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Origine : http://www.liberation.fr/societe/2009/12/22/pourquoi-je-hais-le-pere-noel_600574
Le père Noël est un admirable outil de propagande qui
tire son efficacité symbolique du croisement de trois ordres
de faits : l’attachement incorrigible à l’enfance,
le récit voilé d’une scène primitive
; l’exigence que l’amour soit palpable, une éducation
au cynisme et au calcul ; enfin une version matérielle du
symbole central du christianisme : la résurrection.
Personnage merveilleux, le père Noël offre une régression
enfantine par procuration que les adultes ne sont pas fâchés
d’éprouver, d’autant qu’ils s’enorgueillissent
de ne pas être dupes. Jouir, dans les yeux des enfants trompés,
de cet émerveillement, qui n’est dû qu’à
une manipulation, rassure les parents souvent harassés par
le sérieux de leur rôle. Le père Noël est
l’occasion de souffler, de rire de la crédulité,
drogué par l’alibi de l’amour et de l’attendrissement
de circonstance. Le père Noël c’est le droit légitime
de jouer à être un autre et de régresser. D’ailleurs,
c’est aussi un récit poétique (Clément
Moore, 1820) assez transparent. Le père Noël est un
pénis qui pénètre la maison mère, dont
la cheminée est le vagin, l’âtre l’utérus,
et les cadeaux les enfants engendrés. D’où un
corps rebondi et rougeaud, etc. Par là, s’explique
le rapprochement avec la fête de la nativité. D’autres
signes (le grand-père, les grelots, les rennes) facilitent
la sublimation.
Le père Noël est un publicitaire : son image a servi
la propagande militaire puis commerciale. Il soutient les nordistes,
dans les dessins de Thomas Nast, vers 1863. Bien avant le jus chimique
de Coca-Cola en 1930, il a tout vendu : voiture, stylo, carabine,
crème d’avoine, cigarettes, pneus, savon, café,
couvre-lits, combustible, chaussettes. Le père Noël
est le VRP mondial du capitalisme. Il est un saint dévoué
corps et âme à la cause des marchands. Le saint, souvent
martyr, est un démonstrateur de la foi. Il est analogue au
commerçant qui fait la démonstration de son produit
mais sans risquer sa peau. C’est un saint universel dont le
catalogue est infini et qui peut vendre une preuve d’amour
à peu près à n’importe quel prix.
La triade chrétienne, constituée verticalement par
l’amour divin, le distributeur universel (le Christ) et la
masse des pécheurs, est remplacée par une autre triade
: le capitalisme (placé en position divine), le promoteur
universel (le père Noël) et la multitude de consommateurs.
Le cadeau de Noël c’est de l’amour converti en
marchandise. Le salut devient affaire d’industrie et l’amour,
le pardon, des affaires d’argent. En achetant des cadeaux
et en les offrant, les pécheurs se rachètent, sans
attendre ni le bon vouloir du Christ, incertain, ni les rituels
de l’Eglise, trop abscons. Leurs actes de rachat sont crédibles
puisque l’amour, radicalement asymbolique, est attesté
par les cadeaux qui satisfont le désir de réalité,
la jouissance des preuves.
Le Christ avait multiplié les pains et changé l’eau
en vin, les deux symboles de l’eucharistie : le capitalisme,
lui, transformant n’importe quelle chose en marchandise susceptible
d’être offerte, aux autres ou à soi-même
et propose une plus-value de jouissance, une charge fétichique
pulsionnelle. Son succès tient à l’extension
anthropologique de la promesse chrétienne de la jouissance
; laquelle pouvait rester imaginaire, et satisfaisante, tant que,
dans les corps, régnait la disette. Mais l’abondance
de la production capitalistique a fait directement concurrence à
la profusion spirituelle et eschatologique. La crémation
publique du père Noël, en décembre 1951, à
Dijon, n’a pas empêché «l’usurpateur
et l’hérétique», dixit l’archevêché,
de triompher largement.
Le père Noël s’immisce dans les familles et réifie
les relations affectives. Il éduque au conformisme, à
l’obéissance calculatrice et à l’hypocrisie.
Il fut assisté par le père Fouettard, un acolyte punisseur
des enfants méchants, non conformes au désir parental.
La composante sadique a ensuite disparu : il ne faut pas souiller
les sacro-saintes marchandises, celles-là même que
le père Noël forme les enfants à aimer puisqu’elles
sont des preuves d’amour. Maître de perversité,
il leur inculque que la pléthore des marchandises est le
bonheur lui-même, palpable, plus réel que tout sentiment.
Il les entraîne à singer l’agent commercial,
à faire le promoteur auprès des parents, à
devenir des relais du capitaliste, à interpréter les
relations humaines selon le code exclusif de l’intérêt
égoïste. La fable des lutins, qui travaillent par plaisir
dans son usine à cadeaux, sans salaire ni charges sociales,
exprime le rêve secret de tout capitaliste.
La force du père Noël tient enfin à l’opportunité
de se substituer au Christ lui-même en faisant glisser la
résurrection du côté des choses. La marchandise
industrielle est résurrectionnelle, remplacée par
une autre, exactement identique à la précédente.
La résurrection des corps et des âmes, si problématique
dans le christianisme, est opérée quotidiennement
dans l’ordre de la marchandise. Comme la fongibilité
n’atteint que les choses et non le consommateur, un effet
d’éternité est suscité, dont la jouissance
articule subtilement la négativité de la consommation
et l’illusion de résurrection des marchandises, c’est-à-dire
de la permanence de son désir à travers leur succession
: une éternisation fictive de sa propre vie.
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