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Origine : La technique et la chair - 1re partie Daniel Cérézuelle
http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Incarnation--La_technique_et_la_chair_-_1re_partie_par_Daniel_Cerezuelle
La technique et la chair - 1re partie
Daniel Cérézuelle
Philosophe français.
Article rédigé en vue d'une communication au colloque sur Jacques
Ellul qui aura lieu les 21 et 22 octobre 2004 à l'université de
Poitiers. http://www.ellul.org/aijep.htm
«La raison technique, comme la raison économique et l'institution
rationnelle ne peut se déployer qu'en ignorant l'unité charnelle
de la vie et l'importance du symbolique. La contre-productivité
et l'hétéronomie produite par les techniques et les institutions
professionnalisées, jouissant au nom de leur technicité de ce qu'Illich
appelle un monopole radical, sont les effets – ou les
symptômes – de ce décalage entre le mode d'être au monde humain,
et les représentations conceptuelles et rationalisées, auxquelles
les modernes ont recours pour expliquer et organiser leur vie.»
Texte La technique et la chair
De l'ensarkosis logou à la critique de la
société technicienne chez Bernard Charbonneau, Jacques Ellul
et Ivan Illich
1re partie
«Théologie et critique de la civilisation industrielle: Au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le théologien Karl Barth
regrettait que la théologie n'ait pas accordé suffisamment d'importance
à la question de l'incarnation et à ses implications morales ; il
suggérait que cette négligence a contribué à l'indifférence des
modernes à l'égard de notre corps "qui nous rattache suffisamment
au monde des plantes et des animaux". Il y voyait aussi l'origine
de "la grave dépréciation que l'œuvre humaine a subi" dans
la société industrielle (1). Peut être pensait-il que si l'Occident
chrétien avait accordé une plus grande importance à cette dimension
de la révélation biblique, la civilisation moderne aurait pu prendre
un autre cours. Or il est remarquable que le protestant Jacques
Ellul, l'agnostique Bernard Charbonneau et le catholique Ivan Illich,
se réfèrent aussi à cette notion d'incarnation comme à un des fondements
de leur critique du monde industriel et de la société technicienne
(2). Cependant, pour autant que je sache, aucun d'entre eux
n'a pris la peine d'expliciter de manière approfondie ce rapport
entre la question de l'incarnation et leur critique sociale (3).
Pour le lecteur qui s'intéresse à la pensée de ces trois auteurs,
ces allusions à la notion d'incarnation peuvent paraître bien vagues
et déconcertantes. Les remarques qui suivent ont pour objectif de
préciser ce rapport et de mieux comprendre pourquoi ces trois auteurs
se sont adossés à cette notion d'incarnation pour critiquer la conception
moderne de la liberté et le rapport au monde naturel qui en découle
dans la civilisation industrielle. Pour cela il m'a semblé important
de caractériser la vision du monde et la compréhension de la liberté
qui découlent du caractère central de cette notion d'incarnation
dans la théologie chrétienne traditionnelle ; puis j'ai cherché
à dégager le lien entre cette vision du monde et la critique de
la civilisation industrielle chez chacun de ces trois auteurs. Enfin
je propose quelques réflexions plus philosophiques sur l'importance
de la notion de chair pour réfléchir aux limites que l'on
pourrait assigner aux technosciences.
Bien entendu je n'ai pas la prétention de définir ce que devrait
être une pensée chrétienne orthodoxe. Il est clair, et l'histoire
en témoigne suffisamment, que selon les sensibilités religieuses
l'incarnation du Christ peut être interprétée de diverses manières.
Il n'est que trop évident que du Christianisme sont issus des courants
spirituels qui entretiennent la même méfiance à l'égard du corps
et de la sensibilité ou bien la même indifférence à l'égard de la
nature que certaines religions non chrétiennes. On peut même penser
que ces courants sont ceux qui ont eu une grande influence dans
l'histoire de l'Occident. Cependant, d'un même réservoir peuvent
s'écouler des filets d'eau qui prendront des directions différentes
pour irriguer et fertiliser des terroirs différents. Il s'agit ici
seulement de suivre un de ces filets d'eau pour comprendre comment
et pourquoi au vingtième siècle certains esprits ont cru pouvoir
se référer à une certaine vision judéo-chrétienne de l'homme comme
chair pour exprimer, voire pour légitimer leur révolte contre
la civilisation industrielle. Ce faisant j'ai pris le risque de
m'aventurer dans un domaine qui n'est pas le mien puisque je ne
suis ni théologien ni croyant. S'il m'a semblé utile de m'engager
sur ce terrain c'est pour deux motifs. D'abord pour mieux comprendre
ce que ces trois auteurs, Charbonneau, Ellul et Illich, ont en commun.
Ensuite, considérant que ces trois penseurs ont mis le doigt sur
de vrais problèmes, j'espère ainsi mieux identifier certains des
enjeux fondamentaux de la critique de la modernité industrielle.
Cependant le lecteur ne doit pas oublier que faute de pouvoir m'appuyer
sur des textes explicites, je ne peux proposer ici qu'une reconstruction
qui a un caractère largement hypothétique. Et si, faute de compétences,
ces quelques pages ne sont pas à la hauteur de mes objectifs, ce
n'est pas bien grave : on peut toujours espérer que leur lecture
donnera envie à quelqu'un de plus compétent que moi de reprendre
la tâche et de la mener à son terme.
* * *
Deux modèles de la perfection :
Libre comme l'air : Dans beaucoup de religions la
perfection s'atteint par un mouvement de désincarnation : habité
par une puissance surnaturelle, le chaman peut quitter son corps
et évoluer dans le monde des esprits ; dans toutes les religions
des saints peuvent voler, devenir immortels etc. Les mystiques veulent
toutes affranchir le sujet de sa condition d'être vivant dans un
corps soumis à des limites spatio-temporelles, que ce soit par l'extase,
par la vision en Dieu, la contemplation du tout etc. Cette auto-déification
par la désincarnation de l'esprit est aussi le but de bien des philosophies
spéculatives qui invitent l'homme à libérer son esprit des contraintes,
des imperfections et des limites de la pensée humaine grâce au pouvoir
du concept. Ce désir de dépasser l'humain, de faire advenir le post-humain
ou le trans-humain, c'est aussi un des moteurs de l'aventure technicienne
(4). Ces divers modèles de la perfection humaine ont à leur source
une même expérience, fort commune, de l'absence de liberté.
Constamment nous avons l'impression que notre volonté se heurte
à la résistance que lui oppose la réalité. Non seulement nous sommes
contraints de vivre dans un monde social peuplé de personnes dont
les projets font obstacles aux nôtres, mais encore nous vivons dans
un monde naturel dont l'inertie et le poids résistent à nos projets.
Que ce soit hors de nous ou jusques en nous-mêmes dans l'expérience
de l'effort et de la peine qui résultent de nos limites physiques,
le monde du corps nous apparaît souvent comme cause d'imperfection
et finalement de mort. L'expérience de la limite et de l'obstacle
est donc toujours vécue comme un amoindrissement de notre liberté,
comme une imperfection, et nous nous imaginons volontiers qu'être
libre c'est abolir ce qui résiste à notre volonté et ce qui limite
notre puissance. Au contraire je m'éprouve comme libre quand rien
ne me résiste, quand je suis sans liens, qu'ils soient naturels
ou sociaux. C'est pourquoi nous nous représentons spontanément la
liberté totale sur le modèle de la toute-puissance qui fait partie
des attributs de la perfection divine. Il n'est donc pas étonnant
que pour bien des esprits la perfection consiste à être libéré
de la nature, et se libérer consiste donc à défaire les liens
qui lient l'esprit aux lois de la nature corporelle. Accéder à la
liberté c'est acquérir la puissance mentale, intellectuelle ou physique
de libérer l'esprit des diverses limites qui résultent du caractère
naturel de l'existence et en particulier du lien qui l'attache au
corps. Tout ce qui libère l'esprit des limites liées à l'incarnation
de l'existence est donc vécu comme facteur de perfection. D'où la
constance des symbolismes ascensionnels et de la valorisation de
la transparence et de la verticalité dans les représentations de
la perfection humaine. Cette représentation de la perfection peut
susciter une grande méfiance à l'égard de la vie des sens qui nous
enchaînent au monde. A l'opposé des représentations sacro-magiques
d'un univers vivant, habité par des puissances avec lesquelles l'homme
doit sans cesse composer, la valorisation d'une transcendance désincarnée
peut également favoriser une profonde indifférence de la pensée
morale à l'égard des dimensions sensibles de la vie quotidienne
qui sont considérées comme contingentes. Un tel état d'esprit est
peu favorable à une révolte devant le saccage de la nature et la
dépersonnalisation de la vie quotidienne ; au contraire il peut
tout à fait s'accommoder avec la fascination pour la puissance technique
et conduire à saluer dans tout progrès de la puissance instrumentale
le moyen d'affranchir l'esprit des servitudes d'une corporéité vécue
comme obstacle.
Sur la terre comme au ciel : La religion juive puis
la révélation chrétienne rompent avec cette aspiration à la perfection
désincarnée. A une humanité obsédée par le désir d'échapper à sa
condition ("vous serez comme des dieux…"), le Dieu
de la Bible va donner aux hommes l'exemple d'une perfection inouïe
– et scandaleuse – en s'incarnant dans ce monde, sans
perdre de sa perfection. En effet de la naissance de Jésus la Bible
dit "et le verbe se fit chair". Cette ensarkosis logou peut
être interprétée de diverses manières. Par exemple une théologie
du rachat présente couramment cette incarnation comme un sacrifice
: afin de délivrer par ses souffrances les hommes du mal et des
conséquences de leurs péchés Dieu consent à un amoindrissement et
se fait homme sur terre pour y souffrir. Mais on peut comprendre
autrement cette incarnation : au lieu d'y voir un amoindrissement
on peut voir dans ce mouvement d'incarnation un accomplissement,
une perfection suprême : le Verbe arrive enfin à se faire chair,
à se réaliser concrètement dans ce monde. Jusque là les hommes pouvaient
penser que la perfection qui réalise toutes les aspirations de l'esprit
ne peut exister que dans un au delà du monde naturel. Jésus, en
assumant la condition d'homme, donne aux hommes l'exemple de la
pleine réalisation du spirituel dans ce monde. Comme au moment de
la création, le Verbe n'est plus cantonné dans l'autre monde. L'idéal
peut s'inscrire dans le réel, dans le temps et dans l'espace, dans
la vie quotidienne ; en la personne de Jésus les hommes en ont l'exemple.
Désormais l'aspiration humaine à la perfection peut s'inscrire dans
un espace spirituel nouveau. A la verticalité, la dimension du Père
"qui est aux cieux", vient s'associer l'horizontalité, sanctifiée
par le Fils. C'est pourquoi à ceux qui vivent dans ce monde il est
dit : "Soyez parfait comme votre père dans les cieux est parfait".
Sur cette terre il est possible de mener une vie sainte en mettant
en pratique la loi d'amour. Il faut pour cela suivre l'exemple de
Jésus qui a assumé totalement la condition humaine, qu'il s'agisse
de la participation à des banquets bien arrosés ou de l'épreuve
de l'agonie.
Etre le corps du Christ : Il est remarquable qu'au
terme du récit de la passion, l'Evangile dit que le tombeau où avait
été déposé le corps du Christ est trouvé vide. La disparition de
ce corps a plusieurs conséquences.
Premièrement : elle atteste que Jésus est toujours vivant et qu'il
siège désormais près du Père. Alors que dans beaucoup de religions
le parfait abandonne à ce monde naturel sa "dépouille mortelle",
comme si le corps était un obstacle à sa totale perfection, une
chose inessentielle que l'on peut abandonner à ce monde, Jésus ressuscite
avec son corps. On ne peut mieux sanctifier le corps !
Deuxièmement les hommes qui vivent sur Terre ne disposent plus d'un
corps à momifier et adorer en un lieu spécial, comme celui de Pharaon
ou de Lénine, pour entrer en relation avec la transcendance. Il
leur est expressément enjoint de "ne plus chercher sur terre celui
qui est aux cieux". Il leur est dit plutôt que "là où deux ou trois
seront réunis en mon nom, mon esprit sera avec vous". Jésus n'a
plus de corps sur Terre. Les hommes n'ont plus pour orienter leur
désir de sainteté que l'inspiration de l'Esprit de Dieu.
Troisièmement, et par conséquent, il est conféré aux croyants une
responsabilité nouvelle, puisqu'il leur est dit : "Vous êtes le
corps du Christ". Sans prétendre épuiser la richesse symbolique
de cette formule, on peut comprendre cette affirmation comme une
injonction faite aux hommes de donner corps dans ce monde à l'esprit
du Christ. C'est à chacun des hommes et à eux tous ensemble de faire
en sorte que par leurs actes l'esprit de justice d'amour et de liberté
trouve la force de s'inscrire dans le monde et de le changer. Faire
que tous les jours le Verbe se fasse chair, donner corps et réalité
dans ce monde, aux exigences de l'esprit, là est la sainteté,
là est une nouvelle expérience de la perfection qui doit guider
la liberté humaine.
Cette situation réoriente la vie religieuse des hommes non plus
seulement vers le haut pour s'y évader mais vers la terre pour y
réaliser les exigences de l'esprit en leur donnant un corps. Désormais
la perfection ne va plus consister dans l'ascèse qui permet de se
désincarner pour échapper au monde ainsi qu'aux puissances de la
nature, du corps et de la société qui font obstacle aux exigences
de l'esprit ; elle consiste à incarner l'esprit d'amour et de liberté
; incarner, c'est-à-dire le rendre actif, visible et réellement
fort dans un monde naturel et social qui, laissé à lui-même, ne
connaît que la puissance.
Les deux axes de la croix qui rappellent la mort et la résurrection
du Christ rappellent aussi et par conséquent à chaque individu que
– comme le Christ – il doit désormais vivre sa liberté
à la croisée de deux exigences. D'un côté une exigence de
verticalité, d'être en relation avec une vérité spirituelle qui
n'est pas inscrite dans la nature ("mon royaume n'est pas de ce
monde") et d'un autre coté une exigence d'horizontalité et de mise
en pratique de la vérité dans ce monde, principalement à travers
les rapports que nous entretenons avec notre prochain : là est le
Royaume, là est le sens. Donner un corps aux exigences de l'esprit,
voici la perfection. Cela, seul un homme, un esprit singulier vivant
dans son corps individuel, peut l'accomplir. Et chaque fois qu'il
le fait dans l'instant, il le fait aussi pour l'éternité (5). Ainsi
l'accent mis par la Bible sur l'incarnation oriente donc la liberté
de l'homme dans une nouvelle direction. Nous ne sommes plus invités
à dépasser la condition de l'homme mais à la vivre totalement. Nous
avons vu que dans la plupart des conceptions non chrétiennes de
la perfection, l'expérience de la transcendance de l'esprit nourrissait
une recherche de diverses formes de déliaison visant à annuler les
liens qui font obstacle aux aspirations de l'esprit. C'est dans
cette déliaison que consiste la liberté, et tout ce qui abolit ces
obstacles et contribue à la désincarnation de l'homme est vécu comme
facteur de libération. Or, dans une perspective qui, inspirée par
l'exemple du Christ, reconnaît l'incarnation comme une dimension
centrale de l'existence humaine, la sainteté n'est plus dans la
déliaison mais plutôt dans l'acte d'incarnation de l'esprit et de
ses valeurs. Voilà à quoi est appelée la liberté humaine.
Et comme cette exigence d'incarnation ne connaît pas de limites,
ce n'est plus seulement au cours de moments spéciaux de leur vie
spirituelle que les hommes sont appelés à réaliser cette incarnation
: désormais investis de la liberté des enfants de Dieu,
c'est dans toutes les dimensions de leur vie, y compris de leur
vie quotidienne qu'ils doivent agir pour donner un contenu concret
à leurs valeurs. C'est donc à l'aune de l'expérience de la totalité
de la vie quotidienne, telle que chaque individu peut en faire l'expérience,
qu'il convient de juger la valeur des entreprises humaines : c'est
à ses fruits que l'on reconnaît l'arbre.
* * *Trois critiques de la dépersonnalisation technicienne
Liberté et incarnation chez Bernard Charbonneau :
Toute la pensée de Charbonneau découle d'une conviction fondamentale,
à savoir que la civilisation industrielle ne peut pas répondre de
manière satisfaisante à deux besoins de l'homme : le besoin de nature
et le besoin d'une action personnelle, autrement dit : de liberté.
C'est pourquoi toute son œuvre est une invite à chercher un
autre modèle de civilisation qui fasse sa place au besoin de nature
et de liberté de l'homme. Or, c'est bien parce qu'il pense que l'incarnation
est une dimension centrale de la condition de l'homme qu'il pense
aussi que l'impossibilité de satisfaire ces besoins a pour effet
la dépersonnalisation de l'existence. Comme il l'écrit dans Le
système et le chaos, le "développement incontrôlé menace l'homme
dont l'esprit s'incarne en un corps (6)".
Agnostique, Charbonneau se reconnaissait volontiers comme "post-chrétien".
Par là il se définissait comme héritier non pas d'une conception
mais d'une expérience de la liberté personnelle, dont il
pensait qu'elle a été transmise à l'Occident par la tradition juive
et la révélation chrétienne. Il savait aussi que sa pensée s'inscrit
dans une longue tradition augustinienne de méditation sur l'existence.
Fidèle à cette tradition, il laisse aux philosophes patentés l'élucidation
des conditions transcendantales ou métaphysiques de la liberté :
expliquer comment elle est conceptuellement possible dans un univers
physique soumis au déterminisme, cela ne l'intéresse pas. Ce qui
l'intéresse c'est de comprendre comment elle peut être vécue et,
comme Kierkegaard, il est convaincu qu'il n'y a pas de système de
l'existence : "la réalité de la liberté n'est pas dans les preuves
de la science et de la philosophie – elles te l'assureraient
que tu l'aurais déjà perdue – mais dans la personne vivante"
(7). C'est pourquoi, alors que le souci d'incarnation sous-tend
toute l'oeuvre de Charbonneau, ce dernier ne s'est pas préoccupé
d'élucider conceptuellement cette notion.
Ce n'est que vers la fin de sa vie qu'il est devenu plus explicite.
Deux textes inédits apportent un éclairage précieux sur la centralité
des notions d'incarnation et d'individualité, qui d'ailleurs sont
pour Charbonneau inséparables : le premier est une étude d'une trentaine
de pages intitulée Nicolas Berdiaeff : le chrétien, individu
ou personne ? Il s'agit d'un des rares textes dans lesquels
Charbonneau propose une explicitation "philosophique" de sa conception
de la personne et de la réalisation de la liberté dans l'individu.
Ce texte constitue le troisième chapitre de l'opuscule Quatre
témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiaeff, Dostoïevski
(104 p.). Le deuxième texte, de trois pages seulement, intitulé
"Incarner", atteste bien de la centralité des notions d'incarnation
et de chair dans la pensée de Charbonneau. Il conclut le bref opuscule
Trois pas vers la liberté (9 p.) rédigé par Charbonneau peu
de temps avant sa mort en guise de postface à l'ensemble de son
oeuvre.
Pour cet auteur l'incarnation est donc une dimension centrale de
l'existence. Etre libre c'est, précisément, accepter et non fuir
la tension entre un impératif spirituel et les difficultés à l'incarner
dans la nature et dans la société. Or cela seul un individu peut
le réaliser dans sa vie : "entre le réel et la terre, entre l'idéal
et le réel, il faut un médiateur et il n'y en pas d'autre qu'un
homme ; pour s'incarner l'esprit n'a jamais usé d'autre biais" (8).
Il en résulte que pour l'homme le rêve d'une liberté totale est
littéralement insensé car la liberté ne peut être un état
; elle consiste en un effort de libération qui aboutit plus
ou moins (9).
C'est pourquoi Charbonneau ne cesse d'affirmer qu'une pensée qui
n'est pas mise en pratique dans la vie quotidienne est dérisoire
et par conséquent que rien de ce que vit l'individu n'est insignifiant
puisque chaque circonstance de la vie quotidienne est l'occasion
pour chacun d'entre nous de mettre en pratique nos valeurs.
Par ailleurs si Charbonneau est convaincu qu'il est vital pour la
pensée de se traduire par des actes qui lui donnent une réalité
matérielle, il est également convaincu que parce que l'homme est
un être de chair, les conditions matérielles dans lesquelles il
vit sont de la plus haute importance spirituelle. Comme il est attentif
à la globalité de la personne il se refuse à privilégier certaines
conditions matérielles au détriment des autres. Par exemple pour
juger l'appareil productif d'une société il faut tenir compte non
seulement du niveau de consommation mais aussi des conditions qui
sont faites à la sensibilité dans la vie quotidienne.
C'est ce sens de l'incarnation qui en politique a conduit Charbonneau
à répudier les théories libérales ou socialistes, qui réduisent
l'expérience de la liberté à son concept et à des conditions isolables,
coupées de leur fondement, c'est-à-dire de l'expérience vivante
du sujet. C'est aussi ce qu'il reproche à la fascination moderne
pour l'efficacité économique ou technique. De telles démarches sont
fondées sur une représentation abstraite de la vie et, au nom d'une
conception désincarnée de la liberté, s'accommodent trop facilement
de la dépersonnalisation de la vie par la science, la technique,
l'Etat, l'économie. Ce sont ces diverses formes de dépersonnalisation
de l'existence que Charbonneau décrit et analyse dans ses livres.
Il montre comment la croissance des moyens et le progrès de l'efficacité,
qui jusqu'à un certain point favorisent la liberté, ont pour contrepartie
une autonomisation des structures qui favorise la montée, dans tous
les domaines, des dégâts du progrès. Dégâts écologiques, politiques
et sociaux, mais également spirituels. En effet, qu'il s'agisse
du progrès de l'organisation institutionnelle ou de celui de la
puissance technique et industrielle, il arrive un moment où la croissance
des appareils prive chaque individu de la possibilité d'incarner
ses valeurs dans ses actions concrètes. La guerre totale, l'arme
absolue, le totalitarisme aussi bien que la dévastation écologique
de la planète sont le résultat de "la terrible logique de la science
et de l'Etat abandonnés à eux-mêmes (10)". Evoquant le danger nucléaire
il écrit : "La fin de la terre des hommes serait la conclusion d'une
désincarnation progressive ; la passion de connaître pour connaître
et celle de dominer pour dominer se seraient conjuguées avec le
recul progressif de l'esprit devant le monde. La force fuyant l'esprit,
l'esprit fuyant la force, plus vertigineusement que peuvent se fuir
les nébuleuses (11)." Méditant sur la montée en puissance des appareils
et en particulier de l'Etat, qui caractérise le monde moderne, il
constate que "De ma pensée à cette réalité la distance est telle
que je me condamne à une pensée désincarnée et une pensée sur l'Etat
ne peut être mue que par un tout puissant impératif d'incarnation
(12)." Pour résister à cette dépersonnalisation Charbonneau estime
qu'une critique purement intellectuelle ou scientifique ne suffit
pas. Car même si elle suscite une action, cette action sera inspirée
par des raisons partielles et sera donc dangereusement unilatérale.
La critique et la résistance ne sont possibles que si elles sont
nourries par l'amour de la vie et l'attention à toutes les formes
de bonheur que la vie sensible nous apporte. Tel est le terreau
existentiel dans lequel s'enracine l'appel de Charbonneau à associer
nos libertés pour maîtriser la "Grande Mue" qui, selon lui, résulte
de la montée en puissance de la science et de la technique.
C'est ainsi, par exemple, que la critique charbonnienne de l'industrialisation
de l'agriculture découle de cette conviction qu'il ne saurait y
avoir de liberté qu'incarnée, que c'est en s'incarnant que la liberté
est portée à son plus haut point et que c'est dans les tâches apparemment
les plus humbles que doivent prendre corps les aspirations de l'esprit.
C'est pourquoi la forme et les modalités de la relation que l'homme
entretient avec la terre constituent un enjeu humain essentiel et
ne doivent pas être abandonnée aux seules lois de l'efficacité technique
et de la rentabilité. Au contraire : il faut juger l'innovation
agricole non seulement en fonction des gains de productivité mais
aussi en fonction des diverses conséquences qui en résultent pour
la totalité de la personne et il n'hésite pas à aborder le problème
agricole du point de vue de la vie quotidienne sensible. S'il défend
un mode paysan (ce qui ne veut pas nécessairement dire traditionnel)
d'agriculture ce n'est pas seulement pour préserver la biodiversité
ou les grands équilibre écologiques de la planète, c'est d'abord
parce qu'il éprouve un attachement charnel à la beauté, à l'harmonie
et à la diversité des paysages qu'elle produit. La beauté et la
diversité des campagnes donne l'exemple d'un accord, d'un compromis
réussi et partout différent entre les exigences de l'esprit humain
et les contraintes naturelles. A l'opposé, la diffusion de l'agriculture
industrielle a pour effet la banalisation et l'uniformisation des
paysages et des sociétés locales, l'affadissement des nourritures,
la monotonie du travail : autant de formes d'appauvrissement de
la vie sensible qui résultent d'une exploitation destructrice des
ressources naturelles et qui lui paraissent le contraire d'un véritable
progrès.
L'humiliation de la chair chez Ivan Illich : Illich
est très connu pour sa critique acerbe des professions et des institutions
: de l'Ecole, de la Santé et des transports. Ces critiques particulières
sont autant de volets d'une critique plus globale de ce que les
américains ont dénommé le technological fix, c'est-à-dire
la mise en place de procédures techniques chargées de répondre par
des procédures professionnalisées au problèmes posés en premier
lieu par le progrès technique. Ivan Illich fait deux
reproches complémentaires à la civilisation industrielle et technicienne
: premièrement la prolifération des spécialistes et des professionnels
prive les personnes et les groupes de la capacité de maîtriser leur
vie quotidienne ; deuxièmement elle ôte aux hommes la capacité à
orienter leur action en fonction de leur expérience du monde, expérience
qui est d'abord sensible et charnelle.
La raison technique, comme la raison économique et l'institution
rationnelle ne peut se déployer qu'en ignorant l'unité charnelle
de la vie et l'importance du symbolique. La contre-productivité
et l'hétéronomie produite par les techniques et les institutions
professionnalisées, jouissant au nom de leur technicité de ce qu'Illich
appelle un monopole radical, sont les effets – ou les
symptômes – de ce décalage entre le mode d'être au monde humain,
et les représentations conceptuelles et rationalisées, auxquelles
les modernes ont recours pour expliquer et organiser leur vie. Prolongeant
les intuitions de la phénoménologie, Illich s'attache à montrer
que le type de rationalité qui se répand avec la civilisation technicienne
et industrielle désincarne le monde vécu pour mieux opérationnaliser
le réel.
Le déploiement du monde de la technique requiert la dévalorisation
du corps et de l'expérience sensible. Or celle-ci fonde des savoirs
qui sont souvent plus riches, et complexes et surtout plus appropriables
que les savoirs "scientifiques ou techniques", ou provisoirement
certifiés comme tels, savoirs qui sont fondés sur une l'expérience
soi-disant objective mais nécessairement toujours partielle, fondée
en dernier recours sur la mise à l'écart de certaines dimensions
du monde vécu. De tels savoir sont forcément spécialisés et incompréhensibles
par le non spécialiste. D'où deux types de problèmes qui ne peuvent
que s'aggraver avec la civilisation technicienne: d'une part la
contre-productivité fréquente de ces savoirs et de ces techniques
lorsque leur puissance et leur diffusion dépassent un certain seuil.
Au-delà de ce seuil leur partialité, qui rend possible leur efficacité,
a des effets inévitablement destructeurs. D'autre part Illich s'est
longuement attaché à montrer la perte d'autonomie ainsi que la diffusion
d'une culture de la dépendance qui résultent du progrès de ces techniques.
On voit que pour Illich la question du corps propre et celle de
l'appropriation des savoirs et des pouvoirs sont solidaires. C'est
pourquoi il nous invite à évaluer les techniques en fonction de
deux critères : quelles sont leurs conséquences sur l'autonomie
des individus et des groupes, et quelles sont leurs conséquences
sur la vie du corps ?
Pour répondre à cette seconde question, influencé semble t-il par
la philosophie néo-thomiste de Jacques Maritain, Illich semble parfois
inscrire sa pensée dans l'optique d'une conception essentialiste
de la nature humaine et dénoncer l'altération des fonctions du corps
comme une sorte de péché contre l'ordre de la création, ce qui se
traduit par l'apparition dans certains textes de qualificatifs tels
qu' innommable, diabolique, monstrueux etc. Mais il n'en
reste pas là et dans d'autres passages sa critique de l'intempérance
technicienne et de la dépersonnalisation de la vie qui en découle
se fonde sur une approche plus existentielle et phénoménologique
des effets de la technique moderne. Plusieurs de ses textes s'attachent
à montrer comment certaines innovation techniques et le rapport
au monde qu'elles instaurent, peuvent d'un même mouvement nous priver
de l'usage de notre corps et d'un rapport charnel au monde, des
connaissances appropriables qui en découlent et enfin d'une prise
personnelle sur notre existence.
Ivan Illich était prêtre et c'est volontairement qu'il n'a pas exprimé
publiquement les fondements théologiques de sa critique sociale
car, dit-il, "dans la tradition la plus récente de l'Eglise Catholique
Romaine, celui qui prétend parler comme théologien se revêt de l'autorité
que lui confère la hiérarchie. Je ne prétends pas être investi de
ce mandat (13)." Cependant, comme le montrent Jean Robert et Valentine
Borremans (14) la critique illichienne de la technique s'enracine
bien dans une pensée de l'incarnation. Barbara Duden (15) confirme
elle aussi cette interprétation de la pensée illichienne. Elle montre
que ce thème de la chair sous-tend l'œuvre écrite d'Illich
et que, par exemple, pour ce dernier il serait impossible de comprendre
l'avènement de la conception moderne de la santé, et même la conception
post-moderne du moi, sans une mise en perspective historique de
la notion de chair et de sa décomposition culturelle. Mais elle
souligne également le fait qu'Illich traite de la chair de manière
"apophatique", c'est-à-dire en creux, de la même manière que l'on
parle de Dieu dans la tradition de la théologie négative, en disant
non ce qu'il est (et qui échappe au pouvoir de nos concepts) mais
ce qu'il n'est pas. Selon Barbara Duden cette réserve s'explique
par le fait que "pour lui la chair nous oriente inexorablement vers
l'Incarnation, vers le mystère qui est dans le monde de sa foi,
et en fin de compte vers la Croix". Au fond, ce qu'Illich reproche
au technicisme occidental c'est d'avoir trahi le mystère de l'Incarnation
(16) et de la nécessaire proportionnalité – on pourrait
dire aussi de l'union, au sens conjugal, ou encore du bon
accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité
qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses
dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich
que le corps propre et son expérience sensible du réel soit le principal
médiateur de notre rapport à la réalité. L'homme est chair
et c'est en tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément
la technicisation de l'existence a pour contrepartie la rupture
de cette union entre l'esprit (le verbe) et la chair, union qui
selon lui est pourtant constitutive de notre humanité. Illich voit
même dans la vocation techniciste de l'Occident le fruit du rejet
de ce moi de chair qu'il a hérité de la Bible. La modernité
progresse en procédant à une désincarnation croissante de l'existence
et c'est pour cela qu'il en résulte une dépersonnalisation croissante
de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne,
et donc de liberté.
Par exemple, à travers une phénoménologie de la technique de la
lecture silencieuse, qui s'est développée en occident à partir du
douzième siècle, Illich diagnostique que c'est bien la trahison
de l'incarnation qui a ouvert la voie à deux possibilités symétriques
de corruption : d'un côté une désincarnation sans précédent de la
parole et donc de la pensée, libérée de son ancrage charnel ; d'un
autre côté – et réciproquement – une "incarnation perverse"
qui conduit à vouloir donner un statut de réalité concrète et autonome
à des concepts chargés ensuite d'organiser notre relation au réel.
Dans plusieurs textes Illich s'attache à montrer que cette "incarnation
perverse d'entités sans chair" caractérise le monde moderne. Comme
le soulignent Valentine Borremans et Jean Robert, commençant avec
l'âge de la vitesse, elle s'accélère en la multiplication de fausses
concrétudes et de pseudo-percepts et culmine en une transformation
technogène, c'est-à-dire assistée par la Technique, du sens de la
matière. La trahison de l'incarnation prend donc deux formes observables
: une lente désincarnation historique de la pensée et, plus récemment,
une pseudo-incarnation technogène d'entités intrinsèquement dépourvues
de chair que nous utilisons pour penser le corps ou bien la société,
et pour agir sur eux. Cette inversion des rapports entre le verbe
et la chair favorise forcément une instrumentalisation du corps
et plus largement de tout donné naturel et social qui doit être
subordonné à des modèles abstraits de connaissance et d'opérativité
technique. Ainsi Illich se préoccupe de la désincarnation de la
perception de soi qui résulte de la médicalisation des arrangements
sociaux et des normes culturelles (17). Plus généralement encore,
c'est bien l'expérience de la désincarnation qui lui semble caractériser
le mieux le passage du monde préindustriel à la modernité technicienne
(18). C'est dans ce fond spirituel que s'enracinent les maux qui
caractérisent selon Illich le monde moderne et qu'il subsume par
l'expression humiliation de la chair : la dépersonnalisation
de l'existence, la disqualification des savoirs vernaculaires appropriables,
la gestion technocratique de la vie par des professionnels spécialisés,
la perte de maîtrise sur la vie quotidienne (19). Alors que
l'idéologie progressiste et scientiste est fascinée par le développement
de la puissance collective que la science et la technique
donnent à l'humanité sur tout ce qui est corporel, ce même soucis
de l'incarnation conduit Illich à insister sur la nécessité d'une
maîtrise personnelle de nos outils, qu'ils soient techniques,
institutionnels ou intellectuels. Pour que l'outil soit digne de
ce nom, il faut que ses fins et son utilisation conservent un certain
caractère personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons,
Illich considère qu'un des critères de l'évaluation des techniques
c'est de savoir si elles augmentent la maîtrise responsable et donc
la liberté des personnes, des individus concrets. Or, selon Illich,
à l'Age des Systèmes on assiste au démantèlement des fins
personnelles. A partir de 1980 les écrits d'Illich peuvent être
interprétés comme l'exploration des effets historiques, démontrables
et datables, de ces deux versants d'une trahison spécifiquement
chrétienne et occidentale de l'exigence d'incarnation, du mystère
de la chair, de l'union et de l'esprit et du corps qui est au centre
du christianisme.
L'incarnation chez Jacques Ellul :
Dans Présence au monde moderne (20), Ellul expose les grandes
lignes de sa conception d'une éthique chrétienne pour un monde moderne
dominé par la puissance de la technique et de l'Etat. Il s'agit
d'un de ses rares ouvrages qui fait explicitement le lien entre
d'un côté sa pensée religieuse et d'un autre côté sa pensée sociale
et sa critique de la technique moderne, alors que dans la plupart
de ses livres il s'est volontairement appliqué à dissocier ces deux
volets de son oeuvre. Dès le début de cet ouvrage Ellul inscrit
sa réflexion dans l'horizon de l'incarnation. "Dieu s'est incarné,
ce n'est pas pour que nous le désincarnions" (p. 16) d'où la nécessité
pour chaque croyant de ne pas dissocier sa situation matérielle
de sa situation spirituelle. La foi nous impose la responsabilité
d'incarner les valeurs spirituelles dans le domaine matériel et
plus généralement dans le monde"[...] "auquel nous ne devons pas
échapper" (p. 19). En particulier Ellul rejette vigoureusement les
doctrines évolutionnistes du salut qui croient à une "apparition
progressive [du royaume], ascension de l'humanité vers Dieu" (p.
113). C'est donc cette exigence d'incarnation qui pousse Ellul à
chercher à construire "une civilisation à hauteur d'homme" (p. 31).
Or notre civilisation technicienne n'est pas à la hauteur de cet
homme de chair. La croissance de ses moyens économiques, scientifiques
et techniques est fondée sur une abstraction qui sacrifie l'homme
concret, à l'homme idéal : "Ainsi l'homme vivant, concret, l'homme
de la rue, est soumis aux moyens qui doivent assurer le bonheur
à l'abstraction homme. L'homme des philosophes et des politiciens,
qui n'existe pas, est la seule fin de cette prodigieuse aventure
qui fait la misère de l'homme de chair et de sang, et le transforme
partout en moyen" (p. 83). Cette attention à la condition incarnée
de l'homme conduit Ellul à refuser toute dissociation entre moyens
et fins. "Dans l'œuvre de Dieu la fin et les moyens sont identifiés
[...] Jésus-Christ dans son incarnation apparaît comme le moyen
de Dieu, pour le salut de l'homme, et pour l'établissement du Royaume
de Dieu. Mais là où est Jésus-Christ là est aussi ce salut et ce
royaume" (p. 104 ).
L'incarnation du Verbe en Christ donne donc aux hommes un modèle.
L'action des hommes, elle aussi, doit chercher à unir le matériel
et le spirituel. De ce que le Verbe s'est fait chair il résulte
que toute action doit, aussi bien dans l'esprit et les gestes de
celui qui la met en œuvre que dans tous ses effets concrets,
incarner le Verbe et ses exigences. Pour qu'une action soit bonne
il faut que sa finalité soit incorporée non seulement dans ses effets
mais aussi dans l'agent et dans les moyens. Une action efficace
mise en œuvre par quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il fait,
qui est réduit au rang d'instrument irresponsable, ne peut être
bonne: "ce qui compte ce ne sont pas nos instruments et nos institutions
mais nous-mêmes…" (p. 105). C'est là un principe qu'Ellul
répète inlassablement dans nombre de ses livres, à savoir que les
moyens doivent être toujours conformes aux fins et qu'on ne peut
réaliser des fins justes par des moyens injustes. Le moyen doit
être lui aussi une fin et il faut que l'action par laquelle nous
mettons ce moyen en œuvre soit elle-même juste dans toutes
ses dimensions concrètes. C'est seulement par un processus de désincarnation
(qui est au cœur de l'aventure techniciste occidentale) que
l'on peut s'imaginer qu'une action peut être justifiée par ses fins.
On ne peut moralement justifier le recours à un type d'action qui
a des effets négatifs sur l'homme (par exemple le travail à la chaîne,
la dépersonnalisation administrative ou la violence politique) par
la fin qu'il prétend servir: "… nous sommes amenés à dénier
le caractère de moyen à toute l'activité purement humaine, à tout
ce travail de l'homme qui occupe aujourd'hui notre champ de vision"
(p. 116). Une action qui amoindrit le sujet ou qui dégrade son objet,
quelle que soit sa finalité ultime, est mauvaise.
Si donc l'on prend l'incarnation au sérieux il découle que nos actes,
tous nos actes et dans tous leurs effets, doivent incarner nos valeurs.
Cette exigence n'est pas du tout originale, mais l'originalité d'Ellul
consiste à la prendre au sérieux dans toute sa radicalité pour en
faire le critère d'une évaluation sans concession de la dépersonnalisation
de la vie quotidienne moderne, ce qui le conduit à sa critique de
l'Etat et de la technique modernes. Il montre alors comment l'appareillage
technique et institutionnel de la société moderne tend à s'autonomiser,
ce qui est contradictoire avec exigence d'unité personnelle de la
fin et des moyens qui découle de l'incarnation. De ce refus de dissocier
fins et moyens Ellul souligne "la conséquence que les chrétiens
doivent mettre en pratique, c'est qu'actuellement il s'agit d'être
et non pas d'agir" (p. 119). Ellul insiste en effet à plusieurs
reprises sur la primauté de la vie par rapport à l'action: "Dans
une civilisation qui ne sait plus ce que c'est que la vie, tout
ce que peut faire d'utile un chrétien, c'est précisément de vivre,
et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire
; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu'à l'efficience,
et que la vie n'est pas efficiente. Elle peut – et elle seule
– provoquer l'éclatement du monde moderne en faisant apparaître
aux yeux de tous l'inefficacité des techniques"(p. 124); "Il s'agit
donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle
pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…" (p.
125). C'est donc de cet accent mis sur l'incarnation dans le Christ
comme dans la vie de l'homme que découle pour Ellul la nécessité
de soumettre les techniques et les institutions à un jugement qui
leur assigne une place dans la vie de l'homme ainsi que des limites.
Ellul insiste beaucoup moins que Charbonneau sur l'importance des
dimensions sensibles du rapport charnel au monde naturel. Par contre
le même souci d'incarnation sous-tend sa réflexion sur le monde
social et en particulier sur les genres de relations de pouvoir
et de communication qui s'établissent entre les hommes. Ainsi dans
La parole humiliée, il aborde la question de la désincarnation
de l'expérience du sens dans des termes très proches de ceux d'Illich.
Par ailleurs ce souci de l'incarnation conduit Ellul à affirmer
la centralité de l'individu, sanctifiée par l'exemple de l'individualité
du Christ. Dieu s'est incarné comme individu situé dans l'espace
et dans l'histoire : l'individualité est donc une dimension essentielle,
sanctifiée, de notre humanité. La vie de Jésus donne le modèle accompli
de l'incarnation des vérités spirituelles par leur mise en pratique.
Cela, seul un individu peut le faire. Et cette mise en pratique
des vérités spirituelles doit donc passer par l'action individuelle
et doit être de la responsabilité de chaque individu. Il ne suffit
pas qu'une technique ou une institution soit impersonnellement efficace,
produise automatiquement tel ou tel effet, pour qu'elle soit bonne.
Elle doit en outre laisser à chaque individu la possibilité d'être
responsable de ses actes pour qu'on puisse dire qu'elle est vraiment
bonne. De cette exigence d'incarnation Ellul souligne diverses conséquences
:
Premièrement : Il résulte de l'unité charnelle de l'être humain
que les hommes doivent mettre en œuvre cette exigence d'incarnation
dans toutes les dimensions de leur vie. Ainsi pour ce qui est des
relations de pouvoir il faut être attentif non seulement aux formes
politiques mais aussi aux formes non-politiques de domination. Cela
suppose que l'on accorde une grande importance aux structures de
la vie quotidienne pour appréhender les phénomènes de pouvoir qui
s'y déploient.
Deuxièmement : Le souci d'unité entre la pensée et l'action motive
la réflexion socio-politique d'Ellul et toute son œuvre met
l'accent sur l'exigence d'autonomie personnelle comme condition
et réalisation de la liberté. C'est par l'action de chacun que le
verbe de Dieu s'incarne dans le monde. D'où l'importance dans la
pensée politique d'Ellul de la notion de chacun, "chaque un" (21).
Chaque homme est appelé à agir, décider. Très tôt Ellul s'est demandé
comment vivre de manière à pouvoir être responsable de ses actes,
alors que la société moderne dépersonnalise l'action. Dans les Directives
pour un manifeste personnaliste (22), texte rédigé en 1937 avec
Charbonneau, Ellul se révolte contre la dépersonnalisation de l'action
et l'anonymat qui résultent du fonctionnement normal des institutions
administratives, économiques et techniques de la société moderne.
Il s'obstine à évaluer les institutions et les techniques non seulement
en termes d'efficacité mais aussi –et surtout – en fonction
des conséquences qui en résultent pour la maîtrise de chacun sur
ses conditions de vie concrètes ; quelle place la civilisation technicienne
laisse-t-elle au pouvoir de décision de chacun ? Pour lui, tout
ce qui réduit cette maîtrise dans la vie quotidienne est un mal.
"Nous sentions la nécessité de proclamer certaines valeurs et d'incarner
certaines forces". Mais alors que "le problème personnel consistait
à se demander si nous pouvions incarner la nécessité que nous sentions
en nous", nulle part il n'était plus question de vivre sa pensée
et de penser son action, mais seulement de penser tout court et
de gagner sa vie tout court". Face à une civilisation qui institutionnalise
et porte à l'extrême la scission du matériel et du spirituel, Ellul
se soucie d'instaurer des conditions de vie qui soient concrètement
compatibles avec l'exigence de responsabilité personnelle de l'individu
dans tous les domaines de sa vie.
Troisièmement : Les orientations spirituelles et morales doivent
se traduire d'abord par le souci du style de vie. L'objectif
de changer la vie doit pouvoir se traduire dans toutes les actions
de la vie quotidienne. La vie privée est aussi importante que l'action
politique.»
Notes
1. Barth, Karl. L'humanité de Dieu. Traduction française
de Jacques de Senarclens. Genève, Labor et Fides, 1956, pp. 34 et
35.
2. Voir les textes suivants :
"A la rigueur nous pouvions entrer dans la perspective d'un personnalisme,
dégagé de l'individualisme du XIXeme siècle, retrouvant les dimensions
essentielles de l'homme, insistant sur l'unité de l'être humain,
sur l'incarnation, sur l'engagement en fonction d'une décision personnelle
vraiment choisie…" Jacques Ellul : "Introduction à la pensée
de Bernard Charbonneau" in revue Ouvertures, Cahiers
du Sud-Ouest, n° 7, 1985, p. 41. Pour éclairer cette référence
je me suis reporté à un des premiers écrits théologiques d'Ellul
: Présence au monde moderne, dont je citerai quelques passages
dans la suite de cette étude. Mais même dans ce livre où Ellul voulait
exposer les fondements théologiques de sa critique sociale, le lien
entre d'un côté la critique de la technique et de l'Etat et d'un
autre côté la notion d'incarnation reste plus affirmé qu'expliqué.
Jean Robert. En mémoire d'Ivan Illich. Cuernavaca, décembre
2002. Texte diffusé par le Cercle des lecteurs d'Ivan Illich, Lausanne,
2003.
Ivan Illich. "La perte du monde et de la chair" in La perte des
sens. Traduit de l'allemand par Jean Robert. Paris, Fayard,
2004.
Tous ces textes restent allusifs et j'ignore si Karl Barth est allé
plus loin qu'eux.
3. Un autre critique de la civilisation industrielle l'a fait de
manière plus explicite, c'est Hans Jonas. De l'étude de la gnose
à son éthique environnementaliste, en passant par sa philosophie
de l'organisme, la question de l'incarnation a toujours été un des
fils conducteurs de sa pensée.
4. Voir les ouvrages de Jean Brun, en particulier La machine
et le rêve. Paris, La Table ronde, 1992.
5. " Celui qui a compris ces paroles et les met en
pratique, celui-là a bâti sa maison sur le roc ".
Voir le journal personnaliste Hic et nunc, brièvement publié
dans les années trente par un des fondateurs historiques du mouvement
écologiste : Denis de Rougemont, auteur de Penser avec les mains.
6. Charbonneau, Bernard. Le système et le chaos. Paris, Economica,
1990, p. 128.
7. Charbonneau, Bernard. Je Fus. Bordeaux, Opales,
2000, p. 140.
8. Je Fus, p. 12.
9. Charbonneau, Bernard. Le sens. Texte inédit.
10. Charbonneau, Bernard. L'Etat. Paris, Economica, 1987,
p. 421.
11. Op. cit., p. 422.
12. Op. cit., p. 10.
13. Cité par Borremans, Valentine et Robert, Jean, in préface aux
Œuvres Complètes d'Ivan Illich, vol. 1. Paris, Arthème
Fayard, 2004. Les présentes remarques sur la pensée d'Illich doivent
beaucoup à ce texte très pénétrant ainsi qu'à l'étude de Barbara
Duden citée ci-après.
14. Op. cit.
15. Duden, Barbara. "The quest for past somatics" in Lee Hoinacki
and Carl Mitcham (sous la direction de ) The challenges of Ivan
Illich. State University of New York Press 2002.
16. Charbonneau formule le même reproche dans des termes très proches.
Il parle lui aussi de trahison. De même on trouve chez ces deux
auteurs l'idée que seule la conscience aiguë de la liberté (héritée
du Christianisme) a pu conduire à une entreprise qui débouche la
négation radicale de la liberté. Ce qu'Illich exprime en utilisant
la formule théologique selon laquelle Corruptio optimi quae est
pessima, Charbonneau l'exprime aussi par la formule La liberté
seule peut justifier sa négation. (Je fus, p.
195)
17. Illich, Ivan. "La société amortelle" in La perte des sens,
p. 277.
18. Illich, Ivan. "La perte du monde et de la chair" in La perte
des sens, p. 355.
19. Déjà dans les années trente le personnaliste Denis de Rougemont,
ami de Charbonneau et d'Ellul, critiquait cette désincarnation de
la pensée dans son livre Penser avec les mains (1936).
20. Ellul, Jacques. Présence au monde moderne. Genève, Roulet,
1948.
21. À relier peut-être avec sa conception de l'universalité du salut.
22. Charbonneau, Bernard et Ellul, Jacques. Directives pour un
manifeste personnaliste. Journal intérieur des groupes personnalistes
du Sud Ouest, 1937.
La technique et la chair: 2e
partie
http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Incarnation--La_technique_et_la_chair_-_2e_partie_par_Daniel_Cerezuelle
La technique et la chair - 2e partie
Daniel Cérézuelle
Philosophe français.
Présentation
Article rédigé en vue d'une communication au colloque
sur Jacques Ellul qui aura lieu les 21 et 22 octobre 2004 à
l'université de Poitiers. Voir le programme du colloque.
Extrait «... prendre au sérieux l'exigence d'incarnation,
c'est être attentif au fait que dans une existence humaine le
rapport de l'esprit et de la chair est si étroit et essentiel
que ce qui advient au corps et aux sens de l'homme affecte forcément
l'esprit. L'homme étant chair, sa puissance n'est pas neutre,
l'action qu'il exerce sur les choses, les modalités d'utilisation
de ses outils techniques, le type d'environnement qu'il façonne,
affectent sa sensibilité et retentissent sur la qualité
de sa vie intérieure. C'est pourquoi, la liberté humaine
ayant désormais le pouvoir de transformer les conditions matérielles
de la vie des hommes, il ne suffit pas pour juger nos outils et les
manières d'être au monde qu'ils induisent qu'ils soient
techniquement et économiquement efficaces, encore faut-il qu'il
que leur usage ne nous amoindrisse pas dans la vie de notre corps
et de notre sensibilité.»
Texte : La technique et la chair
De l'ensarkosis logou à la critique de la société
technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich
2e partie
Quelques remarques philosophiques
«L'esprit du quotidien : Que ce soit chez Charbonneau, Illich
ou Ellul, la critique de la dépersonnalisation technicienne
est conduite au nom d'une exigence d'incarnation qui s'enracine
dans la tradition spirituelle judéo-chrétienne. De
ce point de vue leurs valeurs ne sont pas du tout originales ; ce
qui est original par contre c'est leur détermination à
juger les aspects les plus quotidiens de la modernité à
l'aune de ces valeurs. Sans oublier que chez ces trois auteurs cette
critique a été d'abord motivée par une révolte
devant les conditions de la vie quotidienne moderne plutôt
que par une démarche spéculative, nous allons maintenant
proposer quelques jalons qui permettent de baliser a posteriori
la logique de cette filiation entre l'expérience judéo-chrétienne
de l'existence et la critique du technicisme moderne. Ce faisant
on pourra mieux appréhender le fond spirituel commun à
ces trois auteurs.
L'incarnation est une notion centrale dans la Bible et semble ne
pas avoir d'équivalent dans la tradition philosophique occidentale
héritée des Grecs (23). C'est au dix-neuvième
siècle, alors que l'industrie triomphe partout en Europe
que la notion de chair émerge comme un thème important
de la philosophie moderne. Elle inspire en particulier la critique
phénoménologique et existentielle de la vision scientiste
du monde et de l'instrumentalisme techniciste. Contre cette vision
du monde qui leur semble avoir tiré son dynamisme de la tradition
spéculative héritée des Grecs, certains penseurs
vont mobiliser une autre tradition : celle de la spiritualité
juive et chrétienne. Influencée par l'esprit du Talmud
ou celui des Confessions augustiniennes, cette tradition a toujours
cherché la vérité plus du côté
de l'expérience intime que de l'objectivité impersonnelle
et atemporelle du concept. On le voit, si la notion de chair est
mobilisée par la philosophie moderne cela tient plus à
l'héritage de Jérusalem qu'à celui d'Athènes.
Dans la Bible l'incarnation est présente à la fois
comme un donné et comme une exigence à réaliser.
L'incarnation est action. Plus précisément action
de se faire chair. Dès le récit de la création
du monde, l'incarnation est une des dimensions essentielles du mode
d'être au monde qui caractérise l'homme. Le mode d'existence
de l'homme, décrit comme chair, mixte de matière et
d'esprit unis en un corps vivant et sexué, est déclaré
être très bon. Rien dans la Bible ne nous invite à
dévaloriser le corps et à délivrer l'esprit
humain d'une corporéité-obstacle. L'homme est à
l'image de Dieu et, réciproquement le Dieu des chrétiens
s'est incarné et a assumé totalement la condition
d'homme. Dans les évangiles le corps de l'homme, lui aussi
appelé à ressusciter, est à l'image du divin
et il est aussi saint que son âme. Avec la naissance de Jésus
l'incarnation est manifestation (épiphanie) du verbe divin
dans le monde (le cantique "Verbum caro factum est" est
un chant de Noël). Elle est ensuite union active du spirituel
et du temporel dans ce monde à travers les actions de Jésus
puis à travers les Actes des apôtres. Jésus
guérit aussi bien les corps que les esprits ; pour communiquer
son message il se sert de symboles et des paraboles autant que d'énoncés
généraux. Tout ceci témoigne d'un souci de
ne pas dissocier l'esprit du corps et de s'adresser à la
globalité spirituelle, physique et sensible de la personne
humaine. L'union du spirituel et du matériel, sanctifiée
par l'exemple de Jésus, est un bien ; de plus cette union
doit se réaliser sur le modèle de la relation d'amour
dont Jésus donne le modèle.
C'est ainsi que sous l'influence de la tradition judéo-chrétienne
certains esprits ont placé cette union de l'esprit et du
corps et au centre de leurs préoccupations et de leur vision
de l'homme. Et ce sens de l'incarnation a deux dimensions complémentaires
: d'un côté il faut que l'Esprit s'incarne dans le
monde en mettant ses vérités en pratique ; la liberté
est action. Mais, inversement, d'un autre côté, si
l'homme est réellement et essentiellement chair, indissociablement
corps et âme, il résulte de son mode spécifique
d'être au monde que tout ce qui touche les dimensions charnelles
et sensibles du rapport qu'il entretient avec le monde matériel
dans lequel il vit a une grande importance spirituelle et morale.
Il en résulte que nos techniques, leurs conséquences
sur notre mode de vie ainsi que la qualité des conditions
matérielles de l'existence qu'elles engendrent ne peuvent
être spirituellement indifférentes. Au contraire, elles
doivent faire l'objet de choix moraux. De ce que l'homme est Chair,
il doit accorder la plus grande attention à tout ce qui affecte
positivement ou négativement l'union du corps et l'esprit.
Le maintien, voire la création d'un tel accord est un enjeu
essentiel pour l'accomplissement de l'existence humaine et donc
pour évaluer la valeur des actions que l'homme entreprend
et des techniques qu'il utilise.
Dans cette perspective, prendre au sérieux l'exigence d'incarnation,
c'est être attentif au fait que dans une existence humaine
le rapport de l'esprit et de la chair est si étroit et essentiel
que ce qui advient au corps et aux sens de l'homme affecte forcément
l'esprit. L'homme étant chair, sa puissance n'est pas neutre,
l'action qu'il exerce sur les choses, les modalités d'utilisation
de ses outils techniques, le type d'environnement qu'il façonne,
affectent sa sensibilité et retentissent sur la qualité
de sa vie intérieure. C'est pourquoi, la liberté humaine
ayant désormais le pouvoir de transformer les conditions
matérielles de la vie des hommes, il ne suffit pas pour juger
nos outils et les manières d'être au monde qu'ils induisent
qu'ils soient techniquement et économiquement efficaces,
encore faut-il qu'il que leur usage ne nous amoindrisse pas dans
la vie de notre corps et de notre sensibilité. Il faut constamment
se demander en quoi les techniques et les conditions matérielles
que nous produisons vont retentir non seulement sur la satisfaction
de nos besoins mais aussi sur les diverses dimension de l'existence
humaine prise comme dans sa globalité sensible et intellectuelle,
et quels vont être leurs effets sur la qualité du rapport
charnel que nous entretenons quotidiennement avec les autres ou
avec le monde.
Par exemple, pour ce qui concerne l'expérience de la liberté,
l'autonomie de l'individu et sa capacité à décider
personnellement dans tous les domaines de la vie quotidienne sont
d'une importance au moins aussi grande que les droits politiques
dont il jouit. Souffrir de ne pas être maître de ses
gestes et d'être soumis à des relations dépersonnalisantes
dans sa vie quotidienne, c'est une forme d'amoindrissement de la
personne qui est aussi grave, si ce n'est plus, que de ne pas jouir
de droits politiques.
Par exemple encore, pour ce qui concerne la satisfaction des besoins,
la qualité sensible du rapport aux choses et au monde qui
est induit par nos outils et nos techniques est d'une importance
aussi grande que la quantité de biens consommables dont nous
pouvons disposer. Etre condamné, pour satisfaire ses besoins
à accomplir des gestes privés de sens, à vivre
dans un environnement laid et qualitativement pauvre, à devoir
absorber des nourritures insipides, ce n'est pas indifférent
; au contraire, ne plus pouvoir éprouver charnellement dans
sa vie quotidienne la diversité et la richesse sensible du
monde c'est une des formes du mal.
Vous avez dit Incarnation ? Les analyses qui précèdent
vont inévitablement susciter l'objection suivante : la plupart
des chrétiens sincères n'ont absolument pas tiré
de leur foi une attitude critique à l'égard des "dégâts
du progrès". Bien au contraire, depuis le vingtième
siècle le catholicisme lui-même n'est-il pas devenu
ardemment progressiste ?
Il est évident que la manière de comprendre l'incarnation
que j'ai caractérisée et montrée à l'œuvre
dans la pensée de Charbonneau, Ellul et Illich n'est pas
celle de tous les chrétiens. Très différente
de cette théologie de l'Incarnation, il existe en effet toute
une théologie de la spiritualisation qui propose à
la liberté humaine une orientation diamétralement
opposée, qui consiste à mobiliser toutes les ressources
de la technique afin de "poursuivre l'œuvre divine".
La poursuite de cette œuvre divine ce serait la transformation
de toute la nature par la technique, entreprise qui a pour but ultime
la suppression de l'altérité du monde matériel,
considéré comme ontologiquement déficient,
et la spiritualisation de la matière. Cet objectif favorise
chez certains penseurs chrétiens un parti pris résolument
technophile et progressiste. Ainsi, à la suite du dominicain
M.-D. Chenu et du jésuite Teilhard de Chardin qui saluait
l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima comme la manifestation
de l'expansion du divin dans la matière, E. Mounier n'hésite
pas à écrire que "la nature s'offre à
être recréée par l'homme". Pour ce philosophe,
fondateur de la revue Esprit, le sens de la technique réside
en ce qu'elle autorise un pouvoir radical de la pensée sur
la réalité physique. La recréation de la nature
dont il se fait l'avocat n'a pas d'autre sens qu'une hominisation
totale de la réalité physique, c'est à dire
une domination définitive de la matière par l'esprit.
C'est pourquoi Mounier n'a pas de mots assez sévères
pour fustiger les précurseurs de la critique écologique
qui comme Charbonneau et Ellul (24) se seraient laissés entraîner
par la petite peur du vingtième siècle (25) et font
obstacle à cette glorieuse vocation de l'homme (26). Le plus
étonnant c'est que cette instrumentalisation du corps a pu
être légitimée par des théologiens progressistes
au nom d'une certaine compréhension de l'incarnation. J'en
donnerai comme exemple le recueil La Technique et l'homme, édité
par le Centre Catholique des Intellectuels Francais en juin 1960
(27). A l'époque les mises en garde étaient rares
mais elles existaient. Le Meilleur des mondes avait été
publié en 1932, la bombe atomique avait été
lancée sur Hiroshima en 1945, le livre d'Ellul La technique
ou l'enjeu du siècle avait été publié
en 1954. Les possibilités de manipulations génétiques
du vivant avaient été signalées en France par
Jean Rostand ; son livre Peut on modifier l'homme ? date de 1956.
Cybernétique et société de Norbert Wiener avait
été traduit en français en 1952 etc. Or on
ne trouve dans ce recueil aucune analyse rigoureuse des problèmes
concrets posés par la civilisation technicienne. Seuls le
travail aliéné et la laideur du monde industriel sont
évoqués en passant, mais rien n'est dit sur les problèmes
d'environnement, sur la biodiversité, sur la disparition
des cultures locales résultant de l'industrialisation agricole,
sur les problèmes d'emploi résultant du développement
de l'automation etc. bref, rien sur les problèmes d'aujourd'hui
qui étaient pourtant déjà signalés à
l'époque. Quarante ans plus tard on ne peut qu'être
confondu par un tel irénisme.
Quelle conception de l'incarnation a pu favoriser cette cécité,
cet optimisme sous-critique ? Pour la caractériser je m'en
tiendrai ici à la "théologie de la technique"
proposée dans ce recueil par le Père M.-D. Chenu.
Apparemment la conception de l'incarnation qu'il nous propose est
assez classique : insistant sur la consubstantialité en l'homme
de l'esprit et de la matière, il souligne que "sa perfection
ne consiste pas à surmonter une existence-dans-le-monde,
comme une conjoncture accidentelle assez pesante, mais à
réaliser dans ce monde le plein équilibre ontologique
et moral de son être". La dimension technicienne de la
vie humaine est donc inséparable de son mode d'être
incarné. Jusque là tout va bien mais on relève
aussi que cette vocation technicienne de l'homme est décrite
dans des termes très intellectualistes et instrumentaux :
"l'homme est appelé à pénétrer
le monde de son esprit en le rationalisant, comme il rationalise
vertueusement son propre corps. Dans ce mouvement la transcendance
de l'esprit demeure intacte." Ce qui conduit le Père
Chenu à franchir un pas de plus et à nous expliquer
sans sourciller que la vérité humaine et divine sur
l'homme "c'est que l'esprit pénètre profondément
le domaine du corps, de son propre corps, mais aussi de tout le
corps de ce monde, en lui accompli ; il en est le démiurge,
responsable devant le créateur, à l'œuvre duquel
il participe…" Les donnés de la nature, y compris
le corps humain, deviennent ainsi les "matériaux de
la liberté", et par son action l'homme "achève
la consécration du monde". Je relève ici que
la notion d'esprit est identifiée à celle de raison
et que le modèle de l'action de l'esprit sur la matière
que nous propose Chenu, c'est celui du démiurge, du Dieu
fabricateur des philosophes. Il me semble que cela pose problème
: à la limite ce modèle peut être celui du Père
créateur, mais il est clair que ce n'est pas du tout celui
du Fils fait homme. Le texte de M.-D. Chenu finit donc par rabattre
le mystère de l'Incarnation sur un modèle intellectualiste
de la création comme imposition par le Père d'un ordre
rationnel au monde de la matière. Or le Fils, Verbe incarné,
n'agit pas comme un créateur qui informe un matériau.
L'image du potier convient au Père mais pas au Fils ; l'action
de Jésus, comme sa parole, s'adresse à des êtres
de chair qui attendent un royaume d'amour et de liberté et
à qui il est toujours laissé la liberté de
répondre ou non à son message. Il est clair que penser
l'Incarnation non plus à partir du modèle du Fils
qui a refusé la tentation de la toute puissance mais à
partir du modèle du Père, créateur tout-puissant,
ne permet pas de penser la question des limites de la technique.
En effet M.-D. Chenu nous explique que la foi ne peut plus se borner
à orienter la conduite intérieure de chaque homme,
car "lié à la matière, cocréateur
du monde, capable d'inventer ses propres environnements, l'homo
technicus fait avancer l'histoire". Soit, mais cette affirmation
très générale de la vocation technicienne de
l'homme devrait déboucher sur toute une série de questions
délicates : comment l'homme doit-il traiter cette création
qu'il a désormais le pouvoir de maltraiter et à laquelle
il appartient toujours ; à quels critères éthiques,
à quel rythme, à quels seuils de puissance doit-il
subordonner la montée en puissance et l'usage de ses outils
techniques ; quels environnements techniques, sociaux et naturels
sont plus ou moins favorables à son épanouissement
social, spirituel et sensible ? Manifestement ces questions sont
sans intérêt, voire absurdes lorsqu'on envisage l'incarnation
comme cocréation du monde et lorsqu'on est convaincu que
c'est grâce à la technique humaine qu'il va devenir
possible de répondre "à l'attente impatiente
de la création, en travail d'enfantement, pour participer
à la liberté de la gloire des enfants de Dieu"
(Rom. 8, cité par Chenu). Dans une telle perspective la question
des dégâts du progrès, des limites de la puissance
et du choix entre divers modèles techniques de développement
n'a plus aucune importance. Tout progrès de la puissance
est bon, on les accepte donc tous en bloc.
Ainsi, chez ce théologien la référence à
l'incarnation s'accompagne d'une compréhension complètement
unilatérale de l'action technicienne, comprise uniquement,
à la manière platonicienne, comme action de la raison
sur une matière qui lui est extérieure, comme si,
de par précisément son statut d'être incarné,
la technique ne réagit pas toujours sur l'homme de sorte
qu'il est bien imprudent d'affirmer avec le Père Chenu que
dans l'action technicienne "la transcendance de l'esprit reste
intacte." Mais la fascination pour la puissance d'action de
l'esprit sur la matière rend en fait indifférent aux
modalités selon laquelle cette puissance retentit sur l'homme
de chair. De fait cette notion de chair ne joue aucun rôle
dans le texte de Chenu.
On comprend en lisant le Père Chenu que Karl Barth ait pu
déplorer l'absence de réflexion de la pensée
théologique moderne sur la question de l'incarnation. En
lisant ce recueil publié par les intellectuels catholiques
(bien entendu à l'époque les protestants disaient
exactement la même chose) on comprend aussi que leur progressisme
technophile repose sur une compréhension très particulière
et unilatérale de la notion d'incarnation. Sous ce terme
ils entendent en fait la spiritualisation de la nature, c'est-à-dire,
en fin de compte la domination de l'esprit sur le corps, enfin soumis
à des exigences spirituelles (28).
Une certaine vision spiritualiste s'accommode très bien
de l'instrumentalisation du corps et de la nature. Mais à
une condition : ne pas en reconnaître jusqu'au bout toutes
les conséquences. On ne peut qu'être frappé
par la myopie des auteurs de ce recueil, qui sont incapables de
voir les problèmes d'environnement, de manipulation de l'identité
du vivant qui en 1960 étaient déjà énormes.
Ils raisonnent comme s'ils étaient à l'époque
de Marcelin Berthelot et Ernest Renan, en 1850. En particulier,
s'opposant à un spiritualisme contemplatif dépassé,
ils ne déduisent de la notion de chair que la nécessité
de l'action sur le monde ; par contre ils ne savent envisager cette
action que comme pouvoir de l'esprit (intellect et volonté)
sur la matière, selon un modèle instrumental. Leur
spiritualisme reste idéaliste, unilatéral. Ils ne
déduisent pas de la notion de chair que l'homme est forcément
tout autant objet que sujet des techniques et qu'il faut se préoccuper
tout autant des effets que le pouvoir des techniques et des outils
a sur sa vie charnelle et son monde vécu que de ceux qu'ils
ont sur les choses.
En fin de compte sous couvert d'incarnation cette action de l'esprit
sur la matière est pensée comme domination plutôt
que comme union : imposition au corps des projets et des modèles
de l'esprit. Or, cultiver l'union de l'âme et du corps, sans
qu'il y ait de domination de l'une sur l'autre, c'est un objectif
très différent.
Vivre une tension entre deux opposés : Il me semble donc
que selon que l'on met l'accent sur la spiritualisation de la matière
ou bien sur l'incarnation de l'esprit il peut en résulter
deux types de rapport à la nature qui seront très
différents.
D'un côté on valorise, parfois jusqu'à l'inconditionnalité,
tout ce qui permet de réduire l'altérité de
ce qui est naturel, et en particulier de la corporéité,
considérée comme relevant d'un mode d'être ontologiquement
déficient et sans valeur intrinsèque, pur matériau
voué à se soumettre à l'ingéniosité
humaine et à perdre ainsi progressivement sa nature corporelle
qui résiste et fait obstacle à l'esprit (29).
D'un autre côté l'exigence d'incarnation suppose la
reconnaissance de la valeur du mode corporel d'existence comme vis-à-vis
nécessaire de l'esprit. Pour le dire en termes religieux,
la création n'est pas imparfaite ; le monde naturel n'a pas
a à être "spiritualisé". Un monde
qui ne serait qu'Esprit ne serait ni plus beau ni plus riche, bien
au contraire, que ce monde qui est corps (matière) et esprit,
et il appartient à l'homme, précisément parce
qu'il est chair, d'unir les deux par son action. En termes philosophiques,
au lieu de vouloir supprimer l'altérité de la nature
corporelle chacun est invité accepter la difficile tâche
qui consiste à mettre en pratique personnellement ses valeurs
spirituelles dans un monde naturel (et social) qui est soumis à
d'autres logiques et à d'autres forces. Ce n'est qu'à
cette condition qu'on donne consistance, durée et, en fin
de compte, réalité à ces valeurs. On pourrait
ici reprendre la métaphore de Kant au sujet de la colombe
qui, éprouvant la résistance de l'air comme un obstacle
à vaincre, s'imagine qu'elle volerait plus haut dans le vide,
alors que c'est précisément la résistance de
l'air qui lui permet de vaincre la pesanteur et de réaliser
la beauté du vol. C'est l'existence d'un monde qui lui résiste
qui permet à la liberté d'un individu vivant de se
déployer.
Comme l'écrivait Charles Péguy dans un passage d'Eve
:
Car le surnaturel est lui-même charnel
…
Et l'éternité même est dans le temporel
…
Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de noeuds si solennels
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c'est la même essence et la même stature
…
Toute âme qui se sauve emporte aussi son corps,
Comme une proie heureuse et comme un nourrisson
Et toute âme qui touche aux suprêmes abords
Est comme un moissonneur au soir de la moisson.
…
[ils] sont tous les deux âme et tous les deux charnels
Et tous les deux carène et tous les deux mâture. (30)
Ici l'accent mis sur l'incarnation incite à maintenir la
différence et la tension entre l'ordre de la nature et celui
de l'esprit, et non pas à supprimer un des deux termes en
l'absorbant dans l'autre. Dans cette perspective le mode d'être
au monde de l'homme, qui est celui d'un esprit conscient uni à
un corps propre singulier et périssable (31) n'est pas ontologiquement
déficient : dès que les deux termes esprit et corps
sont données ensemble, chaque individu humain est suffisamment
équipé pour incarner, c'est-à-dire mettre en
pratique, ses valeurs spirituelles dans un monde qui ne les connaît
pas. Et chaque fois qu'il y parvient de manière réellement
personnelle, même si c'est dans le plus humble des gestes,
même si c'est dans l'obscurité la plus totale, alors
le miracle de la liberté s'accomplit : on peut être
plus intelligent, plus puissant, on peut vivre plus longtemps, on
ne peut être plus humain. Cela, seul un individu concret,
soumis par son corps aux déterminismes de la nature, et par
son esprit à ceux de la société ou de son propre
inconscient, mais capable aussi de mobiliser la force de son esprit
pour leur résister, peut le réaliser.
Certes, comme le reconnaissait Emerson, rien n'est plus rare qu'un
acte authentiquement personnel, c'est-à-dire accompli par
un individu qui s'efforce de dépasser les déterminations
naturelles, sociales et psychologiques qui pèsent sur lui
et en lui pour traduire ses valeurs dans la réalité.
Peut être qu'aucun de nos actes ne réalise totalement
cette exigence ; il n'en reste pas moins que tout acte qui réalise
un tant soit peu cette incarnation est bon et beau et c'est bien
cela qui mériterait d'être sauvé pour l'éternité.
A l'opposé, quelque soit le niveau de maîtrise collective
de la nature auquel nous parviendrons, nous savons d'instinct qu'une
existence dont les actes auraient perdu tout caractère personnel
n'aurait plus rien d'humain (32).
Technique et liberté : L'idée d'imposer des limites
à la technique répugne à l'esprit moderne.
Cela se comprend fort bien car le progressisme techniciste s'enracine
dans une certaine expérience spontanée de la liberté
d'agir. Etre libre c'est ne pas subir. Etre plus libre c'est devenir
moins dépendant des forces qui s'exercent sur moi et plus
généralement des cadres spatio-temporels de l'existence,
c'est donc devenir plus fort, plus puissant. Toute augmentation
de la puissance est donc considérée comme un progrès
de la liberté. En effet augmenter la puissance d'action d'un
sujet c'est en fin de compte donner à l'entendement la possibilité
d'examiner un éventail plus grand de possibles, c'est donner
à la volonté un plus grand nombre d'occasions de choisir
ses fins. La puissance est bonne car elle augmente la liberté
en multipliant les possibles. Dans une telle perspective il n'y
a aucune raison de limiter la puissance technique de l'homme qui
élargit sans cesse l'éventail des possibles. Non seulement
elle nous permet de choisir et non plus de subir notre relation
au monde naturel mais en fin de compte l'augmentation de cette puissance
d'action de l'homme sur le monde lui permet un dépassement
de son mode "naturel" d'existence et de ses limites physique
et psychiques. Elle autorise un dépassement des limites ontologiques
liées au mode d'être naturel de l'homme. Cette expérience
du lien entre puissance et liberté favorise une certaine
dissociation du corps et de l'esprit. Certes la puissance d'action
est d'abord éprouvée comme étant celle du corps,
mais la liberté est celle de l'esprit qui analyse, qui délibère,
qui choisit et qui veut. C'est pourquoi le complément de
la liberté d'agir c'est la découverte de la liberté
intérieure et du fait que celle-ci ne cesse de buter sur
la résistance que lui oppose le monde des corps et des choses.
Ainsi sur la base de cette scission on voit de développer
deux conceptions différentes de la liberté. L'une
suppose une distinction stricte entre le sujet qui examine, qui
choisit et qui veut et le monde naturel sur lequel il agit. Le corps
est alors logiquement représenté comme l'instrument
de l'esprit pour agir sur le monde et surmonter les entraves liées
à la corporéité de l'existence. La liberté
est recherchée dans la déliaison. Par ailleurs ce
dualisme peut parfois entretenir une fascination pour le "post
humain" qui n'est que la conséquence ultime de l'instrumentalisation
du corps par l'esprit. Il n'y a plus aucune raison d'imposer des
limites à la puissance d'agir de l'homme, en particulier
sur lui-même. La puissance est liberté.
Si l'on refuse cette scission Corps/Esprit et que l'on considère
que l'homme de chair est une liberté qui fait aussi partie
de la nature, alors on peut poser autrement la question des limites
de la puissance technique. De cette condition de chair on peut tirer
des indications sur la manière dont l'homme peut orienter
sa liberté et l'usage de sa puissance technique.
Rappelons au préalable que l'on peut fonder la nécessité
d'imposer des limites à la puissance technique de l'homme
sur la nature (hors de lui et en lui) de plusieurs manières
:
- prudentiellement : (l'écologie scientifique) L'homme est
nature au sein de la nature et c'est en tant que corps vivant dépendant
des équilibres de la biosphère qu'il est obligé
de mettre des limites aux atteintes qu'il peut infliger au milieu.
-objectivement : on peut invoquer la considération de la
valeur intrinsèque des êtres naturels et moraux sur
lesquels l'homme peut agir et de leur mode d'existence qu'il ne
faut pas altérer. Il y a des réalités qui en
elles mêmes méritent qu'on ne les appauvrisse pas,
qu'on ne les altère pas, qu'on ne les détruise pas
: la nature humaine, la richesse, diversité de la création,
la splendeur du monde voulu par Dieu etc.
- relativement à la condition humaine : une troisième
approche est possible : c'est celle qu'ont défrichée
des penseurs comme Charbonneau Ellul et Illich qui se préoccupent
de ce que l'augmentation de sa propre puissance fait à l'homme
de chair. Toute augmentation de la puissance induit un certain type
de rapport au monde, à soi et aux autres qui peut avoir des
effets négatifs pour l'homme et pour sa liberté. On
peut bien affirmer la liberté totale de l'homme, il n'en
reste pas moins que sa liberté ne peut se déployer
que sous certaines conditions. Il a besoin d'un vis-à-vis
non humain : d'une nature ; et les divers types de rapport qu'il
peut établir avec la nature ne sont pas équivalents
pour lui. Par exemple certaines modalités de l'action de
l'homme sur le monde peuvent conduire à un appauvrissement
de sa vie sensible qui n'est pas désirable. Il peut aussi
en résulter une réduction de ses marges d'autonomie
personnelle et, en fin de compte une remise en cause de l'éthicité
de l'homme. La liberté d'un être de chair ne peut se
réduire à l'augmentation de la puissance, l'accomplissement
de la liberté humaine ne peut résider dans la déliaison.
C'est pourquoi une certaine critique philosophique du technicisme
est faite au nom de l'unité charnelle des deux opposés
que sont l'esprit et le corps de l'homme. Les œuvres de philosophes
comme Michel Henry ou Hans Jonas témoignent de la fécondité
de cette approche.
Politiquement on ne peut éviter de poser tôt ou tard
la question des limites des technosciences et de leur fondement
: la relation entre puissance et liberté est trop ambiguë
et contradictoire pour qu'on puisse différer indéfiniment
certains choix. En effet, à partir du moment où la
liberté humaine acquiert la puissance d'agir sur les choses,
sur le corps vivant, sur l'organisation sociale, en les objectivant,
alors se pose la question de choisir entre les divers mondes possibles
que notre puissance opératoire peut engendrer. Il me semble,
à la suite de Charbonneau, d'Ellul et d'Illich, qu'il est
possible de mobiliser la notion d'incarnation – ou celle de
chair – pour guider nos choix sans impliquer de référence
à une norme transcendante autre que la liberté.
* * *
Conclusion : De l'incarnation à une pensée
des limites
Parce que l'homme est un être de chair, son rapport au monde
n'est pas seulement intellectuel ou opératoire mais aussi
sensible et symbolique, et ces diverses dimensions retentissent
l'une sur l'autre. S'il y a des dimensions matérielles et
intellectuelles de la liberté, il y a aussi nécessairement
des dimensions sensibles et des dimensions symboliques. La sensibilité
est une manière d'entrer en relation avec le monde tout aussi
importante que l'action ou la connaissance. Grâce a ses savoir-faire
techniques l'homme a la possibilité de réagir et de
modifier son environnement matériel et de se créer
un environnement propre. Mais il ne suffit pas que le nouvel agencement
de son environnement favorise une action efficace et permette à
l'homme d'exercer sa puissance sur les choses par exemple en multipliant
la quantité de bien consommables. Parce qu'elles engagent
la totalité de la personne, et qu'elles participent à
l'édification d'un monde, les conditions matérielles
et spatiales dans lesquelles vit l'homme ne sont pas neutres, au
contraire elles sont de la plus haute importance pour la liberté
et pour la vie spirituelle de l'homme, de sorte qu'elles ne sauraient
être appréciées correctement uniquement en termes
de puissance et d'efficacité sur les choses ; elles doivent
satisfaire tous les registres de sa sensibilité. De l'attention
à la globalité de la personne incarnée il résulte
que les dimensions sensibles, esthétiques de notre rapport
au monde ne peuvent être disqualifiées comme relevant
de préférences subjectives inessentielles. Certes
lorsqu'on appréhende l'homme comme pure subjectivité,
susceptible d'une infinité de préférences,
la question de la valeur de son rapport sensible au monde reste
indécidable et frivole. Cependant dès lors que l'on
reconnaît l'homme d'abord comme un être de chair on
peut disposer d'un fil conducteur pour examiner si l'environnement
technique ou institutionnel qu'il produit est bien à sa mesure.
On peut illustrer une telle démarche par une brève
réflexion sur l'impact non plus spatial mais temporel du
développement technoscientifique :
Le rapport au monde d'un être de chair est – entre
autres – symbolique. Esprit incarné, l'homme a besoin
non seulement de techniques, d'une économie, de savoirs exacts
et efficaces mais aussi il a besoin de sens. Distincte de l'expérience
intellectuelle de la vérité, l'expérience du
sens est à la fois spirituelle et physique, elle engage la
totalité de la personne qui l'éprouve et qu'elle met
en mouvement. C'est pour cela que dès son origine Homo faber
est créateur non seulement d'outils mais aussi d'images :
son rapport au monde est médiatisé par des symboles
qui donnent sens au monde, aux situations qu'il vit et à
ses actions. En particulier l'usage des outils, et la puissance
qui résulte des opérations techniques ont toujours
été intégrées au monde humain et humanisées
par une production symbolique. L'être de chair a besoin de
vivre au sein d'une civilisation qui inscrit la puissance des techniques
dans un ordre symbolique plus vaste, qui organise les relations
que les hommes ont entre eux et avec le monde. En retour ce monde
symbolique, qui varie selon les civilisations, fournit à
chaque individu le sol à partir duquel il peut se construire
comme personne. Les transformations des techniques, l'accès
à de nouveaux degrés ou même à de nouvelles
formes de puissance ont toujours retenti sur l'univers symbolique
des hommes, selon un processus d'interaction. D'un côté
les innovations techniques appellent par exemple de nouvelles manières
de vivre ensemble ; d'un autre côté les constructions
symboliques imposent en retour des limites à la puissance
des nouvelles techniques, limites au delà des quelles leur
usage ne peut être ni bon, ni beau ni juste. L'homme de chair
a donc besoins de vivre dans une civilisation.
Or, toujours parce que l'homme est chair, engagé corps et
âme dans un monde, la production symbolique, sans laquelle
une civilisation ne peut s'édifier, a une temporalité
spécifique. Elle s'élabore très lentement.
L'inconscient y a une large part. Pour que la culture symbolique
soit efficace, il faut que chacun en intériorise les modèles
de relation à autrui et au monde. Ces modèles s'élaborent
et évoluent lentement, sur plusieurs générations.
Ils se sédimentent et se transmettent sous la forme d'une
tradition qui fournit le terreau indispensable dans lequel peuvent
s'enraciner les individus pour se construire comme sujets. Si ce
capital symbolique ne se transmet pas ou se transmet mal, les individus
auront du mal à se construire et la vie collective risque
de se désorganiser. Par ailleurs les schémas symboliques
reçus au cours de la petite enfance tiennent littéralement
à la peau des hommes. Les remettre en cause c'est les écorcher,
remettre en cause leur identité et susciter toutes sorte
de réactions qui peuvent être très violentes.
On ne se défait pas par décret d'un tel héritage,
comme l'a amplement prouvé l'échec des révoltions
modernes qui ont prétendu créer un "homme nouveau".
Or, dans la société moderne, la temporalité
sourde de la création symbolique reste beaucoup plus lente
que la temporalité du changement technique qui ne cesse de
s'accélérer. Le temps de l'innovation technique et
celui de créativité culturelle sont devenus complètement
hétérogènes, de sorte que l'innovation technique
est désormais bien trop rapide pour pouvoir être accompagnée
par une production symbolique susceptible d'intégrer les
nouveaux pouvoirs dans un nouvel ordre cohérent – disons
une nouvelle civilisation. Par contre, révolutionnant toujours
plus vite la base matérielle de la vie collective, l'innovation
technique, disqualifie les univers symboliques, fait obstacle à
leur transmission et, en fin de compte, détruit les civilisations
existantes. Le rythme de l'innovation est tel que les efforts pour
combler le vide sont déjà dépassés avant
même d'avoir pu aboutir. La société en développement
rapide est donc en proie à de nombreuses formes de désorganisation
non seulement économiques mais aussi psychologiques, culturelles
et sociales, qu'il s'agisse de la construction individuelle des
personnes, des rapports que les hommes ont entre eux ou avec la
nature. Il suffit pour s'en rendre compte de regarder le journal
télévisé ou de jeter un œil sur les gros
titres de la presse quotidienne.
Parce que l'homme est un être de chair, la construction de
sujets humains équilibrés, institués comme
sujets, l'instauration de modes de coexistence (le lien social)
préservant un minimum d'autonomie et de solidarité,
et enfin l'établissement d'un compromis satisfaisant entre
la puissance technique et la diversité et les équilibres
naturels, tout cela requiert une temporalité lente ; autant
d'exigences difficilement compatibles avec le "déferlement
technologique (33)" contemporain. On peut donc penser que la
prise en considération attentive du statut de chair qui est
celui de l'homme pourrait fonder la nécessité d'imposer
un rythme beaucoup plus lent au changement technique. Ainsi, à
ceux qui souhaitent entretenir ce déferlement technologique,
on pourrait objecter que leur politique se fonde sur une conception
désincarnée de l'existence et de la liberté
humaines et sur un refus de prendre en compte le mode d'être
au monde qui caractérisera l'homme aussi longtemps qu'il
sera un esprit individuel incarné dans un corps mortel ;
refus qui peut favoriser bien des situations catastrophiques et
déshumanisantes.
Ainsi la prise en considération de la dimension charnelle
de l'existence humaine peut fonder le souci d'imposer une autre
temporalité au changement technique. Il ne s'agit que d'un
exemple particulier d'une démarche que les œuvres de
Charbonneau, Illich et Ellul nous invitent à généraliser
en l'appliquant à toutes les dimensions de la vie sociale.
Alors que la question des limites de l'opérativité
technoscientifique se pose de manière de plus en plus aiguë,
ils nous invitent à nous appuyer sur l'exigence d'incarnation
de l'esprit pour orienter notre liberté et pour faire en
sorte que le dynamisme technicien, qui est une des manifestations
de cette liberté, ne se retourne pas contre elle. Face aux
risques de dépersonnalisation de l'existence qui résultent
de la fascination pour une liberté désincarnée,
s'adossant à la tradition spirituelle judéo-chrétienne,
ces trois auteurs invitent l'homme de chair à cultiver ce
que Nietzsche appelait "le sens de la terre".»
Notes
23. Du Timée de Platon aux Ennéades de Plotin, la
philosophie grecque parle volontiers de spiritualisation mais jamais
d'incarnation, le corps étant considéré comme
un mode déficient de l'Etre. Alors que l'idée de l'éternité
de l'âme paraissait cohérente aux philosophes de l'Antiquité,
celle de la résurrection des corps, prêchée
par Saint Paul à Athènes, leur semblait grotesque.
24. Il ne nomme pas Charbonneau et Ellul mais il est clair qu'il
les vise car il les connaissait bien et s'était déjà
opposé à leurs orientations environnementalistes au
sein du mouvement Esprit d'avant-guerre.
25. Mounier, Emmanuel. "La machine en accusation" in
: La petite peur du vingtième siècle. Paris, le Seuil
1955. On peut considérer ce petit ouvrage comme le bréviaire
de l'optimisme technophile qui a imprégné les milieux
catholiques progressistes de l'après-guerre.
26. C'est aussi la raison pour laquelle il se soucie de distinguer
l'individu et la personne, principe exclusivement spirituel, distinct
de son corps et de ses particularités empiriques physiques
sociales et psychologiques (au point qu'il est difficile de la distinguer
de l'âme des philosophes et des théologiens idéalistes),
alors que Bernard Charbonneau, au contraire, s'y refuse vigoureusement.
27. Chenu, M.-D. "Vers une théologie de la technique"
in La technique et l'homme, Recherches et Débats du cercle
catholique des intellectuels français, n°31. Paris, Arthème
Fayard, 1960.
28. Signalons que Charbonneau récuse vigoureusement cette
manière de parler de spiritualisation sous couvert d'incarnation
: "Incarnation. L'Esprit fait chair, non la chair, la matière,
se faisant esprit. L'inverse de l'Evolution, laïque ou teilhardienne,
où la Matière devient Esprit. Dès l'origine
l'atome est gros du progrès vers la noosphère ; à
ce destin la matière ne saurait échappe. L'Homme peut
intervenir, il ne changera rien à l'essentiel. Il n'y a plus
de liberté. Par contre si l'esprit se fait chair, matière,
réalité, c'est parce qu'il s'en distingue. A l'origine
il n'y a pas un mais deux termes : l'Esprit et la chair, aussi différents
de nature qu'un homme puisse le concevoir ; Bien qu'étroitement
confondus et affrontés à cette existence individuelle
que nous sommes : l'esprit se fait chair dans la conscience personnelle
qui souffre de l'immensité de leur distance." Trois
pas vers la liberté, opuscule inédit p. 7.
29. On voit ici comment la technophilie peut dériver d'une
représentation idéaliste de la liberté.
30. Péguy, Charles. "Eve", in Oeuvres poétiques
complètes. Bibliothèque de la Pléïade,
Paris, Gallimard, 1957, pp. 1041-1042. Je remercie Guy Roustang
de m'avoir signalé ces vers.
31. Situation qui échappe au pouvoir explicatif de nos concepts
et que la pensée religieuse peut déjà, et à
juste titre, considérer comme miraculeuse.
32. C'est bien de ce risque qu'Aldous Huxley cherchait à
nous avertir dans Le meilleur des mondes (1931).
33. Pour reprendre la belle formule de Michel Tibon-Cornillot.
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