|
Origine : échange mails
Une théorie critique du sport peut-elle se penser en dehors
de l'expérience historique de sa réalisation ? Non.
Ou bien alors elle doit se définir comme élaborant un
objet de recherche séparé des contradictions historiques
et actuelles qui instituent le sport comme médiateur central
de la société totalement dominée par le capital.
Cela est certes réalisable, puisque c'est précisément
ce que font la plupart des recherches sur le sport, dominées
qu'elles sont par l'empirisme logique. Si l'on ne se situe pas dans
ce courant dominant de la science, et que, comme l'annoncent et l'accomplissent
pour une large part les concepteurs de ce Colloque, les chercheurs
se placent dans une perspective critique, et en postulant que «
l'intelligibilité du sport (...) relève bien d'une démarche
dialectique» (2), il convient alors qu'ils s'interrogent aussi
sur son dépassement, c'est-à-dire sur son devenir-autre.
Une critique dialectique du sport ne peut pas se contenter seulement
de le poser comme un processus dialectique « générant
(sic) et surmontant sans cesse ses contradictions » (3) , encore
faut-il montrer les causes de cette reproduction du phénomène
et les ruptures possibles dans cette chaîne identitaire.
Au vaste essai d'investigation critique du phénomène
sportif contemporain et à l'effort fructueux de détotalisation-retotalisation
qu'il manifeste, je souhaite ici limiter ma contribution à
tenter de montrer qu'un présupposé théorique,
non analysé comme tel, affaiblit du même coup la portée
herméneutique et la visée praxéologique de
la recherche de Jacques Ardoino et de Jean-Marie Brohm.
Alors qu'est justement affirmée l’historicité
fondamentale du sport et qu’est évitée l’erreur
qui consiste à le considérer comme une essence universelle
ou une catégorie transcendantale, plusieurs moments de l’analyse
laissent entendre qu’il aurait pu ou qu’il pourrait
exister « un bon côté » du sport et de
son histoire. L’intentionnalité épistémologique
alors trop unilatéralement affirmée pour donner au
sport « un statut d'objet de recherche » (4) ne viendrait-elle
pas masquer ce présupposé quant à l'invariance
d'un aspect bénéfique du sport dans toutes les sociétés
humaines ? Ainsi, au dernier chapitre les contradictions, repérées
comme « caractérisant la crise endémique de
l'institution sportive » (5), sont-elles posées comme
des antinomies entre les objectifs, les philosophies, les idéologies
du sport et leurs pratiques effectives. Or, la simple identification
de ces antinomies ne suffit pas à élaborer un corps
d'hypothèses critiques sur le mouvement réel de la
contradiction dont elles ne sont qu'un moment. Ce type d'analyse
différentielle, en terme d'écart par rapport à
un référent relève de la sociologie empirique
la plus banale et remplit d'ailleurs les colonnes de la presse sportive
spécialisée. Tant il est vrai que la méthode
dialectique, comme le rappelle fortement Henri Lefebvre «
ne se contente pas de dire : Il y a des contradictions, car, la
sophistique, ou l'éclectisme ou le scepticisme en sont capables.
Elle cherche à saisir le lien, l'unité, le mouvement
qui engendre les contradictoires, les oppose, les heurte, les brise
ou les dépasse. (...) Il convient donc d'étudier ce
mouvement, cette structure, ces exigences, pour chercher à
résoudre les contradictions» (6).
En avançant plus explicitement dans la définition
du contenu de chacun des pôles de l'antinomie, les auteurs
auraient pu montrer comment opérait la dynamique de la contradiction,
c'est-à-dire comment se dépassait son unité
primitive, à savoir, ici, le sport devenant « guerre,
casse, jungle, dopage, profits, masse, chauvinisme ». Car
ce n'est ni dans l'extension du champ d'action ni dans la multiplication
du nombre des contradictions énoncées que réside
la justesse de la démonstration mais dans l'intensification
de leur mouvement dialectique. Faute de quoi, on risque de s'en
tenir à énoncer des antinomies, ce qui est certes
mieux que de décrire des paradoxes ! Mais cela ne nous fait
pas entrer dans une connaissance de l'acte par lequel l'un des termes
de l'antinomie vient nier l'autre et comment cette première
négation vient à son tour à être niée,
réalisant alors dans un troisième moment l'unité
dépassée de la contradiction ou son pourrissement.
J'illustrerai cela par un seul exemple.
Quel est le contenu de l'antinomie placée au cinquième
rang parmi celles repérées par les auteurs et définie
en ces termes : « (il y a contradiction) entre la logique
sportive et la logique capitaliste du profit pour le profit. Le
pouvoir sportif est de plus en plus dessaisi du pouvoir de décision,
voire de gestion, au profit des forces financières multinationales
qui sponsorisent et donc contrôlent l'activité sportive
en la détournant généralement de ses finalités.
On est ainsi passé des profits de la compétition sportive
à la compétition des profits capitalistes» ?
(7) La pratique sportive moderne, celle qui naît dans l'aristocratie
anglaise déchue de la fin du XIXe siècle, et qui devient,
de nos jours, un système totalitaire d'activités auquel
rares sont les individus qui échappent, a-t-elle été
autre chose qu'une pratique de la valorisation généralisée
du capital ? Les deux moments révolutionnaires du communisme
au XXe siècle, celui des années vingt et celui de
la fin des années soixante ont seuls conduit une critique-en-acte
de l'institution sportive en tant que médiateur fondamental
de l'État valorisant le capital. Dans le mouvement prolétarien
des années 1917-21 en Europe, l'activité physique
est entièrement englobée dans l'activité quotidienne
de la lutte de classe et celle-ci, on le sait, s'est alors réalisée
dans l'organisation du Conseil ouvrier. Le moment révolutionnaire
mondial de la fin des années soixante s'est, lui, exprimé
dans des formes de communautés d'inspiration libertaire qui
visaient une émancipation des individus de leurs aliénations
historiques et dont le contenu se dévoile aujourd'hui comme
une révolution au titre de l'espèce et non plus au
titre de la classe-qui-se-nie, à savoir le prolétariat
(8).
Le totalitarisme barbare de l'institution sportive a atteint depuis
1968 les degrés que l'intelligence des critiques d'Ardoino
et Brohm repère, en convertissant comme activité directement
réalisatrice de profit l'activité de la classe du
travail, jusque là exploitée pendant le temps de travail.
Mai 1968 ayant été la dernière révolution
prolétarienne de l'histoire, le travail exploité ne
constituant plus désormais l'essentiel de la réalisation
du profit et la détermination classiste de la société
s'affaiblissant au point de disparaître, chaque individu particularisé
(la particule de capital) est assigné à produire et
à reproduire tout le rapport social. C'est en « compétiteur
» que toutes les activités de la vie aliénée
doivent depuis se pratiquer; cela porte un nom dans le langage de
la gestion le développement de la « Ressource Humaine
».
A la fois modèle d'activité humaine internisée
et mode de production et de circulation de la valeur, le sport est
ainsi devenu la forme et le contenu même des sociétés
démo-despotiques de la fin du XXe siècle dans le monde.
Une théorie critique de la société-faite-sport
devrait donc abandonner explicitement le paradigme sportif et se
situer, non pas dans l'illusion d'une cité sans stade, mais
dans l'expérience historique des communautés humaines
(celles des gnostiques, celles des hérétiques pour
en citer deux dans les époques pré-capitalistes) qui
ont pratiqué d'autres rapports au corps et à l'activité
physique.
1 / Communication au Colloque international francophone de l’AFIRSE
Anthropologie du sport : perspectives critiques, Paris, 19-21 avril
1992. Publié dans les Actes : ANDSHA/MATRICE/QUEL CORPS ?,
1991, p.200 à 202.
2 / J.Ardoino et J.M.Brohm, « Repères et jalons pour
une intelligence critique du phénomène sportif contemporain
»", communication au Colloque : Anthropologie du sport
contemporain. Sorbonne, avril 1991, p. 172
3 / ibid. p.173.
4 / ibid.p.154.
5 / ibid. p.172.
6 / Lefebvre H. (1969), Logique formelle, logique dialectique,
Paris, Anthropos, 2e édition.
7 / Ardoino J. et Brohm J.M., Repères et jalons… p.172.
8 / J'ai exposé cette théorie sur le contenu historique
de 68 et sur son institutionnalisation dans l'ouvrage La cité
des ego (L'impliqué, Grenoble, 1987); ouvrage auquel je me
permets de renvoyer le lecteur. On trouvera de substantiels développements
sur le rapport individu-communauté dans le premier volume
de l’anthologie de la revue Temps critiques, paru chez L’Harmattan
sous le titre : L’individu et la communauté humaine,
en 1998 (Sous la dir. de Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn.
|
|