valeur d'un attribut viril . "
Comme Helen Deutsch l'avait avancé, le pénis est
alors assimilé au sein de la mère et le vagin assume
le rôle passif de la bouche qui suce ; à ceci près
que ces fantasmes selon Klein n'adviennent pas à la maturité
sexuelle de la fille, mais sont dus à la frustration du sein
dès la première enfance !
Cette précocité, qui se déroule sous l'égide
du sadisme oral puis anal, explique la prédominance du sadisme
dans l'œdipe de la fille - ses " fantasmes [sont] saturés
de haine " à l'égard du pénis-appendice
de la mère . La petite fille redoute les représailles
de la mère, et en même temps elle l'imagine dans ses
fantasmes complètement anéantie dans un coït
sadique avec le père. Le masochisme féminin s'éclaire
dans cette perspective : il proviendrait de la crainte des objets
dangereux introjectés, surtout du pénis paternel,
et ne traduirait que " l'infléchissement vers ces objets
des pulsions sadiques de la femme ".
En raison de l'intensité de ses pulsions destructrices contre
la mère, la petite fille investit plus fortement que le garçon
ses fonctions urinaires et excrémentielles - mobilisées
comme attaques intérieures contre l'intérieur énigmatique
de la mère et de la fille elle-même. L'investissement
de l'analité chez la femme " répond à
la nature secrète et cachée du monde qu'elle et sa
mère renferment en elles ". Il s'ensuit aussi que "
la fille ou la femme reste ici soumise aux rapports qu'elle entretient
avec un monde intérieur et caché, avec l'inconscient
". Mais cette position féminine est d'un piètre
soutien contre l'angoisse. Et bien que le vagin soit perçu
très tôt , l'investissement phallique du clitoris relègue
ce savoir précoce vaginal en arrière-plan. La fréquente
frigidité féminine prouve selon Klein que le vagin,
éprouvé comme une cavité menacée par
des fantasmes sadiques, est investi défensivement et bien
plus tôt que le clitoris.
Il n'est pas vrai, comme on a pu l'alléguer, que Klein dénie
la phase phallique chez la fille . L'identification avec le père
grâce au pénis introjecté est pensée
par elle comme un " processus graduel " qui renforce le
narcissisme et la toute-puissance de la pensée chez la fille
: l'érotisation des fonctions urinaires exprime sa position
virile ; mais le sadisme sous-tend de fond en comble le complexe
de virilité féminine, tandis que la scoptophilie et
l'érotisme urétral servent à refouler les désirs
féminins à proprement parler.
La relation mère-enfant et le désir de maternité
ne seraient donc pas, dans ce contexte, seulement l'expression de
l'envie du pénis, comme le pense Freud ; mais aussi l'expression
d'une relation narcissique, " moins dépendante de l'homme
et subordonnée à son propre corps [de la femme] et
à la toute-puissance des excréments ". Pour Klein
le fœtus peut devenir l'expression du surmoi paternel : la
haine ou la crainte que la femme ressent plus tard pour l'enfant
prend le relais des fantasmes qui assimilent le pénis à
un excrément mauvais et toxique . Dans cette perspective,
la réparation - très prononcée chez la femme
- prend la forme d'un d'embellissement du pénis excrémentiel
: faire un bel enfant, se faire belle, embellir la maison, etc.
- ces sublimations typiquement féminines sont des formations
réactionnelles aux fantasmes sadiques élaborées
autour des selles dangereuses .
On comprend que le surmoi féminin, formé en réaction
à cette toute-puissance sadique, est d'une plus grande sévérité
encore que celui du garçon. Ne pouvant pas édifier
son surmoi à l'image du parent du même sexe, puisque
la féminité de la mère est invisible et que
son intérieur est menaçant, la fille construit son
surmoi de manière exclusivement réactionnelle. Dès
lors, " la formation du moi féminin est caractérisée
par une hypertrophie du surmoi ". Tiraillée entre un
surmoi puissant et le monde intérieur de l'inconscient, la
femme, comparable en ceci à l'enfant, possède un moi
bien instable, eu égard à celui de l'homme. Heureusement,
" le moi de la femme arrive à maturité grâce
à la puissance du surmoi dont il suit l'exemple tout en cherchant
à le contrôler et à le supplanter ".
Enfin, Freud, qui avait suivi les travaux de ses disciples plus
ou moins dissident(e)s sur la sexualité féminine,
avance - après la mort de sa mère en 1931 ! - une
nouvelle conception de la féminité dans Sur la sexualité
féminine (1932). Ce texte donnera lieu à un "
Post-scriptum " que Klein ajoutera à son étude
" Le retentissement des premières situations anxiogènes
sur le développement sexuel de la fille ", repris ensuite
dans le recueil de 1932. Elle se dit en désaccord avec la
nouvelle idée de Freud selon laquelle il existerait un long
attachement archaïque fille-mère . Et Melanie de réfuter
catégoriquement cette hypothèse d'une idylle entre
femmes :
" Il [Freud] n'admet pas l'influence du surmoi et de la culpabilité
sur cette relation filiale particulière. Une telle position
me paraît insoutenable [...]. "
Cette mise en perspective du maternel archaïque, qui sature
l'objet primaire de désir autant que d'angoisse, éclaire
l'homosexualité endogène de la femme d'une manière
tout dramatique. Melanie y insiste non seulement avant Freud, mais
avec beaucoup plus de force qu'il ne le fait dans ses articles sur
la sexualité féminine. En fait, Klein pose d'emblée
le conflit plutôt que l'osmose entre les deux protagonistes.
Nous le savions : l'angoisse et la culpabilité sont très
tôt présentes, mais elles le sont plus encore entre
fille et mère. S'il est vrai que la fille se détache
de la mère pour désirer le père dans le deuxième
semestre de la vie, l'amour du père est néanmoins
fondé sur le lien initial et toujours conflictuel à
la mère. La fille s'en retourne au père pour finir.
Mais l'envie primaire sous-tend secrètement son Œdipe,
car elle ne pardonne à sa mère ni la frustration orale
que celle-ci lui inflige, ni la satisfaction orale que les parents
retirent l'un et l'autre du coït selon les théories
sexuelles primitives. Le ressentiment infiltre donc, de façon
subreptice ou manifeste, les relations ultérieures de la
femme avec l'autre sexe. Melanie insinue pour conclure que Freud
lui aurait emprunté cette idée, en suggérant
qu'" un grand nombre de femmes répètent avec
les hommes leur relation avec leur mère ". L'objet de
désir d'une femme reste, tout compte fait, l'autre femme,
y compris sous le voile de l'hétérosexualité
- voilà ce qu'affirme Melanie Klein avec plus de force et
de conviction que ne le font d'autres disciples ou détracteurs
de Freud. En leur mari cherchez la mère !
En même temps, là où Freud reconnaissait que
la " préhistoire du complexe d'Œdipe " chez
le garçon est " à peu près ignorée
", Melanie avance une passivité féminine, étayée
sur l'oralité, chez l'homme. Elle ouvre les recherches sur
le féminin de l'homme, à entendre soit comme composante
obligée de l'hétérosexualité masculine,
soit comme incitation à l'homosexualité. Il s'agit,
en somme, de la reconnaissance d'un maternel archaïque qui
commanderait deux types de féminité différents
: féminité de la femme et féminité de
l'homme .
4. … et sexualité masculine
Alors que l'intérieur de la mère demeure l'objet
des pulsions destructrices de la fille, et que l'épreuve
de la réalité à l'égard de ses mauvais
objets se situe pour la femme à l'intérieur d'elle-même
- le garçon, dont la toute-puissance excrémentielle
est moins développée, investit tôt le pénis
:
" Son pénis, organe actif, peut à la fois dominer
son objet et être soumis à l'épreuve de la réalité
. "
" Cette concentration phallique de la toute-puissance sadique
est d'ordre capital pour une prise de position masculine . "
Organe de la pénétration, le pénis devient
pour le garçon organe de la perception - assimilé
à l'œil ou à l'oreille, il pénètre
pour connaître, et favorise le moi dans la voie de la connaissance
et de la pulsion épistémophilique. Mais puisque le
sadisme s'accompagne de fantasmes de réparation, après
avoir abîmé l'objet dans l'acte sexuel, le garçon
dans ses fantasmes et l'homme dans son expérience sexuelle
tendent à le réparer dans l'amour.
Le choix de l'homosexualité masculine, en revanche, s'enracine
dans la tentative de situer tout ce qui est étrange et terrifiant
dans la femme, ainsi abandonnée pour de bon - le prix en
étant que l'inconscient de l'homosexuel s'en trouve par là
même certes délesté mais au risque d'être
liquidé :
" Grâce à un choix objectal de nature narcissique,
l'homosexuel attribue cette valeur symbolique au pénis [qui
représente le moi et le conscient] à un autre individu
du même sexe, et dément de la sorte les craintes que
lui inspirent le pénis intériorisé par lui
et le contenu de son propre intérieur. Aussi un des moyens
typiquement homosexuels qu'utilise le moi contre l'angoisse consiste
à nier l'inconscient, à le contrôler ou à
le soumettre en accentuant l'importance du monde extérieur
et de la réalité tangible, de tout ce qui relève
de la conscience . "
La thèse freudienne d'un lien social qui serait fondé
sur l'homosexualité des frères trouve chez Klein un
développement radical : il s'agit d'une confédération
secrète des frères contre les " parents réunis
", notamment contre le père abusant de la mère,
qui trouverait son origine dans les fantasmes masturbatoires de
caractère sadique partagés par le garçon avec
un complice . Ainsi, la relation entre les frères prend un
caractère paranoïde : d'abord protectrice contre le
couple parental, cette relation s'inverse. Le pénis surinvesti
s'avère un objet persécuteur, à l'image du
pénis du père et des fèces du patient lui-même,
et c'est la précarité d'une bonne et secourable imago
maternelle qui serait à la base de cette instabilité
.
Le mauvais objet introjecté dans le moi masculin étaye
aussi bien l'impuissance sexuelle que l'alcoolisme : chez l'alcoolique
(notons que Klein fait ici encore référence aux travaux
de sa fille Melitta Schmideberg), la boisson commence par détruire
le mauvais objet intériorisé et apaise l'angoisse
persécutrice ; mais en raison de l'ambivalence de toute intériorisation,
l'alcool, pour un temps apaisant, prend vite la signification du
mauvais objet lui-même .
Pour compléter le tableau de la sexualité masculine
selon Melanie Klein, rappelons cependant qu'elle n'ignore nullement
la compétition du garçon avec son père pendant
la phase phallique, et insiste sur la nécessité pour
le garçon de supporter l'agressivité et de s'identifier
à une bonne image phallique paternelle :
" S'il éprouve fondamentalement une ferme confiance
dans sa propre toute-puissance phallique, le garçon peut
l'opposer à celle du père et engager le combat avec
son organe à la fois redouté et admiré (…).
Si le moi est à même de tolérer et de modifier
suffisamment les sentiments destructeurs à l'égard
du père et si le " bon " pénis paternel
lui inspire assez de confiance, le garçon pourra concilier
son identification paternelle et sa rivalité avec le père
sans laquelle une prise de position hétérosexuelle
serait irréalisable … "
5. Les parents " combinés " ou couplés
Paradoxalement, il faut remarquer que la relégation du pénis
à la place de " second " et, qui plus est, à
la fonction d' " apendice " de la mère, n'a pas
empêché Klein d'élaborer sa théorie du
clivage à partir de la présence du pénis dans
l'objet (sein), et de proposer le premier modèle psychanalytique
de la sexuation fondé sur le couple. Ni le père seul,
fût-il père de la horde primitive (Freud) ou Nom-du-Père
(Lacan). Ni la mère seule, quelle que soit la puissance du
sein comme source, mais aussi comme captation de l'angoisse et,
de ce fait, comme noyau du moi et du surmoi. Mais les deux parents.
L'un et l'autre sont d'abord " combinés " dans
un coït sadique. L'indistinction des deux partenaires occasionne
un sadisme exacerbé, voire la confusion mentale chez le jeune
moi - c'est l'imago des " parents combinés ". Après
la position dépressive, le jeune moi fait cependant la distinction
entre les deux partenaires, en séparant les deux objets distincts,
puis totaux (la mère/le père, la femme/l'homme). Cette
séparation apaise son envie et favorise la perlaboration
des clivages. Les éléments clivés peuvent s'intégrer
dans la sexualité génitale. Dès lors, le moi
(ou le self) est capable de choisir une dominante d'identification
sexuelle avec le parent du même sexe.
Tout se passe comme si, malgré le culte maternel, l'univers
kleinien fonctionnait - et surtout avec l'Œdipe selon la position
dépressive - comme un système à double foyer
: femme et homme, mère et père. Cette intuition, il
est vrai, n'est pas suffisamment étayée ni élaborée
par une théorie conséquente du langage et de l'originaire
qui, en effet, manque chez Klein - lacune qui devait cependant stimuler
ses successeurs et ses critiques. Il n'en reste pas moins que ce
dédoublement initial se révèle riche de possibilités
inexplorées, tant sur le plan de la bisexualité psychique
que sur celui de ses conséquences éthiques et politiques.
Fondée sur la dyade des parents combinés, la théorie
de Melanie Klein n'est pas le fruit d'observations empiriques d'une
mère anxieuse sur ses propres enfants, ni la redite respectueuse
des concepts du patriarche juif que fut Sigmund Freud. En fait,
et en amont de l'Œdipe, Klein innove en proposant une conception
originale du symbolisme. D'emblée, l'apologie de la mère
introduit à la reconnaissance des deux parents et fait du
couple le foyer hétérogène de l'autonomie bisexuelle
du self, puisque Melanie fait (un peu de) place au père dans
sa conception du proto-Œdipe, et e plus nettement dans la position
dépressive. Mais le culte de la mère - et c'est l'essentiel
? s'inverse chez Klein en... matricide. C'est de la perte de la
mère - qui revient pour l'imaginaire à une mort de
la mère ? que s'organise la capacité symbolique du
sujet.
Rappelons-le, le sein, bon ou mauvais, ne se présente comme
premier objet structurant qu'à la condition d'être
dévoré/ détruit. La mère comme objet
total n'apaise le sadisme exacerbé de la position schizo-paranoïde
que si elle est " perdue " lors de la position dépressive.
Lorsqu'il est sevré, l'enfant se sépare effectivement
du sein, il s'en détourne et le " perd ". Or dans
la vie fantasmatique, la séparation ou la perte équivaut
à la mort. Paradoxalement, on le voit, le culte de la mère
est, pour Klein, un prétexte au matricide imaginaire. Mais
l'acceptation de perdre dans l'amour permet l'élaboration
de la position dépressive.
Tous deux, le culte de la mère comme le matricide, sont
salvateurs. Cependant, de toute évidence, le matricide l'est
plus que le culte maternel : car sans matricide, l'objet interne
ne se constitue pas, le fantasme ne se construit pas, et la réparation
est impossible, tout comme le dépassement des hostilités
dans l'introjection du self. La négativité kleinienne,
qui conduit la pulsion à l'intelligence en passant par le
fantasme, se donne la mère pour cible : il faut se déprendre
de la mère pour penser. Les voies de cette déprise
divergent : le clivage est une fausse piste ; la dépression
succédant à séparation/mort convient beaucoup
mieux. Enfin, il existerait une pure positivité, innée
elle aussi, qui serait la capacité d'amour d'elle-même.
Mais cette grâce dépend beaucoup des aléas de
l'envie, ou plutôt de la capacité à se débarrasser
de l'envie envers la mère, ou dit plus brutalement encore,
de la capacité à se débarrasser de la mère.
Dans l'histoire de l'art, notamment occidental, la décapitation
de Méduse - image non seulement de la castration féminine,
comme le veut à juste titre Freud, mais aussi de la perte
de la mère archaïque que l'enfant réalise durant
la position dépressive -, émerge au moment même
où l'Occident découvre l'intériorité
psychique et l'expressivité individuelle du visage. A cette
décollation primaire qu'est la tête perdue, la tête
coupée de Méduse, ont succédé des figures
plus érotisées. Certaines visent le pouvoir phallique-symbolique
de l'homme (ainsi la décollation de saint Jean-Baptiste annonçant
le Christ) : d'autres manifestient la lutte de pouvoir entre hommes
(David et Goliath), entre femme et homme (Judith et Holopherne),
etc. La " décollation " de la mère - à
entendre tout à la fois au sens de sa " mise à
mort " et d'un " envol " à prendre à
partir d'elle, contre elle - serait une condition indispensable
pour qu'advienne la liberté psychique du sujet : voilà
ce que Klein eut le courage d'annoncer à sa façon,
sans précautions.
Dans ses textes de maturité, notamment dans Envie et gratitude,
Klein souligne l'existence chez l'enfant l'existence d'une aptitude
innée à l'amour ou à la gratitude, que renforce
le bon maternage. Ajouté à la capacité de réparation
qui fait partie intégrante de la position dépressive,
cet amour pour la mère n'effacerait-il pas les tendances
matricides propres aux positions archaïques chez ce même
enfant, et qui semblaient dominantes dans les écrits antérieurs
de notre auteur ? D'aucuns ont fait leur cette interprétation.
D'autres voient dans cet infléchissement de la pensée
kleinienne vers l'amour une variante de la caritas, voire même
les prémices d'un nouveau socialisme.
Pourtant, cette tonalité oblative ne saurait recouvrir la
négativité qui prédomine dans l'écoute
et l'interpétation kleiniennes de l'inconscient. Réparation
et gratitude ne sont que des cristallisations provisoires de la
négativité, ses accalmies dialectiques, car la pulsion
de mort ne cesse d'œuvrer. L'aptitude à la gratitude
est à soigner et à protéger sans cesse, et
ce soin vigilant, dont seule la psychanalyse paraît capable
dans la culture moderne, exige qu'une attention constante soit accordée
à l'angoisse destructrice qui travaille inlassablement en
risquant de faire basculer l'amour et la gratitude dans l'envie,
si ce n'est de les anéantir par la fragmentation de la psyché.
Quant à la réparation elle-même, c'est en se
séparant de la mère, à laquelle le liait l'identification
projective initiale, que le self acquiert une chance de l'élaborer.
Il peut alors re-trouver la mère, mais jamais telle quelle
: au contraire, il la recrée sans cesse par sa liberté
à lui, le self, d'être séparé d'elle.
Une mère toujours recommencée en images et en mots,
dont " je " suis désormais le créateur à
force d'en être le réparateur.
La pitié et le remords, qui accompagnent la réparation
de l'objet perdu, portent la trace du matricide imaginaire et symbolique
auquel cette réparation continue de renvoyer. En effet, à
la peur et à la colère propres à l'état
de guerre, qui me lie à maman-sein dans la position schizo-paranoïde,
succède une compassion pour cet autre qu'elle devient dans
la position dépressive. Pourtant, cette compassion n'est
autre que la cicatrice du matricide, le témoin ultime, s'il
en fallait un, que la réconciliation imaginaire avec elle,
dont " j "'ai besoin pour être et pour penser, se
paie d'une mise à mort désormais dépassée,
d'un matricide maintenant inutile, mais dont le souvenir "
me " hante. Il habite " mes " rêves et "
mon " inconscient, et affleure à la surface des mots
pour peu que " je " m'aventure à la recherche du
temps perdu…
6. Une Orestie
Comme le mythe d'Œdipe avait éclairé la théorie
de Freud, Melanie Klein s'appuie sur le myhte d'Oreste, une fois
qu'elle a diagnositqué dans sa clinique le fantasme matricide,
pour en déplier la logique spécifique.
En effet, avec ses réflexions sur L'Orestie, la psychanalyse
fait valoir - sans pour autant dénier l'Œdipe de Freud
une autre logique de l'autonomisation subjective. Dans la pièce
antique, le meurtre de la mère est source de liberté
pour Oreste, mais au prix du remords dépressif que symbolisent
les Erinyes ? Passablement hétéroclite, inachevé,
ce texte de Klein a été publié de façon
posthume, malgré ses lacunes.
L'étude sur L'Oresie évoque, à la lumière
des thèses kleiniennes, les trois volets de l'œuvre
d'Eschyle. Tout d'abord est présenté le sort d'Oreste
: il est le fils d'Agamemnon, lequel avait sacrifié aux dieux
sa fille Iphigénie pour que les Grecs puissent embarquer
sur leurs vaisseaux de guerre, immobilisés par la colère
de Neptune. Oreste tue sa mère Clytemnestre pour venger son
père dont celle-ci avait fomenté le meurtre afin de
venger elle-même la mort de leur fille Iphigénie. Enfin,
il est le frère d'Electre qui nourrit des passions non moins
matricides, quoique plus prudentes : c'est elle qui exige la mort
de Clytemnestre du bras d'Oreste. Dans cet imbroglio implicitement
incestueux et explicitement meurtrier, Klein ne pouvait que reconnaître
son propre univers clinique, où la libido se laisse résorber
par la pulsion de mort. Ce sont les conséquences de la mise
à mort de Clytemnestre qui retiennent avant tout son attention
: le matricide entraîne certes la culpabilité d'Oreste,
mais le fils acquiert par ce geste une liberté extrême,
ainsi que la plus haute capacité symbolique.
Le moi cherche tous les moyens pour créer des symboles qui
deviendront les véritables exutoires de ces émotions,
constate Klein dans la dernière page de son Orestie tout
en se demandant : pourquoi les symboles ? La réponse est
simple : parce que la mère ne suffit pas, la mère
est incapable de satisfaire les besoins affectifs de l'enfant. Que
dit un symbole ? Laissez tomber la mère, vous n'en avez plus
besoin : tels seraient le message ultime des symboles, s'ils pouvaient
dire leur raison d'être. Et la psychanalyste de rappeler dans
ce texte sur Oreste un de ses premiers travaux, sur le petit Dick
et ses difficultés à acquérir les symboles,
son mal à accéder à la pensée .
Le drame d'Oreste lui servirait-il d'introduction à sa réflexion
sur la naissance des symboles, à l'apologie des symboles
? Ou bien s'agirait-il, par ce détour mythologique, de dire
que le symbole est le meurtre de la mère ? Ou encore qu'il
n'y a pas meilleur meurtre de la mère que le symbole. Evidemment
ce meurtre, tel que la psychanalyse le constate et le favorise,
est d'ordre imaginaire ; il ne s'agit pas de tuer sa mère,
ni qui que ce soit d'autre, dans la réalité : "
aucune situation de réalité ne saurait combler les
besoins et les désirs impérieux, souvent contradictoires,
de la vie fantasmatique de l'enfant ".
Les crimes et autres passages à l'acte plus ou moins agressifs
ne sont que des ratages du symbole, ils signent un échec
du matricide imaginaire qui, seul, ouvre la voie à la pensée.
A l'inverse, la création de la pensée, puis l'exercice
d'une liberté souveraine, qui donnera peut-être naissance
à une œuvre de génie témoignent d'un fantasme
réussi de matricide.
L'anti-héros Oreste , matricide s'il en est, est aussi un
déicide hors pair. Contrairement à Œdipe, homme
du désir, de son refoulement, et complice des dieux, Oreste
est le crépuscule de Jupiter. Œdipe, créateur
et déchiffreur d'énigmes, présente le profil
du croyant. Croire au père, aux dieux, au savoir - la différence
n'est pas si radicale qu'on a pu le dire : toute forme de croyance
métabolise le désir de jouir et le désir de
mort. Oreste, lui, est l'anti-fils et l'anti-héros, parce
qu'il est anti-nature. Klein remarque à juste titre que tuer
la mère-nature équivaut à se dresser contre
Dieu : le meurtre de la mère inflige la culpabilité,
écrit-elle en repensant à la " position dépressive
", génératrice de remords ; mais ici, l'analyste
fait un pas de plus et extrapole en suggérant que, redouté
parce qu'infligeant le châtiment, la mère est "
le prototype de Dieu ".
Cette interprétation n'est pas trop éloignée
de la lecture sartrienne de L'Orestie dans Les Mouches : le fils
meurtrier de sa mère est le déicide radical. Mais
si Klein affiche ici son incroyance - tout comme la mère
de Fritz-Erich se disait " athée " - elle précise
aussitôt que sa version du matricide n'a rien de nihiliste,
au contraire. Se débarrasser de la mère devient la
condition sine qua non pour accéder au symbole.
Car lorsque cet accès à la symbolisation fait défaut
apparaît alors le versant lugubre d'Oreste : là où
il est, c'est l'échec d'Œdipe ? de ses désirs
et de leur refoulement. Le sujet s'en retourne au clivage, à
cette destruction de l'âme où la psychose entrave le
psychodrame névrotique et réduit en fragments l'espace
psychique. Les patients kleiniens qui témoignent de cette
Orestie ne sont-ils pas les précurseurs des tueurs gratuits,
automates sans états d'âme, d'Orange mécanique
? Aujourd'hui, certaines de ses personnalités morcelées
s'abritent dans les expositions d'art et les maisons d'éditions
dites d'" avant-garde " accueillent leurs obscénités
minimalistes. Les analystes, quant à eux, déchiffrent
l'échec d'Oreste et de la symbolisation dans les nouvelles
maladies de l'âme dont sont porteurs les casseurs et autres
dealers des nouvelles mégapolis.
Il existe pourtant un visage lucide d'Oreste. L'ambition philosophique
qui accompagne le génie de Klein consiste à le réhabiliter
pour y chercher les conditions ultimes de la pensée, aux
sources du refoulement originaire : là où se joue
l'avènement de l'espace psychique et de l'intelligence, mais
où s'amoncellent aussi les risques de son étouffement.
Quand les dieux sont fatigués ou compromis, il ne nous reste
qu'à contempler ces sources fécondes, à les
soigner, à les préserver, à les développer.
Avec et à côté de ses interprétations
décapantes, l'éloge kleinien du matricide est un plaidoyer
pour le sauvetage de l'aptitude symbolique des humains. Le symbolisme,
qui serait le propre de l'homme, se présente à cette
mère de la psychanalyse comme un miracle incertain, toujours
déjà menacé, et dont le sort dépend
bien de la mère, mais à condition que " je "
puisse " m "'en passer. Elle est toute-puissante, cette
mère, dit en substance Melanie-fille-de-Libussa, mais nous
pouvons, nous devons faire sans elle, et mieux. Tel est le message,
qu'il faut bien dire symbolique, du " crime " kleinien.
On comprend dès lors que certaines féministes aient
loué en Klein la créatrice moderne du mythe de la
déesse-mère. D'autres l'ont honnie pour la même
raison : n'est-ce pas insoutenable d'envier sa mère ? D'autres,
enfin, l'ont rejetée pour avoir encouragé le matricide.
Seules, peut-être, les femmes auteurs de romans policiers
l'ont comprise, sans l'avoir lu et sans avoir à la lire d'ailleurs.
Car elles partagent avec Melanie ce savoir inconscient qui veut
que " je " parle du meurtre non pas parce que " j'en
veux " aux hommes, porteurs du phallus, et que " je "
souhaite m'en délivrer : pas seulement. Mais parce que, fille
et mère, fille ou mère, " je " sais de quelle
envie " je " dois me débarrasser - quel désir
forcément sadique traverser, perdre, en un sens tuer - pour
acquérir la liberté minimale de penser. Le roman policier
nous paraît vrai dans la mesure où il dépasse
la littérature courante qui exhibe les petits drames du désir
et les charmes plus ou moins mièvres du refoulement enfin
transgressé. Les reines du polar plongent dans une psyché
catastrophique qui n'est plus une âme digne de ce nom. Clivages
et dépeçages à la Klein, retournements, envies
et ingratitudes, fantômes incarnés, tels les objets
concrets et les surmoi tyranniques de la mère Melanie, hantent
ces espaces éclatés, enfin visités et révélés
dans la douceur d'un deuil plus ou moins apaisé. Les reines
du polar - soulignons le féminin de cette expression toute
faite, comme allant de soi, banale ? - sont des déprimées
réconciliées avec la mise à mort, et qui se
souviennent qu'au commencement était le sadisme envieux,
et qui ne cessent de s'en guérir en le racontant.
Je les imagine ayant la violence feutrée de la vieille Mme
Klein, qui aurait pu écrire elle aussi des polars, si elle
avait eu la chance de posséder une langue maternelle, et
si elle n'était pas devenue le détective principal,
autrement dit une analyste. Ce qu'elle est, de toute façon,
sans conteste. Même quand elle semble oublier qu'il reste
encore des énigmes et se hâte d'appliquer un savoir
ready-made, élaboré par ses enquêtes antérieures.
Cependant, même lorsqu'elle plaque les schémas de son
système, elle débusque l'angoisse à vif, et
? comme avec Richard ?, tombe juste et fait mouche afin de dégager
les chemins de la pensée.
III.
D'avoir centré son enquête sur la mère - d'abord
sur son emprise, puis sur la mise à mort de celle-ci pour
que vive le symbolisme -, Melanie Klein l'orestienne s'est placée
au cœur de la crise des valeurs modernes. Réparer le
père et restaurer la connaissance de la réalité,
dit-elle en substance, sont des objectifs secondaires, peu intéressants
parce que potentiellement tyranniques, et d'ailleurs irréalisables
sans la création d'une vie psychique. Personne mieux que
Melanie n'a refusé ce que Jean Gillibert appelle " cet
abandon vil au chef ". Sans chef, car la mère n'en est
pas un, mais un objet de pouvoir phantasmatique détenteur
d'angoisse, l'univers kleinien est en effet un univers détotalisé.
A cette condition seulement, en perdant l'objet de l'angoisse et
en perlaborant cette perte, le soi pourait accéder à
la vie de l'esprit que Winnicott formule comme une " transitionnalité
".
Pour qu'il y ait transitionnalité, le lien à la mère
- non pas une mère phallique mais une mère habitée
par le désir du père sous l'aspect du pénis
- est fondamental. Chez Klein, il s'agit d'un lien terrifiant, dont
l'enfant toujours déjà phobique apprend à se
défaire (le petit Hans de Freud en était le prototype
discret), et il y réussit grâce à la symbolisation.
Pour y parvenir le bébé sadique-phobique s'appuie
à la fois sur ses propres capacités à éprouver
du plaisir, à jouir, et sur la réponse maternelle
à ses angoisses, pourvu que celle-ci soit suffisamment bienveillante
et distante.
Klein ne dévalorise pas le désir : elle le démystifie
au fur et à meure qu'elle démystifie la pulsion de
mort, en montrant qu'elle est pensable, qu'elle est même la
source de la pensée. Les difficultés théoriques
que la psychanalyste accumule dans ce trajet sont des apories métaphysiques
auxquelles n'échappent aucune des connaissances de l'humain
et de ses thérapies. Elles ont le redoutable privilège
de nous situer au lieu le plus reculé où, lorsque
se déchire la promesse de protection paternelle qui va de
pair avec la protection transcendantale, le " roseau pensant
" que nous sommes supposés être se confronte à
une alternative qui est la version moderne de la tragédie.
Nous en sommes réduits à osciller entre dispersion
de soi et crispation identitaire, entre schizophrénie et
paranoïa. Avec pour seul voisinage certain, des mères
paranoïaques, cruelles et fragiles. L'analyste qui se propose
de nous conduire au symbolisme est alors obligé(e) d'en être,
de partager cette paranoïa cruelle et fragile. Pour mieux s'en
déprendre et, dans cette possession/dépossession,
revivre continûment la dépression comme condition de
la créativité. La sienne propre, et celle de ses patients.
Après avoir fait, avec Freud et Lacan, de l'érotisme
notre Dieu, et du phallus le garant de l'identité, nous sommes
invités, avec Klein à ressourcer nos ambitions de
liberté dans des régions plus frustes, plus archaïques
du psychisme, là où l'un (l'identité) ne parvient
pas à être. Nous nous apercevons alors que Melanie,
sous ses airs de matrone heureuse de s'établir pour faire
école à Londres, est notre contemporaine.
Regardez les objets de l'imaginaire moderne, les expositions ou
autres installations sorties des fabriques du " post-coïtum
animal triste " : n'est-ce pas le bazar des " objets internes
", faits de seins, de lait, de fèces et d'urines sur
lesquels flottent les mots et les images de quelques phantasmes
bien méchants et bien défensifs, schizo-parano-maniaques
quand ils ne sont pas simplement dépressifs ? Une inversion
du processus de symbolisation. Sans parler des jeux vidéo,
dont la violence affole les associations de parents d'élèves
- puisque leurs enfants s'y " projettent " (eh oui !)
au point de ne plus distinguer l'image de la réalité
-, où le monde moderne semble s'engloutir dans un phantasme
au sens kleinien du terme, talionique et réaliste. A cette
différence près que, chez Melanie Klein, l'analyste
accompagne ce phantasme, le formule et l'interprète pour
le rendre pensable et ainsi seulement le traverser : ni l'interdire
ni le refouler. Au contraire, les tueurs inconscients des écoles
américaines n'ont eu que l'écran télévisuel
pour baby-sitter et, sans aucune parole pour les déposséder
de l'emprise imaginaire, ils sont les naufragés de la position
dépressive jamais accomplie, des victimes toutes désignées
de la régression schizo-paranoïde. En les annonçant
avant la Seconde Guerre mondiale, Melanie ne ricane ni ne triomphe
: elle les accueille avec la compassion d'une complice qui nous
fait croire que ce n'est déjà pas si mal de jouer
pour dire de désir de mort, mais que l'on pourra mieux faire,
ensemble.
C'est bien cela, la véritable " politique " du
kleinisme, qui n'en laisse pas moins en suspens une question interne
à la psychanalyse : s'il est certain que l'implicite idéologique
des percées kleiniennes alimente la philosophie sociale contemporaine,
qu'en est-il de la poursuite de sa clinique ? Le post-kleinisme
n'a-t-il pas produit tous ses fruits ? La recherche en psychanalyse
se situe aujourd'hui dans un œcuménisme qui emprunte
aux propositions des diverses écoles (freudienne, kleinienne,
bionienne, winnicottienne, lacanienne...) et affine l'écoute
spécifique de chaque patient, dans le souci d'une interprétation
attentive aux nouvelles maladies de l'âme, sans viser à
construire des systèmes inédits pour des batailles
à venir. Ce recul du militantisme n'est pas nécessairement
un temps mort, pas plus qu'il ne signale un épuisement de
la psychanalyse.
Celle-ci est animé, au contraire, d'un double mouvement.
D'une part, elle s'ouvre à d'autres champs d'activités
humaines (la société, l'art, la littérature,
la philosophie) qu'elle éclaire d'une intelligibilité
renouvelée et ainsi étoffe et déplie le sens
de ses propres concepts hors de la stricte clinique. D'autre part,
en se focalisant en profondeur sur des symptômes spécifiques,
elle s'aiguise et se diversifie pour mieux saisir et soigner la
singularité de chaque patient, en évitant la généralité
des structures. Ce qui pousse ses interventions jusqu'aux frontières
de la signification et de la biologie. Comme en bien d'autres domaines,
au temps des " génies " et des grands systèmes
succèdent aujourd'hui l'aventure et les risques personnels.
Avec et malgré son goût du pouvoir accentué
par l'époque et les circonstances, Melanie Klein reste, au
fond, une annonciatrice de ces deux tendances simultanées.
Elle pensait que l'intérieur de la mère (invisible
mais imaginé peuplé d'objets menaçants, à
commencer par le pénis du père) offre aux deux sexes
les plus anciennes situations d'angoisse : l'angoisse de castration
n'étant qu'une partie, certes capitale, de cette angoisse
plus générale qui concerne le dedans du corps même.
Elle suggérait aussi que de " bons " objets contrebalancent
les " mauvais ". Et qu'enfin, par la pensée, se
constitue une intériorité psychique, une " profondeur
" (depth), d'abord chagrine, puis soulageante et joyeuse, qui
est seule capable de dépasser la peur de cet intérieur
maternel.
D'un intérieur l'autre, de l'angoisse à la pensée
: la topographie kleinienne est une sublimation de la cavité,
une métamorphose utérine, une variation sur la réceptivité
féminine. De sa proximité avec la profondeur innommable
elle a fait une connaissance de soi ? avant de nous convaincre que
cette connaissance imaginaire est valable pour tous : femmes et
hommes. Le phantasme incarné de l'intérieur devient,
par le biais de l'interprétation analytique, un moyen de
connaissance de soi : ce n'est plus la foi, c'est la psychanalyse
qui en est le domaine privilégié.
Avec Melanie Klein, le phantasme relatif à la mère
se place au cœur du destin humain. Dans notre culture judéo-chrétienne,
cette revalorisation signifiante de la mère n'est pas sans
importance. La fertilité de la mère juive était
bénie de Jahvé, mais retranchée du lieu sacré
où se déploie le sens de la parole. La Vierge mère
devint ensuite le centre vide de la Trinité chrétienne.
Depuis deux mille ans, l'Homme de douleur, le Christ, a fondé
une nouvelle religion en appelant au père, sans vouloir savoir
ce qu'il y avait de commun entre lui et sa mère. L'enfant
kleinien, phobique et sadique, est le double intérieur de
cet homme visible et crucifié, son dedans douloureux qu'habite
le phantasme paranoïde d'une mère toute-puissante. Il
s'agit du phantasme de la mère tuante et à tuer, d'une
représentation incarnée de la paranoïa féminine
dans laquelle se projette la schizo-paranoïa de notre moi primitif
et débile. De cette profondeur mortifère le sujet
parvient cependant à se délivrer, à condition
de la perlaborer indéfiniment en l'unique valeur qui nous
reste : la profondeur de la pensée.
Comme l'analyste, mais sans le savoir, la mère accompagne
son enfant dans cette perlaboration où il la perd, puis la
répare en paroles et en pensées. La fonction maternelle
réside dans cette alchimie qui passe par la perte de soi
et de l'autre, pour atteindre et développer le sens du désir
mortifère, mais uniquement dans l'amour et par la gratitude
où s'accomplit le sujet. Le lien d'amour pour cet objet perdu
qu'est la mère, dont " je " me sépare, prend
alors le relais du matricide, et s'auréole de pensées.
Ce n'est pas le moindre éclat du génie de Melanie
Klein que d'avoir ainsi lié, par le négatif, le sort
du féminin à la survie de l'esprit.
Janvier 2001,
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