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Origine : Le bluff technologique
http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES2/ellul.htm
L’ensemble des choses contre la norme technique : regards
historiques sur la technologie actuelle
Le bluff technologique
Jacques Ellul. Paris : Hachette, 1988, 479 p.
« Il est encore dans la technique mais plus assez
pour y croire. Pour être technicien, il faut rester le nez
dedans parce dès qu’on met un pied dehors, on est
foutu. »
Laurent Gauthier, Notices, manuels techniques et modes d’emplois,
Gallimard, 1998 (roman). |
« (...) l’informatique, au lieu de permettre une domination
sur le système technicien, est entrée dans ce système, en
a adopté tous les caractères et n’a fait qu’en
renforcer la puissance et l’incohérence des effets.
Actuellement, j’estime que la partie est perdue (...)
Une fois de plus, la « force des choses » l’a emporté
sur la libre décision de l’homme. »
Ellul, 1988, p. 128
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Ce livre, malgré son titre accrocheur, est loin d’être une
simple plaquette d’opinion « contre la technologie ». Pour
ceux qui ne connaissent pas encore la somme magnifique des réflexions
d’Ellul (nous sommes malheureusement trop nombreux dans cette
situation), voilà une lecture essentielle, un contact de base avec
un penseur que tout étudiant, où qu’il soit, devrait lire.
Avec Mumford et Marcuse, Ellul nous donne une formation fondamentale
sur la technologie et la société technologique.
Le présent ouvrage approfondit et précise la réflexion de l’auteur
sur une question d’ensemble qui, chez lui, touche plus à la
culture qu’à la technique comme telle. La trivialisation de
la culture par la technique érigée en système représente en fait
son grand sujet. Le bluff technologique termine une trilogie commencée
en 1954 avec La technique ou l’enjeu du siècle, qui étudiait
déjà les mutations de société produites part la technique. Trilogie
prolongée en 1977 par Le système technicien, qui appliquait la méthode
des systèmes à l’analyse de la technique elle-même. Œuvre
monumentale et capitale, la contribution d’Ellul a été marginalisée,
dans les études universitaires et les analyses savantes, et pour
cause : elle ne cesse de dénoncer les mythologies qui font
la fortune des discours professionnels et académiques. « On préférait
le langage berceur de la publicité selon lequel la technique est
productrice de liberté » (p. 9).
On a généralement considéré les livres d’Ellul comme de
« paisibles études d’un intellectuel un peu déphasé (...)
». « La superficialité, la légèreté de lecture que j’ai
constatées chez la plupart des lecteurs ayant parcouru mes livres
» le frappent (p. 10). Comme quoi il n’y a rien de nouveau
sous le soleil, dix ans plus tard, en plein essor de connexion universelle
à l’information... On lit mal, et on écrit mal également :
le mot français « technologie » n’a rien à voir avec l’usage
américain qu’on fait servilement du mot, souligne Ellul (p.
12) : « cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une
technique, parler de technologies informatiques pour désigner les
emplois des techniques informatiques (...) c’est une imbécillité.
Je sais que ma protestation est vaine en face de l’usage établi
par une irréflexion généralisée, une ignorance collective, mais
je tiens à justifier mon titre ! » (lequel n’est pas
Le bluff technicien). « Technologie », du grec « technè » et « logos
», discours sur la technique. Toute technologie est philosophie.
« La technologie constitue une branche de la philosophie morale,
et non pas de la science », disait Paul Goodman. (1).
Lorsque Eiseinhower a dénoncé l’importance démesurée du complexe
militaro-industriel américain en 1960, on s’est immédiatement
et comme naturellement demandé : Mais Ike est-il contre la
Science ? Autre imbécillité ordinaire.
Ce livre est si plein de bon sens et de clarté qu’on se
demande pourquoi on n’a jamais lu ni entendu parler de tous
ses propos. Pourquoi ne voit-on pas nulle part des idées aussi élémentaires
(attention, pas simplistes) et lumineuses ?
Ce qu’il y a de proprement révolutionnaire chez lui, c’est
qu’il nous dit que penser la technologie, ce n’est pas
seulement penser son usage et ses fins, mais c’est aussi penser
sa logique, son pourquoi, et éventuellement la freiner dans son
développement et sa mise en application. On n’a pas voulu
d’un tel message.
Il faut dire qu’Ellul a aussi beaucoup traité de religion
et d’éthique dans ses quelque 40 ouvrages et 300 articles
de revue publiés à ce jour. C’est pourquoi la force de caractère
et la puissance intellectuelle de sa production sont incroyablement
importantes pour nous aujourd’hui. On fera donc ici un résumé
du livre qui essaiera de rendre justice à cette pensée riche et
complexe. La table des matières se lit d’ailleurs comme une
amorce presque littéraire de l’ouvrage, lequel est illustré
de nombreux exemples concrets. En outre, la bibliographie est exceptionnelle ;
on y trouvera de quoi méditer en profondeur avec de nombreux documents
touchant aux manifestations de la technologie sous toutes ses formes.
Le point de vue historique y est privilégié.
Qu’est-ce que la technologie ?
Thème philosophique de pensée de premier plan depuis Heidegger
et Habermas, la technique s’est mutée en technologie, en discours,
en communication et finalement en information. Tout ce qu’a
prévu Ellul il y a 40 ans s’est confirmé à son sujet, comme
à d’autres aussi (Chine et ex-URSS, entre autres). « (...)
la technique apporte des produits extrêmement satisfaisants, ce
que je n’ai jamais nié » (p. 9). D’être « opposé » à
la technique « est aussi absurde que de dire qu’on est opposé
à une avalanche de neige, ou à un cancer. C’est enfantin de
dire qu’on est <contre la technique> ! » (p. 9).
Les critiques d’Ellul n’ont cité que des parties de
ses démonstrations, par exemple celles sur les effets positifs de
certaines techniques. On a surtout oublié de le lire comme on devrait
lire tout texte, critique ou pas, c’est-à-dire de façon symbolique,
en allant chercher la substance symbolique du texte. Chez Ellul
comme chez tous les penseurs quelque peu exigeants, cet aspect constitue
l’essentiel : le second degré des choses. On est incapable
de saisir cette lecture, et on croit résoudre la question, fermer
les débats, en concluant « contre la technique ». L’Homme,
comme le lecteur, est un être symbolique, qui essaie de voir au-delà
de la réalité immédiate.
Donc, définir la technologie, c’est la dépasser dans ses
manifestations concrètes. La technique préexiste à la technologie,
qui elle relève davantage d’un discours et d’une manifestation
idéologique. La technique est porteuse de changement à la seule
condition de s’accompagner de changements structuraux dans
la société et son organisation socio-politique. Ellul rêve d’une
autre évolution possible. À partir de 1978, ses projets d’écriture
du Bluff ne cessent d’échouer : Ellul est dépassé par
l’évolution de l’informatique, et d’autres exposent
avant lui ses propres pensées dans leurs livres. « Pourtant, j’avais
quand même l’impression que j’avais quelque chose à
dire, différent des autres » (p. 11).
Une hypothèse de base, énoncée dès 1978, semble gouverner le livre :
l’informatique sert à résoudre les dysfonctionnements de la
technique, du système technicien. Elle met de l’« intelligence
» dans un système mécanique et automatique. C’est à partir
de là qu’on doit comprendre la technique et ses impacts. La
micro-informatique, en réduisant l’échelle du développement
de l’informatique, produit un nouveau modèle de société, la
société en réseau, et un discours social centré sur l’information
et l’espace. La technologie est une expérimentation sociale
continue : elle peut aller jusqu’à la formation des habitudes,
des pensées, voire des actions mêmes de l’Homme.
La trilogie « Enjeu- Défi-Pari » fait alors son entrée. Elle moule
le corps social, qui refuse la possibilité de l’erreur. La
technologie est un jeu : quelle est notre mise ? Les règles
sont celles de l’informatique, que l’on ne choisit pas,
contrairement aux technologies précédentes, train, auto, avion,
où un choix existe encore. L’informatique est un véhicule
souverain, qui signifie croissance, bonheur et richesse. « Le Tiers-Monde
pourra enfin « décoller », prendre enfin le bon chemin le la croissance à
l’occidentale » (p. 27).
Cependant, une constante immobile demeure : le progrès technologique
ne porte que sur lui-même. Il est le progrès du Progrès. « Les innovations
ne changent rien au système technicien antérieur » (p. 32). Mais
l’innovation centrale est celle qui consiste à ne plus résoudre
les conflits directement, et de contraindre l’économie ou
la politique au cadre technique qui forme la technologie. « Car
présenter à l’Homme l’image d’un mutant, d’un
Kybert, le fait inévitablement réagir. C’est la banalité du
quotidien qui le rassure. Et le génie technicien (non pas des techniciens !)
est précisément de produire la banalité la plus rassurante et la
plus innocente. C’est exactement cela que nous étudierons
sous le nom de bluff technologique » (p. 35).
Cet « encerclement par l’évidence » de la technologie favorise
ceux à qui il rapporte le plus, soit les technocrates, qui n’exercent
pas encore directement le pouvoir politique, mais qui imposent une
dictature de la technologie pour gérer la société. Intellectuels
néo-libéraux actuels, administrateurs, économistes, universitaires
établis, journalistes tout aussi établis, sondeurs, publicistes,
en font partie. Ils proposent tous une logique technicienne, et
se font les promoteurs de la société du savoir... Cette nouvelle
aristocratie possède des habiletés techniques qui s’appliquent
partout et « leur permettent d’exercer la totalité des pouvoirs.
Ils se situent tous au point crucial de chaque organisme de gestion
et de décision. C’est d’eux, et d’eux seuls, que
dépendent les armements, l’exploration de l’espace,
la multiplicité des remèdes, la communication et les informations
(...) » (p. 43). C’est bien là une aristocratie parente avec
les anciennes, qui méprise tout ce qui n’est pas d’elle
et qui a « [une] extraordinaire ignorance du reste du monde et des
autres milieux » (p. 45). Elle a une totale indifférence à la morale,
à l’éthique, au culturel (2).
Leur liberté, c’est celle de la seule technologie, qui, se
confondant graduellement avec le corps social, devient une liberté
collective (la facette dominante de l’« intelligence collective
»).
Vivre avec la technique
Le progrès technique est ambivalent. « Le plus souvent, on ajoute
paisiblement que tout dépend de l’usage qu’on en fait.
Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin (...)
Cette comparaison est absurde, et la technique porte ses effets
en elle-même, indépendamment des usages » (p. 53). La question des
usages est un problème moral, qui n’a rien avec l’analyse
de la technique, avec son essence. « Le développement de la technique
n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre (...) il est impossible
de dissocier les facteurs [qui composent la technique] de façon
à obtenir une technique purement bonne » (p.55). Dans l’usage
de la technique, « nous sommes modifiés à notre tour » (idem), nous
« sommes adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la
technique grâce aux moyens psychologiques d’adaptation » (idem).
Nous voilà d’ores et déjà très près des NTI et du cyberespace...
Ellul nous propose donc une approche des composantes interactives
du problème technique, qui ne repose pas sur une idéalisation des
choses ou des effets. Il pointe l’opinion de François de Closets,
vulgarisateur scientifique connu, selon laquelle c’est un
manque d’organisation qui rend la technologie « mauvaise ».
Ellul renvoie donc à d’autres spécialistes, ceux de l’organisation.
« Il [de Closets] n’a pas vu que l’organisation est
une technique qu’il faut insérer dans le système technicien.
Elle n’est en rien la contrepartie » (p. 55). « L’autre
notion à rejeter est celle, très à la mode, d’ »effet pervers
». Ce mot a une connotation morale qu’il faut rejeter ici
» (p. 57).
Quatre grands postulats ponctuent la première analyse
d’Ellul :
-
Tout progrès technique se paie, par la pollution, la congestion,
le stress social et individuel, la destruction, la laideur,
la sur-consommation, etc. La nature devient un lieu de loisir
aménagé et un jardin de repos pour le citadin, enfermé et immobilisé
dans des bureaux au décor aseptisé, mais où l’air est
loin de l’être... Les vacances sont devenues obligatoires
dans le Sud l’hiver. On gagne en liberté apparente à ce
jeu, mais on s’adapte à la machine et on paie en contraintes
de fonctionnement (3).
-
Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles
qu’il n’en résout effectivement. Atteinte à la vie
privée, pouvoir secret, excessif, centralisation, complexité
croissante... « On continue à obéir à la règle technique du
primat des moyens. On accepte la croissance des problèmes »
(p. 67). La société technicienne ne s’interroge jamais
sur ses finalités. Elle ne sait pas où elle va. Elle répond
à un certain nombre de problèmes particuliers, non urgents,
en créant le plus souvent des besoins artificiels, et a comme
objectif la création d’un bonheur matériel. Mais un problème
nouveau correspond à celui qui est résolu matériellement (l’effet
de serre, par exemple, comme résultante des problèmes de transport
et de consommation mondiale de biens et d’énergie. L’effet
de serre est désormais le problème technique par excellence,
si l’on peut dire, qui va peut-être exiger qu’on
retourne la technologie contre elle-même, qu’on la freine
- chose impensable en ses propres termes).
-
Les effets néfastes sont inséparables des effets positifs.
Rythmes et complexités croissent avec la « croissance ». « Les
travaux simples et lents n’existent plus dans notre monde
» (p. 79). À part le folklore du vin ou de l’artisanat,
qui sont d’ailleurs de plus en plus essentiels à la société
technicienne.
-
Les effets imprévisibles deviennent toujours plus sérieux.
« L’obsession de l’efficacité conduit à prendre
des risques toujours plus graves en espérant y échapper » (p.
85). La bio-technologie en est un exemple en cette fin de siècle ;
combinée à la nanotechnologie, elle peut donner prise aux pires
manipulations, mais qui sont en même temps très logiques.
Vivre dans un système technicien
En somme, « nous refusons de voir ce qu’est réellement le
progrès technique. Nous refusons de voir quelles sont ses conséquences
réelles. Nous refusons de payer le prix exigé par la technique et
lorsqu’on le montre, on parle de pessimisme » (p. 95). « Toute
croissance technicienne augmentant infiniment le risque hypothétique
mais absolu me paraît strictement condamnable » (p. 96). Le contrôle
en réseau, la prolifération nucléaire ou le génie génétique pourraient
être des exemples contemporains ce cette affirmation.
« Les intérêts engagés dans les opérations techniques ont une
telle importance, que toutes les prises de conscience sont vaines
et considérées comme le fait d’esprits rétrogrades » (p. 99).
À propos de l’imprévisibilité, Ellul fait une remarque précieuse portant
sur l’information : « L’intégration informationnelle
n’est plus possible (…) L’ignorance devient chronique
(…) À la limite, cela supposerait que l’homme soit exclu :
l’ordinateur parle à l’ordinateur, car eux seuls peuvent
tout enregistrer (…) L’ »intégration informationnelle
» signifie que chacun n’est au courant que d’une
petite parcelle des données touchant à l’outil dont il fait
partie, mais la sommation ne peut se faire dans aucun cerveau ni
conseil humain. Autrement dit, l’ignorance chronique des décideurs
en tous domaines ne tient pas à l’absence de données ou à
la difficulté d’accès, elle tient à la disproportion entre
la finitude de nos capacités mentales et la démesure des contextes
que nous prétendons pouvoir assumer quotidiennement! » (pp. 115-116).
L’information serait-elle une perdition calculée dans un déluge
informationnel contemporain ?
Le thème de l’imprévisibilité conduit Ellul à celui du temps :
« (…) ce qu’il faut faire dans une société technicienne
moderne, c’est intégrer le temps passé et futur dans le présent
seul réel (…) La programmation en fonction de la technique
est infiniment plus large que la planification car tout élément,
y compris le vivant, se trouve pris dans cette programmation (…)
Le temps réel, en quoi fonctionne maintenant l’ordinateur,
est un temps bouclé à l’avance, écrasé dans l’instantané.
Il s’agit constamment de chasser les temps morts, de resserrer
les délais, d’augmenter les cadences » (pp. 120-121). Finie
la durée et la permanence des objets : « les produits de la
technique sont incapables de s’insérer dans les rythmes propres
à l’homme, au monde naturel et à sa possibilité d’avenir
» (p. 122) (4). Ce progrès «
surexponentiel » que nous donne la technologie ne peut que conduire
à « des désordres psychiques s’inscrivant dans la désagrégation
des sociétés » (p. 122). Alors que les chantres comme Albert Ducrocq
ou Joël de Rosnay entretiennent l’ignorance des risques liés
à la technologie, et alors que le citoyen accepte les risques mal
connus en compensation des plaisirs dispensés par la société technicienne,
l’expert continue à produire son savoir en vase clos et en
circuit fermé, « toujours en marge du monde du risque » (p. 123).
L’expert concluera à l’« accident de parcours », à la
« major malfunction », comme le disait le commentaire technique
du speaker en direct lors de l’explosion de la navette Challenger
en 1986. Cet accident n’est pas que technologique, au sens
strict d’appareillage physique, on le sait bien aujourd’hui;
il a impliqué une série de responsables et de décisions dans des
contextes de forte compétitivité et de rentabilité reliés à la recherche
et à la technoscience. « Personne ne veut accepter cette idée que
la technique nous a effectivement placés au milieu de centaines
de volcans » (p. 123). En fait, l’information sur les risques
est ultra-secrète, dans tous les domaines technologiques. L’information
sur la sécurité aérienne, par exemple, et sur les risques qui découlent
du surtemps exigé des travailleurs au contrôle (a fortiori dans
un contexte de dérégulation du trafic et de privatisation des aéroports)
est littéralement dissimulée au grand public, et il faut un cri
d’alarme de l’OACI pour nous éveiller aux risques réels,
que cette dernière projette pour le prochain siècle : un écrasement
toutes les semaines si les conditions actuelles persistent... La
complexité technicienne, qui est aussi et de plus en plus celle
de la gestion et de l’organisation technocratique technicienne,
risque, sans contrôle ou contrainte, de prendre le visage de l’horreur
normalisée.
Dans un troisième chapitre, Ellul examine l’autorégulation
du système technicien, par ses relations avec le politique, la science
et l’économie. Deux rétro-actions, l’une positive, l’autre
négative, échappent complètement à la liberté humaine. « Les
hommes ne sont plus que des intermédiaires et des vecteurs » (p.
129). (Étrange ressemblance de cette conception de subordonné avec
celle de la pensée unique néo-libérale de la décennie 90, économique
et gestionnaire, qui est au fond la réalisation dans le domaine
des idées du système technicien). Ellul donne en exemple la fragilité
des grandes organisations, où l’erreur minime est amplifiée
jusqu’à la catastrophe.
Ellul analyse ensuite les contradictions internes du système :
puissance et vulnérabilité, rareté et sophistication, intérêt général
et chantage social.
Culture informationnelle et technicienne
Une seconde partie décortique le discours technicien, qui est
un discours humaniste et culturel. Discours de la nouvelle chance,
de la réalisation de l’Homme, car jusqu’ici, l’Homme
n’a pas été tout à fait un Homme. On est très loin du supplément
d’âme de Bergson (pp. 157-160). L’Homme technicien est
le seul modèle de civilisation. Avant lui, rien n’existe qui
vaille la peine d’un intérêt intellectuel ou fonctionnel quelconque
(exit l’Histoire). C’est le discours stalinien du «
capital le plus précieux » qu’est l’ouvrier, réintroduit
par nos technocrates et infocrates pour gommer la réalité brute
des rapports entre réalité et croissance technologique (p. 163).
C’est enfin un discours culturel centré sur trois aspects :
-
Acquisition des connaissances technologiques (l’Histoire
devient Histoire des techniques)
-
Adaptation des jeunes au milieu technicien (technicisation
de l’enseignement, « qui implique une culture de l’intelligence
pratique et non pas réflexive ou critique », p. 169).
-
Création d’une disposition psychique favorable
« Après tout, la culture n’était-elle pas une transmission
et une organisation de l’information, et puisque dans ce domaine,
et puisque dans ce domaine tout devient nouveau, ne faut-il pas
changer de culture? Tâche éblouissante! » (p. 166). Le mythe de
la technologie qui nous redonne l’accès au Savoir, qui nous
connecte en temps réel au reste du monde (donc, qui nous épanouit
par le fait même). Si nous échouons à nous insérer dans le réseau
technicien, nous en serons les esclaves, nous dit le discours technicien
(…). Il ne faut pas rater le virage technologique (refrain
plus connu). Ces mises en garde élégantes cachent une culture forcée
à la technologie. On veut substituer la domination du technique
à son intégration. Ellul est convaincu que la culture technicienne
elle-même est impossible, car culture et technoscience s’opposent.
« Tout langage, pour la technique, est qu’on le veuille ou
non algébrique » (p. 177).
Les idéologues de la technique ne peuvent non seulement penser
la société qu’ils prétendent renouveler, mais ils sont incapables
de penser leur technique elle-même (p. 179, d’après une remarque
d’Edgar Morin). Les scientifiques ont toujours été incapables
de le faire pour leur science d’ailleurs, sauf de rares exceptions,
comme Einstein ou Oppenheimer, ou le biologiste Jacques Testard
dans les années 80. On nagerait donc en pleine nullité philosophique.
Beau rappel essentiel : « La culture est nécessairement humaniste,
ou elle n’existe pas » (p. 182).
Un effort pour maîtriser la technique serait un effort pour maîtriser
la rationalité de puissance (Dominique Janicaud reprendra d’ailleurs
ce thème) : qui pourra jamais y parvenir? Il faudrait savoir
où on va avec la Technologie pour pouvoir la maîtriser. (p. 192).
« Le scientifique ne supporte pas le jugement philosophique, théologique
ou éthique » (p. 225).
Depuis la crise de 1974-1975, la Science est redevenue une idéologie
triomphaliste. Lui ont ensuite succédé la Communication, puis l’Information
et le Réseau. Tous sont des modèles scientifiques du système économique
et social. Pour que ces idéologies existent et se propagent, il
faut des experts et leur technoculture. Ces experts, malgré leurs
bonnes intentions et leurs compétences, ont un rapport ambigu au
politique et envers le public. Résultat : seule leur Foi fait
office de vérité. Et sans compter qu’un expert peut si facilement
en contredire un autre…
La rationalité et le sens commun
Troisième partie du livre : le triomphe de l’absurde.
La rationalité technicienne n’a rien à voir avec la raison
et le bon sens. La Technologie s’accompagne d’un doux
délire « soft », qui n’est pas sans rapport avec la philosophie
de l’absurde française (Sartre et Camus), en ce sens que l’absurdité
technicienne (surtout informatique) caractérise le développement
actuel de la technologie (dix ans après la parution du Bluff, c’est
encore plus vrai). Absurdité culturelle, économique, épistémologique.
De nombreux exemples de réflexion et des éléments concrets de réflexion
ponctuent la démonstration de l’auteur, entre autres une allusion
amusante au Télétel, ancêtre du Minitel (p. 247).
« L’important, à partir du moment où il y a création d’un
produit technique avancé, c’est d’obliger le consommateur
à l’utiliser, même s’il n’y trouve aucun intérêt.
Le progrès technique le commande » (idem). L’habitude acquise
devient besoin naturel, comme pour n’importe quel produit
de consommation. Il faut toujours davantage d’absurdité pour
surclasser le concurrent et rester compétitifs. Dans le domaine
de la téléphonie sans fil, par exemple, on est rendu au cellulaire
boursier, qui vous permet de spéculer en tout endroit, durant vos
moments libres. Le primat de l’innovation technique est à
proprement parler absurde pour ce qui est du développement d’une
société. Cette innovation n’est au fond qu’un mécanisme
technicien, qui sert à régler (à courte vue) les crises du système.
Ellul rappelle qu’en 1930, l’automobile a permis au
capitalisme américain de sortir de la crise en stimulant la consommation,
tout comme le micro-ordinateur a aidé à émerger de celle des années
80, et que le réseau Internet est en train de façonner la nouvelle
économie de demain. Le discours économique actuel est explicite
là-dessus : les cycles de Kondratieff, rappelle Ellul, visent
la stimulation de la consommation au lieu de sa redéfinition dans
une optique de partage et de justice (5).
« Nous ne sommes nullement dans une »impasse » économique,
mais dans un désordre généralisé » (p. 256). Les technocrates qui
nous vendent l’avenir radieux de la technologie nous sortent
« tout à fait de la réflexion raisonnable » (idem). L’absurde
se caractérise précisément par l’immédiateté, l’évidence
et l’action hypnotique (p. 258). Ce sont les trois fondements
pratiques de tout système technicien. Le système des NTI en a plus
besoin que tous les autres qui l’ont précédé, ajouterions-nous
ici.
Toujours plus vite : même logique pour l’automobile,
pour la communication, pour l’accès à l’information,
pour la consommation, pour la vie quotidienne. « La vitesse est
une violence active » (p. 318, citation qu’Ellul tire du Monde,
dans un article intitulé « Automobile et vitesse », 23 juin 1985).
On rejoint alors les thèmes chers à Paul Virilio, que ce dernier
développera brillamment et dont la lecture complète fort pertinemment
celle d’Ellul.
La « culture technique » est incapable par principe de concevoir
les problèmes d’ensemble et de réfléchir sur elle-même, de
se penser elle-même« (p. 266). Dans sa déraison constitutive,
elle vise à tout normaliser (la norme est devenue de nos jours une
mode d’entreprise : or, l’AFNOR, crée en 1918,
est issue de la conscience d’avoir gagné la guerre grâce à
la normalisation industrielle, précise Ellul (p. 267), d’après
un discours donné par le président de l’organisme de normalisation
internationale sur France Culture le 12 février 1975. « La pseudo-diversité
de moyens, de médias, de création par ordinateur, etc., joue en
réalité à l’intérieur d’une normalisation plus globale
» (p. 268).
Technologie et économie
Avec la technologie, plus rien n’a de prix. Obsession du
changement à tout prix, de la croissance à tout prix, de la récusation
de tout jugement et de toute critique. La destruction du milieu
à tout prix, la pollution à tout prix. Aussi, l’accès à tout
prix : accès à une nature recomposée et « interprétée » (p.
276), accès à l’information électronique comme si celle-ci
constituait le tout de la culture et de la connaissance... La médicalisation
de la vie à tout prix, laquelle fait de l’information statistique
le centre du soin médical (la complexité de gestion des soins l’emporte
sur la prestation des services ; on investit par exemple au
Québec dans la constitution de fichiers informatisés alors que les
soins de base et la dotation de personnel sont à des niveaux minimaux,
voire critiques dans plusieurs endroits).
On constate enfin que technique et économie politique se lient
de plus en plus étroitement : la spéculation inflationniste
a besoin de la technologie pour se réaliser. La couverture du risque
provoqué par le changement technologique est devenue un système
technicien à elle seule et met en jeu des fonds énormes, abstraits
(pp. 295-300). Le gadget et le gaspillage, qui font l’objet
de deux chapitres, complètent les exemples du coût socio-économique
de la technologie.
C’est finalement la productivité qui est visée en tant que
bluff. L’efficacité technique est essentielle à cette productivité.
Le Rapport Salomon, de juin 1985, dénonçait la politique française
de la technologie et de l’État industriel et entrepreneur
qu’elle instaurait ; on l’a mis à l’index
sans plus de discussion. Même pas présenté officiellement, il a
été publié clandestinement (p. 363). De moyen, la productivité est
devenue critère de jugement (p. 366). La productivité constitue
de fait cet enjeu majeur d’une société de l’enjeu et
du défi, productivité présentée de façon humanisée comme créatrice
de richesses communes et d’emplois, sous le couvert de la
compétitivité. Il reste que cette présentation de la productivité
en cache tout de même le vrai sens, qui tient à sa place dans le
système technicien. Comme telle, la productivité tend toujours à
être fétichisée dans ce fonctionnement systémique. « Entre 1963
et 1983, le commerce international a vu son chiffre d’affaires
multiplié par douze (p. 366). Quel chiffre pourrait-on mettre pour
l’intervalle 1983-2003 ? Le niveau de vie réel (pas le
pouvoir d’achat) a-t-il vraiment augmenté depuis ces dates ?
Le danger d’un telle situation, soutient Ellul, c’est
que la stratégie du profit contrôle la science et la technique (p.
376). C’est la technoscience actuelle, où argent et connaissance
se mélangent dans un composé de plus en plus néfaste.
La quatrième et dernière partie du livre est peut-être la plus
captivante : elle traite de l’« homme fasciné », particulièrement
chez l’intellectuel, le professionnel, le leader d’opinion,
et les enseignants qui, comme les bibliothécaires et les spécialistes
de l’information, voient dans la modernité technologique une
revivification de leur identité professionnelle et de leur image
(p. 384). Les responsables sociaux sont en général tous fascinés,
et quand leur discours se veut critique, il ne fait que reproduire
les effets pervers du système technicien et en renforce le mythe
(Un exemple : les dénonciations des atteintes à la liberté
d’expression sur Internet, suivant lesquelles on peut dire
n’importe quoi publiquement sans aucune impunité ni responsabilité
envers autrui, simplement parce que nous sommes en ligne ouverte
et que tout doit circuler...).
Technique et information
Ellul consacre dans ces chapitres une étude à l’information,
où il montre que sa représentation informatique moderne, suivant
le schéma de la communication, produit un discours fétichiste de
l’Information, sur le même modèle que celui de la Production.
Ce discours produit logiquement la désinformation, une vision ponctuelle
et désarticulée de la réalité. L’Information produit la non
décision, la consommation obligée ; l’homme « ne s’informe
pas, il est informé » (p. 391). La « nouvelle » a un caractère salvateur
comme celui de l’innovation technique.
Quelques mots suivent sur la télévision et la télématique (avec
des références au défunt Vidéotex, ancêtre de l’interface
graphique), avec cet extrait franc et déjà « antique » du célèbre
rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société (1978) :
« La télématique ne véhicule pas un courant inerte, mais de l’information,
c’est-à-dire du pouvoir » (p. 401). Ellul insiste sur le fait
que les services offerts par la mise en réseau sont d’abord
créés par lui. Il questionne les problèmes politiques, économiques
et sociaux posés par le traitement de l’information. Au-delà
de la commodité de l’usage, il y a le système signifiant de
la télématique qu’il faut prendre en considération, et ses
liens avec l’imaginaire, la magie, une narration de société.
La technique de l’information remodèle la société. C’est
pourquoi on peut la saluer et l’exalter comme telle avec raison,
mais on ne dit pas qu’elle est aussi douée d’effets
irréversibles, qui défient par exemple le droit, puisque le marché
doit correspondre à leurs attentes. Le droit n’a pas ce pouvoir,
il doit se conformer à l’état de fait, tout comme le langage,
voire les processus de pensée (p. 407). Or, les responsables disent,
comme Gérard Théry dès 1982 au sujet du Télétel de Vélizy :
Embarquons-nous, on verra bien après ce qui se passera
(6). Comme si la société était un laboratoire avec
instruments et éprouvettes que l’on conforme à notre conception
de « scientifiques sociaux » (le « social scientist » de la science
sociale américaine).
La technique secrète
« Le discours technologique est essentiellement le discours du
mensonge », (p. 438), qui a pris le relais de la publicité classique.
C’est un discours qui diffuse la publicité technique dans
le corps social. Il est une « pub » permanente, du « hype » comme
la qualifient les auteurs de CTheory. Il se retrouve aujourd’hui
à son meilleur dans celui de l’Automobile et de la mobilité
sous toutes ses formes : Ellul ne manque pas de souligner,
comme le faisait aussi Ivan Illich en son temps, les coûts sociaux
et économiques importants de la prééminence de l’automobile,
Sans mot dire, l’on consent au sacrifice imposé, digne de
celui des Aztèques qui immolaient des victimes à l’autel des
Dieux. Car même limiter la technologie soulève son intolérable remise
en question. « Si nous étions si peu conscients, si peu libres que
ce soit, nous commencerions par mettre la voiture en question »
(p. 440).
C’est une des grandes forces de ce livre que de mettre en
rapport conscience et technique, et de nous faire prendre conscience
du sens réel de la technologie. Les études les plus brillantes des
années 90 doivent beaucoup à ce travail de pionnier. Bien que l’étude
de la technologie se limite aujourd’hui à celle de l’informatique
ou du réseau virtuel, il nous faut revenir à cette vision intégrante
du tout technologique, pour se ressourcer et encore mieux penser
cette dominante informationnelle de la technologie. Ellul n’hésite
pas à parler de « terrorisme feutré » de la technologie (p. 449),
terrorisme qui se répercute jusque dans nos contenus critiques qui
doivent ruminer sans cesse sur l’univers des NTI parce que
ces dernières ne cessent d’occuper l’espace de la connaissance.
C’est le terrorisme de la société de l’avenir, et s’y
opposer, c’est refuser le futur, aberration par excellence.
Nouvelle conception du Destin tel que l’entendait l’Antiquité ;
« Si vous ne savez rien sur les risques, vous ne vous tracassez
pas, et ça vaut mieux pour tout le monde. C’est la Santé mentale
» (p. 472). L’accident du MD-11 de Swissair en septembre 1998
au large de la Nouvelle-Écosse, dans une nature idyllique, est une
illustration forte et combien significative de ce secret nécessaire
à la haute technologie. Un simple isolant, le Kapton, aurait provoqué
un court-circuit fatal dans cette machine ultra-sophistiquée. Dans
une même page de journal (Le Soleil, 10 septembre 1998, p. A14),
deux experts se contredisent à son sujet, l’un disant que
le matériau est couramment utilisé en aviation, et l’autre,
un pilote de Swissair, disant qu’il n’est plus utilisé...
« Chaque fois que vous montez à bord d’un avion isolé avec
du Kapton, vous êtes à bord d’une bombe incendiaire susceptible
de vous sauter dans les mains à tout instant », dira l’expert
de Boeing (idem). La Marine américaine a interdit ce matériau depuis
11 ans, dit-il. Est-il cynique ou logique ? Mais non, c’est
un expert de la technologie. La contradiction fait partie du système
de pensée technicien. Elle est nécessaire à l’expérience.
Elle érige l’indifférence en système. La haute technologie
fait de l’ignorance des risques une condition de base de sa
propagation. On apprend après l’écrasement du Boeing 747 de
TWA au large de Long Island qu’un fil aurait pu, par son frottement
dans un réservoir à carburant, provoquer une étincelle et faire
exploser l’appareil ; des directives de vérification
sont émises. Pourquoi et comment une telle conception technique
a-t-elle été possible, malgré tous les tests sur banc d’essai ?
Peut-être un tel risque a-t-il précisément été calculé comme risque
statistique mineur, jusqu’à ce que la catastrophe se produise
et oblige à une action réelle... L’entreprise de transport
perd un appareil (assuré), et est assurée contre les réclamations
des passagers puisqu’il est prouvé qu’elle n’est
pas en cause dans un tel « dysfonctionnement ». Rien de machiavélique
là, c’est une banalité technique, dans tous les sens du terme.
« J’ai entière confiance en cet appareil, mais il faut comprendre
que c’est une machine », affirmera le pilote du même vol,
le lendemain, à la télévision suisse qui l’accompagne de New
York à Genève. « L’important, c’est de maintenir les
mêmes routines », ajoute son co-pilote, qui marque dans le plan
de vol numérisé l’endroit de l’incident, qu’il
est en train de survoler.
La technique d’Ellul est de plus en plus forte pour
l’Homme de plus en plus faible.
Il faut avant tout lire cet accident symboliquement, en ce qu’il
nous transmet un message de la technologie : l’avion
est disparu d’abord en tant que point sur un écran radar,
en tant qu’information perdue dans le système de contrôle
et de repérage aérien. Seule la boîte noire subsiste, qui contient
le discours de la machine. Tout s’est passé dans la solitude
collective de 229 personnes coupées du monde, dans la nuit, la non
communication tragique, et scandaleuse. La désintégration totale
des corps, qui frappe certes l’imagination, est non seulement
répugnante physiquement et inquiétante pour notre croyance en une
technologie radieuse : si rien ne peut jamais expliquer totalement
cette catastrophe, faute d’indices réels, comment réinstaurer
la sécurité du peuple des fidèles ? Concluera-t-on l’enquête,
comme dans de nombreux cas similaires, par des hypothèses ou des
recoupages d’indices et d’informations ? Toute
technologie est porteuse d’une possibilité dysfonctionnelle,
et plus cette technologie est avancée, plus le dysfonctionnement
est catastrophique. Avec la haute technologie, le risque de la complexité
est infiniment plus élevé que celui de la charrette, de la bicyclette,
du téléphone. Malgré tous les contrôles, toutes les révisions (ce
n’était pas une faute de maintenance), quelque chose peut
se produire. L’aviation joue dans les limites de tolérance
des matériaux (moteurs, structures). La présence et la notion même
de boîte noire sont le fait de l’acceptation du sacrifice
à la machine ; elle est l’expression d’un détour
de la gestion technologique.
Le MD-11 est le remodelage du DC-10, qui a connu maints problèmes.
On a dit que son concept était défectueux. S’agit-il d’une
mauvaise conception de design et d’évolution de la mise au
point technique, ou du cours normal de production chez un grand
constructeur ? Nous sommes dans ce cas à mi-chemin entre la
technique et sa gestion, à moins que les deux ne soient que le face
recto et verso d’une même entité, d’un même système
technicien. Nulle technologie sans grande ou méga-structure technocratique.
Nulle gestion systémique, nulle structure complexe d’administration
dans la technologie complémentaire, informationnelle ou traditionnelle.
« Nous n’avons pas la séquence globale », disait Benoît
Bouchard, président du Comité de sécurité des transports au Canada,
lors du début de l’enquête. Comme dans un logiciel, c’est
la suite des séquences (codes, instructions, stratégies, actions)
qui détermine la durée technologique, le déroulement du temps selon
la technologie. L’écrasement ne s’expliquera qu’après
le recollage de ces séquences d’information, comme un blocage,
un bogue dans un système d’information s’expliquent
par les séquences de programmation et de l’action de son utilisateur.
Les pêcheurs de Peggy’s Cove, ces ancêtres de la technique,
sont partis à la rescousse des survivants. Eux qui ont vu tant ce
naufrages, assistaient peut-être pour la première fois de leur vie
au naufrage instantané de la vitesse absolue. Naufrage banal, sans
épopée. Court-circuit dans le filage, court-circuit dans les mémoires
et les hommes. Le lendemain, le vol SR-111 était rebaptisé SR-115.
Juste un changement de code, pour recoudre l’altération dans
le continuum technicien. Tout passager est cobaye, et surtout ceux
qui n’existent que par la technologie. La beauté simple du
paysage marin a apaisé la douleur par sa qualité de nostalgie et
d’esthétisme..
Ellul parlait déjà en 1983 de quatre phénomènes majeurs occultés
par l’utopie technicienne : la guerre atomique, la révolte
du Tiers-Monde, la croissance exponentielle du chômage et l’éventualité
d’une faillite financière du monde occidental (cumul de dettes,
spéculation, inflation). Où en est-on exactement aujourd’hui ?
De même, les avertissements répétés de l’auteur sur la génétique
(avec l’inspiration des idées d’Albert Jacquard) sont
d’une actualité vitale (7).
« [Le système technicien] ne cesse de grandir, et il n’y
a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne
son point de déséquilibre et de rupture (l’équilibre et la
cohésion sont de fait depuis vingt ans difficiles à maintenir »
(p. 478).
Concluons en rappelant une fois de plus une des qualités essentielles
de ce livre, et de l’œuvre de Jacques Ellul : une
appréhension holiste, ouverte et intégrante de la réalité. Une telle
attitude en est évidemment une d’esprit bien plus que d’ordre
intellectuel ou moral. Elle semble manquer depuis le début des années
90, chez les théoriciens critiques, pour une bonne raison :
ces théoriciens doivent raisonner en experts, en vase clos, pour
circonscrire ne serait-ce que le seul domaine des NTI, celui du
virtuel entre autres. On ne peut quasiment plus se permettre des
explorations d’ordre général, presque encyclopédiques, comme
Ellul ou Illich, ou McLuhan, ou encore encore un Roland Barthes
qui appliquait la sémiologie à l’étude d’un ensemble
de phénomènes sociaux. Toute cette catégorie de penseurs était d’ailleurs
la continuation des esprits dilettantes et révolutionnaires des
années 30 à 60, les Alfred North Whitehead, Thornstein Veblen, Kenneth
Galbraith, Lewis Mumford, Herbert Marcuse.
Notes
1. En-tête du livre de Neil Postman, Technopoly,
the Surrender of Culture to Technology. New York, Knopf, 1992.
2. Voir à cet égard une continuité de ce concept
d’aristocratie du virtuel dans celui de « Virtual Class »
développé par Arthur Kroker et Michael Weinstein, en rapport particulièrement
avec l’économie globale. Les auteurs reprennent exactement
les attributs de cynisme et d’indifférence à l’éthique
soulignés par Ellul.
3. Voir « Sur les traces du « phénomène technique
», de Jacques Prades, qui s’inspire du concept de machine
et de l’informatique selon Wiener pour présenter la technique
comme un processus mental centré sur l’opérationnalité. Il
s’inspire fortement de Marcuse en ce sens. http://www.lsv.ens-cachan.fr/Terminal/textes/Technoscience61.html
.
4. Est-ce à dire qu’il faut refaire l’Homme
à l’image de la technique? La technique aboutira-t-elle à
reconstruire un Homme à sa ressemblance, grâce à la génétique et
à la bio-électronique? Ce sera effectivement, sûrement, sa seule
voie de survie, à moins d’être renversée par l’Homme…
5. Voir le texte d’Immanuel Wallerstein dans
ce numéro, qui s’inspire des cycles Kondratieff.
6. Bel exemple du discours technicien sur le droit
en information multimédia : « L’interactivité (...) fait
en sorte que l’auditeur ou le lecteur n’est plus confiné
à un rôle passif (...) il peut choisir quand il veut consulter l’information
et dans quel format il la veut (...) La convergence des médias ne
s’effectuera pas contre le gré des consommateurs. Ceux-ci
ont un grand pouvoir dans le développement des technologies doit
s’adapter à la technologie que le consommateur aura choisie
». Caroline Voisard, « L’impact des nouvelles technologies
et la convergence des médias : un nouveau médium pour une société
meilleure ? », Dire, Vol. 7, no 3, Été
1998, p. 31).
7. Voir ce texte de CTheory sur
l’eugénisme comme commodité et service, sur la conception
du corps humain comme machine à améliorer, dans un système de relations
sociales technicisées par la consommation et la famille. « Void
Reports 4. Eugenics : The Second Wave ».Critical Art Ensemble,
CTheory, [ http://www.ctheory.com/a58.html
].
http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES2/pacey.htm
HERMÈS : revue critique et Pierre Blouin
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