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Origine : échange mails
La seule indication de date que comporte cette publication est
celle de l'achevé d'imprimer (le 1er février 1999).
Pour Tiqqun l'histoire serait-elle reléguée dans le
paratexte ? Dans le corps du texte ce sont les photos et les extraits
de presse qui comportent une référence au temps de
l'histoire et à ses contradictions. Le capitalisme aurait-il
existé de toute éternité? En serions-nous sortis?
Cette absence de périodisation est d'ailleurs cohérente
avec l'intention générale du propos, la volonté
de fonder une "métaphysique critique" et de développer
ses "exercices" comme l'indique le sous-titre au bas de
la première de couverture. D'emblée, l'héritage
métaphysique de la philosophie occidentale se trouve à
la fois reconnu et nié. Le dernier métaphysicien de
l'histoire de la philosophie occidentale, Heidegger, est traité
de "vieille ordure" mais Tiqqun s'empare de son ontologie
("l'homme est le berger de l'être", etc.) car elle
permettrait de sortir du nihilisme. Il s'agit donc de "politiser
la métaphysique" (p.16), de la remettre sur ses pieds
comme Marx voulait le faire de l'idéalisme hégélien.
Au "Spectacle" (1) , entité hypostasiée,
puissance abstraite et universelle, véritable "métaphysique
marchande" de la domination, la "communauté des
métaphysiciens critiques" oppose la "création
d'un monde" (p.20), une pratique "collective et positive
de communauté et d'affectivité indépendantes
et supérieures" (p.20), une "utopie concrète"
dans laquelle chacune des grandes métaphysiques du passé
seraient réalisées non plus comme discours mais comme
"Demeure de l'Etre" et ceci, dans le "fécond
tissu de l'existence". Le Logos occidental n'a donc pas à
être dépassé comme le poursuivait Marx et à
sa suite quelques philosophes (on pense à Henri Lefebvre
et à sa métaphilosophie qui débouche sur une
"critique de la vie quotidienne" qui n'a qu'un lointain
rapport avec la "phénoménologie de la vie quotidienne"
de Tiqqun), mais il doit être abandonné à son
"effritement". La tache politique décisive c'est
de préparer "la prochaine insurrection de l'Esprit",
celle qui va " restaurer l'unité du sens et de la vie"
et opérer "la réparation de toutes choses par
l'action des hommes eux-mêmes"(p.16). La référence
à la Kabbale (2) n'est donc pas fortuite, puisqu'il s'agit
d'une opération sur le langage, de la création collective
d'un "alphabet vrai" qui permettra de lancer contre "le
Spectacle" le "contenu de vérité, c'est-à-dire
la puissance de ravage, de toute la critique passée et présente"(p.17).
Avec sa "théorie du Bloom"(3), Tiqqun affronte
l'écueil qui a entravé toutes les révolutions
modernes, celui du rapport de l'individu et de la communauté
humaine. Si les références aux anciennes théories
de l'aliénation de l'individu et à sa déréliction
ne sont pas absentes (les gnostiques, les hérésies,
Hegel, Marx, Lukàcs, Arendt, Musil, Blanchot) elle sont englobées
dans une mystique de l'Esprit Commun, une dogmatique de la Liberté
En Commun. La description des aliénations internes et externes
de l'individu sans individualité qu'est le Bloom couvre toutes
les sphères de la vie quotidienne dans "le monde de
la marchandise": perte de l'expérience fondamentale
de la vie comblée par la recherche forcenée "d'expériences"
ou d'aventures de l'extrême (sexuelles, sportives, professionnelles,
artistiques, etc.) (p.27); "fétichisme de la petite
différence" qui se révèle comme la "tragi-comédie
de la séparation : plus les hommes sont isolés, plus
ils se ressemblent, plus ils se détestent et plus ils s'isolent".
Intériorisant la domination, privé de toute substantialité
humaine, le Bloom se réfugie dans des identités particulières
substitutives : "Français, exclu, artiste, homosexuel,
breton citoyen, raciste, musulman, bouddhiste, ou chômeur,
tout est bon qui lui permet de beugler sur un mode ou sur un autre,
les yeux papillotant d'émotion, un miraculeux "JE SUIS"(p.30).
Le "Spectacle" produit le Bloom et le reproduit mais
il ne le détermine pas puisque le Bloom est un individu vide
de toute détermination. Figure contemporaine de la positivité
la plus générale il est porteur, à son insu,
de sa négation et à ce titre, il ne peut échapper
à l'alternative de sa destiné : il"ne peut-être
que la réalisation terrestre de l'essence humaine, l'incarnation
du concept dans son mouvement ou un animal nihiliste dans son repos
de bête"(p.32). Du fond de son indétermination
sans fond, au creux de son insignifiance, au bout de son absence
de finalité, à la limite de son abstraction, le Bloom
est négativité pure en devenir. Comme tel il menace
le Spectacle car il est imprévisible et incontrôlable.
Ses actes gratuits, ses crimes muets, son indifférence, tout
comme sa conduite dévastatrice, en font un ennemi de la civilisation.
Parce qu'il fait l'expérience de la plus totale séparation
d'avec "la communauté", le Bloom en "s'ouvrant
à la communauté s'abolit comme Bloom, se détache
de son détachement et retrouve le chemin de l'être"(p.44).
Pour Tiqqun, les modes d'être au monde communautaires des
anciennes sociétés étaient bien une expérience
du "Commun originaire" mais cette expérience humaine
fondamentale était seconde car "non consciente".
Le métaphysicien critique n'a donc rien à attendre
d'une mise en continuité avec des moments révolutionnaires
réalisés en commun par des êtres humains Il
n'y a pas de fils historiques à renouer.
Dans son combat "à hauteur de mort" contre le
règne total de la Séparation, le Bloom fait "l'expérience
de la communauté la plus profonde" car la "conscience
de soi (…) est une expérience intérieure de
la communauté" qui incite à "déserter
cette société et à trouver les hommes",
ceux qui forment "le Parti Imaginaire". L'avènement
du Tiqqun sera l'œuvre commune des Blooms devenus conscients
d'eux-mêmes et membres du Parti imaginaire…
Triplement dépendant de l'ontologie heideggerienne et de
son autonomisation de l'être par rapport à la vie humaine,
du messianisme juif et de son prophétisme religieux, des
versions les plus catastrophiste du nihilisme occidental, les individus
rassemblés autour de la revue Tiqqun tentent vainement de
réactiver les anciennes gnoses dualistes dans une combinatoire
politico-ésotérique qui n'a que peu de potentialité
d'intervention sur l'existant et son devenir-même. Bien que
se voulant éclectique, le corpus théorique reste assujetti
au Logos occidental et notamment au courant philosophique des Lumières
comme en témoigne l'utilisation hypostasié du concept
de liberté. De l'ensemble de ces écrits, il se dégage
une dogmatique, nous l'avons dit, mais aussi une rhétorique
de la remontrance. Deux pouvoirs qui sont au fondement de toutes
les religions. A partir de là, il n'est pas étonnant
que les deux "actions d'éclats du parti imaginaire"
se soient faites sur le mode de la prédication et du sermon
(sermon au passant de la place de la Sorbonne et sermon —
non prononcé — au raver).
Jacques Guigou 15 octobre 2006
* Ces notes portent sur le numéro 1 de la revue Tiqqun (février
1999).
1 / Écrit avec une capitale, le "Spectacle" devient
pour Tiqqun un dogme qui n'est jamais critiqué et dont la
genèse théorique et surtout la genèse historique
n'est jamais analysée. Alors que les "métaphysiciens
critiques" veulent combattrent tous les allants de soi (cf.
"ce monde cessera d'être dangereux lorsqu'il cessera
d'aller de soi", p.18) ils ne mettent jamais en œuvre
cette prétention à propos de l'IS et de Debord.
2 / Dans les textes de la Kabbale dite lourianique (une tendance
hérétique tardive fortement messianique), Tiqqun est
le terme qui désigne "la restauration de l'harmonie
cosmique" par la médiation de certaines prières
mystiques. "Une telle croyance confère à l'homme
un pouvoir démesuré sur les entités cosmiques
et sur la divinité elle-même" précise le
Dictionnaire critique de l'ésotérisme (dir. Jean Servier,
PUF).
3 / M. Bloom est le personnage principal du livre de James Joyce,
Ulysse.
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