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Discussion autour du livre de Jean-Jacques Delfour,
La Condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité

Compte rendu de Federico Brandmayr

La Condition nucléaire : une réponse à Federico Brandmayr Jean-Jacques Delfour

Erreurs et contresens dans la critique de La Condition nucléaire par Federico Brandmayr

La condition nucléaire Un livre de Jean-Jacques Delfour par Denis Collin

Origine : http://lectures.revues.org/14361

Federico Brandmayr, « Jean-Jacques Delfour, La Condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 14 avril 2014.

Jean-Jacques Delfour, agrégé de philosophie et auteur notamment de Télé, bagnole et autres prothèses, se livre dans cet ouvrage à une tâche hardie : porter un regard philosophique sur les technologies nucléaires et dévoiler leurs implications sur la vie humaine, en s’inspirant pour ce faire des travaux de Gunther Anders, penseur allemand qui a consacré une large partie de son œuvre à la critique de la technologie et de la modernité1. L’objectif du livre de Delfour n’est donc pas de peser les avantages et les inconvénients des technologies nucléaires – l’auteur part du principe que celles-ci sont dangereuses, inefficientes et meurtrières – mais de fournir une vue d’ensemble, un « point de vue synoptique » qui s’opposerait à la simple reconstruction historique des événements liés à cette énergie et devrait permettre de saisir le « fait nucléaire » dans sa totalité. La délimitation que donne l’auteur de ce « fait nucléaire » inclut les centrales nucléaires, les bombes atomiques, les déchets radioactifs – bref tous les matériaux et technologies qui sont capables de libérer des « êtres radioactifs » dangereux pour l’homme – ainsi que le cadre institutionnel qui soutient leur existence. L’auteur insiste longuement sur la spécificité de son objet en le distinguant d’autres formes d’énergie, d’armes et de déchets : les bombes nucléaires ne sont pas simplement des bombes plus destructives, les déchets radioactifs ne sont pas simplement des déchets dont la durée de vie est particulièrement longue, et ainsi de suite. Reconnaître la spécificité du « fait nucléaire » conduirait à voir dans ses conséquences pour l’humanité le trait le plus significatif de notre époque : la « condition nucléaire » dans laquelle nous sommes tous plongés. La tâche du philosophe, ainsi que conçue par l’auteur, est toute tracée : diagnostiquer le mal, établir son étiologie, puis y remédier, en indiquant la route pour sortir de cet état d’aliénation.

La première partie de l’ouvrage est ainsi dédiée au diagnostic. La question est de savoir pourquoi l’humanité est entrée dans une condition qui est, selon l’auteur, si manifestement contraire aux intérêts vitaux du plus grand nombre d’hommes. Comment est-il possible, en d’autres termes, qu’il y ait des individus favorables ou même indifférents aux technologies nucléaires ? Pour y répondre, Delfour déploie deux registres explicatifs fonctionnant conjointement : premièrement, l’intérêt d’un petit nombre d’acteurs dans la diffusion des technologies nucléaires ; deuxièmement, une sorte de jouissance technologique largement partagée qui pousse même ceux qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces machines meurtrières. Dans les deux cas, les motivations profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables à leur conscience.

Le premier ensemble d’explanantia renvoie aux outils conceptuels typiques des analyses utilitaristes : il existe une caste de « nucléocrates », c’est-à-dire des décideurs qui contribuent à l’existence et à la poursuite du nucléaire parce qu’ils en tirent un intérêt : les industriels font des profits exorbitants ; les hommes politiques dominent mieux la population de leur pays en jouant sur la peur du nucléaire (étant donné qu’un peuple effrayé par la perspective d’une catastrophe est un peuple obéissant et docile) ; les ingénieurs, les techniciens et les physiciens gagnent de l’argent et du prestige en travaillant dans le secteur. D’après Delfour, ces groupes ont su persuader le reste de la population de l’utilité du nucléaire en s’appuyant sur des techniques de propagande : la diffusion via les médias d’une information déformée et trompeuse ; l’imposition d’une novlangue qui vise à minimiser le danger nucléaire 2 ; la mise à l’écart des voix discordantes. En somme, que l’on soit en Russie, en France ou au Japon, des élites organisées imposent la condition nucléaire au public et ce dernier, abruti par la propagande, ne parvient pas à se mobiliser pour exiger l’élimination des technologies qui le dominent.

Le deuxième registre explicatif renvoie à des concepts plus proches des analyses psychanalytiques. Delfour remarque en effet l’existence d’une fascination perverse et généralisée pour la chose nucléaire qui relève d’une véritable pulsion de mort : « Quoi de plus séduisant, extraordinaire, fascinant que l’irradiation, la contamination, la mort atomique ? » se demande-t-il (p. 75). Les preuves avancées pour étayer cette hypothèse suscitent parfois la perplexité du lecteur : ainsi, l’auteur note que la forme du champignon atomique conduit à des associations avec des expériences orgasmiques, et il s’interroge sur le fait que le bikini tient son nom de l’atoll où eut lieu l’explosion d’une bombe atomique. C’est en tout cas une pulsion profonde, enfouie et inconsciente qui serait à la base du projet nucléaire : ce dernier sous-tend en effet une volonté cachée de transformation radicale de l’homme, de dépassement de toutes ses limites, jusqu’à faire de lui une machine sans finitude, sans faiblesse, sans émotion. Il est intéressant de noter en passant qu’une interprétation « psychologisante » était souvent adoptée dans les années 1970 pour expliquer non pas le désir des technologies nucléaires mais plutôt leur rejet3. Delfour renverse cette lecture tout en employant la même méthode : au lieu d’une « angoisse atomique » il révèle un désir irrationnel et suicidaire pour les choses nucléaires.

Dans la deuxième partie du livre, Delfour se concentre sur les prescriptions pour extirper le mal : tous les citoyens ont le droit et le devoir moral de désobéir à l’État si ce dernier n’élimine pas toutes les machines nucléaires, puisque – en suivant les justifications propres à la tradition libérale – on a le droit de désobéir à un État qui ne protège pas la vie de ses citoyens, et on a le devoir moral de désobéir à un État qui ne protège pas la vie des générations futures. La lutte pour la sortie de la condition nucléaire passera par le militantisme et les associations non gouvernementales, les partis étant des organisations oligarchiques qui ne servent qu’à distribuer des postes d’élus et empêchent la formation d’un débat vraiment public.

L’auteur ne s’arrête pas longuement sur la question du régime énergétique dans un monde dénucléarisé : il se limite au vœu pieux d’une biotechnique humble et respectueuse des besoins objectifs des vivants plutôt que soumise à leurs désirs déchaînés et leurs intérêts égocentriques. Les deux seules indications à ce sujet concernent l’optimisation de la consommation d’électricité (éliminer l’éclairage nocturne continuel dans des voies désertes) et un changement de priorités au niveau des financements de la recherche (dépenser moins pour des projets inutiles, comme le LHC, et plus pour les technologies liées aux énergies renouvelables). On a l’impression que cette absence de détail concernant la thérapie n’est pas seulement due au choix de privilégier la dénonciation à l’élaboration d’un projet précis, mais aussi au fait que toute discussion relative au coût d’opportunité de l’abandon des technologies nucléaires impliquerait de considérer celles-ci comme une option légitime, ce qui est simplement inacceptable pour l’auteur. Toute nuance, tout contre-exemple ou détail qui pourrait mettre en question la certitude sur la nécessité d’abandonner le nucléaire est liquidé en tant qu’argument idéologique qui relève de l’asservissement à la propagande. Pour ne citer que deux exemples : l’auteur qualifie d’« absurde » l’argument de l’indépendance énergétique et s’en débarrasse en quelques lignes dans une note ; et il arrive à nier ce qui est positif, à savoir que la possession d’armes nucléaires est un facteur qui a contribué à dissuader les superpuissances de déclencher une guerre d’invasion sur une vaste échelle, comme si admettre ce fait signifiait justifier les politiques d’armement des pays en question4.

Cette approche est bien entendu le résultat d’un choix intentionnel et réfléchi : Delfour refuse la « modération prétendument objective » et affirme que « les raisonnements sont moins vrais s’ils sont anesthésiés par des ambages détaillées » (p. 22). Pour susciter l’indignation, stimuler l’action et sortir de la condition nucléaire, il faut renoncer à la prudence, à la précision, à la faillibilité des hypothèses. On pourrait alors se demander si cette attitude péremptoire ne conduit pas – quoique avec des conséquences bien moins tangibles – au même dogmatisme que celui que Delfour dénonce à juste titre chez les scientifiques et experts qui prétendent avoir une parfaite maîtrise des technologies nucléaires.

Une autre conséquence du style polémique de l’auteur est l’aspect répétitif du livre. Les mêmes idées, les mêmes données, les mêmes expressions sont répétées sans cesse, à l’instar de chants de batailles, de slogans qui sont conçus pour mettre le lecteur dans un état d’excitation favorable à l’action. Combien de fois Delfour nous rappelle-t-il qu’il n’y a pas lieu de distinguer les centrales des bombes nucléaires ? Combien de fois dénonce-t-il l’impéritie des techniciens, l’irresponsabilité des politiques, la rapacité des industriels ? Combien de fois utilise-t-il l’expression « dizaines de millénaires » pour souligner la longévité des déchets ?

9En conclusion, la Condition nucléaire de Delfour est un ouvrage dans lequel se mêlent l’ambition théorique d’un traité de philosophie et la manière sentencieuse d’un manifeste politique. La lecture ne fera probablement que conforter les convictions du militant, qu’il soit ou non du même côté de la barricade que l’auteur, mais stimulera peut-être la réflexion du lecteur critique, s’il passe outre l’approche très emphatique et parfois superficielle des questions nucléaires.

Notes

1 Cf. par exemple : Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, L’Encyclopédie des nuisances, 2002.

2 La critique de ces « tactiques sémantiques » est un aspect important de l’ouvrage. Parmi les termes et expressions dénoncés par Delfour comme idéologiques, on peut rappeler : « catastrophe », « essai [nucléaire] », « combustible », « nuage radioactif » et bien d’autres.

3 Daniel Boy, Pourquoi avons-nous peur de la technologie ?, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13-19.

4 Du point de vue logique, constater les effets des politiques d’armement n’implique aucun jugement de valeur à propos des politiques d’armement elles-mêmes. Mais c’est précisément la différence entre constat et jugement axiologique que rejette l’auteur.



La Condition nucléaire : une réponse à Federico Brandmayr
Jean-Jacques Delfour

La condition nucléaire
Jean-Jacques Delfour, La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, Paris, L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2014, 296 p., ISBN : 978-29158307-9-8.

La critique de Federico Brandmayr, inscrit en thèse de sociologie, présente erreurs et contresens qui constituent une injustice à l’égard de mon travail 1. J’en signale ici quelques-uns.

Le point le plus embarrassant est l’incompréhension du plan du livre. Il écrit (n° 1) : « La tâche du philosophe, ainsi que conçue par l’auteur, est toute tracée : diagnostiquer le mal, établir son étiologie, puis y remédier, en indiquant la route pour sortir de cet état d’aliénation ». La partie consacrée aux « remèdes » tient en quelques pages : 220-222 et est manifestement secondaire.

Le critique résume de manière erronée et lacunaire la partie « diagnostic » ou « étiologique » dit-il, comme si la recherche des causes était la seule appropriée : ma démarche philosophique intègre les approches historiques, politiques, industrielles, psychologiques et anthropologiques, laquelle ne consiste guère à user du schéma causaliste.

Le critique ne dit mot de la perspective morale, pourtant explicite, comme l’illustre la citation suivante : « Le débat est exclusivement éthique : veut-on ou non que la sécurité des personnes soit plus importante que la sauvegarde des machines ? Veut-on ou non que la valeur de la vie humaine soit plus grande que la valeur du profit que l’on tire d’elle ? Tel est le problème fondamental, qui commande tous les autres. Le problème de la civilisation technique et industrielle revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques ? »2.

Ou cette autre : « Nul besoin d’être un savant en physique atomique pour avoir le droit moral et politique de penser le nucléaire. Tout être humain cerné et concerné directement, dans sa vie et sa liberté, par une puissante technologie est d’emblée fondé à en faire l’analyse. Prétexter sa complexité pour traiter chacun en enfant incapable de réfléchir n’est que l’alibi d’un pouvoir qui redoute les effets de résistance massive dès lors que les citoyens se mettraient à s’occuper de ce qui les regarde. La morale et le désir de liberté n’ont pas de diplômes universitaires. La situation de l’humanité sous les machines nucléaires est une crise radicale qui regarde chacun d’entre nous, où que nous soyons. Ose être conscient de ce que tu es devenu, c’est-à-dire un être dont la valeur est très inférieure à celle des êtres atomiques radioactifs qui sont générés par milliards de milliards dans les machines nucléaires. Tel est l’impératif cognitif (et donc moral) de l’ère nucléaire. »3

Il affirme : « Comment est-il possible, en d’autres termes, qu’il y ait des individus favorables ou même indifférents aux technologies nucléaires ? ». Je ne me pose nulle part une telle question ; bien plutôt, il s’agit de savoir quels effets les machines atomiques, la bombe atomique et les centrales nucléaires, ont eu sur la politique, la société, le rapport au monde, à l’histoire et au droit, sur la valeur ontologique et pratique de l’être humain.

Il dit : « Pour y répondre, Delfour déploie deux registres explicatifs fonctionnant conjointement : premièrement, l’intérêt d’un petit nombre d’acteurs dans la diffusion des technologies nucléaires ; deuxièmement, une sorte de jouissance technologique largement partagée qui pousse même ceux qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces machines meurtrières4. ». En réalité, j’ai proposé trois dispositifs différents et fonctionnant en synergie : l’appui de la domination politique sur des technologies d’anéantissement, la jouissance technologique de la pulvérisation d’un morceau de réel, le nihilisme spécifique du capitalisme5. Trois directions et non deux. Cette triade est construite, parcourue, analysée, soulignée, répétée.

Dès la première phrase (n° 3), le critique se trompe : « Le premier ensemble d’explanantia renvoie aux outils conceptuels typiques des analyses utilitaristes : il existe une caste de "nucléocrates", c’est-à-dire des décideurs qui contribuent à l’existence et à la poursuite du nucléaire parce qu’ils en tirent un intérêt : les industriels font des profits exorbitants ; les hommes politiques dominent mieux la population de leur pays en jouant sur la peur du nucléaire (étant donné qu’un peuple effrayé par la perspective d’une catastrophe est un peuple obéissant et docile) ; les ingénieurs, les techniciens et les physiciens gagnent de l’argent et du prestige en travaillant dans le secteur. ». Erreur : ces éléments ne sont pas des explications, mais des effets. La caste des nucléocrates est un effet de l’existence des machines-à-agiter-des-êtres-radioactifs, non une cause.

Lorsque le critique se penche sur la notion de jouissance technologique laquelle joue un rôle primordial, il semble ne pas apercevoir le style phénoménologique de cette notion ni le recours explicite à la théorie foucaldienne des subjectivités produites par des formes d’assujettissements. Il semble n’y voir qu’une notion psychanalytique. La notion est pourtant expliquée sur une quarantaine de pages. Mais il présente comme des preuves deux indices qui occupent environ 10 lignes (n° 4) et passe sous silence toute l’argumentation principale, autrement plus étayée.

Notre critique tombe plus loin dans l’accusation de dogmatisme (n° 6), mais elle n’a l’apparence d’être fondée que parce qu’il ne cite pas les arguments que je donne. Prenons la première allusion : « L’auteur qualifie d’« absurde" l’argument de l’indépendance énergétique et s’en débarrasse en quelques lignes dans une note ».

Que dit cette note ? Ceci : « Je ne m’arrête qu’une seconde sur l’argument complètement absurde de l’indépendance énergétique : non seulement l’uranium vient d’autres territoires (Niger, Kazakhstan, etc.) mais les centrales nucléaires produisent des déchets gigantesques (en dangerosité et en durée) de telle sorte que la sécurité de toutes les générations suivantes devra dépendre de technologies qui ne sont même pas encore au point. L’indépendance d’aujourd’hui – qui n’existe pas – produit la dépendance de demain, laquelle a déjà commencé » (p. 28).

Dire que l’uranium vient d’Afrique est-il un argument dogmatique ? Il me semble que non : il s’agit d’un fait qui, une fois qu’on en a connaissance, ruine le mythe de l’indépendance énergétique.

À la suite, Federico Brandmayr écrit : « Cette approche est bien entendu le résultat d’un choix intentionnel et réfléchi : Delfour refuse la "modération prétendument objective" et affirme que "les raisonnements sont moins vrais s’ils sont anesthésiés par des ambages détaillées" (p. 22). Pour susciter l’indignation, stimuler l’action et sortir de la condition nucléaire, il faut renoncer à la prudence, à la précision, à la faillibilité des hypothèses. On pourrait alors se demander si cette attitude péremptoire ne conduit pas – quoique avec des conséquences bien moins tangibles – au même dogmatisme que celui que Delfour dénonce à juste titre chez les scientifiques et experts qui prétendent avoir une parfaite maîtrise des technologies nucléaires. »

En réalité, le passage cité signifiait le refus d’entrer dans le détail de l’expertise des experts. « Le nucléaire est une chose beaucoup trop sérieuse pour l’abandonner aux spécialistes et aux experts. Leur procédé consiste à exiger préalablement à toute discussion que l’interlocuteur connaisse techniquement le nucléaire dans tous ses détails (dans le dédale desquels il est aisé de noyer le regard global et la question de la responsabilité). Membres auto-proclamés d’un jury imaginaire aux sessions perpétuelles, ils font sans cesse passer des examens à tous ceux qui s’expriment sur le sujet et sélectionnent les candidats retenus sur des critères cognitifs qui reprennent strictement les leurs. Leur exigence de « sérieux » est un leurre destiné à cacher une stratégie du monopole de la parole légitime (qui ne pense pas comme eux n’est pas « sérieux »). Après avoir pointé la violence politique de l’expertise qui vise à rien de moins qu’à la censure des positions adverses, il est loisible d’en relever l’incohérence épistémologique, à savoir l’impossibilité du rôle de l’expert dont la parole, pourtant scientifique, donc fondamentalement provisoire, incertaine, objet de discussions et de controverses, revêt, dans cette hybridité monstrueuse, l’apparence de l’autorité de la chose jugée, dont par définition il n’y a plus lieu de discuter6. » (p. 39).

D’autre part, c’était un renvoi (explicite) à la problématique longuement analysée par Carlo Ginzburg au sujet de la rhétorique de la preuve (pourtant signalée en note). Les lecteurs familiers de la philosophie du nucléaire peuvent y reconnaître également l’analyse (connue) du philosophe allemand Anders qui articule modération et minimisation.

La thèse principale du livre n’est pas analysée ; les arguments fondamentaux, explicitement signalés, ne sont pas considérés. Le critique aurait pu étudier une des conclusions : « Ainsi, du point de vue anthropologique, le grand désir sous-jacent à l’entreprise atomique est un désir de transformation ontologique de l’être humain. Changer l’être de l’homme, le délester de sa partie biologique, de ce qui le lie profondément aux autres êtres naturels, aux fruits, aux légumes, aux plantes et aux arbres, aux autres vivants, aux vaches, aux chèvres, aux poules, aux oiseaux, aux poissons, bref à la Terre7 en tant que biosphère et milieu ambiant. Le projet nucléaire est un projet métaphysique : il s’agit d’anéantir l’homme archaïque, l’homme vivant, l’homme animal, au profit d’un autre homme, d’un « surhomme », dépourvu de chair et de sensibilité, ignorant le doute et la compassion, la faim et la soif, un homme sans corps, un pur esprit doté d’un corps-machine idéal invulnérable aux êtres-radioactifs (ce corps-machine existe : il est composé de toutes les machines nucléaires qui présentent, dans la réalité, d’innombrables fuites). L’homme nucléaire est l’homme tout entier raison, calcul, efficacité, rentabilité, insensibilité, puissance pure, sans finitude, sans faiblesse, sans émotion, sans vie. (…) Le nucléaire est une technologie de mort en deux sens : les êtres-radioactifs sont extrêmement dangereux pour tous les vivants (mort au sens sanitaire) ; deuxièmement, la technologie nucléaire présuppose un homme enfin débarrassé de la vie, c’est-à-dire finalement un homme immortel (mort au sens symbolique d’une métamorphose). Tel est le rêve secret de la condition nucléaire. Cependant, ce rêve n’est pas porté seulement par d’autres rêveries et par des rituels, c’est-à-dire par un dispositif de récits et d’images, mais aussi par des machines de mort ; si bien que la vérité ultime du désir atomique du point de vue objectif, celle qu’il ne peut pas reconnaître comme sienne, celle qu’il niera farouchement et qui est pourtant la conséquence dernière des machines nucléaires réelles, celle qui exigerait d’abandonner les récits mythologiques de substitution (l’Atome pour la paix, la légende de la sécurité) et de considérer la réalité des contaminations et des risques, la vérité ultime du désir atomique est l’extermination des vivants. »8

Un autre lecteur a résumé très correctement les thèses du livre : Denis Collin 9.

Notes

1 Pour une critique détaillée de cette critique, voir ici : http://www.jeanjacquesdelfour.fr/article-erreurs-et-contresens-dans-la-critique-de-la-condition-nucleaire-par-federico-brandmayer-123362481.html

2 La Condition nucléaire, L’Échappée, p. 34.

3 Idem, p. 11.

4 Le critique ajoute : « Dans les deux cas, les motivations profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables à leur conscience » ; il est faux que j’affirme une telle chose.

5 Idem, p. 135.

6 Cf. Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

7 Hannah Arendt écrit, dans The human condition : « La Terre est la quintessence de l’homme moderne » (Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2012, p. 60). Certes Arendt s’appuie, implicitement, sur les analyses d’Anders mais ne discerne pas une spécificité anthropologique du nucléaire : la subjectivité nihiliste-atomique n’est, à ses yeux, qu’un aspect du nihilisme de la technoscience moderne. Je défends ici l’hypothèse selon laquelle l’âge atomique est une transformation radicale de la condition humaine, donc une rupture au sein de la science moderne elle-même qui n’est pas fondamentalement nihiliste.

8 La condition nucléaire, p. 139 et 141.

9 http://denis-collin.viabloga.com/news/la-condition-nucleaire

Jean-Jacques Delfour, « La Condition nucléaire : une réponse à Federico Brandmayr », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 19 mai 2014.

Origine : http://lectures.revues.org/14644



Jeudi 17 avril 2014

Erreurs et contresens dans la critique de La Condition nucléaire par Federico Brandmayr

Federico Brandmayer, un étudiant en sociologie [1], a fait une recension de La condition nucléaire, lequel est un ouvrage de philosophie. Est-il raisonnable qu’un étudiant en sociologie se risque, malgré une inculture manifeste en philosophie, à juger un travail auquel il ne comprend pas grand-chose et dont il présente quelques arguments de manière tronquée et expéditive. Établissons donc les erreurs, contresens et parti-pris sans doute dus à un rejet liminaire de la possibilité pour la philosophie d’instruire au sujet du nucléaire ainsi qu’à une double ignorance à l’égard de la philosophie et à l’égard de l’histoire du nucléaire.

*

Le critique a d’emblée un point de vue négatif : il juge le projet de porter un regard philosophique sur les choses nucléaires « une tâche hardie ». Littré précise que « hardi » signifie « qui ose beaucoup, ferme intrépide, insolent, effronté » et aussi : « qu’il est dangereux ou difficile de soutenir en parlant des doctrines ». C’est bien sûr à ce dernier sens que pense notre audacieux critique, Federico Brandmayr.

Cette appréciation, qui condamne d’entrée de jeu la tentative philosophique, mériterait une justification qui, hélas, est absente. Anders est visiblement inconnu du critique qui cite le titre de l’ouvrage de 1956 traduit en 2002 mais en ignore le contenu ; sans quoi, soit il aurait admis qu’une réflexion philosophique sur le nucléaire n’était aucunement hardie, dangereuse à soutenir, soit aurait formulé une réserve de fond fondée sur un argument.

Orienté par ce préjugé, il affirme que :

« L’objectif du livre de Delfour n’est donc pas de peser les avantages et les inconvénients des technologies nucléaires – l’auteur part du principe que celles-ci sont dangereuses, inefficientes et meurtrières – mais de fournir une vue d’ensemble, un "point de vue synoptique" qui s’opposerait à la simple reconstruction historique des évènements liés à cette énergie et devrait permettre de saisir le "fait nucléaire" dans sa totalité » (n° 1).

Le début suggère que l’approche par calcul d’avantages et d’inconvénients serait préférable : le critique se rend-il compte que, de la sorte, il banalise le nucléaire comme une énergie parmi d’autres, reprenant un des thèmes de la propagande nucléaire ? Une centrale à charbon est-elle capable, en explosant, de contaminer par des substances radioactives extrêmement dangereuses un continent entier, et cela pour des millénaires ? Le problème tient aux prolepses : Federico Brandmayr croit fermement que le nucléaire est une énergie parmi d’autres.

Significative est la formule : « l’auteur part du principe que celles-ci [les technologies nucléaires] sont dangereuses, inefficientes et meurtrières ». Le critique suggère qu’il s’agit là d’un postulat dépourvu d’argumentation, ignorant purement et simplement les faits qu’il refuse obstinément de citer et les dizaines d’arguments déployés dans le livre qu’il refuse d’analyser.

Accessoirement, je me demande ce qu’il peut bien entendre par « inefficientes », car je ne dis rien de tel : au contraire, je souligne la puissance de transformation du pouvoir politique par l’acquisition de l’arme nucléaire et la puissance de transformation sociale et anthropologique des centrales nucléaires.

Autre erreur : « une vue d’ensemble, un "point de vue synoptique" qui s’opposerait à la simple reconstruction historique des évènements liés à cette énergie ». Les chapitres 6, 12 et 13, avec le § intitulé « Structure et fonction de la dévaluation de l’environnement » dans la conclusion, présentent précisément des analyses historiques, aucunement opposées à la vue synoptique. Il n’y a d’opposition que dans l’esprit du critique – qui a fermé les yeux sans doute sur la quarantaine de pages concernées.

Le critique s’aperçoit que j’ai insisté sur la spécificité de l’objet mais n’en donne que des aperçus négatifs et ignore l’innovation conceptuelle de la « machine-à-agiter-des-êtres-radioactifs », celle de la « jouissance technologique », celle de la « subjectivité nihiliste », etc.

Autre erreur, plus grave celle-là, et qui discrédite complètement l’auteur de cette recension : l’incompréhension du plan du livre. Il écrit :

« La tâche du philosophe, ainsi que conçue par l’auteur, est toute tracée : diagnostiquer le mal, établir son étiologie, puis y remédier, en indiquant la route pour sortir de cet état d’aliénation ».

Je passe sur le terme infantilisant de « mal », terme que je n’emploie jamais en ce sens, et qui porte une charge de disqualification. Aux yeux du critique, le livre présenterait deux parties : diagnostic puis remède. La seule lecture de la table des matières réfute cette hypothèse. La partie consacrée aux « remèdes » tient en quelques pages : 220-222 et est manifestement très secondaire. Pour quelle raison le critique réduit-il l’Introduction, la première partie, la seconde et les trois quarts de la conclusion (220 pages sur 300) à une seule partie ? Peut-être afin d’éviter d’entrer dans le détail de mes arguments et de se donner la part facile au sujet des prétendus « remèdes » sur lesquels il est plus disert que sur ce qu’il croit être une première partie ?

*

Mais d’autres contresens surviennent. Le critique résume de manière erronée et lacunaire la partie « diagnostic » ou « étiologique » dit-il, comme si la recherche des causes était la seule appropriée : il ne lui vient pas à l’esprit que ma démarche philosophique intègre les approches historiques, politiques, industrielles, psychologiques et anthropologiques, laquelle ne consiste guère à user du schéma causaliste. Le critique oublie également la perspective morale (on me pardonnera de citer moi-même mon propre livre) :

« Le débat est exclusivement éthique : veut-on ou non que la sécurité des personnes soit plus importante que la sauvegarde des machines ? Veut-on ou non que la valeur de la vie humaine soit plus grande que la valeur du profit que l’on tire d’elle ? Tel est le problème fondamental, qui commande tous les autres. Le problème de la civilisation technique et industrielle revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques ? » [2].

Sur cette question, notre critique est absolument muet.

Il affirme :

« Comment est-il possible, en d’autres termes, qu’il y ait des individus favorables ou même indifférents aux technologies nucléaires ? »

Je ne me pose nulle part une telle question ; bien plutôt, il s’agit de savoir quels effets les machines atomiques, la bombe atomique et les centrales nucléaires, ont eu sur la politique, la société, le rapport au monde, à l’histoire et au droit, sur la valeur ontologique et pratique de l’être humain.

Il dit :

« Pour y répondre, Delfour déploie deux registres explicatifs fonctionnant conjointement : premièrement, l’intérêt d’un petit nombre d’acteurs dans la diffusion des technologies nucléaires ; deuxièmement, une sorte de jouissance technologique largement partagée qui pousse même ceux qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces machines meurtrières [3]. »

En réalité, j’ai proposé trois dispositifs différents et fonctionnant en synergie : l’appui de la domination politique sur des technologies d’anéantissement, la jouissance technologique de la pulvérisation d’un morceau de réel, le nihilisme spécifique du capitalisme [4]. Trois directions et non deux. Je m’étonne que ce lecteur ne l’ai pas vu alors que cette triade est construite, parcourue, analysée, soulignée, répétée.

*

Dès la première phrase (n° 3), le critique se trompe :

« Le premier ensemble d’explanantia renvoie aux outils conceptuels typiques des analyses utilitaristes : il existe une caste de "nucléocrates", c’est-à-dire des décideurs qui contribuent à l’existence et à la poursuite du nucléaire parce qu’ils en tirent un intérêt : les industriels font des profits exorbitants ; les hommes politiques dominent mieux la population de leur pays en jouant sur la peur du nucléaire (étant donné qu’un peuple effrayé par la perspective d’une catastrophe est un peuple obéissant et docile) ; les ingénieurs, les techniciens et les physiciens gagnent de l’argent et du prestige en travaillant dans le secteur. »

Erreur : ces éléments, quoique entachés d’approximation [5], ne sont pas des explications, mais des effets. La caste des nucléocrates est un effet de l’existence des machines-à-agiter-des-êtres-radioactifs, non une cause. Le critique se trompe complètement.

Il affirme :

« D’après Delfour, ces groupes ont su persuader le reste de la population de l’utilité du nucléaire en s’appuyant sur des techniques de propagande : la diffusion via les médias d’une information déformée et trompeuse ; l’imposition d’une novlangue qui vise à minimiser le danger nucléaire ; la mise à l’écart des voix discordantes. En somme, que l’on soit en Russie, en France ou au Japon, des élites organisées imposent la condition nucléaire au public et ce dernier, abruti par la propagande, ne parvient pas à se mobiliser pour exiger l’élimination des technologies qui le dominent.

Comme le critique n’a pas de culture historique sur le nucléaire (et comme il n’a pas pris soin de s’en donner une), il se trompe à plusieurs reprises.

Persuader ? Auto-citation : « Aucun peuple n’a voulu des armes atomiques ni des centrales nucléaires : elles leur ont été imposées par la force et par la ruse » [6] et renvoi à Sezin Topçu, La France nucléaire, pour le cas français et à celui de Nadine et Thierry Ribault, Les sanctuaires de l’abyme, pour le cas japonais.

Propagande ? Le critique ne cite aucun des très nombreux faits rapportés dans le livre (comme l’accord OMS / AIEA de 1959 [7], le mensonge d’État lors de la catastrophe de Tchernobyl, ou la communication de l’entreprise Tepco et de l’État japonais à propos de celle de Fukushima, et tant d’autres), suggérant ainsi que ce terme de « propagande » est inapproprié.

La novlangue ? Le critique cite les mots que je qualifie de propagande sans donner de précisions d’aucun ordre (suggérant qu’il n’y a pas d’argument). Cf. le chapitre 6 intitulé « Nukespeak. Gouverner par les mots » dans le livre de Sezin Topçu.

Mise à l’écart des voix discordantes ? Oui (auto-citation):

« les scientifiques et ingénieurs « résistants », à l’instar de Joliot, Oppenheimer ou Sakharov, furent une minorité [8]. Frédéric Joliot Curie publie en 1939 la preuve expérimentale de la fission des noyaux d’uranium ; mais il est aussi un Résistant de la première heure. Président depuis 1949 du Mouvement mondial de la paix, en 1950 il est révoqué de ses fonctions au CEA qu’il avait pourtant créé en 1945. Robert Oppenheimer dirige le Manhattan Project. Comme Joliot, il montre publiquement son hostilité au programme de la bombe à hydrogène et subit les attaques du gouvernement américain, jusqu’à « l’affaire Oppenheimer » en 1953 déclenchée par Eisenhower. Andreï Sakharov a joué un rôle essentiel dans le premier « essai » nucléaire soviétique en 1953. En 1963, il participe activement à la préparation du Traité de Moscou sur « l’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace et sous l’eau ». Très actif en faveur des Droits de l’homme en URSS, il reçoit le prix Nobel de la paix en 1975, et fut condamné à un exil intérieur de 1980 à 1986. Trois figures de scientifiques de premier plan, trois constructeurs de l’arme nucléaire, trois contestataires persécutés par leur gouvernement respectif ; où l’on perçoit, sur ce terrain précis, l’indistinction des démocraties présumées libérales et du totalitarisme soviétique [9]. » On pourrait évoquer aussi Joseph Rotblat.

Le critique conclut donc ce que l’on peine à appeler une analyse par des formules disqualifiantes :

« En somme, que l’on soit en Russie, en France ou au Japon, des élites organisées imposent la condition nucléaire au public et ce dernier, abruti par la propagande, ne parvient pas à se mobiliser pour exiger l’élimination des technologies qui le dominent. »

« Abruti » par la propagande ? Il faut n’avoir lu ni le livre chroniqué ni même feuilleté celui de Topçu, il faut ignorer des masses considérables de faits pour user d’un terme aussi grossier. Bref, Federico Brandmayr n’y croit pas. Il est sceptique.

*

Ce scepticisme atteint une sorte de sommet lorsque le critique aperçoit la notion de jouissance technologique. Ignorant complètement l’existence d’une approche phénoménologique tout comme la théorie foucaldienne des subjectivités produites par des formes d’assujettissements, il ne peut y apercevoir qu’une notion psychanalytique dont il ne comprend rien et qui est pourtant expliquée sur une quarantaine de pages. Il présente comme des preuves deux indices qui occupent environ 10 lignes et passe sous silence toute l’argumentation principale, autrement plus étayée.

Plus qu’une erreur, il y a là de la malhonnête intellectuelle (ou bien une incompétence qui semble incroyable). La première partie est intitulée « Condition nucléaire et jouissance technologique » ; à maintes reprises, je préviens le lecteur que le chapitre 8 (« La jouissance technologique atomique ») est central. Mais Federico Brandmayer n’en a cure : il ne retient que dix lignes. Quel crédit peut-on accorder à un tel lecteur ?

*

Il continue :

« Dans la deuxième partie du livre, Delfour se concentre sur les prescriptions pour extirper le mal »

Cette deuxième partie n’existe pas. Il s’agit de remarques finales (p. 220-222 et dans les annexes 273-276 et 278-282), visiblement destinées à étayer l’analyse critique du désespoir en début de conclusion. La partie consacrée aux « remèdes » est imaginaire mais c’est sur elle que notre critique concentre son attention.

Prenant un infime aspect pour une thèse construite, il s’embarque dans des explications qui tombent à côté, puisque ce n’est pas le projet du livre de proposer des alternatives. Mais c’est l’occasion d’autres erreurs et contresens.

Notre critique :

« L’auteur ne s’arrête pas longuement sur la question du régime énergétique dans un monde dénucléarisé : il se limite au vœu pieux d’une biotechnique… »

Comme ce n’est pas le sujet, il est inévitable que je ne m’y arrête pas. Sans doute, étant aveugle à ce que dit le livre, il est normal de s’interroger sur ce qu’il ne dit pas et qu'il n'a pas le projet de considérer.

Notre critique tombe enfin dans l’accusation de dogmatisme, mais elle n’a l’apparence d’être fondée que parce qu’il ne cite pas les arguments que je donne. Prenons les deux allusions :

« L’auteur qualifie d’« absurde" l’argument de l’indépendance énergétique et s’en débarrasse en quelques lignes dans une note ».

Que dit cette note :

« Je ne m’arrête qu’une seconde sur l’argument complètement absurde de l’indépendance énergétique : non seulement l’uranium vient d’autres territoires (Niger, Kazakhstan, etc.) mais les centrales nucléaires produisent des déchets gigantesques (en dangerosité et en durée) de telle sorte que la sécurité de toutes les générations suivantes devra dépendre de technologies qui ne sont même pas encore au point. L’indépendance d’aujourd’hui – qui n’existe pas – produit la dépendance de demain, laquelle a déjà commencé » (p. 28).

Que l’uranium vienne d’Afrique est-il un argument dogmatique ? N’est-ce pas suffisant ? Que faut-il de plus ?

Deuxième exemple dit notre auteur :

« Il arrive à nier ce qui est positif, à savoir que la possession d’armes nucléaires est un facteur qui a contribué à dissuader les superpuissances de déclencher une guerre d’invasion sur une vaste échelle, comme si admettre ce fait signifiait justifier les politiques d’armement des pays en question ».

Federico Brandmayer s’arrête sur ce point, également secondaire, sans tenir compte de l’analyse globale que je fais de la dissuasion et que voici en note [10] (au passage, le crtique invente une citation inexistante: dire de A qu'il nie que z, c'est supposer qu'il parle bien de z d'une manière précise; or, ici, il n'y a pas un mot sur z, donc personne ne peut me reprocher de nier que z).

Il est significatif que notre critique appuie son accusation de dogmatisme sur deux aspects marginaux de l’analyse que je propose et en s’abstenant bien de citer les arguments qu’il critique. Peut-être cet étudiant n’a-t-il pas encore assimilé les règles de la controverse scientifique et s’imagine qu’il va être cru sur parole ?

Sans doute aussi, les lacunes intellectuelles jouent-elles leur rôle. À la suite, notre jeune critique s’imagine avoir mis la main sur une sorte d’aveu :

« Cette approche est bien entendu le résultat d’un choix intentionnel et réfléchi : Delfour refuse la "modération prétendument objective" et affirme que "les raisonnements sont moins vrais s’ils sont anesthésiés par des ambages détaillées" (p. 22). Pour susciter l’indignation, stimuler l’action et sortir de la condition nucléaire, il faut renoncer à la prudence, à la précision, à la faillibilité des hypothèses. On pourrait alors se demander si cette attitude péremptoire ne conduit pas – quoique avec des conséquences bien moins tangibles – au même dogmatisme que celui que Delfour dénonce à juste titre chez les scientifiques et experts qui prétendent avoir une parfaite maîtrise des technologies nucléaires. »

Ce commentaire dit d’un côté qu’il ne comprend pas ce que je dis (c’est-à-dire le refus d’entrer dans le détail de l’expertise des experts) et de l’autre côté qu’il ignore la problématique longuement analysée par Carlo Ginzburg au sujet de la rhétorique de la preuve (pourtant signalée en note). Manque de culture générale, mais aussi manque de prudence intellectuelle : peut-être l’auteur ne dit-il pas n’importe quoi et peut-être renvoie-t-il à des références éclairantes qu’il faut aller consulter avant de produire une analyse erronée. Méconnaissance aussi des auteurs importants : Anders développe de son côté une analyse qui articule modération et minimisation.

L’ignorance du domaine nucléaire conduit aussi notre critique à des mésinterprétations simples :

« Une autre conséquence du style polémique de l’auteur est l’aspect répétitif du livre. Les mêmes idées, les mêmes données, les mêmes expressions sont répétées sans cesse, à l’instar de chants de batailles, de slogans qui sont conçus pour mettre le lecteur dans un état d’excitation favorable à l’action. Combien de fois Delfour nous rappelle-t-il qu’il n’y a pas lieu de distinguer les centrales des bombes nucléaires ? Combien de fois dénonce-t-il l’impéritie des techniciens, l’irresponsabilité des politiques, la rapacité des industriels ? Combien de fois utilise-t-il l’expression "dizaines de millénaires" pour souligner la longévité des déchets ? »

Comme notre critique ne connaît pas le terrain du nucléaire, il ignore la minimisation massive des données (Sezin Topçu en a administré la preuve, mais aussi la CRIIRAD, par exemple dans Contaminations radioactives : atlas France Europe, avec la collaboration du géographe André Paris, Yves Michel, 2002 [11]). D’où la répétition que notre critique ridiculise, piloté sans doute par une vision caricaturale du militantisme.

La cerise sur le gâteau est l’accusation de superficialité : quand on est incapable de simplement discerner les thèses pourtant clairement énoncées, dûment soulignées, quand on ne parvient même pas à percevoir le plan de l’ouvrage, quand on confond psychanalyse et phénoménologie ou qu’on ignore jusqu’à l’existence de l’anthropologie, on s’abstient d’accuser autrui du mal dont on fait soi-même la démonstration.

*

La critique de livre n’est pas une activité que l’on peut exercer avec désinvolture. La première règle est de lire le livre, de tenir compte des hypothèses énoncées, de leur contenu. La deuxième est de décliner l’invitation si l’on en connaît ni la discipline d’origine de l’auteur (ici la philosophie), ni le terrain de l’objet (ici le nucléaire), ou alors de s’y aventurer avec prudence et tact (en faisant un résumé honnête).

Mais cette recension n’est pas seulement un ratage due à l’incompétence. Elle trahit le caractère dramatiquement sous-informé de la culture générale au sujet du nucléaire. L’abyme est tellement grand entre la culture commune et la culture informée que les énoncés simplement rationnels sont ignorés et perçus à travers un filtre dont les grilles ont été dessinées et profondément imprimées dans les esprits par 50 ans de propagande. Tout ce qui n’entre pas dans ce filtre est ignoré.

C’est pourquoi Caroline Broué, à France-Culture, a pu, sans éprouver de honte, répéter un slogan des services de communication d’EDF élaboré dans le courant des années 70 : « le retour à la bougie ». Il s’agissait de fabriquer un clivage entre les partisans du nucléaire forcément modernes, progressistes, et les anti-nucléaires, nécessaire rétrogrades, anti-progrès, etc. Tout se passe comme si 40 années d’histoire avaient laissé intacts les mêmes slogans, malgré leur absurdité [12]. Ou bien, dans la bouche d’Antoine Mercier, l’assertion incroyable selon laquelle « la radioactivité est naturelle » [13]. Ce genre d’énormité laisse pantois.

Sans doute, Federico Brandmayr a pensé qu’il était possible de recenser avec la plus grande légèreté un livre de philosophie sur le nucléaire sans prendre aucun risque institutionnel, voire qu’il était prescrit de s’en moquer ouvertement (au moyen du stéréotype du militant paranoïaque qui exagère tout), tant la pression du conformisme intellectuel est forte. Pourtant, de nombreux sociologues, dès 1980 [14], ont contribué à l’analyse du nucléaire mais notre pauvre critique débutant n’en a lu aucun.

Notes

[1] Le Web indique des études en sociologie et le dépôt d’un sujet de thèse en 2013.

[2] La Condition nucléaire, L’Échappée, p. 34.

[3] Le critique ajoute : « Dans les deux cas, les motivations profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables à leur conscience » ; il est simplement faux que j’affirme une telle chose.

[4] Idem, p. 135.

[5] Les nucléocrates ne sont pas des industriels (ces derniers veulent faire du profit tandis que les premiers veulent imposer le nucléaire) ni des ingénieurs (ces derniers sont des technoscientifiques qui n’ont pas nécessairement d’ambition politique).

[6] Idem p 120.

[7] L’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, pourtant missionnée par l’ONU en avril 1948 pour résoudre les problèmes de santé publique et contribuer à former une opinion publique éclairée, est liée à l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, par un accord signé le 28 mai 1959, accord qui stipule, dans son article 3, qu’il est possible « de prendre certaines mesures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel de certains documents ». Cette confidentialité a conduit à la non-publication des actes de la Conférence de l’OMS à Genève sur « les conséquences de Tchernobyl et d’autres accidents radiologiques sur la santé » (20-23 novembre 1995). Les 700 participants attendent toujours la publication des actes de cette Conférence, promise pour mars 1996. Le Dr Nakajima, alors Directeur général de l’OMS, confirme en 2001, devant la TV suisse italienne, que la censure des actes est due aux liens juridiques entre l’OMS et l’AIEA. La mission officielle de l’AIEA, placée directement sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU, est « d’accélérer et d’accroître la contribution de l’énergie atomique pour la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier ». D’où l’Appel de professionnels de la santé, lancé en 2009, pour une indépendance de l’OMS [7]. Imaginez que l’OMS soit liée par un accord analogue à une association de vendeurs de cigarettes de telle sorte que toute publication qui pourrait concerner le tabac et les cigarettes soit préalablement soumise à l’acceptation explicite de cette association. Quel nom donnerait-on à une telle manœuvre ?

[8] Joseph Rotblat fut aussi une figure remarquable. Scientifique d’origine polonaise, il rejoint au début de 1944 le projet Manhattan. Assuré que les énormes moyens déployés par les Américains leur permettaient de fabriquer la bombe atomique avant les Nazis, il quitte Los Alamos à l’automne 1944. Revenu en Angleterre, il oriente ses recherches sur les effets des rayonnements sur les organismes vivants. Il est accusé d’espionnage au profit de l’Union soviétique par les services secrets américains. Joseph Rotblat est le plus jeune signataire du Manifeste de 1955, aux côtés de Bertrand Russell, Linus Pauling, Albert Einstein, Frédéric Joliot-Curie, Max Born et Hideki Yukawa. Rotblat joue un rôle moteur dans l’organisation d’un mouvement international pour l’abolition des armes nucléaires, notamment les conférences Pugwash (en Nouvelle-Écosse), à partir de 1957. Le mouvement Pugwash et son principal promoteur reçoivent le prix Nobel de la paix en 1995.

[9] Idem, p. 85-86.

[10] La dissuasion est un discours destiné à faire accepter les armes nucléaires. Relevant de la rhétorique militaire plus que de la stratégie, il se ramène à une thèse simple : « l’arme atomique est dissuasive précisément parce que l’on ne s’en sert pas. Il n’y a donc pas de guerre grâce à elle. Elle garantit la paix ».

L’intention de ces propositions est de prouver l’innocence et l’innocuité de l’arme nucléaire et donc d’en perpétuer l’usage possible. Or ce groupe d’énoncés est doublement inacceptable : ce qu’il dit est littéralement faux ; ce qu’il cache est catastrophique.

La notion de dissuasion désigne un mode de persuasion. Elle consiste à persuader de ne pas attaquer. Comme tout mode de persuasion, elle suppose un dialogue, une communication capable de diffuser une argumentation. Donc les centaines de milliards dépensés et les milliers d’essais nucléaires ont pour but de communiquer un argument de persuasion négative.

Or quel est-il cet argument pour lequel on gaspille une telle débauche de moyens ? « Je suis plus fort que toi ! ». Voilà, tout est dit. La force pure ou presque : car cela ne suffit pas de le dire, il faut aussi le prouver. D’où les essais nucléaires qui sont en réalité des actes de la guerre psychologique, une guerre persuasive. Chaque « essai » est un message qui dit : « Regarde comme je suis fort ! ». La réalité de l’explosion nucléaire est nécessaire à la crédibilité du message. Hiroshima et Nagasaki font partie de l’argumentation : leur bombardement rend crédible, outre la puissance de mort, le culot, la désinhibition, de le faire. Donc l’énoncé selon lequel la dissuasion implique de ne pas se servir de l’arme nucléaire est faux.

Cette opération d’intimidation n’a jamais été efficace même pendant les quelques années où les États-Unis étaient les seuls à la posséder. Qu’a fait l’URSS, en effet ? À cette injonction, du type « t’es pas cap’ ! », elle a répondu, comme c’était prévisible, en cherchant à se procurer la bombe atomique. Loin d’être persuadés de ne pas attaquer, les Soviétiques ont été stimulés dans leur désir de guerre. L’effet dissuasif a été nul, et même totalement contraire.

Une fois un certain seuil franchi, les deux puissances atomiques sont à nouveau à égalité. Et rien, sauf les classiques armes locales, ne pouvait réintroduire de la différence. En effet, si un État possède de quoi détruire la planète, rien ne change s’il en possède 10, 15 ou 20 fois plus. L’arme nucléaire n’est pas normale : son usage direct, comme arme de guerre, détruit son utilisateur (tandis que les essais, parallèlement, contaminent le monde entier à commencer par les territoires de ceux qui sont censés en être les bénéficiaires). L’effet dissuasif, à nouveau, est nul.

Les pays non encore équipés sont persuadés que la bombe atomique leur est nécessaire (d’autant plus si l’armement classique leur manque, car avec la bombe ils passent tout de suite au rang d’État capable de globocide). Pour ceux qui sont équipés, la course quantitative peut continuer parce qu’ils traitent mentalement la bombe atomique comme une arme classique (dont la comparaison des quantités a un sens politique) : l’escalade et la dissuasion sont pourtant contradictoires. La théorie de la dissuasion présuppose la dénégation de la spécificité de l’arme nucléaire : c’est-à-dire la capacité de tuer l’humanité tout entière.

La course à l’armement classique continue elle aussi : il faut bien préparer une éventuelle guerre non nucléaire, toujours possible puisque l’arme nucléaire n’est pas censée être utilisée. La dissuasion est la tentation de la fin de la stratégie : plus de réflexion, plus d’anticipation, d’alliances, de diplomatie. La seule accumulation quantitative du capital de destruction tient lieu de stratégie militaire. En réalité, il n’en est rien. Les stratèges continuent comme avant : la vraie guerre est toujours locale. Ils sont simplement pourvus d’un argument de sécurité nucléaire, « la paix repose sur l’existence des armes nucléaires », dont le destinataire réel n’est peut-être pas l’ennemi. La politique extérieure de la terreur dont l’efficacité est nulle a aussi des effets sur la politique intérieure. Comment le citoyen quelconque, le « vrai » citoyen, peut-il ajuster l’idée de démocratie avec celle d’un pouvoir d’État qui fait exploser des bombes atomiques sur son propre territoire et qui possède de quoi tuer toute l’humanité ?

La dissuasion ne procure aucunement la paix. De fait, la guerre règne. L’arme atomique n’a en aucun cas empêché de se faire la guerre à l’ancienne, avec des millions de morts ; ce qui est inévitable : une arme qui ne sert pas à faire la guerre autorise à faire la guerre avec des armes dont on peut se servir effectivement. La dissuasion nucléaire rend impuissant et encourage le recours à la guerre pré-nucléaire. Elle est donc un surcoût parfaitement inutile.

Si vraiment elle ne devait pas servir, le mieux serait de s’abstenir de sa fabrication. Or son usage est toujours « possible », aujourd’hui comme hier. Personne ne peut garantir qu’une situation comme celle de 1962 [10] ne se reproduira jamais. La bombe atomique prolifère et tous les petits pays animés par une ambition guerrière la désirent, sans aucunement être intimidés : le programme de persuasion négative de la dissuasion est un échec total.

Le principe de la dissuasion, enfin, est fondé sur un présupposé faux. Parler de dissuasion, c’est faire comme s’il y avait une sorte de choix. En effet, la réflexion sur les principes qui peuvent la justifier suppose que, s’ils paraissaient insuffisants, on écarterait l’arme atomique. Or, en réalité, elle est là, et, malgré son inutilité, sa nocivité, l’échec manifeste de son usage dissuasif, personne ne veut s’en passer. Le discours de la dissuasion est purement décoratif. C’est un paravent destiné à voiler la réalité : l’arme nucléaire a effectivement servi pour anéantir les deux villes japonaises tuant, irradiant, contaminant des centaines de milliers de civils ; elle a effectivement été employée dans la guerre nucléaire indirecte [10] (les « essais »), provoquant une contamination mondiale pour des millénaires, transformant la Terre en une gigantesque chambre à gaz radioactifs ; elle a effectivement échoué puisque les États qui le peuvent cherchent à obtenir la bombe atomique ; et puisque les guerres classiques, locales, n’ont pas disparu.

La fable de la dissuasion, inutile, fausse, dangereuse, apparaît finalement comme une manœuvre de propagande, maquillant des guerres réelles (les essais et les guerres habituelles qui n’ont pas cessé pendant la guerre « froide » et après) en « paix » et diffusant une angoissante terreur atomique. Rien ne semble trop coûteux pourvu que la jouissance technologique atomique soit conservée et protégée.

Notes

[11] On y apprend par exemple que les recueils officiels des données de la contamination relevées en 1987 montrent que, après Tchernobyl, la radioactivité a baissé ! p. 39.

[12] Je précise en quel sens (pour notre pauvre Federico Brandmayr) : absurde parce que la suppression du nucléaire n’impliquerait le retour à la bougie qu’à la condition qu’il n’y ait pas d’autres sources d’énergie.

[13] C’est ce que répètent les nucléologues. Mais, même naturelle, la radioactivité est toxique ; et surtout, la radioactivité artificielle est beaucoup plus élevée et beaucoup plus dangereuse.

[14] Cf. par exemple A. Touraine, F. Dubet, M. Wieviorka, La prophétie anti-nucléaire, Paris, Le Seuil, 1980, ou Francis Fagnani et Alexandre Nicolon dir., Nucléopolis. Matériaux pour l’analyse d’une société nucléaire, Presses Universitaires de Grenoble, 1979. Et les autres livres et enquêtes signalées dans le livre.

Origine : http://www.jeanjacquesdelfour.fr/article-erreurs-et-contresens-dans-la-critique-de-la-condition-nucleaire-par-federico-brandmayer-123362481.html



La condition nucléaire Un livre de Jean-Jacques Delfour
Par Denis Collin

Jean-Jacques Delfour : La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité. Éditions L’échappée, ISBN 978-29158307-9-8 – Prix : 15€

http://denis-collin.viabloga.com/news/la-condition-nucleaire

Avec son essai sur La condition nucléaire, Jean-Jacques Delfour fait œuvre véritablement utile. En disciple de Günther Anders, il conçoit la philosophie comme une art de combat. Il s’agit en effet de porter le fer là où la modernité a ouvert les plaies les plus profondes. « Ma contribution n’est ni historique, ni sociologique, ni diplomatique, ni technologique, encore moins industrielle. Dans le sillage de l’important travail du philosophe allemand Günther Anders, elle propose une hypothèse philosophique nouvelle : une articulation du nucléaire avec la jouissance technologique de la pulvérisation du réel, la jouissance politique de la domination et la jouissance capitaliste de la production-destruction. » (41) Le parti-pris, pleinement justifié, de Jean-Jacques Delfour est qu’il n’est nul besoin d’être un spécialiste pour traiter de la condition nucléaire, car il s’agit fondamentalement d’une question morale : « le problème de la civilisation technique et industrielle revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques ? » (34).

L’événement déclencheur, c’est la catastrophe de Fukushima. Mais ce ne fut qu’un révélateur, le troisième après Three Mile Island et Tchernobyl. Mais cette catastrophe semble n’avoir aucune conséquence sur la classe dirigeante des « nucléocrates » et des « nucléologues » : l’impunité historique, morale et politique est pour le moment totale, et l’appartenance à une classe stratosphérique qui domine et traverse les États verrouille ce qui dès lors apparaît comme une invulnérabilité réelle. » Les nucléologues sont dans le déni massif de la réalité qui s’accompagne d’une stratégie de dissimulation. La valeur de l’individu est anéantie : « La valeur de la vie humaine du travailleur, sous régime capitaliste, est proche de celle du soldat sous régime de dictature. Le danger de mort est si grand, l’angoisse de mort si élevée, que la tolérance psychique à la présence de cette puissance de faire mourir exige de diminuer en proportion et de manière défensive la valeur de la vie humaine singulière ». (228) C’est pourquoi la condition des travailleurs du nucléaire est maintenue dans « l’invisibilité » (258).

Alors que le débat public (si on peut nommer ainsi l’absence de tout débat sérieux) est cantonné à la petite camarilla de ceux qui se disent « compétents », Delfour met les pieds dans le plat et montre l’incompétence foncière des ingénieurs du nucléaire : « ils ont conçu et fabriqué une machine nucléaire mais ils ignorent totalement quoi faire en cas d’accident grave, c’est-à-dire hors limites. » (65) Il ajoute : « Mutatis mutandis, ils sont plus incompétents que les ouvriers d’un garage. S’il faut changer le moteur d’une bagnole dont les cylindres sont endommagés, les garagistes savent comment faire. Si la cuve d’un réacteur nucléaire est percée et si le combustible déborde à l’extérieur, les nucléologues pratiques ne savent aucunement ce qu’il faut faire. » (66) Mais Delfour ne s’en tient pas à ce constat en lui-même déjà terrifiant. Il en cherche les racines dans « la demande civilisationnelle de surexcitation. » (75)

La condition nucléaire est en effet la condition de l’homme dans la civilisation capitaliste d’aujourd’hui, théâtre d’une « invasion massive par les êtres atomiques » (79). Le risque (dont on bassine les oreilles à tout propos, sauf précisément à propos du risque nucléaire) ne concerne pas seulement les victimes potentielles mais aussi les « agitateurs » d’êtres radioactifs eux-mêmes. Comprendre pourquoi les nucléocrates et leurs alliés prennent ce risque, dont ils affirment par avance qu’ils ne répondront jamais, cela demande d’aller aux principes mêmes de la vie sociale et économique dans le « capitalisme tardif ». Et ce principe est celui de la jouissance : « Créer un élément physique, extrêmement dangereux, mortel, explosif, recelant une énergie colossale et fascinante, qui dure des milliers d’années, n’est-ce pas là une jouissance extraordinaire ? » (81) Plus loin, Delfour note que « les technologies de surexcitation proposent une forte jouissance et donc une souveraineté dépendante qui demande toujours plus de puissance afin de compenser cette dépendance qui s’accroît à l’égard de l’objet technologique. » (131)

Cette analyse permet d’écarter toutes les distinctions subtiles entre nucléaire militaire et nucléaire civil. Delfour montre qu’il s’agit de la même jouissance. Du reste, personne ne peut affirmer que le danger d’une guerre nucléaire est écarté. On pourrait trouver dans la montée des tensions entre les grandes puissances (Russie, bloc américano-européen, Chine) et les moyennes puissances dotées de l’arme nucléaire de nombreuses raisons à l’appui de l’analyse de Delfour. Mais c’est la chaîne qui va du nucléaire militaire au consommateur de la bonne fée électricité qui intéresse Delfour. Ainsi « la nucléarité est un fait social global. Autrement dit, la condition nucléaire est la structure objective du monde, aucunement une notion fumeuse et absconse sortie du cerveau dérangé de quelque philosophe abstrus. » (93) Elle est un des aspects de ce que Günther Anders appelle « l’obsolescence de l’homme » : « Le message adressé aux êtres humains par les machines nucléaires est le suivant : « Votre existence est superflue, vous êtes éliminables. » Ce message croise celui qu’énoncent les technologies sophistiquées implantées dans le procès de travail : votre existence est inutile puisque votre activité peut être réalisée par des machines. » »(125)

La dimension politique de cette condition nucléaire en est l’expression la plus crue : « La centrale nucléaire est un objet tyrannique qui exige une dictature en amont (pour être imposée) comme en aval (en cas de danger majeur). » (105) Le lien est clair entre la destructibilité potentielle de l’humanité qui est au cœur du sytème totalitaire et l’âge atomique. L’âge atomique n’est que l’extension, avec les moyens techniques enfin disponibles, de tout ce qui s’est développé pendant le 20e siècle : « la puissance potentiellement génocidaire de l’agitateur d’êtres radioactifs oriente le pouvoir politique vers le despotisme et tend à accentuer la concurrence de la politique comme fomentation de la mort avec la politique comme favorisation de la vie. » (192) Et sur ce plan des pays démocratiques se conduisent comme des pays totalitaires (243). L’âge nucléaire porte en lui une des caractéristiques du système totalitaire : il est antipolitique. « Ainsi le nucléaire, non content d’être antidémocratique est en réalité antipolitique. Il devrait donc disparaître dans les régimes libéraux. C’est la raison pour laquelle un État nucléaire tend inévitablement à devenir une dictature, c’est-à-dire un régime qui tient le risque d’être tué pour parfaitement banal. » (196)

Si Jean-Jacques Delfour fait sienne la maxime d’Anders, « inquiète ton prochain comme toi-même », il refuse aussi bien le fatalisme nucléaire que la croyance selon laquelle tout est perdu. S’appuyant sur les travaux de Lewis Mumford, Delfour milite pour favoriser les techniques de la vie contre les agitateurs d’êtres radioactifs. Ce qui impliquerait une transformation radicale de la situation présente, une véritable révolution des rapports sociaux de production qui exigerait qu’on mette un terme à désinhibition par rapport aux contraintes environnementales qui a marqué le triomphe de l’âge industriel. Delfour ne fait qu’indiquer quelques pistes, mais le philosophe n’a pas vocation à être un « ingénieur social ». C’est seulement en s’appuyant sur les forces de la vie que de nouvelles techniques et de nouveaux rapports de production pourront être inventés.

Au total donc, un livre important qui nous rappelle ce que doit être la fonction authentique de la philosophie, penser la réalité et en mettre à nu les contradictions. Loin d’une philosophie « minimaliste », loin des polémiques universitaires sur l’interprétation des auteurs canoniques, ce livre trace implicitement le plan de travail d’une philosophie véritablement pratique.

12 mai 2014. Denis Collin