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Origine : http://www.transeo-review.eu/Neo-liberalisme-version-francaise.html?lang=fr
Absent de la langue française jusque dans les années
1930, le concept de « néo-libéralisme »
s’est, avec le temps, cristallisé et a trouvé
une place de choix dans notre vocabulaire. Paradoxalement, l’usage
qu’en fait le quidam est souvent ambigu : le terme «
néo-libéralisme » prend, en effet, souvent les
allures d’un mot fourre-tout que l’on utilise sans que
l’on fasse toujours l’effort de le définir de
manière précise et sans que l’on sache vraiment
comment et quand cette nouvelle doxa est apparue. Dans cet ouvrage,
le sociologue et historien François Denord se propose en
quelque sorte de remédier, au moins en partie, à cette
contradiction, en s’attaquant de front à l’émergence
du néo-libéralisme en France au XXe siècle.
Mais qu’est-ce que le néo-libéralisme
?
Avant de commencer le récit ab ovo de la construction de
cette idéologie politique, l’auteur prend le parti
de le définir en premier lieu par la négative. Pour
Denord, le néo-libéralisme à la française
n’est pas une version modernisée du libéralisme
du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il
n’est pas non plus une simple copie de l’ultralibéralisme
anglo-saxon des années 1970-1980 incarnée par Margaret
Thatcher et Ronald Reagan. Enfin, le néo-libéralisme
n’est pas une idéologie économique unifiée
facilement définissable. Il est plutôt le point de
rencontre d’acteurs dont les idées divergent mais qui,
à partir des années 1930, souhaitent imposer une alternative
à un libéralisme qui a montré ses limites et
à un collectivisme qu’ils redoutent. C’est une
troisième voie qui émerge au cours de la première
moitié du XXe siècle et qui cherche à trouver
sa place entre le « laissez-faire, laissez-passer »
et le socialisme.
L’ouvrage se présente sous la forme d’une généalogie
du concept de néo-libéralisme ainsi que d’une
étude des acteurs – économistes, grands patrons,
hauts fonctionnaires voire dirigeants politiques – et des
institutions qui y sont associés. Elle porte sur la période
1930-1980, un demi-siècle au cours duquel l’interventionnisme
libéral s’impose comme la solution en termes de politique
économique. Publié en 2007 – et venant compléter
plusieurs publications antérieures de l’auteur (voir
notamment Denord, 2001, 2002) –, Néo-libéralisme
version française constitue sans aucun doute l’un des
travaux de référence sur le néo-libéralisme,
une thématique ayant fait l’objet de plusieurs publications
ces dernières années. L’ouvrage de Denord vient
ainsi s’adjoindre aux travaux récents de Serge Audier
(2008), Christian Laval (2007) ainsi que Pierre Dardot et Christian
Laval (2009). Il s’inscrit plus encore en complément
du livre Le Grand bond en arrière de Serge Halimi (2004)
qui porte, quant à lui, sur une période qui s’étale
des années 1980 à nos jours.
Le contexte de l’entre-deux-guerres
L’apparition de la pensée néo-libérale
s’inscrit, en premier lieu, dans le contexte de l’entre-deux-guerres
caractérisé par une crise globale du capitalisme :
durant cette période de « grande transformation »,
à gauche comme à droite on crie haro sur le libéralisme
économique. Incarné, par exemple, par le planisme
d’Henri De Man, la gauche réclame un accroissement
du rôle de l’État. A droite, inspiré par
la doctrine sociale de l’Église, certains dirigeants
souhaitent que les activités économiques soient réencadrées
au sein de structures sociales traditionnelles comme la famille
et les corporations professionnelles. Ainsi, ils espèrent
« réconcilier » les classes sociales et repousser
l’éventualité d’une révolution
communiste.
Le discrédit est donc explicitement jeté sur la doctrine
libérale et, de fait, les défenseurs du « libéralisme
d’antan » ont deux possibilités : soit maintenir
le cap de l’orthodoxie au risque de se voir fortement marginaliser
voire évincer du « champ politique » ; soit s’adapter
au contexte politique et économique, notamment en présentant
sous un jour plus favorable leurs idées. C’est cette
seconde perspective qui s’impose rapidement. Pour reprendre
les mots de l’auteur, « l’heure est à l’aggiornamento
idéologique ».
Le Colloque Lippmann et l’émergence de l’idéologie
néo-libérale
Si, dès le début des années 1930, un renouveau
de la pensée libérale semble être en germination
dans certains clubs de réflexion, la véritable rupture
s’opère à la fin de la décennie. En 1938,
l’universitaire Louis Rougier organise à Paris un colloque,
réservé à un public trié sur le volet,
consacré au livre La Cité Libre du journaliste américain
Walter Lippmann. Dans cet ouvrage moraliste, véritable sociodicée
néo-libérale, Lippmann critique les totalitarismes
– incarnés par les régimes communiste en Russie,
fasciste en Italie et nazi en Allemagne – ainsi que le libéralisme
total. Le journaliste insiste également sur le rôle
auquel doit se réduire l’État, à savoir
se porter garant des règles permettant au marché concurrentiel
de fonctionner. Pour reprendre les termes de Louis Rougier rapporté
par Denord, « être [néo-] libéral, ce
n’est pas ; comme le ‘manchestérien’, laisser
les voitures circuler dans tous les sens, suivant leur bon plaisir,
d’où résulteraient des encombrements et des
accidents incessants ; ce n’est pas, comme le ‘planiste’,
fixer à chaque voiture son heure de sortie et son itinéraire
; c’est imposer un Code de la route tout en admettant qu’il
n’est pas forcément le même au temps des transports
accélérés qu’au temps des diligences.
»
Revenons brièvement sur la composition de cette première
assemblée. Le « Colloque Lippmann » réunit
vingt-six participants parmi lesquels des économistes, notamment
les économistes de l’École de Vienne Friedrich
Hayek et Ludwig Von Mises, ainsi que Wilhelm Röpke. Sont également
présents des hauts fonctionnaires – tels que Jacques
Rueff et Roger Auboin – et des grands patrons comme les industriels
polytechniciens Auguste Detœuf, Ernest Mercier et Louis Marlio.
Si le colloque reste dans l’histoire, c’est parce qu’il
constitue l’acte fondateur de l’idéologie néo-libérale.
En effet, même si les thèses du livre de Walter Lippmann
ne font pas l’unanimité et que l’on observe de
grandes divergences de points de vue entre certains participants,
de cette rencontre internationale résultera un consensus
a minima. Les participants adoptent en effet un manifeste néo-libéral
: « l’Agenda du libéralisme ».
De la Libération à la fondation de la Société
du Mont-Pèlerin
Au cours des années 1930, le néo-libéralisme
a bénéficié d’un contexte économique
qui lui était favorable : crise du libéralisme, incapacité
du planisme à réformer en profondeur les structures
de l’économie, etc. Néanmoins l’éclatement
de la Seconde Guerre mondiale, la défaite française
de 1940 et la mise en place du régime de Vichy annonce un
sérieux revers pour ses partisans. La Libération est
en outre marquée par l’idéologie des «
réformes de structures » lesquels visent un encadrement
strict de l’économie par l’État. Ainsi,
entre 1944 et 1946, bien que l’économie de marché
soit préservée, le pouvoir étatique se dote
de multiples moyens d’intervenir – par exemple à
travers la nationalisation de nombreuses entreprises – et
la réglementation se durcit. Les planificateurs de l’après
guerre rejettent donc clairement le libéralisme, qu’il
soit « ancien » ou « nouveau », symbole
d’un monde archaïque et ayant montré ses limites.
Cependant, très vite une opposition néo-libérale
s’organise, symbolisée par la naissance de la Société
du Mont-Pèlerin. Fondée à l’initiative
de Wilhelm Röpke et Friedrich Hayek en 1947, cette société
savante est un instrument d’unification des élites
économiques opposées au socialisme et, ce faisant,
un espace de concentration de capital social. Composée d’un
faible nombre d’individus recrutés par cooptation,
la Société du Mont-Pèlerin est organisée
en réseau ; ses membres se rencontrent à l’occasion
de conférences organisées aux quatre coins du monde.
Bien que, selon les propres de mots de Hayek, la Société
du Mont Pèlerin forme une « communauté émotionnelle
», des tensions coexistent au sein de l’organisation.
Dans la continuité du Colloque Walter Lippmann, on retrouve
ainsi au sein de la Société du Mont-Pèlerin
un clivage qui oppose deux projets rivaux incarnés d’un
côté par Friedrich Hayek – figure de proue d’un
néo-libéralisme qui est proche, d’un point de
vue idéologique, des idées de l’École
de Chicago – et de l’autre, par Röpke – partisans
d’un néo-libéralisme social, un ordolibéralisme
que l’on appellerait aujourd’hui l’« économie
sociale de marché ».
Le néo-libéralisme comme idéologie
politique
C’est seulement dans les années 1950 que le néo-libéralisme
commence enfin à prendre en France une dimension politique.
Un tournant majeur s’opère en 1958 avec la mise en
place du plan de stabilisation Pinay-Rueff, lequel marque la première
étape des réformes libérales des structures
publiques. C’est aussi à cette époque que naît
la volonté de construire un marché européen,
symbolisée par la création de la Communauté
économique européenne (CEE) en 1957. Cette orientation
néo-libérale s’accentue en France avec l’élection
de Georges Pompidou en 1969 et, plus encore, avec l’arrivée
au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et de son Premier
ministre Raymond Barre. Enfin, face à la politique menée
par la gauche entre 1981 et 1983, l’opposition s’organise
pour la reconquête du pouvoir et, dès le milieu des
années 1980, le néo-libéralisme s’impose
comme le fondement même de toute politique économique.
En bref, l’élection de François Mitterrand à
la présidence de la République ne doit pas faire illusion
: le passage de la gauche au pouvoir n’est qu’une parenthèse
dans l’histoire de l’imposition du néo-libéralisme.
L’intérêt de la recherche de François
Denord résulte principalement de sa capacité à
dévoiler – au sens premier du terme – ce qu’est
l’idéologie néo-libérale, en la détachant
des débats actuels qui la présente parfois sous des
traits sinon caricaturaux du moins déformés, et en
la replaçant dans son contexte historique. À la croisée
de la sociologie et de l’histoire et en s’appuyant sur
de nombreux documents d’archives conservés en France
et aux États-Unis, la recherche montre ainsi que les changements
sociétaux visibles à travers la transformation des
systèmes économiques, l’évolution de
la place de l’État dans le marché ont pour corolaire
l’avènement d’un néo-libéralisme
à la française qui tourne le dos au libéralisme
et au planisme-socialisme. Cette démarche socio-historique
s’inscrit d’emblée dans une double perspective
: il s’agit à la fois d’étudier le néo-libéralisme
en tant qu’idéologie politique en retraçant
la construction du concept, mais aussi de porter un regard précis
sur le rôle des acteurs et des institutions (Colloque Lippmann,
Société du Mont Pèlerin, etc.) ayant permis
le développement de ce nouveau libéralisme. L’auteur
montre en définitive la dimension inséparable existant
entre le dire et le faire, entre l’idéologie et l’action
des hommes. En bref, les idéologies ne doivent pas être
autonomisées car elles sont, en premier lieu, le produit
d’acteurs sociaux.
Deux critiques mineures peuvent néanmoins être adressées
à l’ouvrage de François Denord. En premier lieu,
on regrettera l’important déséquilibre quant
aux périodes historiques traitées. Alors que les années
1930-1940 sont abondamment détaillées, au point que
l’on se perd parfois dans le flot d’informations et
que, à l’occasion, il est difficile de distinguer l’essentiel
de l’anecdotique, les années 1950-1970 sont balayées
très (voire trop ?) rapidement. Animée par la volonté
de s’ouvrir à un large public, la démarche adoptée
privilégie une approche descriptive. On ne trouvera donc
dans l’ouvrage ni précisions concernant le cadre théorique
dans lequel se situe l’auteur, ni explications permettant
de comprendre la méthodologie dont celui-ci a usé
pour traiter ses données.
Références
Serge Audier, Le Colloque Walter Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme,
Latresne, Le Bord de l’eau, 2008.
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde.
Essai sur la société néolibérale, Paris,
La Découverte, 2009.
François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme
en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938
», Le Mouvement social, n°195, 2001, p. 9-34.
François Denord, « Le prophète, le pèlerin
et le missionnaire. La circulation internationale du néo-libéralisme
et ses acteurs », Actes de la recherche en sciences sociales,
n°145, 2002, p. 9-20.
Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre
libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard,
2004.
Christian Laval, L’homme économique : Essai sur les
racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
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