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L’ensemble des choses contre la norme technique : regards historiques sur la technologie actuelle
Le bluff technologique de Jacques Ellul
Compte rendu


Origine : Le bluff technologique
http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES2/ellul.htm

L’ensemble des choses contre la norme technique : regards historiques sur la technologie actuelle

Le bluff technologique

Jacques Ellul. Paris : Hachette, 1988, 479 p.

« Il est encore dans la technique mais plus assez pour y croire. Pour être technicien, il faut rester le nez dedans parce dès qu’on met un pied dehors, on est foutu. »
Laurent Gauthier, Notices, manuels techniques et modes d’emplois, Gallimard, 1998 (roman).

« (...) l’informatique, au lieu de permettre une domination sur le système technicien, est entrée dans ce système, en a adopté tous les caractères et n’a fait qu’en renforcer la puissance et l’incohérence des effets. Actuellement, j’estime que la partie est perdue (...) Une fois de plus, la « force des choses » l’a emporté sur la libre décision de l’homme. »
Ellul, 1988, p. 128

Ce livre, malgré son titre accrocheur, est loin d’être une simple plaquette d’opinion « contre la technologie ». Pour ceux qui ne connaissent pas encore la somme magnifique des réflexions d’Ellul (nous sommes malheureusement trop nombreux dans cette situation), voilà une lecture essentielle, un contact de base avec un penseur que tout étudiant, où qu’il soit, devrait lire. Avec Mumford et Marcuse, Ellul nous donne une formation fondamentale sur la technologie et la société technologique.

Le présent ouvrage approfondit et précise la réflexion de l’auteur sur une question d’ensemble qui, chez lui, touche plus à la culture qu’à la technique comme telle. La trivialisation de la culture par la technique érigée en système représente en fait son grand sujet. Le bluff technologique termine une trilogie commencée en 1954 avec La technique ou l’enjeu du siècle, qui étudiait déjà les mutations de société produites part la technique. Trilogie prolongée en 1977 par Le système technicien, qui appliquait la méthode des systèmes à l’analyse de la technique elle-même. Œuvre monumentale et capitale, la contribution d’Ellul a été marginalisée, dans les études universitaires et les analyses savantes, et pour cause : elle ne cesse de dénoncer les mythologies qui font la fortune des discours professionnels et académiques. « On préférait le langage berceur de la publicité selon lequel la technique est productrice de liberté » (p. 9).

On a généralement considéré les livres d’Ellul comme de « paisibles études d’un intellectuel un peu déphasé (...) ». «  La superficialité, la légèreté de lecture que j’ai constatées chez la plupart des lecteurs ayant parcouru mes livres  » le frappent (p. 10). Comme quoi il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dix ans plus tard, en plein essor de connexion universelle à l’information... On lit mal, et on écrit mal également : le mot français « technologie » n’a rien à voir avec l’usage américain qu’on fait servilement du mot, souligne Ellul (p. 12) : « cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une technique, parler de technologies informatiques pour désigner les emplois des techniques informatiques (...) c’est une imbécillité. Je sais que ma protestation est vaine en face de l’usage établi par une irréflexion généralisée, une ignorance collective, mais je tiens à justifier mon titre ! » (lequel n’est pas Le bluff technicien). « Technologie », du grec « technè » et « logos », discours sur la technique. Toute technologie est philosophie. « La technologie constitue une branche de la philosophie morale, et non pas de la science », disait Paul Goodman. (1). Lorsque Eiseinhower a dénoncé l’importance démesurée du complexe militaro-industriel américain en 1960, on s’est immédiatement et comme naturellement demandé : Mais Ike est-il contre la Science ? Autre imbécillité ordinaire.

Ce livre est si plein de bon sens et de clarté qu’on se demande pourquoi on n’a jamais lu ni entendu parler de tous ses propos. Pourquoi ne voit-on pas nulle part des idées aussi élémentaires (attention, pas simplistes) et lumineuses ?

Ce qu’il y a de proprement révolutionnaire chez lui, c’est qu’il nous dit que penser la technologie, ce n’est pas seulement penser son usage et ses fins, mais c’est aussi penser sa logique, son pourquoi, et éventuellement la freiner dans son développement et sa mise en application. On n’a pas voulu d’un tel message.

Il faut dire qu’Ellul a aussi beaucoup traité de religion et d’éthique dans ses quelque 40 ouvrages et 300 articles de revue publiés à ce jour. C’est pourquoi la force de caractère et la puissance intellectuelle de sa production sont incroyablement importantes pour nous aujourd’hui. On fera donc ici un résumé du livre qui essaiera de rendre justice à cette pensée riche et complexe. La table des matières se lit d’ailleurs comme une amorce presque littéraire de l’ouvrage, lequel est illustré de nombreux exemples concrets. En outre, la bibliographie est exceptionnelle ; on y trouvera de quoi méditer en profondeur avec de nombreux documents touchant aux manifestations de la technologie sous toutes ses formes. Le point de vue historique y est privilégié.

Qu’est-ce que la technologie ?

Thème philosophique de pensée de premier plan depuis Heidegger et Habermas, la technique s’est mutée en technologie, en discours, en communication et finalement en information. Tout ce qu’a prévu Ellul il y a 40 ans s’est confirmé à son sujet, comme à d’autres aussi (Chine et ex-URSS, entre autres). « (...) la technique apporte des produits extrêmement satisfaisants, ce que je n’ai jamais nié » (p. 9). D’être « opposé » à la technique « est aussi absurde que de dire qu’on est opposé à une avalanche de neige, ou à un cancer. C’est enfantin de dire qu’on est <contre la technique> ! » (p. 9). Les critiques d’Ellul n’ont cité que des parties de ses démonstrations, par exemple celles sur les effets positifs de certaines techniques. On a surtout oublié de le lire comme on devrait lire tout texte, critique ou pas, c’est-à-dire de façon symbolique, en allant chercher la substance symbolique du texte. Chez Ellul comme chez tous les penseurs quelque peu exigeants, cet aspect constitue l’essentiel : le second degré des choses. On est incapable de saisir cette lecture, et on croit résoudre la question, fermer les débats, en concluant « contre la technique ». L’Homme, comme le lecteur, est un être symbolique, qui essaie de voir au-delà de la réalité immédiate.

Donc, définir la technologie, c’est la dépasser dans ses manifestations concrètes. La technique préexiste à la technologie, qui elle relève davantage d’un discours et d’une manifestation idéologique. La technique est porteuse de changement à la seule condition de s’accompagner de changements structuraux dans la société et son organisation socio-politique. Ellul rêve d’une autre évolution possible. À partir de 1978, ses projets d’écriture du Bluff ne cessent d’échouer : Ellul est dépassé par l’évolution de l’informatique, et d’autres exposent avant lui ses propres pensées dans leurs livres. « Pourtant, j’avais quand même l’impression que j’avais quelque chose à dire, différent des autres » (p. 11).

Une hypothèse de base, énoncée dès 1978, semble gouverner le livre : l’informatique sert à résoudre les dysfonctionnements de la technique, du système technicien. Elle met de l’« intelligence » dans un système mécanique et automatique. C’est à partir de là qu’on doit comprendre la technique et ses impacts. La micro-informatique, en réduisant l’échelle du développement de l’informatique, produit un nouveau modèle de société, la société en réseau, et un discours social centré sur l’information et l’espace. La technologie est une expérimentation sociale continue : elle peut aller jusqu’à la formation des habitudes, des pensées, voire des actions mêmes de l’Homme.

La trilogie « Enjeu- Défi-Pari » fait alors son entrée. Elle moule le corps social, qui refuse la possibilité de l’erreur. La technologie est un jeu : quelle est notre mise ? Les règles sont celles de l’informatique, que l’on ne choisit pas, contrairement aux technologies précédentes, train, auto, avion, où un choix existe encore. L’informatique est un véhicule souverain, qui signifie croissance, bonheur et richesse. « Le Tiers-Monde pourra enfin « décoller », prendre enfin le bon chemin le la croissance à l’occidentale » (p. 27).

Cependant, une constante immobile demeure : le progrès technologique ne porte que sur lui-même. Il est le progrès du Progrès. « Les innovations ne changent rien au système technicien antérieur » (p. 32). Mais l’innovation centrale est celle qui consiste à ne plus résoudre les conflits directement, et de contraindre l’économie ou la politique au cadre technique qui forme la technologie. « Car présenter à l’Homme l’image d’un mutant, d’un Kybert, le fait inévitablement réagir. C’est la banalité du quotidien qui le rassure. Et le génie technicien (non pas des techniciens !) est précisément de produire la banalité la plus rassurante et la plus innocente. C’est exactement cela que nous étudierons sous le nom de bluff technologique » (p. 35).

Cet « encerclement par l’évidence » de la technologie favorise ceux à qui il rapporte le plus, soit les technocrates, qui n’exercent pas encore directement le pouvoir politique, mais qui imposent une dictature de la technologie pour gérer la société. Intellectuels néo-libéraux actuels, administrateurs, économistes, universitaires établis, journalistes tout aussi établis, sondeurs, publicistes, en font partie. Ils proposent tous une logique technicienne, et se font les promoteurs de la société du savoir... Cette nouvelle aristocratie possède des habiletés techniques qui s’appliquent partout et « leur permettent d’exercer la totalité des pouvoirs. Ils se situent tous au point crucial de chaque organisme de gestion et de décision. C’est d’eux, et d’eux seuls, que dépendent les armements, l’exploration de l’espace, la multiplicité des remèdes, la communication et les informations (...) » (p. 43). C’est bien là une aristocratie parente avec les anciennes, qui méprise tout ce qui n’est pas d’elle et qui a « [une] extraordinaire ignorance du reste du monde et des autres milieux » (p. 45). Elle a une totale indifférence à la morale, à l’éthique, au culturel (2). Leur liberté, c’est celle de la seule technologie, qui, se confondant graduellement avec le corps social, devient une liberté collective (la facette dominante de l’« intelligence collective »).

Vivre avec la technique

Le progrès technique est ambivalent. « Le plus souvent, on ajoute paisiblement que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin (...) Cette comparaison est absurde, et la technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages » (p. 53). La question des usages est un problème moral, qui n’a rien avec l’analyse de la technique, avec son essence. « Le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre (...) il est impossible de dissocier les facteurs [qui composent la technique] de façon à obtenir une technique purement bonne » (p.55). Dans l’usage de la technique, « nous sommes modifiés à notre tour » (idem), nous « sommes adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la technique grâce aux moyens psychologiques d’adaptation » (idem). Nous voilà d’ores et déjà très près des NTI et du cyberespace...

Ellul nous propose donc une approche des composantes interactives du problème technique, qui ne repose pas sur une idéalisation des choses ou des effets. Il pointe l’opinion de François de Closets, vulgarisateur scientifique connu, selon laquelle c’est un manque d’organisation qui rend la technologie « mauvaise ». Ellul renvoie donc à d’autres spécialistes, ceux de l’organisation. « Il [de Closets] n’a pas vu que l’organisation est une technique qu’il faut insérer dans le système technicien. Elle n’est en rien la contrepartie » (p. 55). « L’autre notion à rejeter est celle, très à la mode, d’ »effet pervers ». Ce mot a une connotation morale qu’il faut rejeter ici » (p. 57).

Quatre grands postulats ponctuent la première analyse d’Ellul :

  1. Tout progrès technique se paie, par la pollution, la congestion, le stress social et individuel, la destruction, la laideur, la sur-consommation, etc. La nature devient un lieu de loisir aménagé et un jardin de repos pour le citadin, enfermé et immobilisé dans des bureaux au décor aseptisé, mais où l’air est loin de l’être... Les vacances sont devenues obligatoires dans le Sud l’hiver. On gagne en liberté apparente à ce jeu, mais on s’adapte à la machine et on paie en contraintes de fonctionnement (3).

  2. Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles qu’il n’en résout effectivement. Atteinte à la vie privée, pouvoir secret, excessif, centralisation, complexité croissante... « On continue à obéir à la règle technique du primat des moyens. On accepte la croissance des problèmes » (p. 67). La société technicienne ne s’interroge jamais sur ses finalités. Elle ne sait pas où elle va. Elle répond à un certain nombre de problèmes particuliers, non urgents, en créant le plus souvent des besoins artificiels, et a comme objectif la création d’un bonheur matériel. Mais un problème nouveau correspond à celui qui est résolu matériellement (l’effet de serre, par exemple, comme résultante des problèmes de transport et de consommation mondiale de biens et d’énergie. L’effet de serre est désormais le problème technique par excellence, si l’on peut dire, qui va peut-être exiger qu’on retourne la technologie contre elle-même, qu’on la freine - chose impensable en ses propres termes).

  3. Les effets néfastes sont inséparables des effets positifs. Rythmes et complexités croissent avec la « croissance ». « Les travaux simples et lents n’existent plus dans notre monde » (p. 79). À part le folklore du vin ou de l’artisanat, qui sont d’ailleurs de plus en plus essentiels à la société technicienne.

  4. Les effets imprévisibles deviennent toujours plus sérieux. « L’obsession de l’efficacité conduit à prendre des risques toujours plus graves en espérant y échapper » (p. 85). La bio-technologie en est un exemple en cette fin de siècle ; combinée à la nanotechnologie, elle peut donner prise aux pires manipulations, mais qui sont en même temps très logiques.

Vivre dans un système technicien

En somme, « nous refusons de voir ce qu’est réellement le progrès technique. Nous refusons de voir quelles sont ses conséquences réelles. Nous refusons de payer le prix exigé par la technique et lorsqu’on le montre, on parle de pessimisme » (p. 95). « Toute croissance technicienne augmentant infiniment le risque hypothétique mais absolu me paraît strictement condamnable » (p. 96). Le contrôle en réseau, la prolifération nucléaire ou le génie génétique pourraient être des exemples contemporains ce cette affirmation.

« Les intérêts engagés dans les opérations techniques ont une telle importance, que toutes les prises de conscience sont vaines et considérées comme le fait d’esprits rétrogrades » (p. 99). À propos de l’imprévisibilité, Ellul fait une remarque précieuse portant sur l’information : «  L’intégration informationnelle n’est plus possible (…) L’ignorance devient chronique (…) À la limite, cela supposerait que l’homme soit exclu : l’ordinateur parle à l’ordinateur, car eux seuls peuvent tout enregistrer (…) L’ »intégration informationnelle »  signifie que chacun n’est au courant que d’une petite parcelle des données touchant à l’outil dont il fait partie, mais la sommation ne peut se faire dans aucun cerveau ni conseil humain. Autrement dit, l’ignorance chronique des décideurs en tous domaines ne tient pas à l’absence de données ou à la difficulté d’accès, elle tient à la disproportion entre la finitude de nos capacités mentales et la démesure des contextes que nous prétendons pouvoir assumer quotidiennement! » (pp. 115-116). L’information serait-elle une perdition calculée dans un déluge informationnel contemporain ?

Le thème de l’imprévisibilité conduit Ellul à celui du temps : «  (…) ce qu’il faut faire dans une société technicienne moderne, c’est intégrer le temps passé et futur dans le présent seul réel (…) La programmation en fonction de la technique est infiniment plus large que la planification car tout élément, y compris le vivant, se trouve pris dans cette programmation (…) Le temps réel, en quoi fonctionne maintenant l’ordinateur, est un temps bouclé à l’avance, écrasé dans l’instantané. Il s’agit constamment de chasser les temps morts, de resserrer les délais, d’augmenter les cadences » (pp. 120-121). Finie la durée et la permanence des objets : « les produits de la technique sont incapables de s’insérer dans les rythmes propres à l’homme, au monde naturel et à sa possibilité d’avenir » (p. 122) (4). Ce progrès « surexponentiel » que nous donne la technologie ne peut que conduire à « des désordres psychiques s’inscrivant dans la désagrégation des sociétés » (p. 122). Alors que les chantres comme Albert Ducrocq ou Joël de Rosnay entretiennent l’ignorance des risques liés à la technologie, et alors que le citoyen accepte les risques mal connus en compensation des plaisirs dispensés par la société technicienne, l’expert continue à produire son savoir en vase clos et en circuit fermé, « toujours en marge du monde du risque » (p. 123). L’expert concluera à l’« accident de parcours », à la « major malfunction », comme le disait le commentaire technique du speaker en direct lors de l’explosion de la navette Challenger en 1986. Cet accident n’est pas que technologique, au sens strict d’appareillage physique, on le sait bien aujourd’hui; il a impliqué une série de responsables et de décisions dans des contextes de forte compétitivité et de rentabilité reliés à la recherche et à la technoscience. « Personne ne veut accepter cette idée que la technique nous a effectivement placés au milieu de centaines de volcans » (p. 123). En fait, l’information sur les risques est ultra-secrète, dans tous les domaines technologiques. L’information sur la sécurité aérienne, par exemple, et sur les risques qui découlent du surtemps exigé des travailleurs au contrôle (a fortiori dans un contexte de dérégulation du trafic et de privatisation des aéroports) est littéralement dissimulée au grand public, et il faut un cri d’alarme de l’OACI pour nous éveiller aux risques réels, que cette dernière projette pour le prochain siècle : un écrasement toutes les semaines si les conditions actuelles persistent... La complexité technicienne, qui est aussi et de plus en plus celle de la gestion et de l’organisation technocratique technicienne, risque, sans contrôle ou contrainte, de prendre le visage de l’horreur normalisée.

Dans un troisième chapitre, Ellul examine l’autorégulation du système technicien, par ses relations avec le politique, la science et l’économie. Deux rétro-actions, l’une positive, l’autre négative, échappent complètement à la liberté humaine. «  Les hommes ne sont plus que des intermédiaires et des vecteurs » (p. 129). (Étrange ressemblance de cette conception de subordonné avec celle de la pensée unique néo-libérale de la décennie 90, économique et gestionnaire, qui est au fond la réalisation dans le domaine des idées du système technicien). Ellul donne en exemple la fragilité des grandes organisations, où l’erreur minime est amplifiée jusqu’à la catastrophe.

Ellul analyse ensuite les contradictions internes du système : puissance et vulnérabilité, rareté et sophistication, intérêt général et chantage social.

Culture informationnelle et technicienne

Une seconde partie décortique le discours technicien, qui est un discours humaniste et culturel. Discours de la nouvelle chance, de la réalisation de l’Homme, car jusqu’ici, l’Homme n’a pas été tout à fait un Homme. On est très loin du supplément d’âme de Bergson (pp. 157-160). L’Homme technicien est le seul modèle de civilisation. Avant lui, rien n’existe qui vaille la peine d’un intérêt intellectuel ou fonctionnel quelconque (exit l’Histoire). C’est le discours stalinien du « capital le plus précieux » qu’est l’ouvrier, réintroduit par nos technocrates et infocrates pour gommer la réalité brute des rapports entre réalité et croissance technologique (p. 163). C’est enfin un discours culturel centré sur trois aspects :

  1. Acquisition des connaissances technologiques (l’Histoire devient Histoire des techniques)

  2. Adaptation des jeunes au milieu technicien (technicisation de l’enseignement, « qui implique une culture de l’intelligence pratique et non pas réflexive ou critique », p. 169).

  3. Création d’une disposition psychique favorable

« Après tout, la culture n’était-elle pas une transmission et une organisation de l’information, et puisque dans ce domaine, et puisque dans ce domaine tout devient nouveau, ne faut-il pas changer de culture? Tâche éblouissante! » (p. 166). Le mythe de la technologie qui nous redonne l’accès au Savoir, qui nous connecte en temps réel au reste du monde (donc, qui nous épanouit par le fait même). Si nous échouons à nous insérer dans le réseau technicien, nous en serons les esclaves, nous dit le discours technicien (…). Il ne faut pas rater le virage technologique (refrain plus connu). Ces mises en garde élégantes cachent une culture forcée à la technologie. On veut substituer la domination du technique à son intégration. Ellul est convaincu que la culture technicienne elle-même est impossible, car culture et technoscience s’opposent. « Tout langage, pour la technique, est qu’on le veuille ou non algébrique » (p. 177).

Les idéologues de la technique ne peuvent non seulement penser la société qu’ils prétendent renouveler, mais ils sont incapables de penser leur technique elle-même (p. 179, d’après une remarque d’Edgar Morin). Les scientifiques ont toujours été incapables de le faire pour leur science d’ailleurs, sauf de rares exceptions, comme Einstein ou Oppenheimer, ou le biologiste Jacques Testard dans les années 80. On nagerait donc en pleine nullité philosophique. Beau rappel essentiel : « La culture est nécessairement humaniste, ou elle n’existe pas » (p. 182).

Un effort pour maîtriser la technique serait un effort pour maîtriser la rationalité de puissance (Dominique Janicaud reprendra d’ailleurs ce thème) : qui pourra jamais y parvenir? Il faudrait savoir où on va avec la Technologie pour pouvoir la maîtriser. (p. 192). « Le scientifique ne supporte pas le jugement philosophique, théologique ou éthique » (p. 225).

Depuis la crise de 1974-1975, la Science est redevenue une idéologie triomphaliste. Lui ont ensuite succédé la Communication, puis l’Information et le Réseau. Tous sont des modèles scientifiques du système économique et social. Pour que ces idéologies existent et se propagent, il faut des experts et leur technoculture. Ces experts, malgré leurs bonnes intentions et leurs compétences, ont un rapport ambigu au politique et envers le public. Résultat : seule leur Foi fait office de vérité. Et sans compter qu’un expert peut si facilement en contredire un autre…

La rationalité et le sens commun

Troisième partie du livre : le triomphe de l’absurde. La rationalité technicienne n’a rien à voir avec la raison et le bon sens. La Technologie s’accompagne d’un doux délire « soft », qui n’est pas sans rapport avec la philosophie de l’absurde française (Sartre et Camus), en ce sens que l’absurdité technicienne (surtout informatique) caractérise le développement actuel de la technologie (dix ans après la parution du Bluff, c’est encore plus vrai). Absurdité culturelle, économique, épistémologique. De nombreux exemples de réflexion et des éléments concrets de réflexion ponctuent la démonstration de l’auteur, entre autres une allusion amusante au Télétel, ancêtre du Minitel (p. 247).

« L’important, à partir du moment où il y a création d’un produit technique avancé, c’est d’obliger le consommateur à l’utiliser, même s’il n’y trouve aucun intérêt. Le progrès technique le commande » (idem). L’habitude acquise devient besoin naturel, comme pour n’importe quel produit de consommation. Il faut toujours davantage d’absurdité pour surclasser le concurrent et rester compétitifs. Dans le domaine de la téléphonie sans fil, par exemple, on est rendu au cellulaire boursier, qui vous permet de spéculer en tout endroit, durant vos moments libres. Le primat de l’innovation technique est à proprement parler absurde pour ce qui est du développement d’une société. Cette innovation n’est au fond qu’un mécanisme technicien, qui sert à régler (à courte vue) les crises du système. Ellul rappelle qu’en 1930, l’automobile a permis au capitalisme américain de sortir de la crise en stimulant la consommation, tout comme le micro-ordinateur a aidé à émerger de celle des années 80, et que le réseau Internet est en train de façonner la nouvelle économie de demain. Le discours économique actuel est explicite là-dessus : les cycles de Kondratieff, rappelle Ellul, visent la stimulation de la consommation au lieu de sa redéfinition dans une optique de partage et de justice (5).

« Nous ne sommes nullement dans une  »impasse » économique, mais dans un désordre généralisé » (p. 256). Les technocrates qui nous vendent l’avenir radieux de la technologie nous sortent « tout à fait de la réflexion raisonnable » (idem). L’absurde se caractérise précisément par l’immédiateté, l’évidence et l’action hypnotique (p. 258). Ce sont les trois fondements pratiques de tout système technicien. Le système des NTI en a plus besoin que tous les autres qui l’ont précédé, ajouterions-nous ici.

Toujours plus vite : même logique pour l’automobile, pour la communication, pour l’accès à l’information, pour la consommation, pour la vie quotidienne. « La vitesse est une violence active » (p. 318, citation qu’Ellul tire du Monde, dans un article intitulé « Automobile et vitesse », 23 juin 1985). On rejoint alors les thèmes chers à Paul Virilio, que ce dernier développera brillamment et dont la lecture complète fort pertinemment celle d’Ellul.

La « culture technique » est incapable par principe de concevoir les problèmes d’ensemble et de réfléchir sur elle-même, de se penser elle-même«  (p. 266). Dans sa déraison constitutive, elle vise à tout normaliser (la norme est devenue de nos jours une mode d’entreprise : or, l’AFNOR, crée en 1918, est issue de la conscience d’avoir gagné la guerre grâce à la normalisation industrielle, précise Ellul (p. 267), d’après un discours donné par le président de l’organisme de normalisation internationale sur France Culture le 12 février 1975. « La pseudo-diversité de moyens, de médias, de création par ordinateur, etc., joue en réalité à l’intérieur d’une normalisation plus globale » (p. 268).

Technologie et économie

Avec la technologie, plus rien n’a de prix. Obsession du changement à tout prix, de la croissance à tout prix, de la récusation de tout jugement et de toute critique. La destruction du milieu à tout prix, la pollution à tout prix. Aussi, l’accès à tout prix : accès à une nature recomposée et « interprétée » (p. 276), accès à l’information électronique comme si celle-ci constituait le tout de la culture et de la connaissance... La médicalisation de la vie à tout prix, laquelle fait de l’information statistique le centre du soin médical (la complexité de gestion des soins l’emporte sur la prestation des services ; on investit par exemple au Québec dans la constitution de fichiers informatisés alors que les soins de base et la dotation de personnel sont à des niveaux minimaux, voire critiques dans plusieurs endroits).

On constate enfin que technique et économie politique se lient de plus en plus étroitement : la spéculation inflationniste a besoin de la technologie pour se réaliser. La couverture du risque provoqué par le changement technologique est devenue un système technicien à elle seule et met en jeu des fonds énormes, abstraits (pp. 295-300). Le gadget et le gaspillage, qui font l’objet de deux chapitres, complètent les exemples du coût socio-économique de la technologie.

C’est finalement la productivité qui est visée en tant que bluff. L’efficacité technique est essentielle à cette productivité. Le Rapport Salomon, de juin 1985, dénonçait la politique française de la technologie et de l’État industriel et entrepreneur qu’elle instaurait ; on l’a mis à l’index sans plus de discussion. Même pas présenté officiellement, il a été publié clandestinement (p. 363). De moyen, la productivité est devenue critère de jugement (p. 366). La productivité constitue de fait cet enjeu majeur d’une société de l’enjeu et du défi, productivité présentée de façon humanisée comme créatrice de richesses communes et d’emplois, sous le couvert de la compétitivité. Il reste que cette présentation de la productivité en cache tout de même le vrai sens, qui tient à sa place dans le système technicien. Comme telle, la productivité tend toujours à être fétichisée dans ce fonctionnement systémique. « Entre 1963 et 1983, le commerce international a vu son chiffre d’affaires multiplié par douze (p. 366). Quel chiffre pourrait-on mettre pour l’intervalle 1983-2003 ? Le niveau de vie réel (pas le pouvoir d’achat) a-t-il vraiment augmenté depuis ces dates ?

Le danger d’un telle situation, soutient Ellul, c’est que la stratégie du profit contrôle la science et la technique (p. 376). C’est la technoscience actuelle, où argent et connaissance se mélangent dans un composé de plus en plus néfaste.

La quatrième et dernière partie du livre est peut-être la plus captivante : elle traite de l’« homme fasciné », particulièrement chez l’intellectuel, le professionnel, le leader d’opinion, et les enseignants qui, comme les bibliothécaires et les spécialistes de l’information, voient dans la modernité technologique une revivification de leur identité professionnelle et de leur image (p. 384). Les responsables sociaux sont en général tous fascinés, et quand leur discours se veut critique, il ne fait que reproduire les effets pervers du système technicien et en renforce le mythe (Un exemple : les dénonciations des atteintes à la liberté d’expression sur Internet, suivant lesquelles on peut dire n’importe quoi publiquement sans aucune impunité ni responsabilité envers autrui, simplement parce que nous sommes en ligne ouverte et que tout doit circuler...).

Technique et information

Ellul consacre dans ces chapitres une étude à l’information, où il montre que sa représentation informatique moderne, suivant le schéma de la communication, produit un discours fétichiste de l’Information, sur le même modèle que celui de la Production. Ce discours produit logiquement la désinformation, une vision ponctuelle et désarticulée de la réalité. L’Information produit la non décision, la consommation obligée ; l’homme « ne s’informe pas, il est informé » (p. 391). La « nouvelle » a un caractère salvateur comme celui de l’innovation technique.

Quelques mots suivent sur la télévision et la télématique (avec des références au défunt Vidéotex, ancêtre de l’interface graphique), avec cet extrait franc et déjà « antique » du célèbre rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société (1978) : « La télématique ne véhicule pas un courant inerte, mais de l’information, c’est-à-dire du pouvoir » (p. 401). Ellul insiste sur le fait que les services offerts par la mise en réseau sont d’abord créés par lui. Il questionne les problèmes politiques, économiques et sociaux posés par le traitement de l’information. Au-delà de la commodité de l’usage, il y a le système signifiant de la télématique qu’il faut prendre en considération, et ses liens avec l’imaginaire, la magie, une narration de société.

La technique de l’information remodèle la société. C’est pourquoi on peut la saluer et l’exalter comme telle avec raison, mais on ne dit pas qu’elle est aussi douée d’effets irréversibles, qui défient par exemple le droit, puisque le marché doit correspondre à leurs attentes. Le droit n’a pas ce pouvoir, il doit se conformer à l’état de fait, tout comme le langage, voire les processus de pensée (p. 407). Or, les responsables disent, comme Gérard Théry dès 1982 au sujet du Télétel de Vélizy : Embarquons-nous, on verra bien après ce qui se passera (6). Comme si la société était un laboratoire avec instruments et éprouvettes que l’on conforme à notre conception de « scientifiques sociaux » (le « social scientist » de la science sociale américaine).

La technique secrète

« Le discours technologique est essentiellement le discours du mensonge », (p. 438), qui a pris le relais de la publicité classique. C’est un discours qui diffuse la publicité technique dans le corps social. Il est une « pub » permanente, du « hype » comme la qualifient les auteurs de CTheory. Il se retrouve aujourd’hui à son meilleur dans celui de l’Automobile et de la mobilité sous toutes ses formes : Ellul ne manque pas de souligner, comme le faisait aussi Ivan Illich en son temps, les coûts sociaux et économiques importants de la prééminence de l’automobile, Sans mot dire, l’on consent au sacrifice imposé, digne de celui des Aztèques qui immolaient des victimes à l’autel des Dieux. Car même limiter la technologie soulève son intolérable remise en question. « Si nous étions si peu conscients, si peu libres que ce soit, nous commencerions par mettre la voiture en question » (p. 440).

C’est une des grandes forces de ce livre que de mettre en rapport conscience et technique, et de nous faire prendre conscience du sens réel de la technologie. Les études les plus brillantes des années 90 doivent beaucoup à ce travail de pionnier. Bien que l’étude de la technologie se limite aujourd’hui à celle de l’informatique ou du réseau virtuel, il nous faut revenir à cette vision intégrante du tout technologique, pour se ressourcer et encore mieux penser cette dominante informationnelle de la technologie. Ellul n’hésite pas à parler de « terrorisme feutré » de la technologie (p. 449), terrorisme qui se répercute jusque dans nos contenus critiques qui doivent ruminer sans cesse sur l’univers des NTI parce que ces dernières ne cessent d’occuper l’espace de la connaissance. C’est le terrorisme de la société de l’avenir, et s’y opposer, c’est refuser le futur, aberration par excellence.

Nouvelle conception du Destin tel que l’entendait l’Antiquité ; « Si vous ne savez rien sur les risques, vous ne vous tracassez pas, et ça vaut mieux pour tout le monde. C’est la Santé mentale » (p. 472). L’accident du MD-11 de Swissair en septembre 1998 au large de la Nouvelle-Écosse, dans une nature idyllique, est une illustration forte et combien significative de ce secret nécessaire à la haute technologie. Un simple isolant, le Kapton, aurait provoqué un court-circuit fatal dans cette machine ultra-sophistiquée. Dans une même page de journal (Le Soleil, 10 septembre 1998, p. A14), deux experts se contredisent à son sujet, l’un disant que le matériau est couramment utilisé en aviation, et l’autre, un pilote de Swissair, disant qu’il n’est plus utilisé... « Chaque fois que vous montez à bord d’un avion isolé avec du Kapton, vous êtes à bord d’une bombe incendiaire susceptible de vous sauter dans les mains à tout instant », dira l’expert de Boeing (idem). La Marine américaine a interdit ce matériau depuis 11 ans, dit-il. Est-il cynique ou logique ? Mais non, c’est un expert de la technologie. La contradiction fait partie du système de pensée technicien. Elle est nécessaire à l’expérience. Elle érige l’indifférence en système. La haute technologie fait de l’ignorance des risques une condition de base de sa propagation. On apprend après l’écrasement du Boeing 747 de TWA au large de Long Island qu’un fil aurait pu, par son frottement dans un réservoir à carburant, provoquer une étincelle et faire exploser l’appareil ; des directives de vérification sont émises. Pourquoi et comment une telle conception technique a-t-elle été possible, malgré tous les tests sur banc d’essai ? Peut-être un tel risque a-t-il précisément été calculé comme risque statistique mineur, jusqu’à ce que la catastrophe se produise et oblige à une action réelle... L’entreprise de transport perd un appareil (assuré), et est assurée contre les réclamations des passagers puisqu’il est prouvé qu’elle n’est pas en cause dans un tel « dysfonctionnement ». Rien de machiavélique là, c’est une banalité technique, dans tous les sens du terme.

« J’ai entière confiance en cet appareil, mais il faut comprendre que c’est une machine », affirmera le pilote du même vol, le lendemain, à la télévision suisse qui l’accompagne de New York à Genève. « L’important, c’est de maintenir les mêmes routines », ajoute son co-pilote, qui marque dans le plan de vol numérisé l’endroit de l’incident, qu’il est en train de survoler.

La technique d’Ellul est de plus en plus forte pour l’Homme de plus en plus faible.

Il faut avant tout lire cet accident symboliquement, en ce qu’il nous transmet un message de la technologie : l’avion est disparu d’abord en tant que point sur un écran radar, en tant qu’information perdue dans le système de contrôle et de repérage aérien. Seule la boîte noire subsiste, qui contient le discours de la machine. Tout s’est passé dans la solitude collective de 229 personnes coupées du monde, dans la nuit, la non communication tragique, et scandaleuse. La désintégration totale des corps, qui frappe certes l’imagination, est non seulement répugnante physiquement et inquiétante pour notre croyance en une technologie radieuse : si rien ne peut jamais expliquer totalement cette catastrophe, faute d’indices réels, comment réinstaurer la sécurité du peuple des fidèles ? Concluera-t-on l’enquête, comme dans de nombreux cas similaires, par des hypothèses ou des recoupages d’indices et d’informations ? Toute technologie est porteuse d’une possibilité dysfonctionnelle, et plus cette technologie est avancée, plus le dysfonctionnement est catastrophique. Avec la haute technologie, le risque de la complexité est infiniment plus élevé que celui de la charrette, de la bicyclette, du téléphone. Malgré tous les contrôles, toutes les révisions (ce n’était pas une faute de maintenance), quelque chose peut se produire. L’aviation joue dans les limites de tolérance des matériaux (moteurs, structures). La présence et la notion même de boîte noire sont le fait de l’acceptation du sacrifice à la machine ; elle est l’expression d’un détour de la gestion technologique.

Le MD-11 est le remodelage du DC-10, qui a connu maints problèmes. On a dit que son concept était défectueux. S’agit-il d’une mauvaise conception de design et d’évolution de la mise au point technique, ou du cours normal de production chez un grand constructeur ? Nous sommes dans ce cas à mi-chemin entre la technique et sa gestion, à moins que les deux ne soient que le face recto et verso d’une même entité, d’un même système technicien. Nulle technologie sans grande ou méga-structure technocratique. Nulle gestion systémique, nulle structure complexe d’administration dans la technologie complémentaire, informationnelle ou traditionnelle.

« Nous n’avons pas la séquence globale », disait Benoît Bouchard, président du Comité de sécurité des transports au Canada, lors du début de l’enquête. Comme dans un logiciel, c’est la suite des séquences (codes, instructions, stratégies, actions) qui détermine la durée technologique, le déroulement du temps selon la technologie. L’écrasement ne s’expliquera qu’après le recollage de ces séquences d’information, comme un blocage, un bogue dans un système d’information s’expliquent par les séquences de programmation et de l’action de son utilisateur.

Les pêcheurs de Peggy’s Cove, ces ancêtres de la technique, sont partis à la rescousse des survivants. Eux qui ont vu tant ce naufrages, assistaient peut-être pour la première fois de leur vie au naufrage instantané de la vitesse absolue. Naufrage banal, sans épopée. Court-circuit dans le filage, court-circuit dans les mémoires et les hommes. Le lendemain, le vol SR-111 était rebaptisé SR-115. Juste un changement de code, pour recoudre l’altération dans le continuum technicien. Tout passager est cobaye, et surtout ceux qui n’existent que par la technologie. La beauté simple du paysage marin a apaisé la douleur par sa qualité de nostalgie et d’esthétisme..

Ellul parlait déjà en 1983 de quatre phénomènes majeurs occultés par l’utopie technicienne : la guerre atomique, la révolte du Tiers-Monde, la croissance exponentielle du chômage et l’éventualité d’une faillite financière du monde occidental (cumul de dettes, spéculation, inflation). Où en est-on exactement aujourd’hui ?

De même, les avertissements répétés de l’auteur sur la génétique (avec l’inspiration des idées d’Albert Jacquard) sont d’une actualité vitale (7).

« [Le système technicien] ne cesse de grandir, et il n’y a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne son point de déséquilibre et de rupture (l’équilibre et la cohésion sont de fait depuis vingt ans difficiles à maintenir » (p. 478).

Concluons en rappelant une fois de plus une des qualités essentielles de ce livre, et de l’œuvre de Jacques Ellul : une appréhension holiste, ouverte et intégrante de la réalité. Une telle attitude en est évidemment une d’esprit bien plus que d’ordre intellectuel ou moral. Elle semble manquer depuis le début des années 90, chez les théoriciens critiques, pour une bonne raison : ces théoriciens doivent raisonner en experts, en vase clos, pour circonscrire ne serait-ce que le seul domaine des NTI, celui du virtuel entre autres. On ne peut quasiment plus se permettre des explorations d’ordre général, presque encyclopédiques, comme Ellul ou Illich, ou McLuhan, ou encore encore un Roland Barthes qui appliquait la sémiologie à l’étude d’un ensemble de phénomènes sociaux. Toute cette catégorie de penseurs était d’ailleurs la continuation des esprits dilettantes et révolutionnaires des années 30 à 60, les Alfred North Whitehead, Thornstein Veblen, Kenneth Galbraith, Lewis Mumford, Herbert Marcuse.


Notes

1. En-tête du livre de Neil Postman, Technopoly, the Surrender of Culture to Technology. New York, Knopf, 1992.

2. Voir à cet égard une continuité de ce concept d’aristocratie du virtuel dans celui de « Virtual Class »  développé par Arthur Kroker et Michael Weinstein, en rapport particulièrement avec l’économie globale. Les auteurs reprennent exactement les attributs de cynisme et d’indifférence à l’éthique soulignés par Ellul.

3. Voir « Sur les traces du « phénomène technique », de Jacques Prades, qui s’inspire du concept de machine et de l’informatique selon Wiener pour présenter la technique comme un processus mental centré sur l’opérationnalité. Il s’inspire fortement de Marcuse en ce sens. http://www.lsv.ens-cachan.fr/Terminal/textes/Technoscience61.html .

4. Est-ce à dire qu’il faut refaire l’Homme à l’image de la technique? La technique aboutira-t-elle à reconstruire un Homme à sa ressemblance, grâce à la génétique et à la bio-électronique? Ce sera effectivement, sûrement, sa seule voie de survie, à moins d’être renversée par l’Homme…

5. Voir le texte d’Immanuel Wallerstein dans ce numéro, qui s’inspire des cycles Kondratieff.

6. Bel exemple du discours technicien sur le droit en information multimédia : « L’interactivité (...) fait en sorte que l’auditeur ou le lecteur n’est plus confiné à un rôle passif (...) il peut choisir quand il veut consulter l’information et dans quel format il la veut (...) La convergence des médias ne s’effectuera pas contre le gré des consommateurs. Ceux-ci ont un grand pouvoir dans le développement des technologies doit s’adapter à la technologie que le consommateur aura choisie ». Caroline Voisard, « L’impact des nouvelles technologies et la convergence des médias : un nouveau médium pour une société meilleure ? », Dire, Vol. 7, no 3, Été 1998, p. 31).

7. Voir ce texte de CTheory sur l’eugénisme comme commodité et service, sur la conception du corps humain comme machine à améliorer, dans un système de relations sociales technicisées par la consommation et la famille. « Void Reports 4. Eugenics : The Second Wave ».Critical Art Ensemble, CTheory, [ http://www.ctheory.com/a58.html ].


http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES2/pacey.htm

HERMÈS : revue critique et Pierre Blouin