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Origine : http://www.liberation.fr/terre/2011/08/10/sortir-du-nucleaire-ou-y-rester-une-meme-illusion_754115
Les militants aux yeux de qui sortir du nucléaire est une
nécessité vitale et ceux qui estiment judicieux d’en
continuer l’usage partagent des présupposés
communs largement illusoires mais que tous désirent protéger.
Tous fomentent un épais silence sur une angoissante vérité
: la nucléarité inéluctable du monde contemporain.
En réalité, sortir du nucléaire est impossible.
Désirable, souhaitable, nécessaire, mais infaisable.
La croyance principale, commune aux antinucléaires et aux
pronucléaires, est précisément que nous posséderions
du pouvoir sur le nucléaire. Mais le nucléaire est
sujet agissant dans l’histoire ; les hommes sont objet agi,
rétif, mais assujetti.
Pro et anti croient disposer d’une maîtrise technique
du nucléaire. C’est la même technologie, tantôt
accélérée (la bombe), tantôt ralentie
(la centrale). Cette maîtrise technique réelle, que
les uns croient pouvoir utiliser pour décider de continuer,
les autres pour décider d’arrêter, est très
limitée. D’un côté, il y a les accidents
majeurs, insolubles ; de l’autre, le démantèlement
d’une centrale nucléaire est une opération interminable
: matières mortelles inexorables, sites contaminés,
financement sous-évalué. Nulle part, un démantèlement
total n’a été réalisé ; il n’est
même pas garanti qu’il soit faisable. La fermeture d’une
centrale est un chantier estimé à quarante ans, en
partie inconnu ; en réalité, plusieurs siècles
à cause des déchets.
Pro et anti croient disposer d’une maîtrise politique
du nucléaire. Or, c’est d’abord une arme de guerre,
dont l’application «civile» a conservé
les traits : opacité, crypto-monarchisme, confusion avec
le militaire. Le nucléaire est une oligarchie stratosphérique
et omnipotente : jamais les citoyens n’ont contrôlé
ces activités pourtant les plus dangereuses. Sortir du nucléaire
requiert une désobéissance civile massive, laquelle
implique de s’approprier des connaissances difficiles à
obtenir, voire impossibles en raison du «secret défense»
dont l’Etat couvre les centrales nucléaires, y compris
lorsqu’elles explosent à l’étranger. S’informer
sur Tchernobyl ou Fukushima, c’est constater que les gouvernements,
démocratiques ou non, ont tous menti en permanence, dès
le début. La rétention volontaire d’informations
vitales sur les contaminations révèle une criminalité
d’Etat.
Politiquement parlant, si l’on tient compte de la dangerosité
extraordinairement élevée du plutonium et de son caractère
génocidaire (les dizaines de tonnes de plutonium en France
suffiraient à faire mourir toute l’humanité),
le nucléaire présente la même structure que
l’extrême droite radicale. Le plutonium, c’est
de la mort concentrée à taille génocidaire.
Fabriquer de l’électricité (de l’eau assez
chaude) avec une substance à côté de laquelle
le cyanure est une aimable plaisanterie est un événement
historiquement étrange mais dont la signification politique
est claire : la mort n’a aucune réalité, ce
qui est le fond fantasmatique de la politique d’extrême
droite (cf. le vocabulaire sans affect de «l’extermination»).
Aussi, vouloir sortir du nucléaire, c’est croire que
la démocratie, même représentative, est encore
d’actualité ; c’est croire à la politique
comme amour pratique du vivant, c’est nier la portée
politique de ce pouvoir de mort colossal. C’est aussi pourquoi
sortir du nucléaire impliquerait le démantèlement
des bombes atomiques, car bombes et centrales sont une seule et
même chose.
Pro et anti croient disposer d’une maîtrise historique
du nucléaire. Or, son démarrage a eu lieu dans un
contexte durable de mise à mort massive légitime,
le début de la guerre froide (Nagasaki, 9 août 1945)
coïncidant avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
(Hiroshima, 6 août 1945). Depuis, la technologie nucléaire
s’est développée sans rencontrer de limite :
essais nucléaires, centrales nucléaires, accidents
nucléaires majeurs. Vouloir sortir du nucléaire c’est
croire que l’on peut revenir au temps du pouvoir humain sur
des choses finies. Comme si le pouvoir des hommes sur l’histoire
n’avait pas été absorbé par des processus
presque autonomes : multiplication des armements, extension du capitalisme,
amplification de la surveillance, développement des technologies
de surexcitation, empire de la jouissance technologique.
Avant le nucléaire, les catastrophes étaient terribles
mais brèves. Si la reconstruction prenait du temps, elle
avait lieu après la catastrophe. Lorsqu’un réacteur
nucléaire explose, d’interminables décennies
de contamination sont déclenchées mécaniquement
: les vents et les courants marins n’attendent pas les Etats
pour franchir les frontières ni les contre-technologies inexistantes
(le sarcophage fissuré de Tchernobyl, le néant de
solutions à Fukushima).
Pro et anti croient disposer d’une maîtrise morale
du nucléaire. Les uns pour affirmer l’utilité
des centrales (production d’énergie), les autres pour
souligner leur dangerosité extrême et l’absence
de sortie en cas d’accident majeur. Tous présupposent
que l’être humain demeure l’étalon de la
valeur. Or, l’âge atomique est aussi celui de la nullité
de l’être humain. Victimes civiles assassinées
pendant la dernière guerre, cobayes du laboratoire expérimental
nucléaire global depuis les innombrables essais, troupeaux
d’humains qui consomment des marchandises contaminées
par le réacteur de Tchernobyl ou par ceux de Fukushima, êtres
dénués de valeur face aux profits capitalistiques
tirés des centrales.
Sortir du nucléaire (ou vouloir y rester) suppose ce qui
manque cruellement : une situation métaphysique où
l’homme vivant et durable, où la vie même, serait
la référence dominante, un pouvoir politique démocratique
réel, la diffusion populaire de savoirs confisqués
par les oligarchies occupées à régner par la
peur nucléaire ou à s’enrichir, des savoirs
et des techniques de démantèlement des installations
nucléaires. Sortir du nucléaire : mission impossible
mais vitale.
Auteur de : «Télé, bagnole et autres prothèses
du sujet moderne. Essai sur la jouissance technologique»,
Erès, mars 2011.
Jean-Jacques DELFOUR professeur de philosophie
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