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1. Le point de départ est l'acte de négation
Au début il y a le cri, pas la parole. Face à la mutilation
des vies humaines par le capitalisme, un cri de tristesse, un cri
d'horreur, un cri de rage, un cri de négation : NON !
La pensée, pour dire la vérité du cri, doit
être négative. Nous ne voulons pas comprendre le monde
mais le nier. L'objet de la théorie est de conceptualiser
le monde négativement, non pas comme quelque chose de séparé
de la pratique, mais comme un moment de la pratique, comme une partie
de la lutte pour changer le monde, pour en faire un lieu digne de
l'humanité. Mais, après tout ce qui s'est passé,
comment pouvons-nous ne serait-ce que commencer à songer
changer le monde ?
2. Un monde digne ne peut pas être créé
par l'action de l'État
Durant la plus grande partie du siècle dernier, les efforts
pour créer un monde digne de l'humanité ont été
centrés sur l'État et l'idée de conquérir
le pouvoir étatique. Les principales polémiques (entre
réformistes et révolutionnaires) portaient sur les
moyens de conquérir le pouvoir étatique, par la voie
parlementaire ou par la voie extra-parlementaire. L'histoire du
XX° siècle porte à penser que la question des
moyens de conquête du pouvoir étatique n'était
pas si cruciale. Quelle qu'en soit la forme, la conquête du
pouvoir étatique n'a pas permis de réaliser les changements
que les protagonistes espéraient. Ni les gouvernements réformistes,
ni les gouvernements révolutionnaires n'ont réussi
à changer le monde de façon radicale.
Il est facile d'accuser les dirigeants de tous ces mouvements de
les avoir trahis. Le fait qu'il y ait eu tant de trahisons suggère
pourtant que l'échec des gouvernements radicaux, socialistes
ou communistes a des racines plus profondes. La raison qui interdit
de se servir de l'État pour mener à bien un changement
radical dans la société tient à ce que l'État
est lui-même une forme de rapport social qui s'inscrit dans
la totalité des rapports sociaux capitalistes.
L'existence même de l'État en tant qu'instance séparée
de la société signifie que, au-delà du contenu
de sa politique, il participe activement au processus qui sépare
les gens du contrôle de leur propre vie. Le capitalisme n'est
rien d'autre que cela : la séparation des gens de leur propre
action. Une politique dont l'axe est l'État reproduit inévitablement
en son sein le même processus de séparation, en séparant
les dirigeants des dirigés, en séparant l'activité
politique sérieuse de l'activité personnelle frivole.
Une politique dont l'axe est l'État, loin d'aboutir à
un changement radical de la société, conduit à
la subordination progressive de l'opposition à la logique
du capitalisme.
Nous voyons alors pourquoi l'idée que l'on peut se servir
de l'État pour changer le monde était une illusion.
3. La seule façon de concevoir un changement radical
aujourd'hui ne relève pas de la conquête du pouvoir
mais de la dissolution du pouvoir. La révolution est plus
urgente que jamais. Les horreurs engendrées par l'organisation
capitaliste de la société sont de plus en plus atroces.
Si la révolution à travers la conquête du pouvoir
étatique s'est révélée une illusion,
cela ne veut pas dire que nous devons abandonner l'idée de
la révolution. Mais il faut la concevoir en d'autres termes
: non comme la conquête du pouvoir, mais comme la dissolution
du pouvoir.
4. La lutte pour la dissolution du pouvoir est la lutte
pour émanciper le “ pouvoir-de ” (potentia) du
“ pouvoir-sur ” (potestas). Pour commencer à
penser à changer le monde sans prendre le pouvoir, il faut
opérer une distinction entre le pouvoir-action (potentia)
et le pouvoir-domination (potestas). Dans toute tentative de changer
la société intervient le faire, l'activité.
Le faire, à son tour, implique que nous avons la capacité
de faire, le pouvoir-action. Nous utilisons fréquemment le
mot “ pouvoir ” dans ce sens, comme quelque chose de
positif, quand une action en commun avec d'autres (une manifestation
ou même un bon séminaire) nous donne une sensation
de pouvoir. Le pouvoir, pris dans cette acception, trouve son fondement
dans le faire : c'est le pouvoir-action.
Le pouvoir-action est toujours social, il émane toujours
du flux social du faire.
Notre aptitude à faire est le produit du faire d'autres et
crée les conditions pour le faire ultérieur d'autres
encore. On ne peut pas imaginer de faire qui ne soit pas intégré
sous une forme ou sous une autre au faire d'autres, dans le passé,
le présent, le futur.
5. Le pouvoir-action est transformé, se transforme en
pouvoir-domination quand se brise le faire
La transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination implique
la rupture du flux social du faire. Ceux qui exercent le pouvoir-domination
séparent le produit du faire des autres et se l'approprient.
L'appropriation de ce produit est aussi l'appropriation des moyens
de faire, et c'est ce qui permet aux puissants de contrôler
le faire des acteurs. Les acteurs (les êtres humains, compris
comme sujets actifs) sont ainsi séparés de leur produit,
des moyens de production et du faire lui-même. Comme acteurs,
ils sont séparés d'eux-mêmes.
Cette séparation, qui est à la base de toute société
où certains exercent le pouvoir sur d'autres, atteint son
point culminant sous le capitalisme.
Le flux social du faire est rompu. Le pouvoir-action se transforme
en pouvoir-domination. Ceux qui contrôlent le faire des autres
apparaissent alors comme les acteurs dans cette société
et ceux dont le faire est approprié par d'autres deviennent
invisibles, sans voix, sans visage. Le pouvoir-action n'est plus
inscrit dans un flux social, il existe sous la forme d'un pouvoir
individuel. Pour la majorité de la société,
le pouvoir-action est transformé en son contraire, l'impuissance,
ou le seul pouvoir de faire ce qui est décidé par
d'autres. Pour les puissants, le pouvoir-action se transforme en
pouvoir-domination, le pouvoir de dire à autrui ce qu'il
doit faire, dans une relation de dépendance vis-à-vis
du faire d'autrui.
Dans la société actuelle, le pouvoir-action existe
sous ta forme de sa propre négation, le pouvoir-domination.
Le pouvoir-action existe sous la forme où il est nié.
Cela ne veut pas dire qu'il n'existe plus. Il existe, mais il existe
comme négation, dans une tension antagonique avec sa propre
forme d'existence comme pouvoir-domination.
6. La rupture du faire est la rupture de chacune des modalités
de la société, chacune des modalités de nous-mêmes
C'est la séparation du faire et des acteurs du produit de
l'action qui conduit les personnes à ne pas se considérer
mutuellement comme des acteurs, mais comme des propriétaires
(ou des non-propriétaires) du produit (conçu dès
lors comme un objet séparé du faire). Les rapports
entre personnes existent comme rapports entre choses et les personnes
existent, non pas comme acteurs, mais comme porteurs passifs des
choses.
Cette séparation des acteurs du faire – et de ce fait,
d'eux-mêmes - est traitée dans les ouvrages en des
termes étroitement associés : l'aliénation
(le jeune Marx), le fétichisme (le vieux Marx), la réification
(Lukâcs), la discipline (Foucault) ou l'identification (Adorno).
Chacun de ces termes traduit clairement que le pouvoir-action ne
peut pas être compris comme quelque chose qui nous serait
extérieur, et qu'il imprègne tout au contraire chaque
modalité de notre existence. Tous ces termes se réfèrent
à une ossification de la vie. Un endiguement du flux social
du faire, un rétrécissement des possibles.
Le faire est transformé en être : telle est l'essence
du pouvoir-domination.
Alors que le faire signifie que nous sommes et que nous ne sommes
pas, la rupture du faire annihile le “ nous ne sommes pas
”. Il ne nous reste que le “ nous sommes ”. Le
“ nous ne sommes pas ” est oublié ou renvoyé
au rang de pure utopie. Il n'existe plus comme possible. Le temps
s'homogénéise. L'avenir est maintenant le prolongement
du présent ; le passé, l'antécédent
du présent. Tout faire, tout mouvement est inscrit dans le
prolongement de ce qui est. Ce peut être merveilleux de rêver
à un monde digne de l'humanité mais ce n'est rien
d'autre qu'un rêve. L'état du pouvoir-domination c'est
l'état du “ les choses sont comme ça ”,
l'état d'identité.
7. Nous participons à la rupture de notre propre faire,
à la construction de notre propre subordination
Comme acteurs séparés de notre propre faire, nous
reproduisons notre propre subordination. Comme travailleurs, nous
produisons le capital qui nous domine. Comme enseignants universitaires,
nous jouons un rôle actif dans la perception de la société
comme identité, dans la transformation du faire en être.
Quand nous définissons, classifions, quantifions, quand nous
affirmons que l'objet des sciences sociales est de saisir la société
telle qu'elle est ou quand, encore, nous prétendons étudier
la société objectivement - comme s'il s'agissait d'un
objet qui nous serait extérieur - nous participons activement
à la négation du faire, à la séparation
du sujet de l'objet, au divorce entre acteur et produit.
8. Il n'y a aucune symétrie entre le pouvoir-action et
le pouvoir-domination
Le pouvoir-domination est la rupture et la négation du faire.
C'est la négation active et répétée
du flux social du faire, du nous qui nous constituons à travers
le faire social. Penser que la conquête du pouvoir-domination
peut conduire à l'émancipation de ce qu'il nie est
absurde.
Le pouvoir-action est social. C'est la constitution du nous, la
pratique de la reconnaissance mutuelle de la dignité.
Le mouvement du pouvoir-action contre le pouvoir-domination ne doit
pas se concevoir comme contre-pouvoir (terme qui suggère
une symétrie entre pouvoir et contre-pouvoir) mais comme
un anti-pouvoir (terme qui, pour moi, suggère une asymétrie
totale entre le pouvoir et notre lutte).
9. Le pouvoir-domination semble nous pénétrer
si profondément que la seule solution possible passerait
par l'intervention d'une force extérieure. Mais ce n'est
en rien une solution
I1 est facile de tirer des conclusions très pessimistes sur
la société actuelle. Les injustices et la violence
et l'exploitation hurlent à nos oreilles, mais il semble
pourtant qu'il n'y ait pas d'issue possible. Le pouvoir-domination
semble pénétrer chaque aspect de nos existences si
profondément qu'il est difficile d'imaginer l'existence de
“ masses révolutionnaires ”. Dans le passé,
la profonde pénétration de la domination capitaliste
a conduit beaucoup à voir la solution en termes de direction
d'un parti d'avant-garde, mais il s'est avéré que
ce n'était en rien une solution et que cela revenait au simple
remplacement d une forme de pouvoir-domination par une autre.
Le plus facile est d'opter pour une désillusion pessimiste.
Le cri initial de rage face aux horreurs du capitalisme ne nous
quitte pas mais nous apprenons à vivre avec lui. Nous ne
devenons pas des zélateurs du capitalisme mais nous reconnaissons
que nous ne pouvons rien faire. La désillusion conduit à
tomber dans l'identification, à accepter que ce qui est est.
A participer donc a la séparation du faire et du produit.
10 La seule façon de rompre le cercle apparemment vicieux
du pouvoir est de voir que la transformation du pouvoir-action en
pouvoir-domination est un processus qui implique nécessairement
l'existence de son contraire : la fetichisation implique l'anti-fétichisation
11 Le plus souvent, l'aliénation (fétichisme, réification,
discipline, identification, etc.) est considérée comme
s'il s'agissait d'un état consommé. Il est question
des formes capitalistes des rapports sociaux comme si elles avaient
été déterminées dès l'aube du
capitalisme pour perdurer jusqu'à ce que le capitalisme soit
remplacé par un autre mode de production. En d'autres termes,
on distingue constitution et existence : on situe la constitution
du capitalisme dans un passé historique et on assume que
son existence présente est stable Un tel point de vue nourrit
forcément le pessimisme.
Si nous voyons au contraire dans la séparation du faire et
du produit quelque chose qui n'est pas achevé mais bien un
processus, le monde commence à s'ouvrir Le fait même
que nous parlions d'aliénation signifie que l'aliénation
ne peut pas être absolue. Si séparation, aliénation,
etc., se comprennent comme un processus, alors cela suppose que
leur évolution n'est pas prédéterminée,
que la transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination est
une question ouverte, jamais tranchée. Qui dit processus
dit mouvement en devenir, et ce qui est en processus (l'aliénation)
à la fois est et n'est pas. L'aliénation est donc
un mouvement qui s'oppose à sa propre négation, l'anti-alienation.
L'existence du pouvoir-domination implique l'existence de l'anti-pouvoir-domination
ou. autrement dit, le mouvement d'émancipation du pouvoir-action.
Ce qui existe sous la forme de sa négation, ce qui existe
sous la modalité d'être nié existe réellement,
au-delà de sa négation, comme négation du processus
de négation. Le capitalisme est fondé sur la négation
du pouvoir-action, de l'humanité, de la créativité,
de la dignité : pourtant, tout cela est bien réel.
Les zapatistes en sont la preuve, la dignité existe au-delà
de sa négation Elle n'existe pas séparément
mais sous la seule forme qu'elle peut prendre dans notre société,
celle de la lutte contre sa propre négation. Tout comme existe
le pouvoir-action, non pas comme un îlot perdu dans un océan
de pouvoir-domination, mais sous la seule forme où il peut
exister, celle de la lutte contre sa propre négation. La
liberté, également, existe non pas telle que la représentent
les libéraux, quelque chose qui serait au-delà des
antagonismes sociaux, mais sous la seule forme qu'elle puisse prendre
dans une société caractérisée par des
rapports de domination, celle de la lutte contre cette domination.
C'est de l'existence réelle et matérielle de ce qui
existe sous la forme de sa propre négation que naît
l'espérance.
12. La possibilité de changer radicalement la société
dépend de la force matérielle de ce qui existe sous
la forme de sa négation
La force matérielle de la négation se manifeste sous
différentes formes. On la voit d'abord dans les luttes innombrables
qui ne se proposent pas de conquérir le pouvoir sur autrui,
mais simplement d'affirmer notre pouvoir-action, notre résistance
contre la domination d'autrui. Ces luttes prennent des formes très
différentes, de la rébellion ouverte aux luttes pour
conquérir ou défendre le contrôle sur le processus
de travail ou l'accès à l'éducation ou aux
services de santé, ou encore celles pour l'affirmation de
la dignité, plus parcellaires, souvent réduites au
silence du foyer. La lutte pour la dignité – pour ce
que nie la société actuelle - prend aussi souvent
des formes qui ne sont pas ouvertement politiques : dans la littérature,
dans la musique, dans les contes de fée. La lutte contre
l'inhumanité est omniprésente, dans la mesure où
elle est inhérente à notre existence en tant qu'êtres
humains.
On voit aussi la force de la négation dans la dépendance
du pouvoir-domination vis-à-vis de ce qu'il nie. Ceux dont
le pouvoir-action existe comme capacité à dire à
autrui ce qu'il doit faire, dépendent toujours, pour leur
existence, du faire des autres. Toute l'histoire de la domination
peut être vue comme la lutte menée par les puissants
pour s'affranchir de cette dépendance relativement aux dominés.
C'est ainsi qu'on peut lire la transition du féodalisme au
capitalisme, pas seulement comme la lutte des serfs pour s'affranchir
des seigneurs, mais aussi comme la lutte des seigneurs pour s'affranchir
des serfs en transformant leur pouvoir en argent et donc en capital.
On peut voir encore cette même quête d'affranchissement
vis-à-vis des travailleurs dans l'introduction du machinisme,
dans la conversion massive du capital productif en capital argent
qui joue un rôle si éminent dans le capitalisme contemporain.
Quoi qu'il en soit, la fuite des puissants face aux acteurs est
vaine. Le pouvoir-domination ne peut pas être autre chose
que la métamorphose du pouvoir-action. Les puissants ne peuvent
en aucun cas s'émanciper de leur dépendance vis-à-vis
des dominés.
Enfin, cette dépendance se traduit dans l'instabilité
des puissants, dans la crise tendancielle du capital. La fuite du
capital face au travail- le remplacement des travailleurs par des
machines ou sa conversion en capital argent-place le capital face
à sa dépendance ultime vis-à-vis du travail
(autrement dit, sa capacité à transformer le faire
de l'homme en travail abstrait, producteur de valeur) sous la forme
de la chute du taux de profit. Ce qui se manifeste dans la crise,
c'est la force de ce que nie le capital, à savoir le pouvoir-action
non subordonné.
La révolution est urgente mais incertaine ; elle est une
question sans réponse Les théories marxistes orthodoxes
ont voulu fonder la certitude dans la révolution, en faisant
valoir que le développement historique conduit inévitablement
à une société communiste. Cette tentative était
profondément erronée : aucune certitude ne peut s'inscrire
dans la création d'une société qui s'auto-détermine.
La certitude ne peut se trouver que dans le camp de la domination.
La certitude se trouve dans l'homogénéisation du temps,
dans la congélation du faire en être. L'autodétermination
est par essence incertaine. La mort des vieilles certitudes est
une libération.
De même, la révolution ne peut pas se comprendre comme
une réponse, mais seulement comme une question, comme une
recherche de l'accomplissement de la dignité. Preguntando
caminamos : de question en question nous nous frayons un chemin.
Références
T. W. Adorno : La Dialectique négative
Ernst Bloch : Le Principe Espérance
Michel Foucault : Surveiller et Punir
John Holloway : “ Teorîa volcânica ”, Bajô
el Volcan, p. 119-134
Georg Lukâcs : Histoire et Conscience de classe
Karl Marx : Manuscrits économico-philosophiques de 1844
Karl Marx : Le Capital
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Robert March
Origine : Revue ContreTemps
Numéro six, février 2003
Changer le monde sans prendre le pouvoir ?
Nouveaux libertaires, nouveaux communistes
Dossier : Lectures du néo-zapatisme
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