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Néo-libéralisme version française.
par Jean Finez (Clersé/Université de Lille 1)
François Denord, Néo-libéralisme version française.
Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007

Origine : http://www.transeo-review.eu/Neo-liberalisme-version-francaise.html?lang=fr

Absent de la langue française jusque dans les années 1930, le concept de « néo-libéralisme » s’est, avec le temps, cristallisé et a trouvé une place de choix dans notre vocabulaire. Paradoxalement, l’usage qu’en fait le quidam est souvent ambigu : le terme « néo-libéralisme » prend, en effet, souvent les allures d’un mot fourre-tout que l’on utilise sans que l’on fasse toujours l’effort de le définir de manière précise et sans que l’on sache vraiment comment et quand cette nouvelle doxa est apparue. Dans cet ouvrage, le sociologue et historien François Denord se propose en quelque sorte de remédier, au moins en partie, à cette contradiction, en s’attaquant de front à l’émergence du néo-libéralisme en France au XXe siècle.

Mais qu’est-ce que le néo-libéralisme ?

Avant de commencer le récit ab ovo de la construction de cette idéologie politique, l’auteur prend le parti de le définir en premier lieu par la négative. Pour Denord, le néo-libéralisme à la française n’est pas une version modernisée du libéralisme du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il n’est pas non plus une simple copie de l’ultralibéralisme anglo-saxon des années 1970-1980 incarnée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Enfin, le néo-libéralisme n’est pas une idéologie économique unifiée facilement définissable. Il est plutôt le point de rencontre d’acteurs dont les idées divergent mais qui, à partir des années 1930, souhaitent imposer une alternative à un libéralisme qui a montré ses limites et à un collectivisme qu’ils redoutent. C’est une troisième voie qui émerge au cours de la première moitié du XXe siècle et qui cherche à trouver sa place entre le « laissez-faire, laissez-passer » et le socialisme.

L’ouvrage se présente sous la forme d’une généalogie du concept de néo-libéralisme ainsi que d’une étude des acteurs – économistes, grands patrons, hauts fonctionnaires voire dirigeants politiques – et des institutions qui y sont associés. Elle porte sur la période 1930-1980, un demi-siècle au cours duquel l’interventionnisme libéral s’impose comme la solution en termes de politique économique. Publié en 2007 – et venant compléter plusieurs publications antérieures de l’auteur (voir notamment Denord, 2001, 2002) –, Néo-libéralisme version française constitue sans aucun doute l’un des travaux de référence sur le néo-libéralisme, une thématique ayant fait l’objet de plusieurs publications ces dernières années. L’ouvrage de Denord vient ainsi s’adjoindre aux travaux récents de Serge Audier (2008), Christian Laval (2007) ainsi que Pierre Dardot et Christian Laval (2009). Il s’inscrit plus encore en complément du livre Le Grand bond en arrière de Serge Halimi (2004) qui porte, quant à lui, sur une période qui s’étale des années 1980 à nos jours.

Le contexte de l’entre-deux-guerres

L’apparition de la pensée néo-libérale s’inscrit, en premier lieu, dans le contexte de l’entre-deux-guerres caractérisé par une crise globale du capitalisme : durant cette période de « grande transformation », à gauche comme à droite on crie haro sur le libéralisme économique. Incarné, par exemple, par le planisme d’Henri De Man, la gauche réclame un accroissement du rôle de l’État. A droite, inspiré par la doctrine sociale de l’Église, certains dirigeants souhaitent que les activités économiques soient réencadrées au sein de structures sociales traditionnelles comme la famille et les corporations professionnelles. Ainsi, ils espèrent « réconcilier » les classes sociales et repousser l’éventualité d’une révolution communiste.

Le discrédit est donc explicitement jeté sur la doctrine libérale et, de fait, les défenseurs du « libéralisme d’antan » ont deux possibilités : soit maintenir le cap de l’orthodoxie au risque de se voir fortement marginaliser voire évincer du « champ politique » ; soit s’adapter au contexte politique et économique, notamment en présentant sous un jour plus favorable leurs idées. C’est cette seconde perspective qui s’impose rapidement. Pour reprendre les mots de l’auteur, « l’heure est à l’aggiornamento idéologique ».

Le Colloque Lippmann et l’émergence de l’idéologie néo-libérale

Si, dès le début des années 1930, un renouveau de la pensée libérale semble être en germination dans certains clubs de réflexion, la véritable rupture s’opère à la fin de la décennie. En 1938, l’universitaire Louis Rougier organise à Paris un colloque, réservé à un public trié sur le volet, consacré au livre La Cité Libre du journaliste américain Walter Lippmann. Dans cet ouvrage moraliste, véritable sociodicée néo-libérale, Lippmann critique les totalitarismes – incarnés par les régimes communiste en Russie, fasciste en Italie et nazi en Allemagne – ainsi que le libéralisme total. Le journaliste insiste également sur le rôle auquel doit se réduire l’État, à savoir se porter garant des règles permettant au marché concurrentiel de fonctionner. Pour reprendre les termes de Louis Rougier rapporté par Denord, « être [néo-] libéral, ce n’est pas ; comme le ‘manchestérien’, laisser les voitures circuler dans tous les sens, suivant leur bon plaisir, d’où résulteraient des encombrements et des accidents incessants ; ce n’est pas, comme le ‘planiste’, fixer à chaque voiture son heure de sortie et son itinéraire ; c’est imposer un Code de la route tout en admettant qu’il n’est pas forcément le même au temps des transports accélérés qu’au temps des diligences. »

Revenons brièvement sur la composition de cette première assemblée. Le « Colloque Lippmann » réunit vingt-six participants parmi lesquels des économistes, notamment les économistes de l’École de Vienne Friedrich Hayek et Ludwig Von Mises, ainsi que Wilhelm Röpke. Sont également présents des hauts fonctionnaires – tels que Jacques Rueff et Roger Auboin – et des grands patrons comme les industriels polytechniciens Auguste Detœuf, Ernest Mercier et Louis Marlio.

Si le colloque reste dans l’histoire, c’est parce qu’il constitue l’acte fondateur de l’idéologie néo-libérale. En effet, même si les thèses du livre de Walter Lippmann ne font pas l’unanimité et que l’on observe de grandes divergences de points de vue entre certains participants, de cette rencontre internationale résultera un consensus a minima. Les participants adoptent en effet un manifeste néo-libéral : « l’Agenda du libéralisme ».

De la Libération à la fondation de la Société du Mont-Pèlerin

Au cours des années 1930, le néo-libéralisme a bénéficié d’un contexte économique qui lui était favorable : crise du libéralisme, incapacité du planisme à réformer en profondeur les structures de l’économie, etc. Néanmoins l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, la défaite française de 1940 et la mise en place du régime de Vichy annonce un sérieux revers pour ses partisans. La Libération est en outre marquée par l’idéologie des « réformes de structures » lesquels visent un encadrement strict de l’économie par l’État. Ainsi, entre 1944 et 1946, bien que l’économie de marché soit préservée, le pouvoir étatique se dote de multiples moyens d’intervenir – par exemple à travers la nationalisation de nombreuses entreprises – et la réglementation se durcit. Les planificateurs de l’après guerre rejettent donc clairement le libéralisme, qu’il soit « ancien » ou « nouveau », symbole d’un monde archaïque et ayant montré ses limites.

Cependant, très vite une opposition néo-libérale s’organise, symbolisée par la naissance de la Société du Mont-Pèlerin. Fondée à l’initiative de Wilhelm Röpke et Friedrich Hayek en 1947, cette société savante est un instrument d’unification des élites économiques opposées au socialisme et, ce faisant, un espace de concentration de capital social. Composée d’un faible nombre d’individus recrutés par cooptation, la Société du Mont-Pèlerin est organisée en réseau ; ses membres se rencontrent à l’occasion de conférences organisées aux quatre coins du monde.

Bien que, selon les propres de mots de Hayek, la Société du Mont Pèlerin forme une « communauté émotionnelle », des tensions coexistent au sein de l’organisation. Dans la continuité du Colloque Walter Lippmann, on retrouve ainsi au sein de la Société du Mont-Pèlerin un clivage qui oppose deux projets rivaux incarnés d’un côté par Friedrich Hayek – figure de proue d’un néo-libéralisme qui est proche, d’un point de vue idéologique, des idées de l’École de Chicago – et de l’autre, par Röpke – partisans d’un néo-libéralisme social, un ordolibéralisme que l’on appellerait aujourd’hui l’« économie sociale de marché ».

Le néo-libéralisme comme idéologie politique

C’est seulement dans les années 1950 que le néo-libéralisme commence enfin à prendre en France une dimension politique. Un tournant majeur s’opère en 1958 avec la mise en place du plan de stabilisation Pinay-Rueff, lequel marque la première étape des réformes libérales des structures publiques. C’est aussi à cette époque que naît la volonté de construire un marché européen, symbolisée par la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957. Cette orientation néo-libérale s’accentue en France avec l’élection de Georges Pompidou en 1969 et, plus encore, avec l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et de son Premier ministre Raymond Barre. Enfin, face à la politique menée par la gauche entre 1981 et 1983, l’opposition s’organise pour la reconquête du pouvoir et, dès le milieu des années 1980, le néo-libéralisme s’impose comme le fondement même de toute politique économique. En bref, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République ne doit pas faire illusion : le passage de la gauche au pouvoir n’est qu’une parenthèse dans l’histoire de l’imposition du néo-libéralisme.

L’intérêt de la recherche de François Denord résulte principalement de sa capacité à dévoiler – au sens premier du terme – ce qu’est l’idéologie néo-libérale, en la détachant des débats actuels qui la présente parfois sous des traits sinon caricaturaux du moins déformés, et en la replaçant dans son contexte historique. À la croisée de la sociologie et de l’histoire et en s’appuyant sur de nombreux documents d’archives conservés en France et aux États-Unis, la recherche montre ainsi que les changements sociétaux visibles à travers la transformation des systèmes économiques, l’évolution de la place de l’État dans le marché ont pour corolaire l’avènement d’un néo-libéralisme à la française qui tourne le dos au libéralisme et au planisme-socialisme. Cette démarche socio-historique s’inscrit d’emblée dans une double perspective : il s’agit à la fois d’étudier le néo-libéralisme en tant qu’idéologie politique en retraçant la construction du concept, mais aussi de porter un regard précis sur le rôle des acteurs et des institutions (Colloque Lippmann, Société du Mont Pèlerin, etc.) ayant permis le développement de ce nouveau libéralisme. L’auteur montre en définitive la dimension inséparable existant entre le dire et le faire, entre l’idéologie et l’action des hommes. En bref, les idéologies ne doivent pas être autonomisées car elles sont, en premier lieu, le produit d’acteurs sociaux.

Deux critiques mineures peuvent néanmoins être adressées à l’ouvrage de François Denord. En premier lieu, on regrettera l’important déséquilibre quant aux périodes historiques traitées. Alors que les années 1930-1940 sont abondamment détaillées, au point que l’on se perd parfois dans le flot d’informations et que, à l’occasion, il est difficile de distinguer l’essentiel de l’anecdotique, les années 1950-1970 sont balayées très (voire trop ?) rapidement. Animée par la volonté de s’ouvrir à un large public, la démarche adoptée privilégie une approche descriptive. On ne trouvera donc dans l’ouvrage ni précisions concernant le cadre théorique dans lequel se situe l’auteur, ni explications permettant de comprendre la méthodologie dont celui-ci a usé pour traiter ses données.

Références

Serge Audier, Le Colloque Walter Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, Latresne, Le Bord de l’eau, 2008.

Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.

François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, n°195, 2001, p. 9-34.

François Denord, « Le prophète, le pèlerin et le missionnaire. La circulation internationale du néo-libéralisme et ses acteurs », Actes de la recherche en sciences sociales, n°145, 2002, p. 9-20.

Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2004.

Christian Laval, L’homme économique : Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.