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Origine : http://lectures.revues.org/14361
Federico Brandmayr, « Jean-Jacques Delfour, La Condition
nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité
», Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne
le 14 avril 2014.
Jean-Jacques Delfour, agrégé de philosophie et auteur
notamment de Télé, bagnole et autres prothèses,
se livre dans cet ouvrage à une tâche hardie : porter
un regard philosophique sur les technologies nucléaires et
dévoiler leurs implications sur la vie humaine, en s’inspirant
pour ce faire des travaux de Gunther Anders, penseur allemand qui
a consacré une large partie de son œuvre à la
critique de la technologie et de la modernité1. L’objectif
du livre de Delfour n’est donc pas de peser les avantages
et les inconvénients des technologies nucléaires –
l’auteur part du principe que celles-ci sont dangereuses,
inefficientes et meurtrières – mais de fournir une
vue d’ensemble, un « point de vue synoptique »
qui s’opposerait à la simple reconstruction historique
des événements liés à cette énergie
et devrait permettre de saisir le « fait nucléaire
» dans sa totalité. La délimitation que donne
l’auteur de ce « fait nucléaire » inclut
les centrales nucléaires, les bombes atomiques, les déchets
radioactifs – bref tous les matériaux et technologies
qui sont capables de libérer des « êtres radioactifs
» dangereux pour l’homme – ainsi que le cadre
institutionnel qui soutient leur existence. L’auteur insiste
longuement sur la spécificité de son objet en le distinguant
d’autres formes d’énergie, d’armes et de
déchets : les bombes nucléaires ne sont pas simplement
des bombes plus destructives, les déchets radioactifs ne
sont pas simplement des déchets dont la durée de vie
est particulièrement longue, et ainsi de suite. Reconnaître
la spécificité du « fait nucléaire »
conduirait à voir dans ses conséquences pour l’humanité
le trait le plus significatif de notre époque : la «
condition nucléaire » dans laquelle nous sommes tous
plongés. La tâche du philosophe, ainsi que conçue
par l’auteur, est toute tracée : diagnostiquer le mal,
établir son étiologie, puis y remédier, en
indiquant la route pour sortir de cet état d’aliénation.
La première partie de l’ouvrage est ainsi dédiée
au diagnostic. La question est de savoir pourquoi l’humanité
est entrée dans une condition qui est, selon l’auteur,
si manifestement contraire aux intérêts vitaux du plus
grand nombre d’hommes. Comment est-il possible, en d’autres
termes, qu’il y ait des individus favorables ou même
indifférents aux technologies nucléaires ? Pour y
répondre, Delfour déploie deux registres explicatifs
fonctionnant conjointement : premièrement, l’intérêt
d’un petit nombre d’acteurs dans la diffusion des technologies
nucléaires ; deuxièmement, une sorte de jouissance
technologique largement partagée qui pousse même ceux
qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces
machines meurtrières. Dans les deux cas, les motivations
profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées
par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables
à leur conscience.
Le premier ensemble d’explanantia renvoie aux outils conceptuels
typiques des analyses utilitaristes : il existe une caste de «
nucléocrates », c’est-à-dire des décideurs
qui contribuent à l’existence et à la poursuite
du nucléaire parce qu’ils en tirent un intérêt
: les industriels font des profits exorbitants ; les hommes politiques
dominent mieux la population de leur pays en jouant sur la peur
du nucléaire (étant donné qu’un peuple
effrayé par la perspective d’une catastrophe est un
peuple obéissant et docile) ; les ingénieurs, les
techniciens et les physiciens gagnent de l’argent et du prestige
en travaillant dans le secteur. D’après Delfour, ces
groupes ont su persuader le reste de la population de l’utilité
du nucléaire en s’appuyant sur des techniques de propagande
: la diffusion via les médias d’une information déformée
et trompeuse ; l’imposition d’une novlangue qui vise
à minimiser le danger nucléaire 2 ; la mise à
l’écart des voix discordantes. En somme, que l’on
soit en Russie, en France ou au Japon, des élites organisées
imposent la condition nucléaire au public et ce dernier,
abruti par la propagande, ne parvient pas à se mobiliser
pour exiger l’élimination des technologies qui le dominent.
Le deuxième registre explicatif renvoie à des concepts
plus proches des analyses psychanalytiques. Delfour remarque en
effet l’existence d’une fascination perverse et généralisée
pour la chose nucléaire qui relève d’une véritable
pulsion de mort : « Quoi de plus séduisant, extraordinaire,
fascinant que l’irradiation, la contamination, la mort atomique
? » se demande-t-il (p. 75). Les preuves avancées pour
étayer cette hypothèse suscitent parfois la perplexité
du lecteur : ainsi, l’auteur note que la forme du champignon
atomique conduit à des associations avec des expériences
orgasmiques, et il s’interroge sur le fait que le bikini tient
son nom de l’atoll où eut lieu l’explosion d’une
bombe atomique. C’est en tout cas une pulsion profonde, enfouie
et inconsciente qui serait à la base du projet nucléaire
: ce dernier sous-tend en effet une volonté cachée
de transformation radicale de l’homme, de dépassement
de toutes ses limites, jusqu’à faire de lui une machine
sans finitude, sans faiblesse, sans émotion. Il est intéressant
de noter en passant qu’une interprétation « psychologisante
» était souvent adoptée dans les années
1970 pour expliquer non pas le désir des technologies nucléaires
mais plutôt leur rejet3. Delfour renverse cette lecture tout
en employant la même méthode : au lieu d’une
« angoisse atomique » il révèle un désir
irrationnel et suicidaire pour les choses nucléaires.
Dans la deuxième partie du livre, Delfour se concentre sur
les prescriptions pour extirper le mal : tous les citoyens ont le
droit et le devoir moral de désobéir à l’État
si ce dernier n’élimine pas toutes les machines nucléaires,
puisque – en suivant les justifications propres à la
tradition libérale – on a le droit de désobéir
à un État qui ne protège pas la vie de ses
citoyens, et on a le devoir moral de désobéir à
un État qui ne protège pas la vie des générations
futures. La lutte pour la sortie de la condition nucléaire
passera par le militantisme et les associations non gouvernementales,
les partis étant des organisations oligarchiques qui ne servent
qu’à distribuer des postes d’élus et empêchent
la formation d’un débat vraiment public.
L’auteur ne s’arrête pas longuement sur la question
du régime énergétique dans un monde dénucléarisé
: il se limite au vœu pieux d’une biotechnique humble
et respectueuse des besoins objectifs des vivants plutôt que
soumise à leurs désirs déchaînés
et leurs intérêts égocentriques. Les deux seules
indications à ce sujet concernent l’optimisation de
la consommation d’électricité (éliminer
l’éclairage nocturne continuel dans des voies désertes)
et un changement de priorités au niveau des financements
de la recherche (dépenser moins pour des projets inutiles,
comme le LHC, et plus pour les technologies liées aux énergies
renouvelables). On a l’impression que cette absence de détail
concernant la thérapie n’est pas seulement due au choix
de privilégier la dénonciation à l’élaboration
d’un projet précis, mais aussi au fait que toute discussion
relative au coût d’opportunité de l’abandon
des technologies nucléaires impliquerait de considérer
celles-ci comme une option légitime, ce qui est simplement
inacceptable pour l’auteur. Toute nuance, tout contre-exemple
ou détail qui pourrait mettre en question la certitude sur
la nécessité d’abandonner le nucléaire
est liquidé en tant qu’argument idéologique
qui relève de l’asservissement à la propagande.
Pour ne citer que deux exemples : l’auteur qualifie d’«
absurde » l’argument de l’indépendance
énergétique et s’en débarrasse en quelques
lignes dans une note ; et il arrive à nier ce qui est positif,
à savoir que la possession d’armes nucléaires
est un facteur qui a contribué à dissuader les superpuissances
de déclencher une guerre d’invasion sur une vaste échelle,
comme si admettre ce fait signifiait justifier les politiques d’armement
des pays en question4.
Cette approche est bien entendu le résultat d’un choix
intentionnel et réfléchi : Delfour refuse la «
modération prétendument objective » et affirme
que « les raisonnements sont moins vrais s’ils sont
anesthésiés par des ambages détaillées
» (p. 22). Pour susciter l’indignation, stimuler l’action
et sortir de la condition nucléaire, il faut renoncer à
la prudence, à la précision, à la faillibilité
des hypothèses. On pourrait alors se demander si cette attitude
péremptoire ne conduit pas – quoique avec des conséquences
bien moins tangibles – au même dogmatisme que celui
que Delfour dénonce à juste titre chez les scientifiques
et experts qui prétendent avoir une parfaite maîtrise
des technologies nucléaires.
Une autre conséquence du style polémique de l’auteur
est l’aspect répétitif du livre. Les mêmes
idées, les mêmes données, les mêmes expressions
sont répétées sans cesse, à l’instar
de chants de batailles, de slogans qui sont conçus pour mettre
le lecteur dans un état d’excitation favorable à
l’action. Combien de fois Delfour nous rappelle-t-il qu’il
n’y a pas lieu de distinguer les centrales des bombes nucléaires
? Combien de fois dénonce-t-il l’impéritie des
techniciens, l’irresponsabilité des politiques, la
rapacité des industriels ? Combien de fois utilise-t-il l’expression
« dizaines de millénaires » pour souligner la
longévité des déchets ?
9En conclusion, la Condition nucléaire de Delfour est un
ouvrage dans lequel se mêlent l’ambition théorique
d’un traité de philosophie et la manière sentencieuse
d’un manifeste politique. La lecture ne fera probablement
que conforter les convictions du militant, qu’il soit ou non
du même côté de la barricade que l’auteur,
mais stimulera peut-être la réflexion du lecteur critique,
s’il passe outre l’approche très emphatique et
parfois superficielle des questions nucléaires.
Notes
1 Cf. par exemple : Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme.
Sur l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle, Paris, L’Encyclopédie
des nuisances, 2002.
2 La critique de ces « tactiques sémantiques »
est un aspect important de l’ouvrage. Parmi les termes et
expressions dénoncés par Delfour comme idéologiques,
on peut rappeler : « catastrophe », « essai [nucléaire]
», « combustible », « nuage radioactif »
et bien d’autres.
3 Daniel Boy, Pourquoi avons-nous peur de la technologie ?, Presses
de Sciences Po, 2009, p. 13-19.
4 Du point de vue logique, constater les effets des politiques
d’armement n’implique aucun jugement de valeur à
propos des politiques d’armement elles-mêmes. Mais c’est
précisément la différence entre constat et
jugement axiologique que rejette l’auteur.
La Condition nucléaire : une réponse à Federico
Brandmayr
Jean-Jacques Delfour
La condition nucléaire
Jean-Jacques Delfour, La condition nucléaire. Réflexions
sur la situation atomique de l’humanité, Paris, L'Échappée,
coll. « Pour en finir avec », 2014, 296 p., ISBN : 978-29158307-9-8.
La critique de Federico Brandmayr, inscrit en thèse de sociologie,
présente erreurs et contresens qui constituent une injustice
à l’égard de mon travail 1. J’en signale
ici quelques-uns.
Le point le plus embarrassant est l’incompréhension
du plan du livre. Il écrit (n° 1) : « La tâche
du philosophe, ainsi que conçue par l’auteur, est toute
tracée : diagnostiquer le mal, établir son étiologie,
puis y remédier, en indiquant la route pour sortir de cet
état d’aliénation ». La partie consacrée
aux « remèdes » tient en quelques pages : 220-222
et est manifestement secondaire.
Le critique résume de manière erronée et lacunaire
la partie « diagnostic » ou « étiologique
» dit-il, comme si la recherche des causes était la
seule appropriée : ma démarche philosophique intègre
les approches historiques, politiques, industrielles, psychologiques
et anthropologiques, laquelle ne consiste guère à
user du schéma causaliste.
Le critique ne dit mot de la perspective morale, pourtant explicite,
comme l’illustre la citation suivante : « Le débat
est exclusivement éthique : veut-on ou non que la sécurité
des personnes soit plus importante que la sauvegarde des machines
? Veut-on ou non que la valeur de la vie humaine soit plus grande
que la valeur du profit que l’on tire d’elle ? Tel est
le problème fondamental, qui commande tous les autres. Le
problème de la civilisation technique et industrielle revient
à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains
ou les êtres machiniques ? »2.
Ou cette autre : « Nul besoin d’être un savant
en physique atomique pour avoir le droit moral et politique de penser
le nucléaire. Tout être humain cerné et concerné
directement, dans sa vie et sa liberté, par une puissante
technologie est d’emblée fondé à en faire
l’analyse. Prétexter sa complexité pour traiter
chacun en enfant incapable de réfléchir n’est
que l’alibi d’un pouvoir qui redoute les effets de résistance
massive dès lors que les citoyens se mettraient à
s’occuper de ce qui les regarde. La morale et le désir
de liberté n’ont pas de diplômes universitaires.
La situation de l’humanité sous les machines nucléaires
est une crise radicale qui regarde chacun d’entre nous, où
que nous soyons. Ose être conscient de ce que tu es devenu,
c’est-à-dire un être dont la valeur est très
inférieure à celle des êtres atomiques radioactifs
qui sont générés par milliards de milliards
dans les machines nucléaires. Tel est l’impératif
cognitif (et donc moral) de l’ère nucléaire.
»3
Il affirme : « Comment est-il possible, en d’autres
termes, qu’il y ait des individus favorables ou même
indifférents aux technologies nucléaires ? ».
Je ne me pose nulle part une telle question ; bien plutôt,
il s’agit de savoir quels effets les machines atomiques, la
bombe atomique et les centrales nucléaires, ont eu sur la
politique, la société, le rapport au monde, à
l’histoire et au droit, sur la valeur ontologique et pratique
de l’être humain.
Il dit : « Pour y répondre, Delfour déploie
deux registres explicatifs fonctionnant conjointement : premièrement,
l’intérêt d’un petit nombre d’acteurs
dans la diffusion des technologies nucléaires ; deuxièmement,
une sorte de jouissance technologique largement partagée
qui pousse même ceux qui n’en tirent aucun avantage
à idolâtrer ces machines meurtrières4. ».
En réalité, j’ai proposé trois dispositifs
différents et fonctionnant en synergie : l’appui de
la domination politique sur des technologies d’anéantissement,
la jouissance technologique de la pulvérisation d’un
morceau de réel, le nihilisme spécifique du capitalisme5.
Trois directions et non deux. Cette triade est construite, parcourue,
analysée, soulignée, répétée.
Dès la première phrase (n° 3), le critique se
trompe : « Le premier ensemble d’explanantia renvoie
aux outils conceptuels typiques des analyses utilitaristes : il
existe une caste de "nucléocrates", c’est-à-dire
des décideurs qui contribuent à l’existence
et à la poursuite du nucléaire parce qu’ils
en tirent un intérêt : les industriels font des profits
exorbitants ; les hommes politiques dominent mieux la population
de leur pays en jouant sur la peur du nucléaire (étant
donné qu’un peuple effrayé par la perspective
d’une catastrophe est un peuple obéissant et docile)
; les ingénieurs, les techniciens et les physiciens gagnent
de l’argent et du prestige en travaillant dans le secteur.
». Erreur : ces éléments ne sont pas des explications,
mais des effets. La caste des nucléocrates est un effet de
l’existence des machines-à-agiter-des-êtres-radioactifs,
non une cause.
Lorsque le critique se penche sur la notion de jouissance technologique
laquelle joue un rôle primordial, il semble ne pas apercevoir
le style phénoménologique de cette notion ni le recours
explicite à la théorie foucaldienne des subjectivités
produites par des formes d’assujettissements. Il semble n’y
voir qu’une notion psychanalytique. La notion est pourtant
expliquée sur une quarantaine de pages. Mais il présente
comme des preuves deux indices qui occupent environ 10 lignes (n°
4) et passe sous silence toute l’argumentation principale,
autrement plus étayée.
Notre critique tombe plus loin dans l’accusation de dogmatisme
(n° 6), mais elle n’a l’apparence d’être
fondée que parce qu’il ne cite pas les arguments que
je donne. Prenons la première allusion : « L’auteur
qualifie d’« absurde" l’argument de l’indépendance
énergétique et s’en débarrasse en quelques
lignes dans une note ».
Que dit cette note ? Ceci : « Je ne m’arrête
qu’une seconde sur l’argument complètement absurde
de l’indépendance énergétique : non seulement
l’uranium vient d’autres territoires (Niger, Kazakhstan,
etc.) mais les centrales nucléaires produisent des déchets
gigantesques (en dangerosité et en durée) de telle
sorte que la sécurité de toutes les générations
suivantes devra dépendre de technologies qui ne sont même
pas encore au point. L’indépendance d’aujourd’hui
– qui n’existe pas – produit la dépendance
de demain, laquelle a déjà commencé »
(p. 28).
Dire que l’uranium vient d’Afrique est-il un argument
dogmatique ? Il me semble que non : il s’agit d’un fait
qui, une fois qu’on en a connaissance, ruine le mythe de l’indépendance
énergétique.
À la suite, Federico Brandmayr écrit : « Cette
approche est bien entendu le résultat d’un choix intentionnel
et réfléchi : Delfour refuse la "modération
prétendument objective" et affirme que "les raisonnements
sont moins vrais s’ils sont anesthésiés par
des ambages détaillées" (p. 22). Pour susciter
l’indignation, stimuler l’action et sortir de la condition
nucléaire, il faut renoncer à la prudence, à
la précision, à la faillibilité des hypothèses.
On pourrait alors se demander si cette attitude péremptoire
ne conduit pas – quoique avec des conséquences bien
moins tangibles – au même dogmatisme que celui que Delfour
dénonce à juste titre chez les scientifiques et experts
qui prétendent avoir une parfaite maîtrise des technologies
nucléaires. »
En réalité, le passage cité signifiait le
refus d’entrer dans le détail de l’expertise
des experts. « Le nucléaire est une chose beaucoup
trop sérieuse pour l’abandonner aux spécialistes
et aux experts. Leur procédé consiste à exiger
préalablement à toute discussion que l’interlocuteur
connaisse techniquement le nucléaire dans tous ses détails
(dans le dédale desquels il est aisé de noyer le regard
global et la question de la responsabilité). Membres auto-proclamés
d’un jury imaginaire aux sessions perpétuelles, ils
font sans cesse passer des examens à tous ceux qui s’expriment
sur le sujet et sélectionnent les candidats retenus sur des
critères cognitifs qui reprennent strictement les leurs.
Leur exigence de « sérieux » est un leurre destiné
à cacher une stratégie du monopole de la parole légitime
(qui ne pense pas comme eux n’est pas « sérieux
»). Après avoir pointé la violence politique
de l’expertise qui vise à rien de moins qu’à
la censure des positions adverses, il est loisible d’en relever
l’incohérence épistémologique, à
savoir l’impossibilité du rôle de l’expert
dont la parole, pourtant scientifique, donc fondamentalement provisoire,
incertaine, objet de discussions et de controverses, revêt,
dans cette hybridité monstrueuse, l’apparence de l’autorité
de la chose jugée, dont par définition il n’y
a plus lieu de discuter6. » (p. 39).
D’autre part, c’était un renvoi (explicite)
à la problématique longuement analysée par
Carlo Ginzburg au sujet de la rhétorique de la preuve (pourtant
signalée en note). Les lecteurs familiers de la philosophie
du nucléaire peuvent y reconnaître également
l’analyse (connue) du philosophe allemand Anders qui articule
modération et minimisation.
La thèse principale du livre n’est pas analysée
; les arguments fondamentaux, explicitement signalés, ne
sont pas considérés. Le critique aurait pu étudier
une des conclusions : « Ainsi, du point de vue anthropologique,
le grand désir sous-jacent à l’entreprise atomique
est un désir de transformation ontologique de l’être
humain. Changer l’être de l’homme, le délester
de sa partie biologique, de ce qui le lie profondément aux
autres êtres naturels, aux fruits, aux légumes, aux
plantes et aux arbres, aux autres vivants, aux vaches, aux chèvres,
aux poules, aux oiseaux, aux poissons, bref à la Terre7 en
tant que biosphère et milieu ambiant. Le projet nucléaire
est un projet métaphysique : il s’agit d’anéantir
l’homme archaïque, l’homme vivant, l’homme
animal, au profit d’un autre homme, d’un « surhomme
», dépourvu de chair et de sensibilité, ignorant
le doute et la compassion, la faim et la soif, un homme sans corps,
un pur esprit doté d’un corps-machine idéal
invulnérable aux êtres-radioactifs (ce corps-machine
existe : il est composé de toutes les machines nucléaires
qui présentent, dans la réalité, d’innombrables
fuites). L’homme nucléaire est l’homme tout entier
raison, calcul, efficacité, rentabilité, insensibilité,
puissance pure, sans finitude, sans faiblesse, sans émotion,
sans vie. (…) Le nucléaire est une technologie de mort
en deux sens : les êtres-radioactifs sont extrêmement
dangereux pour tous les vivants (mort au sens sanitaire) ; deuxièmement,
la technologie nucléaire présuppose un homme enfin
débarrassé de la vie, c’est-à-dire finalement
un homme immortel (mort au sens symbolique d’une métamorphose).
Tel est le rêve secret de la condition nucléaire. Cependant,
ce rêve n’est pas porté seulement par d’autres
rêveries et par des rituels, c’est-à-dire par
un dispositif de récits et d’images, mais aussi par
des machines de mort ; si bien que la vérité ultime
du désir atomique du point de vue objectif, celle qu’il
ne peut pas reconnaître comme sienne, celle qu’il niera
farouchement et qui est pourtant la conséquence dernière
des machines nucléaires réelles, celle qui exigerait
d’abandonner les récits mythologiques de substitution
(l’Atome pour la paix, la légende de la sécurité)
et de considérer la réalité des contaminations
et des risques, la vérité ultime du désir atomique
est l’extermination des vivants. »8
Un autre lecteur a résumé très correctement
les thèses du livre : Denis Collin 9.
Notes
1 Pour une critique détaillée de cette critique,
voir ici : http://www.jeanjacquesdelfour.fr/article-erreurs-et-contresens-dans-la-critique-de-la-condition-nucleaire-par-federico-brandmayer-123362481.html
2 La Condition nucléaire, L’Échappée,
p. 34.
3 Idem, p. 11.
4 Le critique ajoute : « Dans les deux cas, les motivations
profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées
par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables
à leur conscience » ; il est faux que j’affirme
une telle chose.
5 Idem, p. 135.
6 Cf. Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain.
Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.
7 Hannah Arendt écrit, dans The human condition : «
La Terre est la quintessence de l’homme moderne » (Paris,
Gallimard, coll. Quarto, 2012, p. 60). Certes Arendt s’appuie,
implicitement, sur les analyses d’Anders mais ne discerne
pas une spécificité anthropologique du nucléaire
: la subjectivité nihiliste-atomique n’est, à
ses yeux, qu’un aspect du nihilisme de la technoscience moderne.
Je défends ici l’hypothèse selon laquelle l’âge
atomique est une transformation radicale de la condition humaine,
donc une rupture au sein de la science moderne elle-même qui
n’est pas fondamentalement nihiliste.
8 La condition nucléaire, p. 139 et 141.
9 http://denis-collin.viabloga.com/news/la-condition-nucleaire
Jean-Jacques Delfour, « La Condition nucléaire : une
réponse à Federico Brandmayr », Lectures [En
ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 19 mai 2014.
Origine :
http://lectures.revues.org/14644
Jeudi 17 avril 2014
Erreurs et contresens dans la critique de La Condition nucléaire
par Federico Brandmayr
Federico Brandmayer, un étudiant en sociologie [1], a fait
une recension de La condition nucléaire, lequel est un ouvrage
de philosophie. Est-il raisonnable qu’un étudiant en
sociologie se risque, malgré une inculture manifeste en philosophie,
à juger un travail auquel il ne comprend pas grand-chose
et dont il présente quelques arguments de manière
tronquée et expéditive. Établissons donc les
erreurs, contresens et parti-pris sans doute dus à un rejet
liminaire de la possibilité pour la philosophie d’instruire
au sujet du nucléaire ainsi qu’à une double
ignorance à l’égard de la philosophie et à
l’égard de l’histoire du nucléaire.
*
Le critique a d’emblée un point de vue négatif
: il juge le projet de porter un regard philosophique sur les choses
nucléaires « une tâche hardie ». Littré
précise que « hardi » signifie « qui ose
beaucoup, ferme intrépide, insolent, effronté »
et aussi : « qu’il est dangereux ou difficile de soutenir
en parlant des doctrines ». C’est bien sûr à
ce dernier sens que pense notre audacieux critique, Federico Brandmayr.
Cette appréciation, qui condamne d’entrée de
jeu la tentative philosophique, mériterait une justification
qui, hélas, est absente. Anders est visiblement inconnu du
critique qui cite le titre de l’ouvrage de 1956 traduit en
2002 mais en ignore le contenu ; sans quoi, soit il aurait admis
qu’une réflexion philosophique sur le nucléaire
n’était aucunement hardie, dangereuse à soutenir,
soit aurait formulé une réserve de fond fondée
sur un argument.
Orienté par ce préjugé, il affirme que :
« L’objectif du livre de Delfour n’est donc pas
de peser les avantages et les inconvénients des technologies
nucléaires – l’auteur part du principe que celles-ci
sont dangereuses, inefficientes et meurtrières – mais
de fournir une vue d’ensemble, un "point de vue synoptique"
qui s’opposerait à la simple reconstruction historique
des évènements liés à cette énergie
et devrait permettre de saisir le "fait nucléaire"
dans sa totalité » (n° 1).
Le début suggère que l’approche par calcul
d’avantages et d’inconvénients serait préférable
: le critique se rend-il compte que, de la sorte, il banalise le
nucléaire comme une énergie parmi d’autres,
reprenant un des thèmes de la propagande nucléaire
? Une centrale à charbon est-elle capable, en explosant,
de contaminer par des substances radioactives extrêmement
dangereuses un continent entier, et cela pour des millénaires
? Le problème tient aux prolepses : Federico Brandmayr croit
fermement que le nucléaire est une énergie parmi d’autres.
Significative est la formule : « l’auteur part du principe
que celles-ci [les technologies nucléaires] sont dangereuses,
inefficientes et meurtrières ». Le critique suggère
qu’il s’agit là d’un postulat dépourvu
d’argumentation, ignorant purement et simplement les faits
qu’il refuse obstinément de citer et les dizaines d’arguments
déployés dans le livre qu’il refuse d’analyser.
Accessoirement, je me demande ce qu’il peut bien entendre
par « inefficientes », car je ne dis rien de tel : au
contraire, je souligne la puissance de transformation du pouvoir
politique par l’acquisition de l’arme nucléaire
et la puissance de transformation sociale et anthropologique des
centrales nucléaires.
Autre erreur : « une vue d’ensemble, un "point
de vue synoptique" qui s’opposerait à la simple
reconstruction historique des évènements liés
à cette énergie ». Les chapitres 6, 12 et 13,
avec le § intitulé « Structure et fonction de
la dévaluation de l’environnement » dans la conclusion,
présentent précisément des analyses historiques,
aucunement opposées à la vue synoptique. Il n’y
a d’opposition que dans l’esprit du critique –
qui a fermé les yeux sans doute sur la quarantaine de pages
concernées.
Le critique s’aperçoit que j’ai insisté
sur la spécificité de l’objet mais n’en
donne que des aperçus négatifs et ignore l’innovation
conceptuelle de la « machine-à-agiter-des-êtres-radioactifs
», celle de la « jouissance technologique », celle
de la « subjectivité nihiliste », etc.
Autre erreur, plus grave celle-là, et qui discrédite
complètement l’auteur de cette recension : l’incompréhension
du plan du livre. Il écrit :
« La tâche du philosophe, ainsi que conçue par
l’auteur, est toute tracée : diagnostiquer le mal,
établir son étiologie, puis y remédier, en
indiquant la route pour sortir de cet état d’aliénation
».
Je passe sur le terme infantilisant de « mal », terme
que je n’emploie jamais en ce sens, et qui porte une charge
de disqualification. Aux yeux du critique, le livre présenterait
deux parties : diagnostic puis remède. La seule lecture de
la table des matières réfute cette hypothèse.
La partie consacrée aux « remèdes » tient
en quelques pages : 220-222 et est manifestement très secondaire.
Pour quelle raison le critique réduit-il l’Introduction,
la première partie, la seconde et les trois quarts de la
conclusion (220 pages sur 300) à une seule partie ? Peut-être
afin d’éviter d’entrer dans le détail
de mes arguments et de se donner la part facile au sujet des prétendus
« remèdes » sur lesquels il est plus disert que
sur ce qu’il croit être une première partie ?
*
Mais d’autres contresens surviennent. Le critique résume
de manière erronée et lacunaire la partie «
diagnostic » ou « étiologique » dit-il,
comme si la recherche des causes était la seule appropriée
: il ne lui vient pas à l’esprit que ma démarche
philosophique intègre les approches historiques, politiques,
industrielles, psychologiques et anthropologiques, laquelle ne consiste
guère à user du schéma causaliste. Le critique
oublie également la perspective morale (on me pardonnera
de citer moi-même mon propre livre) :
« Le débat est exclusivement éthique : veut-on
ou non que la sécurité des personnes soit plus importante
que la sauvegarde des machines ? Veut-on ou non que la valeur de
la vie humaine soit plus grande que la valeur du profit que l’on
tire d’elle ? Tel est le problème fondamental, qui
commande tous les autres. Le problème de la civilisation
technique et industrielle revient à savoir qui a davantage
de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques
? » [2].
Sur cette question, notre critique est absolument muet.
Il affirme :
« Comment est-il possible, en d’autres termes, qu’il
y ait des individus favorables ou même indifférents
aux technologies nucléaires ? »
Je ne me pose nulle part une telle question ; bien plutôt,
il s’agit de savoir quels effets les machines atomiques, la
bombe atomique et les centrales nucléaires, ont eu sur la
politique, la société, le rapport au monde, à
l’histoire et au droit, sur la valeur ontologique et pratique
de l’être humain.
Il dit :
« Pour y répondre, Delfour déploie deux registres
explicatifs fonctionnant conjointement : premièrement, l’intérêt
d’un petit nombre d’acteurs dans la diffusion des technologies
nucléaires ; deuxièmement, une sorte de jouissance
technologique largement partagée qui pousse même ceux
qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces
machines meurtrières [3]. »
En réalité, j’ai proposé trois dispositifs
différents et fonctionnant en synergie : l’appui de
la domination politique sur des technologies d’anéantissement,
la jouissance technologique de la pulvérisation d’un
morceau de réel, le nihilisme spécifique du capitalisme
[4]. Trois directions et non deux. Je m’étonne que
ce lecteur ne l’ai pas vu alors que cette triade est construite,
parcourue, analysée, soulignée, répétée.
*
Dès la première phrase (n° 3), le critique se
trompe :
« Le premier ensemble d’explanantia renvoie aux outils
conceptuels typiques des analyses utilitaristes : il existe une
caste de "nucléocrates", c’est-à-dire
des décideurs qui contribuent à l’existence
et à la poursuite du nucléaire parce qu’ils
en tirent un intérêt : les industriels font des profits
exorbitants ; les hommes politiques dominent mieux la population
de leur pays en jouant sur la peur du nucléaire (étant
donné qu’un peuple effrayé par la perspective
d’une catastrophe est un peuple obéissant et docile)
; les ingénieurs, les techniciens et les physiciens gagnent
de l’argent et du prestige en travaillant dans le secteur.
»
Erreur : ces éléments, quoique entachés d’approximation
[5], ne sont pas des explications, mais des effets. La caste des
nucléocrates est un effet de l’existence des machines-à-agiter-des-êtres-radioactifs,
non une cause. Le critique se trompe complètement.
Il affirme :
« D’après Delfour, ces groupes ont su persuader
le reste de la population de l’utilité du nucléaire
en s’appuyant sur des techniques de propagande : la diffusion
via les médias d’une information déformée
et trompeuse ; l’imposition d’une novlangue qui vise
à minimiser le danger nucléaire ; la mise à
l’écart des voix discordantes. En somme, que l’on
soit en Russie, en France ou au Japon, des élites organisées
imposent la condition nucléaire au public et ce dernier,
abruti par la propagande, ne parvient pas à se mobiliser
pour exiger l’élimination des technologies qui le dominent.
Comme le critique n’a pas de culture historique sur le nucléaire
(et comme il n’a pas pris soin de s’en donner une),
il se trompe à plusieurs reprises.
Persuader ? Auto-citation : « Aucun peuple n’a voulu
des armes atomiques ni des centrales nucléaires : elles leur
ont été imposées par la force et par la ruse
» [6] et renvoi à Sezin Topçu, La France nucléaire,
pour le cas français et à celui de Nadine et Thierry
Ribault, Les sanctuaires de l’abyme, pour le cas japonais.
Propagande ? Le critique ne cite aucun des très nombreux
faits rapportés dans le livre (comme l’accord OMS /
AIEA de 1959 [7], le mensonge d’État lors de la catastrophe
de Tchernobyl, ou la communication de l’entreprise Tepco et
de l’État japonais à propos de celle de Fukushima,
et tant d’autres), suggérant ainsi que ce terme de
« propagande » est inapproprié.
La novlangue ? Le critique cite les mots que je qualifie de propagande
sans donner de précisions d’aucun ordre (suggérant
qu’il n’y a pas d’argument). Cf. le chapitre 6
intitulé « Nukespeak. Gouverner par les mots »
dans le livre de Sezin Topçu.
Mise à l’écart des voix discordantes ? Oui
(auto-citation):
« les scientifiques et ingénieurs « résistants
», à l’instar de Joliot, Oppenheimer ou Sakharov,
furent une minorité [8]. Frédéric Joliot Curie
publie en 1939 la preuve expérimentale de la fission des
noyaux d’uranium ; mais il est aussi un Résistant de
la première heure. Président depuis 1949 du Mouvement
mondial de la paix, en 1950 il est révoqué de ses
fonctions au CEA qu’il avait pourtant créé en
1945. Robert Oppenheimer dirige le Manhattan Project. Comme Joliot,
il montre publiquement son hostilité au programme de la bombe
à hydrogène et subit les attaques du gouvernement
américain, jusqu’à « l’affaire Oppenheimer
» en 1953 déclenchée par Eisenhower. Andreï
Sakharov a joué un rôle essentiel dans le premier «
essai » nucléaire soviétique en 1953. En 1963,
il participe activement à la préparation du Traité
de Moscou sur « l’interdiction des essais nucléaires
dans l’atmosphère, dans l’espace et sous l’eau
». Très actif en faveur des Droits de l’homme
en URSS, il reçoit le prix Nobel de la paix en 1975, et fut
condamné à un exil intérieur de 1980 à
1986. Trois figures de scientifiques de premier plan, trois constructeurs
de l’arme nucléaire, trois contestataires persécutés
par leur gouvernement respectif ; où l’on perçoit,
sur ce terrain précis, l’indistinction des démocraties
présumées libérales et du totalitarisme soviétique
[9]. » On pourrait évoquer aussi Joseph Rotblat.
Le critique conclut donc ce que l’on peine à appeler
une analyse par des formules disqualifiantes :
« En somme, que l’on soit en Russie, en France ou au
Japon, des élites organisées imposent la condition
nucléaire au public et ce dernier, abruti par la propagande,
ne parvient pas à se mobiliser pour exiger l’élimination
des technologies qui le dominent. »
« Abruti » par la propagande ? Il faut n’avoir
lu ni le livre chroniqué ni même feuilleté celui
de Topçu, il faut ignorer des masses considérables
de faits pour user d’un terme aussi grossier. Bref, Federico
Brandmayr n’y croit pas. Il est sceptique.
*
Ce scepticisme atteint une sorte de sommet lorsque le critique
aperçoit la notion de jouissance technologique. Ignorant
complètement l’existence d’une approche phénoménologique
tout comme la théorie foucaldienne des subjectivités
produites par des formes d’assujettissements, il ne peut y
apercevoir qu’une notion psychanalytique dont il ne comprend
rien et qui est pourtant expliquée sur une quarantaine de
pages. Il présente comme des preuves deux indices qui occupent
environ 10 lignes et passe sous silence toute l’argumentation
principale, autrement plus étayée.
Plus qu’une erreur, il y a là de la malhonnête
intellectuelle (ou bien une incompétence qui semble incroyable).
La première partie est intitulée « Condition
nucléaire et jouissance technologique » ; à
maintes reprises, je préviens le lecteur que le chapitre
8 (« La jouissance technologique atomique ») est central.
Mais Federico Brandmayer n’en a cure : il ne retient que dix
lignes. Quel crédit peut-on accorder à un tel lecteur
?
*
Il continue :
« Dans la deuxième partie du livre, Delfour se concentre
sur les prescriptions pour extirper le mal »
Cette deuxième partie n’existe pas. Il s’agit
de remarques finales (p. 220-222 et dans les annexes 273-276 et
278-282), visiblement destinées à étayer l’analyse
critique du désespoir en début de conclusion. La partie
consacrée aux « remèdes » est imaginaire
mais c’est sur elle que notre critique concentre son attention.
Prenant un infime aspect pour une thèse construite, il s’embarque
dans des explications qui tombent à côté, puisque
ce n’est pas le projet du livre de proposer des alternatives.
Mais c’est l’occasion d’autres erreurs et contresens.
Notre critique :
« L’auteur ne s’arrête pas longuement sur
la question du régime énergétique dans un monde
dénucléarisé : il se limite au vœu pieux
d’une biotechnique… »
Comme ce n’est pas le sujet, il est inévitable que
je ne m’y arrête pas. Sans doute, étant aveugle
à ce que dit le livre, il est normal de s’interroger
sur ce qu’il ne dit pas et qu'il n'a pas le projet de considérer.
Notre critique tombe enfin dans l’accusation de dogmatisme,
mais elle n’a l’apparence d’être fondée
que parce qu’il ne cite pas les arguments que je donne. Prenons
les deux allusions :
« L’auteur qualifie d’« absurde" l’argument
de l’indépendance énergétique et s’en
débarrasse en quelques lignes dans une note ».
Que dit cette note :
« Je ne m’arrête qu’une seconde sur l’argument
complètement absurde de l’indépendance énergétique
: non seulement l’uranium vient d’autres territoires
(Niger, Kazakhstan, etc.) mais les centrales nucléaires produisent
des déchets gigantesques (en dangerosité et en durée)
de telle sorte que la sécurité de toutes les générations
suivantes devra dépendre de technologies qui ne sont même
pas encore au point. L’indépendance d’aujourd’hui
– qui n’existe pas – produit la dépendance
de demain, laquelle a déjà commencé »
(p. 28).
Que l’uranium vienne d’Afrique est-il un argument dogmatique
? N’est-ce pas suffisant ? Que faut-il de plus ?
Deuxième exemple dit notre auteur :
« Il arrive à nier ce qui est positif, à savoir
que la possession d’armes nucléaires est un facteur
qui a contribué à dissuader les superpuissances de
déclencher une guerre d’invasion sur une vaste échelle,
comme si admettre ce fait signifiait justifier les politiques d’armement
des pays en question ».
Federico Brandmayer s’arrête sur ce point, également
secondaire, sans tenir compte de l’analyse globale que je
fais de la dissuasion et que voici en note [10] (au passage, le
crtique invente une citation inexistante: dire de A qu'il nie que
z, c'est supposer qu'il parle bien de z d'une manière précise;
or, ici, il n'y a pas un mot sur z, donc personne ne peut me reprocher
de nier que z).
Il est significatif que notre critique appuie son accusation de
dogmatisme sur deux aspects marginaux de l’analyse que je
propose et en s’abstenant bien de citer les arguments qu’il
critique. Peut-être cet étudiant n’a-t-il pas
encore assimilé les règles de la controverse scientifique
et s’imagine qu’il va être cru sur parole ?
Sans doute aussi, les lacunes intellectuelles jouent-elles leur
rôle. À la suite, notre jeune critique s’imagine
avoir mis la main sur une sorte d’aveu :
« Cette approche est bien entendu le résultat d’un
choix intentionnel et réfléchi : Delfour refuse la
"modération prétendument objective" et affirme
que "les raisonnements sont moins vrais s’ils sont anesthésiés
par des ambages détaillées" (p. 22). Pour susciter
l’indignation, stimuler l’action et sortir de la condition
nucléaire, il faut renoncer à la prudence, à
la précision, à la faillibilité des hypothèses.
On pourrait alors se demander si cette attitude péremptoire
ne conduit pas – quoique avec des conséquences bien
moins tangibles – au même dogmatisme que celui que Delfour
dénonce à juste titre chez les scientifiques et experts
qui prétendent avoir une parfaite maîtrise des technologies
nucléaires. »
Ce commentaire dit d’un côté qu’il ne
comprend pas ce que je dis (c’est-à-dire le refus d’entrer
dans le détail de l’expertise des experts) et de l’autre
côté qu’il ignore la problématique longuement
analysée par Carlo Ginzburg au sujet de la rhétorique
de la preuve (pourtant signalée en note). Manque de culture
générale, mais aussi manque de prudence intellectuelle
: peut-être l’auteur ne dit-il pas n’importe quoi
et peut-être renvoie-t-il à des références
éclairantes qu’il faut aller consulter avant de produire
une analyse erronée. Méconnaissance aussi des auteurs
importants : Anders développe de son côté une
analyse qui articule modération et minimisation.
L’ignorance du domaine nucléaire conduit aussi notre
critique à des mésinterprétations simples :
« Une autre conséquence du style polémique
de l’auteur est l’aspect répétitif du
livre. Les mêmes idées, les mêmes données,
les mêmes expressions sont répétées sans
cesse, à l’instar de chants de batailles, de slogans
qui sont conçus pour mettre le lecteur dans un état
d’excitation favorable à l’action. Combien de
fois Delfour nous rappelle-t-il qu’il n’y a pas lieu
de distinguer les centrales des bombes nucléaires ? Combien
de fois dénonce-t-il l’impéritie des techniciens,
l’irresponsabilité des politiques, la rapacité
des industriels ? Combien de fois utilise-t-il l’expression
"dizaines de millénaires" pour souligner la longévité
des déchets ? »
Comme notre critique ne connaît pas le terrain du nucléaire,
il ignore la minimisation massive des données (Sezin Topçu
en a administré la preuve, mais aussi la CRIIRAD, par exemple
dans Contaminations radioactives : atlas France Europe, avec la
collaboration du géographe André Paris, Yves Michel,
2002 [11]). D’où la répétition que notre
critique ridiculise, piloté sans doute par une vision caricaturale
du militantisme.
La cerise sur le gâteau est l’accusation de superficialité
: quand on est incapable de simplement discerner les thèses
pourtant clairement énoncées, dûment soulignées,
quand on ne parvient même pas à percevoir le plan de
l’ouvrage, quand on confond psychanalyse et phénoménologie
ou qu’on ignore jusqu’à l’existence de
l’anthropologie, on s’abstient d’accuser autrui
du mal dont on fait soi-même la démonstration.
*
La critique de livre n’est pas une activité que l’on
peut exercer avec désinvolture. La première règle
est de lire le livre, de tenir compte des hypothèses énoncées,
de leur contenu. La deuxième est de décliner l’invitation
si l’on en connaît ni la discipline d’origine
de l’auteur (ici la philosophie), ni le terrain de l’objet
(ici le nucléaire), ou alors de s’y aventurer avec
prudence et tact (en faisant un résumé honnête).
Mais cette recension n’est pas seulement un ratage due à
l’incompétence. Elle trahit le caractère dramatiquement
sous-informé de la culture générale au sujet
du nucléaire. L’abyme est tellement grand entre la
culture commune et la culture informée que les énoncés
simplement rationnels sont ignorés et perçus à
travers un filtre dont les grilles ont été dessinées
et profondément imprimées dans les esprits par 50
ans de propagande. Tout ce qui n’entre pas dans ce filtre
est ignoré.
C’est pourquoi Caroline Broué, à France-Culture,
a pu, sans éprouver de honte, répéter un slogan
des services de communication d’EDF élaboré
dans le courant des années 70 : « le retour à
la bougie ». Il s’agissait de fabriquer un clivage entre
les partisans du nucléaire forcément modernes, progressistes,
et les anti-nucléaires, nécessaire rétrogrades,
anti-progrès, etc. Tout se passe comme si 40 années
d’histoire avaient laissé intacts les mêmes slogans,
malgré leur absurdité [12]. Ou bien, dans la bouche
d’Antoine Mercier, l’assertion incroyable selon laquelle
« la radioactivité est naturelle » [13]. Ce genre
d’énormité laisse pantois.
Sans doute, Federico Brandmayr a pensé qu’il était
possible de recenser avec la plus grande légèreté
un livre de philosophie sur le nucléaire sans prendre aucun
risque institutionnel, voire qu’il était prescrit de
s’en moquer ouvertement (au moyen du stéréotype
du militant paranoïaque qui exagère tout), tant la pression
du conformisme intellectuel est forte. Pourtant, de nombreux sociologues,
dès 1980 [14], ont contribué à l’analyse
du nucléaire mais notre pauvre critique débutant n’en
a lu aucun.
Notes
[1] Le Web indique des études en sociologie et le dépôt
d’un sujet de thèse en 2013.
[2] La Condition nucléaire, L’Échappée,
p. 34.
[3] Le critique ajoute : « Dans les deux cas, les motivations
profondes n’ont aucun rapport avec les justifications invoquées
par les acteurs et sont conçues par Delfour comme imperméables
à leur conscience » ; il est simplement faux que j’affirme
une telle chose.
[4] Idem, p. 135.
[5] Les nucléocrates ne sont pas des industriels (ces derniers
veulent faire du profit tandis que les premiers veulent imposer
le nucléaire) ni des ingénieurs (ces derniers sont
des technoscientifiques qui n’ont pas nécessairement
d’ambition politique).
[6] Idem p 120.
[7] L’OMS, l’Organisation mondiale de la santé,
pourtant missionnée par l’ONU en avril 1948 pour résoudre
les problèmes de santé publique et contribuer à
former une opinion publique éclairée, est liée
à l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie
atomique, par un accord signé le 28 mai 1959, accord qui
stipule, dans son article 3, qu’il est possible « de
prendre certaines mesures restrictives pour sauvegarder le caractère
confidentiel de certains documents ». Cette confidentialité
a conduit à la non-publication des actes de la Conférence
de l’OMS à Genève sur « les conséquences
de Tchernobyl et d’autres accidents radiologiques sur la santé
» (20-23 novembre 1995). Les 700 participants attendent toujours
la publication des actes de cette Conférence, promise pour
mars 1996. Le Dr Nakajima, alors Directeur général
de l’OMS, confirme en 2001, devant la TV suisse italienne,
que la censure des actes est due aux liens juridiques entre l’OMS
et l’AIEA. La mission officielle de l’AIEA, placée
directement sous l’autorité du Conseil de sécurité
de l’ONU, est « d’accélérer et d’accroître
la contribution de l’énergie atomique pour la paix,
la santé et la prospérité dans le monde entier
». D’où l’Appel de professionnels de la
santé, lancé en 2009, pour une indépendance
de l’OMS [7]. Imaginez que l’OMS soit liée par
un accord analogue à une association de vendeurs de cigarettes
de telle sorte que toute publication qui pourrait concerner le tabac
et les cigarettes soit préalablement soumise à l’acceptation
explicite de cette association. Quel nom donnerait-on à une
telle manœuvre ?
[8] Joseph Rotblat fut aussi une figure remarquable. Scientifique
d’origine polonaise, il rejoint au début de 1944 le
projet Manhattan. Assuré que les énormes moyens déployés
par les Américains leur permettaient de fabriquer la bombe
atomique avant les Nazis, il quitte Los Alamos à l’automne
1944. Revenu en Angleterre, il oriente ses recherches sur les effets
des rayonnements sur les organismes vivants. Il est accusé
d’espionnage au profit de l’Union soviétique
par les services secrets américains. Joseph Rotblat est le
plus jeune signataire du Manifeste de 1955, aux côtés
de Bertrand Russell, Linus Pauling, Albert Einstein, Frédéric
Joliot-Curie, Max Born et Hideki Yukawa. Rotblat joue un rôle
moteur dans l’organisation d’un mouvement international
pour l’abolition des armes nucléaires, notamment les
conférences Pugwash (en Nouvelle-Écosse), à
partir de 1957. Le mouvement Pugwash et son principal promoteur
reçoivent le prix Nobel de la paix en 1995.
[9] Idem, p. 85-86.
[10] La dissuasion est un discours destiné à faire
accepter les armes nucléaires. Relevant de la rhétorique
militaire plus que de la stratégie, il se ramène à
une thèse simple : « l’arme atomique est dissuasive
précisément parce que l’on ne s’en sert
pas. Il n’y a donc pas de guerre grâce à elle.
Elle garantit la paix ».
L’intention de ces propositions est de prouver l’innocence
et l’innocuité de l’arme nucléaire et
donc d’en perpétuer l’usage possible. Or ce groupe
d’énoncés est doublement inacceptable : ce qu’il
dit est littéralement faux ; ce qu’il cache est catastrophique.
La notion de dissuasion désigne un mode de persuasion. Elle
consiste à persuader de ne pas attaquer. Comme tout mode
de persuasion, elle suppose un dialogue, une communication capable
de diffuser une argumentation. Donc les centaines de milliards dépensés
et les milliers d’essais nucléaires ont pour but de
communiquer un argument de persuasion négative.
Or quel est-il cet argument pour lequel on gaspille une telle débauche
de moyens ? « Je suis plus fort que toi ! ». Voilà,
tout est dit. La force pure ou presque : car cela ne suffit pas
de le dire, il faut aussi le prouver. D’où les essais
nucléaires qui sont en réalité des actes de
la guerre psychologique, une guerre persuasive. Chaque « essai
» est un message qui dit : « Regarde comme je suis fort
! ». La réalité de l’explosion nucléaire
est nécessaire à la crédibilité du message.
Hiroshima et Nagasaki font partie de l’argumentation : leur
bombardement rend crédible, outre la puissance de mort, le
culot, la désinhibition, de le faire. Donc l’énoncé
selon lequel la dissuasion implique de ne pas se servir de l’arme
nucléaire est faux.
Cette opération d’intimidation n’a jamais été
efficace même pendant les quelques années où
les États-Unis étaient les seuls à la posséder.
Qu’a fait l’URSS, en effet ? À cette injonction,
du type « t’es pas cap’ ! », elle a répondu,
comme c’était prévisible, en cherchant à
se procurer la bombe atomique. Loin d’être persuadés
de ne pas attaquer, les Soviétiques ont été
stimulés dans leur désir de guerre. L’effet
dissuasif a été nul, et même totalement contraire.
Une fois un certain seuil franchi, les deux puissances atomiques
sont à nouveau à égalité. Et rien, sauf
les classiques armes locales, ne pouvait réintroduire de
la différence. En effet, si un État possède
de quoi détruire la planète, rien ne change s’il
en possède 10, 15 ou 20 fois plus. L’arme nucléaire
n’est pas normale : son usage direct, comme arme de guerre,
détruit son utilisateur (tandis que les essais, parallèlement,
contaminent le monde entier à commencer par les territoires
de ceux qui sont censés en être les bénéficiaires).
L’effet dissuasif, à nouveau, est nul.
Les pays non encore équipés sont persuadés
que la bombe atomique leur est nécessaire (d’autant
plus si l’armement classique leur manque, car avec la bombe
ils passent tout de suite au rang d’État capable de
globocide). Pour ceux qui sont équipés, la course
quantitative peut continuer parce qu’ils traitent mentalement
la bombe atomique comme une arme classique (dont la comparaison
des quantités a un sens politique) : l’escalade et
la dissuasion sont pourtant contradictoires. La théorie de
la dissuasion présuppose la dénégation de la
spécificité de l’arme nucléaire : c’est-à-dire
la capacité de tuer l’humanité tout entière.
La course à l’armement classique continue elle aussi
: il faut bien préparer une éventuelle guerre non
nucléaire, toujours possible puisque l’arme nucléaire
n’est pas censée être utilisée. La dissuasion
est la tentation de la fin de la stratégie : plus de réflexion,
plus d’anticipation, d’alliances, de diplomatie. La
seule accumulation quantitative du capital de destruction tient
lieu de stratégie militaire. En réalité, il
n’en est rien. Les stratèges continuent comme avant
: la vraie guerre est toujours locale. Ils sont simplement pourvus
d’un argument de sécurité nucléaire,
« la paix repose sur l’existence des armes nucléaires
», dont le destinataire réel n’est peut-être
pas l’ennemi. La politique extérieure de la terreur
dont l’efficacité est nulle a aussi des effets sur
la politique intérieure. Comment le citoyen quelconque, le
« vrai » citoyen, peut-il ajuster l’idée
de démocratie avec celle d’un pouvoir d’État
qui fait exploser des bombes atomiques sur son propre territoire
et qui possède de quoi tuer toute l’humanité
?
La dissuasion ne procure aucunement la paix. De fait, la guerre
règne. L’arme atomique n’a en aucun cas empêché
de se faire la guerre à l’ancienne, avec des millions
de morts ; ce qui est inévitable : une arme qui ne sert pas
à faire la guerre autorise à faire la guerre avec
des armes dont on peut se servir effectivement. La dissuasion nucléaire
rend impuissant et encourage le recours à la guerre pré-nucléaire.
Elle est donc un surcoût parfaitement inutile.
Si vraiment elle ne devait pas servir, le mieux serait de s’abstenir
de sa fabrication. Or son usage est toujours « possible »,
aujourd’hui comme hier. Personne ne peut garantir qu’une
situation comme celle de 1962 [10] ne se reproduira jamais. La bombe
atomique prolifère et tous les petits pays animés
par une ambition guerrière la désirent, sans aucunement
être intimidés : le programme de persuasion négative
de la dissuasion est un échec total.
Le principe de la dissuasion, enfin, est fondé sur un présupposé
faux. Parler de dissuasion, c’est faire comme s’il y
avait une sorte de choix. En effet, la réflexion sur les
principes qui peuvent la justifier suppose que, s’ils paraissaient
insuffisants, on écarterait l’arme atomique. Or, en
réalité, elle est là, et, malgré son
inutilité, sa nocivité, l’échec manifeste
de son usage dissuasif, personne ne veut s’en passer. Le discours
de la dissuasion est purement décoratif. C’est un paravent
destiné à voiler la réalité : l’arme
nucléaire a effectivement servi pour anéantir les
deux villes japonaises tuant, irradiant, contaminant des centaines
de milliers de civils ; elle a effectivement été employée
dans la guerre nucléaire indirecte [10] (les « essais
»), provoquant une contamination mondiale pour des millénaires,
transformant la Terre en une gigantesque chambre à gaz radioactifs
; elle a effectivement échoué puisque les États
qui le peuvent cherchent à obtenir la bombe atomique ; et
puisque les guerres classiques, locales, n’ont pas disparu.
La fable de la dissuasion, inutile, fausse, dangereuse, apparaît
finalement comme une manœuvre de propagande, maquillant des
guerres réelles (les essais et les guerres habituelles qui
n’ont pas cessé pendant la guerre « froide »
et après) en « paix » et diffusant une angoissante
terreur atomique. Rien ne semble trop coûteux pourvu que la
jouissance technologique atomique soit conservée et protégée.
Notes
[11] On y apprend par exemple que les recueils officiels des données
de la contamination relevées en 1987 montrent que, après
Tchernobyl, la radioactivité a baissé ! p. 39.
[12] Je précise en quel sens (pour notre pauvre Federico
Brandmayr) : absurde parce que la suppression du nucléaire
n’impliquerait le retour à la bougie qu’à
la condition qu’il n’y ait pas d’autres sources
d’énergie.
[13] C’est ce que répètent les nucléologues.
Mais, même naturelle, la radioactivité est toxique
; et surtout, la radioactivité artificielle est beaucoup
plus élevée et beaucoup plus dangereuse.
[14] Cf. par exemple A. Touraine, F. Dubet, M. Wieviorka, La prophétie
anti-nucléaire, Paris, Le Seuil, 1980, ou Francis Fagnani
et Alexandre Nicolon dir., Nucléopolis. Matériaux
pour l’analyse d’une société nucléaire,
Presses Universitaires de Grenoble, 1979. Et les autres livres et
enquêtes signalées dans le livre.
Origine : http://www.jeanjacquesdelfour.fr/article-erreurs-et-contresens-dans-la-critique-de-la-condition-nucleaire-par-federico-brandmayer-123362481.html
La condition nucléaire Un livre de Jean-Jacques Delfour
Par Denis Collin
Jean-Jacques Delfour : La condition nucléaire. Réflexions
sur la situation atomique de l’humanité. Éditions
L’échappée, ISBN 978-29158307-9-8 – Prix
: 15€
http://denis-collin.viabloga.com/news/la-condition-nucleaire
Avec son essai sur La condition nucléaire, Jean-Jacques
Delfour fait œuvre véritablement utile. En disciple
de Günther Anders, il conçoit la philosophie comme une
art de combat. Il s’agit en effet de porter le fer là
où la modernité a ouvert les plaies les plus profondes.
« Ma contribution n’est ni historique, ni sociologique,
ni diplomatique, ni technologique, encore moins industrielle. Dans
le sillage de l’important travail du philosophe allemand Günther
Anders, elle propose une hypothèse philosophique nouvelle
: une articulation du nucléaire avec la jouissance technologique
de la pulvérisation du réel, la jouissance politique
de la domination et la jouissance capitaliste de la production-destruction.
» (41) Le parti-pris, pleinement justifié, de Jean-Jacques
Delfour est qu’il n’est nul besoin d’être
un spécialiste pour traiter de la condition nucléaire,
car il s’agit fondamentalement d’une question morale
: « le problème de la civilisation technique et industrielle
revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres
humains ou les êtres machiniques ? » (34).
L’événement déclencheur, c’est
la catastrophe de Fukushima. Mais ce ne fut qu’un révélateur,
le troisième après Three Mile Island et Tchernobyl.
Mais cette catastrophe semble n’avoir aucune conséquence
sur la classe dirigeante des « nucléocrates »
et des « nucléologues » : l’impunité
historique, morale et politique est pour le moment totale, et l’appartenance
à une classe stratosphérique qui domine et traverse
les États verrouille ce qui dès lors apparaît
comme une invulnérabilité réelle. » Les
nucléologues sont dans le déni massif de la réalité
qui s’accompagne d’une stratégie de dissimulation.
La valeur de l’individu est anéantie : « La valeur
de la vie humaine du travailleur, sous régime capitaliste,
est proche de celle du soldat sous régime de dictature. Le
danger de mort est si grand, l’angoisse de mort si élevée,
que la tolérance psychique à la présence de
cette puissance de faire mourir exige de diminuer en proportion
et de manière défensive la valeur de la vie humaine
singulière ». (228) C’est pourquoi la condition
des travailleurs du nucléaire est maintenue dans «
l’invisibilité » (258).
Alors que le débat public (si on peut nommer ainsi l’absence
de tout débat sérieux) est cantonné à
la petite camarilla de ceux qui se disent « compétents
», Delfour met les pieds dans le plat et montre l’incompétence
foncière des ingénieurs du nucléaire : «
ils ont conçu et fabriqué une machine nucléaire
mais ils ignorent totalement quoi faire en cas d’accident
grave, c’est-à-dire hors limites. » (65) Il ajoute
: « Mutatis mutandis, ils sont plus incompétents que
les ouvriers d’un garage. S’il faut changer le moteur
d’une bagnole dont les cylindres sont endommagés, les
garagistes savent comment faire. Si la cuve d’un réacteur
nucléaire est percée et si le combustible déborde
à l’extérieur, les nucléologues pratiques
ne savent aucunement ce qu’il faut faire. » (66) Mais
Delfour ne s’en tient pas à ce constat en lui-même
déjà terrifiant. Il en cherche les racines dans «
la demande civilisationnelle de surexcitation. » (75)
La condition nucléaire est en effet la condition de l’homme
dans la civilisation capitaliste d’aujourd’hui, théâtre
d’une « invasion massive par les êtres atomiques
» (79). Le risque (dont on bassine les oreilles à tout
propos, sauf précisément à propos du risque
nucléaire) ne concerne pas seulement les victimes potentielles
mais aussi les « agitateurs » d’êtres radioactifs
eux-mêmes. Comprendre pourquoi les nucléocrates et
leurs alliés prennent ce risque, dont ils affirment par avance
qu’ils ne répondront jamais, cela demande d’aller
aux principes mêmes de la vie sociale et économique
dans le « capitalisme tardif ». Et ce principe est celui
de la jouissance : « Créer un élément
physique, extrêmement dangereux, mortel, explosif, recelant
une énergie colossale et fascinante, qui dure des milliers
d’années, n’est-ce pas là une jouissance
extraordinaire ? » (81) Plus loin, Delfour note que «
les technologies de surexcitation proposent une forte jouissance
et donc une souveraineté dépendante qui demande toujours
plus de puissance afin de compenser cette dépendance qui
s’accroît à l’égard de l’objet
technologique. » (131)
Cette analyse permet d’écarter toutes les distinctions
subtiles entre nucléaire militaire et nucléaire civil.
Delfour montre qu’il s’agit de la même jouissance.
Du reste, personne ne peut affirmer que le danger d’une guerre
nucléaire est écarté. On pourrait trouver dans
la montée des tensions entre les grandes puissances (Russie,
bloc américano-européen, Chine) et les moyennes puissances
dotées de l’arme nucléaire de nombreuses raisons
à l’appui de l’analyse de Delfour. Mais c’est
la chaîne qui va du nucléaire militaire au consommateur
de la bonne fée électricité qui intéresse
Delfour. Ainsi « la nucléarité est un fait social
global. Autrement dit, la condition nucléaire est la structure
objective du monde, aucunement une notion fumeuse et absconse sortie
du cerveau dérangé de quelque philosophe abstrus.
» (93) Elle est un des aspects de ce que Günther Anders
appelle « l’obsolescence de l’homme » :
« Le message adressé aux êtres humains par les
machines nucléaires est le suivant : « Votre existence
est superflue, vous êtes éliminables. » Ce message
croise celui qu’énoncent les technologies sophistiquées
implantées dans le procès de travail : votre existence
est inutile puisque votre activité peut être réalisée
par des machines. » »(125)
La dimension politique de cette condition nucléaire en est
l’expression la plus crue : « La centrale nucléaire
est un objet tyrannique qui exige une dictature en amont (pour être
imposée) comme en aval (en cas de danger majeur). »
(105) Le lien est clair entre la destructibilité potentielle
de l’humanité qui est au cœur du sytème
totalitaire et l’âge atomique. L’âge atomique
n’est que l’extension, avec les moyens techniques enfin
disponibles, de tout ce qui s’est développé
pendant le 20e siècle : « la puissance potentiellement
génocidaire de l’agitateur d’êtres radioactifs
oriente le pouvoir politique vers le despotisme et tend à
accentuer la concurrence de la politique comme fomentation de la
mort avec la politique comme favorisation de la vie. » (192)
Et sur ce plan des pays démocratiques se conduisent comme
des pays totalitaires (243). L’âge nucléaire
porte en lui une des caractéristiques du système totalitaire
: il est antipolitique. « Ainsi le nucléaire, non content
d’être antidémocratique est en réalité
antipolitique. Il devrait donc disparaître dans les régimes
libéraux. C’est la raison pour laquelle un État
nucléaire tend inévitablement à devenir une
dictature, c’est-à-dire un régime qui tient
le risque d’être tué pour parfaitement banal.
» (196)
Si Jean-Jacques Delfour fait sienne la maxime d’Anders, «
inquiète ton prochain comme toi-même », il refuse
aussi bien le fatalisme nucléaire que la croyance selon laquelle
tout est perdu. S’appuyant sur les travaux de Lewis Mumford,
Delfour milite pour favoriser les techniques de la vie contre les
agitateurs d’êtres radioactifs. Ce qui impliquerait
une transformation radicale de la situation présente, une
véritable révolution des rapports sociaux de production
qui exigerait qu’on mette un terme à désinhibition
par rapport aux contraintes environnementales qui a marqué
le triomphe de l’âge industriel. Delfour ne fait qu’indiquer
quelques pistes, mais le philosophe n’a pas vocation à
être un « ingénieur social ». C’est
seulement en s’appuyant sur les forces de la vie que de nouvelles
techniques et de nouveaux rapports de production pourront être
inventés.
Au total donc, un livre important qui nous rappelle ce que doit
être la fonction authentique de la philosophie, penser la
réalité et en mettre à nu les contradictions.
Loin d’une philosophie « minimaliste », loin des
polémiques universitaires sur l’interprétation
des auteurs canoniques, ce livre trace implicitement le plan de
travail d’une philosophie véritablement pratique.
12 mai 2014. Denis Collin
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