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Sortir du nucléaire ou y rester : une même illusion
Jean-Jacques DELFOUR professeur de philosophie
10 août 2011

Origine : http://www.liberation.fr/terre/2011/08/10/sortir-du-nucleaire-ou-y-rester-une-meme-illusion_754115

Les militants aux yeux de qui sortir du nucléaire est une nécessité vitale et ceux qui estiment judicieux d’en continuer l’usage partagent des présupposés communs largement illusoires mais que tous désirent protéger. Tous fomentent un épais silence sur une angoissante vérité : la nucléarité inéluctable du monde contemporain. En réalité, sortir du nucléaire est impossible. Désirable, souhaitable, nécessaire, mais infaisable.

La croyance principale, commune aux antinucléaires et aux pronucléaires, est précisément que nous posséderions du pouvoir sur le nucléaire. Mais le nucléaire est sujet agissant dans l’histoire ; les hommes sont objet agi, rétif, mais assujetti.

Pro et anti croient disposer d’une maîtrise technique du nucléaire. C’est la même technologie, tantôt accélérée (la bombe), tantôt ralentie (la centrale). Cette maîtrise technique réelle, que les uns croient pouvoir utiliser pour décider de continuer, les autres pour décider d’arrêter, est très limitée. D’un côté, il y a les accidents majeurs, insolubles ; de l’autre, le démantèlement d’une centrale nucléaire est une opération interminable : matières mortelles inexorables, sites contaminés, financement sous-évalué. Nulle part, un démantèlement total n’a été réalisé ; il n’est même pas garanti qu’il soit faisable. La fermeture d’une centrale est un chantier estimé à quarante ans, en partie inconnu ; en réalité, plusieurs siècles à cause des déchets.

Pro et anti croient disposer d’une maîtrise politique du nucléaire. Or, c’est d’abord une arme de guerre, dont l’application «civile» a conservé les traits : opacité, crypto-monarchisme, confusion avec le militaire. Le nucléaire est une oligarchie stratosphérique et omnipotente : jamais les citoyens n’ont contrôlé ces activités pourtant les plus dangereuses. Sortir du nucléaire requiert une désobéissance civile massive, laquelle implique de s’approprier des connaissances difficiles à obtenir, voire impossibles en raison du «secret défense» dont l’Etat couvre les centrales nucléaires, y compris lorsqu’elles explosent à l’étranger. S’informer sur Tchernobyl ou Fukushima, c’est constater que les gouvernements, démocratiques ou non, ont tous menti en permanence, dès le début. La rétention volontaire d’informations vitales sur les contaminations révèle une criminalité d’Etat.

Politiquement parlant, si l’on tient compte de la dangerosité extraordinairement élevée du plutonium et de son caractère génocidaire (les dizaines de tonnes de plutonium en France suffiraient à faire mourir toute l’humanité), le nucléaire présente la même structure que l’extrême droite radicale. Le plutonium, c’est de la mort concentrée à taille génocidaire. Fabriquer de l’électricité (de l’eau assez chaude) avec une substance à côté de laquelle le cyanure est une aimable plaisanterie est un événement historiquement étrange mais dont la signification politique est claire : la mort n’a aucune réalité, ce qui est le fond fantasmatique de la politique d’extrême droite (cf. le vocabulaire sans affect de «l’extermination»). Aussi, vouloir sortir du nucléaire, c’est croire que la démocratie, même représentative, est encore d’actualité ; c’est croire à la politique comme amour pratique du vivant, c’est nier la portée politique de ce pouvoir de mort colossal. C’est aussi pourquoi sortir du nucléaire impliquerait le démantèlement des bombes atomiques, car bombes et centrales sont une seule et même chose.

Pro et anti croient disposer d’une maîtrise historique du nucléaire. Or, son démarrage a eu lieu dans un contexte durable de mise à mort massive légitime, le début de la guerre froide (Nagasaki, 9 août 1945) coïncidant avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale (Hiroshima, 6 août 1945). Depuis, la technologie nucléaire s’est développée sans rencontrer de limite : essais nucléaires, centrales nucléaires, accidents nucléaires majeurs. Vouloir sortir du nucléaire c’est croire que l’on peut revenir au temps du pouvoir humain sur des choses finies. Comme si le pouvoir des hommes sur l’histoire n’avait pas été absorbé par des processus presque autonomes : multiplication des armements, extension du capitalisme, amplification de la surveillance, développement des technologies de surexcitation, empire de la jouissance technologique.

Avant le nucléaire, les catastrophes étaient terribles mais brèves. Si la reconstruction prenait du temps, elle avait lieu après la catastrophe. Lorsqu’un réacteur nucléaire explose, d’interminables décennies de contamination sont déclenchées mécaniquement : les vents et les courants marins n’attendent pas les Etats pour franchir les frontières ni les contre-technologies inexistantes (le sarcophage fissuré de Tchernobyl, le néant de solutions à Fukushima).

Pro et anti croient disposer d’une maîtrise morale du nucléaire. Les uns pour affirmer l’utilité des centrales (production d’énergie), les autres pour souligner leur dangerosité extrême et l’absence de sortie en cas d’accident majeur. Tous présupposent que l’être humain demeure l’étalon de la valeur. Or, l’âge atomique est aussi celui de la nullité de l’être humain. Victimes civiles assassinées pendant la dernière guerre, cobayes du laboratoire expérimental nucléaire global depuis les innombrables essais, troupeaux d’humains qui consomment des marchandises contaminées par le réacteur de Tchernobyl ou par ceux de Fukushima, êtres dénués de valeur face aux profits capitalistiques tirés des centrales.

Sortir du nucléaire (ou vouloir y rester) suppose ce qui manque cruellement : une situation métaphysique où l’homme vivant et durable, où la vie même, serait la référence dominante, un pouvoir politique démocratique réel, la diffusion populaire de savoirs confisqués par les oligarchies occupées à régner par la peur nucléaire ou à s’enrichir, des savoirs et des techniques de démantèlement des installations nucléaires. Sortir du nucléaire : mission impossible mais vitale.

Auteur de : «Télé, bagnole et autres prothèses du sujet moderne. Essai sur la jouissance technologique», Erès, mars 2011.

Jean-Jacques DELFOUR professeur de philosophie