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Origine : Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich
http://www.agora.qc.ca/textes/ellul.html
Hommage à Jacques Ellul
par Ivan Illich L'Agora, 1994
Jacques Ellul
c'est pour moi un honneur et une grande joie que d'être invité par
Daniel Cérézuelle à participer à cet hommage. Monsieur Ellul, j'aimerais
plutôt dire Maître Jacques, j'ai été touché par votre comparaison
du maître avec le boeuf qui, en tirant la charrue ouvre un sillon.
Je me suis efforcé de vous suivre dans un esprit de filiation, avec
tous les faux pas que cela implique. Veuillez accepter la moisson
et reconnaître les fleurs dans ce que vous pourriez regarder comme
de mauvaises herbes. Ainsi puis-je exprimer ma gratitude envers un
maître à qui je dois une orientation qui a infléchi de façon décisive
mon chemin depuis quarante ans. Ma dette à son égard est indiscutable,
et j'ai pu le vérifier tout récemment.
Pour préparer mon intervention lors de cette séance, je souhaitais
relire une vingtaine de vos ouvrages que je n'avais pas sous la
main. Mon élève et ami José Maria Sbert a puisé dans sa bibliothèque
pour me procurer cette moitié de votre oeuvre - des volumes qu'il
avait abondamment annotés, sans craindre d'en souligner des paragraphes
entiers. Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j'ai été confondu
par la nouveauté et la vivacité avec lesquelles, au long des années,
vous ne cessez de reprendre vos intuitions fondamentales des premiers
temps en les clarifiant toujours davantage. Votre ténacité, votre
humilité et votre magnanimité devant la critique font de vous un
modèle qu'il faut saluer. La présente réunion académique à Bordeaux
nous fournit une possibilité unique de reconnaître l'unité de votre
pensée. Les uns vous ont lu comme un grand interprète de la Bible,
les autres, comme un philosophe de la technologie. Mais peu ont
vu en vous l'homme qui provoque simultanément la réflexion du philosophe
et celle du croyant. Du philosophe de la technologie, vous attendez
qu'il étudie un phénomène patent, observable, en ayant conscience
que celui-ci est trop terrible pour être saisi par la seule raison.
Et vous amenez le croyant à approfondir sa foi biblique et son espérance
eschatologique face à "deux questions profondément troublantes",
revêtant toutes deux un caractère d'"extrême étrangeté historique":
- La première, c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne
et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d'une
autre société, quelle qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité
de voir que cette "extravagance historique" est l'aboutissement
d'une subversion de l'évangile par sa mutation en cette idéologie
fondamentale appelée christianisme. Votre oeuvre, de vos premiers
essais sur l'histoire des institutions et de la propagande jusqu'aux
ouvrages d'exégèse si poétiques qui la couronnent, m'a convaincu
de ceci: le caractère unique de l'âge dans lequel nous vivons ne
peut être saisi rationnellement si l'on ne comprend pas qu'il est
le résultat d'une corruptio optimi quae est pessima. C'est
pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain
vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes:
"Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation,
à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que
nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à
la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul".
Il n'est pas possible d'expliquer ce régime si l'on ne le comprend
pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits
principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d'évoquer.
Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup
sont incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le droit
fil d'une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée
en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne
peut analyser correctement ce "régime de la technique" au moyen
des concepts courants qui suffisent à l'étude des sociétés anciennes.
Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour
discuter l'hexis (l'état) et la praxis de notre époque
qui vit sous l'égide de la technique. De façon directe et éclairante,
vous nous avez mis face à ce triple aspect de l'"extravagance historique
tout à fait singulière". Quel que soit le vocable dont on la recouvre
- la culture, la société, le monde -, notre condition humaine actuelle
est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs
sont des perversions. Alors qu'ils doivent leur existence à la Révélation,
ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des
dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d'étrangeté
historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique
ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever
des questions éthiques.
Manifestement, le terme moral de "mal" n'est pas applicable à
des événements documentés tels que la Shoah, Hiroshima ou les essais
actuels de reproduction artificielle d'humains-types. Ces entreprises
répugnantes, abominables, horrifiantes, il n'est pas admissible
d'en débattre. Ce serait les juger dignes de discussion. Toute enquête
là-dessus, quant au faisable ou à l'infaisable, au juste ou à l'injuste,
au bien ou au mal, banalise le statut de l'horreur indicible.Ce
sont là des exemples extrêmes. Ils le sont à tel point qu'ils découragent
la réflexion.
Partant de vos observations pénétrantes, Monsieur Ellul, j'ai
tenté de faire ressortir que des perversions semblables, propres
au milieu technique, dominent notre vie quotidienne. Le monde est
devenu inaccessible si l'accès signifie le résultat d'une action
pédestre: le transport monopolise tellement la locomotion que les
pieds, qui sont un outil naturel de l'être humain, sont désormais
quasiment privés de la plupart de leurs fonctions. Parmi des centaines
d'exemples triviaux de "l'humiliation par la technique", j'en citerai
un, que je trouve plaisant. L'église dans laquelle je plonge mes
racines dénonce bien haut les préservatifs qui frustrent la fonction
naturelle d'un organe, mais Elle n'envisagerait jamais d'étudier
l'analogie entre les préservatifs et les pneus! En employant votre
concept de "la technique", la doctrine de l'église sur la contraception
aurait pu devenir l'adjuration à résister à Moloch, et ce jusqu'au
martyre. Une philosophie triviale de la technologie a transformé
cette possibilité d'un appel prophétique venant du coeur même de
l'église en une disputaillerie scolastique.
Comme vous l'avez souvent fait ressortir, si la subversion est
incompréhensible, la cécité générale à son égard ne l'est pas moins.
Toutes ces horreurs-là dérivent leur statut ontologique du fait
qu'elles sont exactement des subversions de ce que vous appelez
X et que moi - confiant dans votre patience - j'appellerai la Grâce
divine.
Lorsque, voici un demi-siècle, vous publiiez vos analyses prophétiques,
il était tout à fait évident que l'intégration rationnelle d'Ellul
"le calviniste" et Ellul le sociologue dépassait la compréhension
de la plupart de vos confrères. Mais au moins beaucoup comprennent-ils
maintenant que votre profond enracinement dans la foi vous permet
d'affronter des ténèbres sur lesquelles ceux qui sont mal affermis
préfèrent glisser. Déjà dans votre étude sur la propagande, vous
nous faisiez voir que les hommes modernes sont tellement terrorisés
par le réel qu'ils se livrent à d'atroces débauches d'images et
de représentations afin de ne pas le voir. Ils emploient les médias
pour simuler un pseudo-monde encore plus sombre afin de s'en faire
un voile protecteur contre les ténèbres dans lesquelles ils doivent
vivre. Depuis lors, cette absence de réalité est devenue encore
plus hébétante. L'obscurité engendrée par les médias a été bien
étudiée par Didier Piveteau, mon ami qui se proclamait votre élève.
De plus en plus, les gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils
se sentent englués dans une horreur indicible sans parvenir à se
réveiller devant la réalité. Comme dans un cauchemar, l'horreur
transcende le dicible. Votre reconnaissance du statut ontologique
de la technique "englobante" vous a fait prévoir dans les années
cinquante ce qui est aujourd'hui palpable et irrémédiable. Tout
cela est implicite dans votre analyse de la technique. Devant cette
assemblée, composée de lecteurs attentifs d'Ellul, et à l'issue
de deux jours d'échanges intenses, il serait absurde d'élucider
cette notion qui est originale et capitale dans votre oeuvre. Je
préfère évoquer quelques circonstances dans lesquelles cette notion
a fourni une aide décisive à l'un de ses lecteurs - et, s'il m'accepte
comme tel, de ses élèves.
La Société technologique "La technique" est entrée dans mon existence
en 1965 à Santa Barbara, le jour où, chez Robert Hutchins, John
Wilkinson m'a donné un exemplaire de Technological Society,
qu'il venait de traduire sur la recommandation pressante d'Aldous
Huxley. Depuis lors, les questions soulevées par votre concept de
"la technique" ont constamment réorienté l'examen de mon rapport
aux objets et aux êtres. J'ai adopté cette notion ellulienne parce
qu'elle éclaire une mutation de l'esprit: c'est une notion qui permet
de cerner, entre l'éducation, les transports, les activités médicales
et scientifiques modernes, le seuil auquel ces entreprises absorbent,
conceptuellement et physiologiquement, le client dans l'outil; le
seuil auquel les produits de consommation se muent en produits qui,
eux-mêmes, consomment; le seuil auquel le milieu technique transforme
en chiffres ceux qui y baignent; le seuil auquel la technique se
transforme manifestement en Moloch. Pendant dix bonnes années après
ma rencontre avec vous, Monsieur Ellul, j'ai concentré mon étude
principalement sur ce que "la technique" opérait: ce qu'elle faisait
à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures et aux
religions. J'ai étudié le caractère symbolique ou, si vous préférez,
"perversement sacramentel" des institutions pourvoyeuses d'éducation,
de transport, de logement, de soins de santé ou d'emploi. Je ne
le regrette pas. Les conséquences sociales de la domination par
le moyen de "la technique", qui rend les institutions contre-productives,
doivent être comprises pour en mesurer les effets sur l'hexis
(l'état) et la praxis qui définissent l'expérience de la
modernité. Il faut regarder leur horreur, en dépit de la certitude
qu'elle dépasse nos sens.
J'ai donc successivement analysé les fonctions latentes du transport
accéléré, de la communication canalisée, de la gestion éducative
prolongée, du garage humain. Je suis resté époustouflé par leur
pouvoir symbolique. Cela m'a apporté la preuve empirique que la
catégorie ellulienne de "la technique", que j'avais originellement
employée comme un outil analytique, définissait une réalité engendrée
par la poursuite d'une "idéologie de dérivation chrétienne". Dans
la recherche de la fonction symbolique de la technique en notre
temps, l'analyse d'Ellul, une fois encore, recelait des observations
éclairantes. Je songe ici particulièrement à ses réflexions sur
la magie et la religion. Parmi les penseurs modernes, Jacques Ellul
fait toujours partie de cette mince avant-garde qui comprend que
la vieille catégorie de la religion ne coïncide pas avec le domaine
du sacré.
Historiquement, la place du sacrum dans la société moderne est
occupée par une entité étrangement exceptionnelle: les oeuvres de
la main de l'homme sont devenues les moyens qui pourvoient effectivement
à sa nourriture, sa mobilité, ses souvenirs et même ses sensations.
Pour comprendre la société, les effets de "la technique" sur ma
chair et mes sens me sont apparus plus importants à étudier que
ses faits et méfaits actuels et futurs. Ainsi en suis-je venu à
explorer le pouvoir de séduction que 'imprégnation du milieu par
"la technique" exerce sur mon mode de perception. Et de fait, pas
une année n'est passée, durant un quart de siècle après que Wilkinson
m'eut donné votre livre, Monsieur Ellul, sans que je décèle une
propension encore inaperçue à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch.
L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors-jeu
les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche
de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans
ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui
humilie, et puis remplace la perception. Nous nous livrons à d'atroces
débauches de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier
notre sens de la réalité perdue.
Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher,
et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des
actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les certitudes
bibliques mais aussi les certitudes médiévales et classiques sur
les perceptions sensibles qui ont été à tel point subverties que
l'exégèse des textes anciens doit surmonter des obstacles conceptuels
mais également physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un
exemple, certes extrême. S'arracher l'oeil quand l'oeil est scandalisé
est un mandat évangélique. C'était un acte qui inspirait toujours
l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard
sous lequel les yeux émettaient un cône visuel qui, comme un organe
lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés
n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne "voyons"
plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis
par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons
aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement,
par analogie avec les cassettes vidéo. Ces yeux qui n'embrassent
plus la réalité ne valent guère d'être arrachés. Ces yeux iconophages
ne servent: - ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique; -
ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel;
- ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurais me retrouver,
qui est la pupille de l'autre.
La subversion de la parole par l'oeil conquérant a une longue
histoire qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde
du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme
d'un remplacement du livre écrit pour l'écoute par le texte qui
s'adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des
priorités sensorielles s'effectuait la séparation entre la chapelle,
lieu de la lecture spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique
- une séparation qui marquait la fin d'un millénaire de lectio
divina. L'éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de
cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu
d'étude, apparut la première - à ma connaissance - institution d'études
supérieures, l'Université, dans laquelle la culture de la pensée
abstraite éclipse totalement la culture des sens. Ce n'était point
tant la disjonction entre fides quaerens intellectum (la
théologie) et intellectus quaerens fidem (la philosophie)
qu'entre l'ascétisme et l'analyse logique qui a permis l'essor d'une
civilisation dans laquelle, Monsieur Ellul, vous eûtes tant de difficulté
à vous faire entendre. De celui qui suit le sillon que vous tracez,
vous attendez - comme vous venez de nous le dire - une profession
de vertu, qui lui donne la volonté et la capacité de poursuivre
l'analyse de la réalité dans des conditions que vous venez de dire
"désespérées", et qui lui font âprement ressentir son impuissance.
Je suis profondément convaincu que le réalisme lucide et désabusé
auquel vous nous conviez n'est possible que pour ceux qui, en cultivant
l'amitié, trouvent la force de manier l'humour. Ce n'est que dans
l'humour du Sauveur, souvent évoqué par vous, que nous pourrons
tenir bon devant Moloch sous le manteau de Belzébuth, devant le
monstre du milieu technologique qui nous consume, ce Seigneur des
mouches que nous chassons lorsqu'il s'interpose entre vous et moi.
Voilà pourquoi il m'apparaît que nous ne pourrons nous soustraire
à la reconquête disciplinée (ce qu'on appelait l'ascèse) de la pratique
sensuelle dans une société de mirages technogènes. La préservation
des sens, cette promptitude à l'obéissance, ce regard chaste que
la règle de saint Benoît oppose à la cupiditas oculorum,
me semble la condition fondamentale du renoncement à la technique
tant que celle-ci opposera un obstacle définitif à l'amitié.
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