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Conférence de John Holloway

Origine : http://marseille.indymedia.org/news/2005/03/2268.php

http://www.ainfos.ca/fr/ainfos05089.html

http://www.altermonde.levillage.org/article.php3?id_article=2270

Conférence de John Holloway(Comitat Chiapas)

dimanche 6 mars 2005

Notre pouvoir-puissance est le pouvoir de faire, de créer, notre pouvoir est celui de la sociabilité. Leur pouvoir à eux est le pouvoir de séparer, d’individualiser, leur pouvoir est celui de ce qui est. ?

Par John Holloway

I.- Que faire de la désillusion ? Que faire quand la démocratie ne marche pas ?

Le Brésil est un endroit spécial pour formuler cette question. Il y a à peine deux ans la gauche mondiale a fêté le triomphe électoral de Lula. Enfin il y a eu au Brésil une grande victoire pour la démocratie, une réelle victoire pour la gauche. Et ce n’était pas n’importe quelle gauche, mais un parti de militance éprouvé avec un leader ouvrier de militance également éprouvé. Enfin, tout le monde a pu constater qu’il était possible de changer la société à travers des élections démocratiques.

Et aujourd’hui ? Deux ans plus tard, la désillusion totale. L’élection de Lula n’a pas changé le Brésil, le gouvernement continue à mettre en pratique les mêmes politiques, les politiques du capitalisme néolibéral.

Qu’est-ce qu’ils vont faire de la désillusion ? Choisir un autre leader et attendre qu’il soit mieux que Lula ? Créer un autre parti et souhaiter qu’il soit mieux que le PT ? Voilà ce qu’il y a de terrible dans les gouvernements de gauche : quand ils échouent (et ils échouent toujours) il semble qu’il n’y a aucune solution et la dépression s’installe.

L’échec de Lula n’est pas simplement un phénomène brésilien. Il est la répétition au Brésil d’une expérience mondiale. Il existe un mot dont le sens apparaît continûment au fil de l’histoire de la gauche centro-étatique partout dans le monde : "trahison". Le fait que la trahison soit répétée si souvent fait que le concept même de trahison est ridicule. L’échec de la gauche ne peut pas être simplement une affaire de trahison, il ne s’agit ni de la faute d’un leader, ni de celle d’un parti : la question garde un rapport avec les structures mêmes. Le fait que l’échec ne soit pas tout simplement une expérience brésilienne signifie que nous devons aller au-delà d’une critique de Lula ou du PT.

II. - Le problème n’est ni chez Lula ni chez le PT

mais dans la démocratie représentative. La démocratie représentative n’est pas notre démocratie, elle est leur démocratie, la démocratie du capital. Cette démocratie n’articule pas notre pouvoir-puissance. Elle articule leur pouvoir, le pouvoir du capital, le pouvoir des puissants.

Notre pouvoir n’est pas le même que le leur. Loin de là. Notre pouvoir est le pouvoir-faire, le pouvoir créatif. Notre pouvoir-faire est le pouvoir de produire et reproduire la vie, mais aussi le pouvoir de faire les choses d’une autre manière, le pouvoir de changer le monde. Voilà le pouvoir que nous sentons dans un événement de changement : une confiance collective dans le fait que nous pouvons faire les choses autrement.

Notre pouvoir est un pouvoir collectif, un pouvoir social. Le faire est le centre de notre pouvoir, et il est impossible d’imaginer une manière de faire qui ne soit pas sociale, une manière de faire qui ne soit pas dépendante des manières de faire des autres dans le passé ou dans le présent. Notre faire est toujours une partie du flux social du faire.

Le développement de notre pouvoir implique toujours la reconnaissance implicite de la socialité du faire, autrement dit, il implique un mouvement vers la réunion, vers l’affirmation d’une subjectivité sociale, d’un Nous créatif.

Le pouvoir des puissants est tout à fait le contraire. Derrière ses armes et ses bombes il y a un mouvement de séparation, de fragmentation. Le capital est un mouvement de séparation qui fragmente la socialité du faire. Le capital prend ce que les faiseurs ont fait et dit : "Ça c’est à moi !". Le capitaliste casse le faire. Il sépare ce qui a été fait du faire et des faiseurs. Ensuite tout se casse, chaque aspect de la vie, surtout en nous-mêmes. Nous sommes cassés en tant que sujets sociaux, morcelés en millions d’individus atomisés. Le capital est la rupture du faire social, et quand le faire se casse, l’être s’impose : ce qui est, domine.

Nous regardons les horreurs du monde, les enfants qui meurent, la pauvreté et l’injustice, les bombes qui tombent, et nous crions : "NON ! Ce n’est pas possible, cela ne peut pas être. Nous devons changer le monde, nous devons faire un autre monde". Et ils rigolent : "Vous n’êtes qu’un groupe d’individus. Vous ne pouvez pas changer le monde parce que le monde est comme ça, les choses sont comme ça".

Evidemment ils se trompent. Ce qui est, est seulement parce que nous l’avons fait et parce que nous continuons à le faire. Ce qui est dépend de notre faire. Le capital dépend de nous. Le capital parait stable et éternel, mais il ne l’est pas. Il existe seulement parce que nous l’avons créé, non pas il y a deux cents ans, mais aujourd’hui, nous sommes en train de le créer aujourd’hui. Le problème n’est pas d’abolir le capitalisme, mais d’arrêter de le créer. Le conflit entre notre pouvoir et leur pouvoir (notre pouvoir-faire et leur pouvoir-répression) n’est pas simplement un conflit entre le pouvoir d’en bas et le pouvoir d’en haut.

Notre pouvoir est le pouvoir du faire, de créer, le pouvoir de la sociabilité. Leur pouvoir est le pouvoir de séparer, d’individualiser, le pouvoir de ce qui est. Notre pouvoir dissout, leur pouvoir fixe. Il s’agit de deux mouvements très différents, deux logiques distinctes, deux langages distincts, de formes distinctes d’organisation. Il est important de reconnaître ceci, parce qu’ils (les puissants, les capitalistes) essaient toujours de nous mener vers leur logique, leur langage, leur forme de faire et de penser. Ils le font de plusieurs manières, et l’une des manières les plus importantes est à travers la démocratie, en nous invitant à jouer leur jeu de la démocratie.

III. - Notre démocratie n’est pas comme la démocratie des puissants.

Tout au contraire. De la même manière qu’il y a deux types de pouvoir, il y a aussi deux types de démocratie : la leur, la démocratie des puissants et la notre, la démocratie de la résistance.

La représentation est le principe de leur démocratie : "Laisse quelqu’un prendre ta place !"

Nous participons dans les décisions de l’État, disent-ils, en choisissant nos représentants. Il n’y a pas d’autre manière, disent-ils, parce que les États modernes ne sont pas comme les polis grecques : il est impossible d’inclure cinquante ou cent millions de personnes dans une assemblée. En conséquence, disent-ils, dans les sociétés modernes, la démocratie peut fonctionner seulement à travers l’élection de représentants. Pour cela, disent-ils, dans les sociétés modernes, la démocratie signifie représentation. Avec les élections nous choisissons librement celui qui va parler pour nous, celui qui va nous représenter au parlement et qui formera le gouvernement. S’ils ne nous plaisent pas, nous pouvons les changer après trois ou quatre ans. En votant, nous participons au gouvernement du pays. La représentation signifie démocratie et la démocratie est bonne, disent-ils.

Mais alors, pourquoi est-ce un désastre ? Pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi sentons-nous que nous sommes exclus ? Pourquoi sous Bush et Blair, la démocratie est-elle devenue une arme de destruction massive ? Pourquoi ne se passe-t-il rien quand les gens élisent Lula pour changer la société ?

C’est parce que la représentation nous exclut au lieu de nous inclure. Avec les élections nous choisissons quelqu’un qui parle pour nous, quelqu’un qui prend notre place. Nous nous excluons nous-mêmes. Nous créons une séparation entre ceux qui représentent et nous, les représentés, et nous congelons cette séparation dans le temps en lui donnant une durée, en nous excluant nous-mêmes en tant que sujets jusqu’à la prochaine opportunité que nous aurons pour renouveler la séparation dans les prochaines élections. C’est ainsi qu’est créé un monde de la politique séparé de la vie quotidienne de la société, un monde de la politique peuplé par une caste distincte de gens qui parlent leur propre langage et qui ont leur propre logique, la logique du pouvoir.

Cela ne veut pas dire que ces gens soient complètement séparés de la société et de ses antagonismes. Ils doivent se soucier de la prochaine élection, des enquêtes et des groupes de pression organisés, mais ils voient et écoutent seulement ce qui est traduit à leur monde, dans leur langage, dans leur logique. En même temps, un monde parallèle se crée. Un monde théorique, académique, qui reflète cette séparation entre politique et société, le monde de la science politique et du journalisme politique qui nous apprennent le langage et la logique singuliers des politiques et nous aident à voir le monde à travers leurs yeux aveugles. La représentation fait partie du processus général de séparation qui constitue le capitalisme. Il est complètement faux de penser que le gouvernement représentatif constitue un défi ou un défi potentiel au capital. La démocratie représentative ne s’oppose pas au capitalisme : elle est plutôt une extension du capital, elle projette le principe de la domination capitaliste (c’est-à-dire, la séparation) à l’intérieur de notre opposition au capital.

La représentation consolide l’atomisation des individus (et la fétichisation du temps et de l’espace) que le capital impose. La représentation sépare les représentants des représentés, les leaders des masses, et impose des structures hiérarchiques. La gauche accuse toujours les leaders et les représentants de trahison, alors qu’il n’y a aucune trahison, la trahison n’est pas un acte qui a lieu entre les leaders, elle est partie intégrante du processus de représentation. Nous nous trahissons nous-mêmes quand nous disons à quelqu’un : « Prends ma place, parle pour moi ». L’élection est trahison.

IV. - "Ça suffit la représentation ! Ça suffit les représentants ! Qu’ils s’en aillent tous !"

Le cri des Argentins est un cri contre tous les hommes politiques, contre tous ceux qui veulent nous représenter, qui veulent prendre notre place. "Qu’ils s’en aillent tous ! " est un cri qui résonne dans le monde entier parce que partout dans le monde les gens en ont marre des hommes politiques professionnels, de ces gens misérables qui prennent notre place, qui nous représentent.

Il ne s’agit pas d’un cri contre la démocratie, mais pour un autre type de démocratie, une démocratie sans représentants, une démocratie qui ne nous exclue pas, une démocratie qui soit nôtre. Nous sommes en train de réinventer la démocratie. Nous devons commencer une autre fois depuis le début, et dans le commencement il y a le cri, le cri qui dit NON à la société telle qu’elle existe, le cri qui dit NON au capitalisme.

Le cri est si évident au Brésil, comme il l’est au Mexique : un cri qui dit NON à ce contraste terrible entre une potentialité humaine si exubérante et une misère horripilante. La seule manière dans laquelle nous pourrions vivre comme êtres humains est en disant NON, en criant NON. Mais le NON comporte un Oui, un projet, une projection d’un autre monde. Crier NON à ce monde c’est dire qu’un autre monde est possible. Un autre monde est possible parce que nous pouvons le faire différent. Nous pouvons le faire différent si nous arrivons à déterminer notre propre faire. Le cri de NON et le projet d’un autre monde qu’il comporte, implique une impulsion vers l’autodétermination. "NON, vous n’allez pas décider pour nous, nous mêmes déciderons". Réinventer la démocratie signifie articuler cette impulsion vers l’autodétermination.

L’impulsion vers l’autodétermination n’est pas l’autodétermination : il ne peut y avoir autodétermination dans une société capitaliste, simplement parce que le capitalisme est fondé dans la négation de l’autodétermination. L’impulsion vers l’autodétermination est un mouvement fondé dans la négation, dans le NON. Nous n’avons pas autodétermination, ce que nous avons est un NON à la détermination extérieure et l’impulsion vers l’autodétermination. Nous commençons à partir du NON et nous allons vers l’extérieur. En d’autres mots, nous commençons depuis les fissures, les crevasses dans la domination capitaliste. Nous commençons à partir des NON, des négations, des insubordinations, des projections contre et au-delà de ce qui est, et qui existent partout.

Le monde est plein de fissures de ce type, plein de négations. Partout dans le monde il y a des gens en train de dire, individuellement et collectivement « Non, nous n’allons pas faire ce que nous dit le capitalisme : nous allons modeler nos vies comme nous voulons ». Parfois ces fissures sont si petites que les rebelles mêmes ne sont pas conscients de leur propre rébellion, parfois elles sont grandes comme la Forêt Lacandona - et au fur et à mesure que nous nous concentrons en elles, nous commençons à voir le monde non comme un système fermé de domination capitaliste total, mais comme un monde plein de fissures, de négations, de résistances, un monde fertilisé d’un autre monde. Chaque fissure est une impulsion vers cet autre monde, c’est-à-dire, une impulsion vers l’autodétermination.

Notre lutte est pour étendre et multiplier, pour approfondir et encourager ces fissures. Nous parlons de révolution, mais la seule forme dans laquelle il est possible de concevoir la révolution maintenant, c’est en tant que révolution interstitielle. La réinvention de la démocratie est déjà en processus. Il s’agit d’un processus fragmenté mais universel et de racines profondes. Il a ses racines dans la pratique quotidienne des gens.

Normalement nous ne commandons pas les gens que nous aimons : nous discutons, nous cherchons un consensus, nous développons certaines formes collectives de prise de décision, des formes horizontales : ceci est la signification de l’amitié et de la camaraderie. Plusieurs des luttes actuelles dans le monde contre le capitalisme prennent comme principe basique d’organisation l’idée que le mouvement devrait être une extension des relations d’amitié et de camaraderie de ce type. Le but de base de l’organisation est d’étaler des formes collectives et horizontales de prendre les décisions. Là où une forme de délégation est nécessaire, il est important qu’il soit possible de révoquer la délégation mmédiatement, qu’elle ait une courte durée, et dans la mesure du possible, qu’il y ait rotation des délégués.

La réinvention de la démocratie est, évidemment, une rénovation d’une longue tradition d’organisation dans la lutte anticapitaliste : il s’agit de la tradition de la démocratie conseilliste ou communiste ou assembléiste, qui se trouve discutée dans l’analyse de Marx de la Commune de Paris, la même que l’on peut trouver dans les soviets de la révolution russe, les conseils communautaires des zapatistes, les assemblées des quartiers en Argentine et dans plusieurs autres mouvements. Dire que la démocratie représentative n’est pas une forme d’organisation adéquate pour l’impulsion vers l’autodétermination ne signifie pas, évidemment, que la démocratie directe ou conseilliste n’est pas sans problèmes.

La distinction entre délégués et représentants est cruciale, mais dans la pratique elle sera toujours dépendante de la participation active des gens. Dans une petite communauté il y a aussi beaucoup de problèmes pratiques par rapport aux gens qui ne peuvent ou ne veulent pas participer activement dans le processus, le poids disproportionnel que prennent des gens plus actifs ou plus expérimentés, etcetera. Il est fort probable que ce genre de problèmes soit inévitable, dans la mesure où un système parfait de démocratie directe impliquerait la participation des personnes émancipées. Mais nous ne sommes pas (encore) émancipés. Nous sommes plutôt des handicapés en train de nous aider mutuellement à marcher, en tombant fréquemment.

Sans aucun doute, il y en a quelques uns qui peuvent marcher mieux que d’autres : dans ce sens l’existence d’une sorte d’avant-garde est probablement inévitable. La question est de savoir si ces handicapés-à-moitié doivent avancer en courant -comme avant-garde- en nous laissant, nous les autres au sol et en nous criant : "ne vous inquiétez pas, nous ferons la révolution et nous reviendrons pour vous" (mais nous savons qu’ils ne vont pas le faire), ou si, au contraire, nous essayons d’avancer au même pas, en aidant les plus lents.

Probablement on ne peut pas penser la démocratie directe comme modèle ou comme une série de règles, mais plutôt en tant qu’orientation, en tant que lutte incessante pour clarifier l’impulsion vers l’autodétermination sociale existant à l’intérieur de chacun d’entre nous tous. Il ne peut pas y avoir un modèle fixe, justement parce que l’impulsion vers l’autodétermination est le mouvement d’une question. Ce qui est important n’est pas le détail, mais le sens du mouvement : contre la séparation et la substitution, vers l’encouragement de la communauté de lutte, une communauté basée dans la reconnaissance mutuelle de la dignité humaine.

V. - Que faire donc, avec notre désillusion ?

Partout dans le monde il existe le même désenchantement, une crise de confiance dans l’État et dans la possibilité de faire des changements à travers la démocratie représentative, une crise de confiance dans les partis politiques. La question pour nous est la manière dans laquelle nous réagissons à cette crise. Disons-nous "nous allons lutter pour un État juste avec une démocratie représentative légitime et nous allons fonder un nouveau parti politique honnête qui représente véritablement les intérêts de ses membres" ou disons-nous simplement "NON à l’État, non à la démocratie représentative, non aux partis politiques ?" La réponse est claire. Nous disons NON à l’État, non à la démocratie représentative, non aux partis politiques.

Nous ne pouvons pas changer le monde ni à travers l’État, ni à travers la démocratie représentative, ni à travers les partis politiques. Toutes ces formes d’organisation nous excluent, elles n’articulent pas l’impulsion vers l’autodétermination. Je ne dis pas que nous ne devrions jamais voter : probablement dans certaines circonstances le fait de voter aurait du sens. Mais il est clair que nous ne pouvons pas changer le monde à travers les élections. La crise de la démocratie et des partis n’est pas un problème, c’est une opportunité, une opportunité pour réinventer la démocratie et changer le monde.

John Holloway


Conférence prononcée lors du 1er Forum Social Nordestino (du 24 au 27 novembre à Recife, Brésil) in : www.clajadep.lahaine.org

Traduction de Julieta Abrego revue par Sylvain Mordel.