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Origine : Anarchie et Sainteté ou l’Illusion du Sacré
http://www.eglise-reformee-mulhouse.org/anar%7E1.htm
Anarchie et Sainteté ou l’Illusion du Sacré
La technique et l’illusion du sacré
"Mister Protestant", c’est ainsi qu’on le présente quand, il y
a quelques décennies, il fait son entrée sur la scène américaine.
Jacques Ellul, qui s’impose aussitôt tant par sa percutante analyse
du phénomène technicien et ses effets sur la société que par son
engagement envers Dieu, passe encore pour un admirateur de Barth.
Il ne s’en est d’ailleurs jamais caché.
Mais, qu’à la technique est lié l’enjeu de notre siècle et que,
pour l’Église, il en découle une déchirante révision de structures,
ces structures conceptuelles ou sociales par lesquelles l’Église
s’affiche devant le monde et s’acquitte, en particulier, de sa présence
au monde moderne, c’est là une marque d’esprit qu’il ne partage
pas avec Barth, et même qui l’en distingue. Ou encore qu’il partage
avec Tillich. Dont les options politiques comme ses préférences
spirituelles lui font emprunter un parcours intellectuel si comparable
à celui d’Ellul qu’on veut savoir pourquoi celui-ci s’attache à
Barth — et le traîne comme un boulet. Lorsqu’enfin il se cabre
et se démarque de Barth, il n’a, certes, plus besoin même de rompre
avec lui. Ni de se rapprocher de Tillich. Aurait-il voulu s’en garder?
Pourtant, aussi bien pour ce qui est de la technique et l’utopisme
qui lui inhérent, que pour ce qui est du sacré, sans parler de l’iconoclasme
protestant, on ne peut qu’être frappé par la parenté qui se dégage
de leurs positions respectives. Mais s’ils diffèrent encore l’un
de l’autre, c’est par leur méthode. À tel point, en effet, que malgré
nombre de points communs, Tillich et Ellul paraissent comme condamnés
à baliser notre imaginaire religieux de manière à nous faire oublier
leurs affinités. On croirait même qu’il sont à l’opposé l’un de
l’autre. Il est vrai, par exemple, qu’en ce qui concerne le rapport
entre la religion et la culture, on imagine assez mal Ellul décrivant
la religion comme étant la substance de la culture et, la culture,
une forme de la religion. Il continue de se ranger plutôt aux côtés
de Barth. Distinguant comme lui la religion et la foi jusqu’à même
les opposer, Ellul ne voit dans la religion qu’une expression du
sacré. Elle appartient à la même sphère que la culture. Peut-être,
relève-t-elle de ce qu’on appelle civilisation, voire ce dont à
la limite la technique serait, pour Ellul, l’ultime négation, si
nous devions toutefois le suivre quand il estime ou qu’il déclare,
sans ambages, qu’une civilisation technicienne est impossible. Mais
alors, reste à savoir si les raisons qu’il invoque pour cela ont
un rapport quelconque avec la technique ou si elles ont trait au
simple fait que, pour Ellul, une civilisation doit avoir partie
lié avec le sacré, voire avec l’illusion du sacré. Or, la technique
est avant tout désacralisante. Elle ne peut donc participer à l’édification
d’une civilisation qu’à la condition d’entrer au service du sacré.
Encore faudrait-il qu’alors Ellul nous explique non seulement en
quoi consiste ce fameux enjeu de notre siècle auquel nous confronte
la technique, mais aussi, et surtout, ce qu’est la technique elle-même.
Ellul va-t-il jusqu’au bout de sa pensée? Et qu’est-ce qui le retient
quand, en revanche, il se contente de vilipender le système technicien
tantôt parce que la technique désacralise tout, tantôt parce qu’elle
ne peut que faire le jeu du sacré? Et s’il ne va pas jusqu’au bout
de sa pensée, qu’on ne s’étonne pas qu’alors, du sacré et de la
technique, on se demande lequel lui sert d’alibi pour morigéner
l’autre. Ou bien qu’on se demande si Jacques Ellul est vraiment
aussi soucieux d’une présence chrétienne au monde qu’il veut le
dire — ou s’il est aussi protestant qu’on le dit.
A partir du moment où, sous le couvert d’une distinction un peu
hâtive de la religion et de la foi, Ellul est amené à opposer de
façon drastique foi et culture, je ne vois pas comment il
peut encore adhérer — sans contradiction — à la notion, éminemment
protestante, en vertu de laquelle l’obligation du croyant envers
Dieu doit être assortie de sa présence au monde, de son engagement
dans le monde, et donc d’un choix pour le monde. La foi n’exclut
pas la sécularité, bien au contraire; même et, surtout, si cette
sécularité-là est battue en brèche par le sécularisme qui en dérive,
il n’y a pas lieu de les confondre et moins encore d’opposer foi
et culture. La foi ne consiste pas à annexer ni à fondre dans le
monde, mais à l’anticiper, tout en "faisant avec". Elle consiste
à anticiper les choses qu’on espère. L’une des plus pertinentes
suggestions faites par Trœltsch, au siècle dernier, consistait justement
à voir dans le protestantisme l’expression, non d’un christianisme
qui s’incruste ou "s’inculture" dans un milieu culturel étranger
et, paternalisme oblige, l’adopte, mais d’un christianisme qui s’adapte
et s’acculture, pour la simple raison qu’aucune situation humaine
ne lui est étrangère. Bref, tout l’art du protestantisme n’est-il
pas, comme le souligne Karl Holl quand il se penche sur la Réforme,
de séculariser la religion et de spiritualiser la culture? Ellul
endosserait-il une telle formule? J’en doute. Et s’il le faisait,
il le ferait soit en tant que théologien, soit en tant que sociologue,
mais jamais des deux mains à la fois. Et pas non plus par excès
de modestie, mais par respect d’une méthode qui, l’amenant parfois
à affirmer d’une main ce qu’il infirme de l’autre, est en définitive
axée, non sur une logique de la sécularisation et de la spiritualisation,
mais sur une logique de la désacralisation et de la resacralisation.
Ce qui explique aussi qu’à la manière du serviteur inutile, le théologien
qu’il est constate et répète que son œuvre n’a été qu’une série
d’échecs, alors que le sociologue, nous flattant sans vergogne,
dit et redit à quel point l’actualité donne enfin raison à ses analyses
sociologiques. Non que sa théologie pâtisse du fait de sa sociologie.
Elle pâtit du fait qu’à l’instar de tout protestant français — si
ce n’est de Barth qui, de sa fenêtre helvétique, ne voit que des
cimes et des vallons — Ellul n’en peut mais de subir les effets
d’une culture d’obédience catholique. Sa pensée reste captée par
des présupposés qui, malgré l’acculturation du christianisme, arc-boutent
des structures mentales encore gérées par une dialectique du profane
et du sacré (comme l’attestent par ailleurs sociologues et historiens
des religions, qui en sont d’autant plus friands qu’ils s’obstinent
à voir dans le christianisme une religion de la nature, c'est-à-dire
du Livre, au lieu d’une religion de la parole).
Le drame d’Ellul est de n’avoir pas voulu échapper à cette emprise.
Il le pouvait. La technique — ou plutôt son analyse de la technique
comme phénomène de société — lui en donne l’occasion. Le monde vaut
d’être changé, et la foi d’y être vécue (et mieux que sur le ton
d’une vie après la mort). A cet iconoclasme inhérent à la foi correspond
en outre, chez Ellul, l’idée que, malgré turpitudes et autres servitudes,
l’homme reste un rebelle, un insoumis qui s’insurge même contre
Dieu ou la représentation qu’on veut en imposer. Dieu est saint
: il est l’Incomparable, même et surtout pour le croyant.
À cette sainteté de Dieu correspond chez l’homme un anarchisme pour
lequel Ellul a toujours dit qu’il avait un faible. Et il n’a pas
tort. Mais alors, il aurait dû s’abstenir de creuser le fossé entre
la sainteté ou l’obligation sabbatique de la sanctification qui
en est l’expression, d’un côté et, de l’autre, un monde d’autant
plus voué au sacré qu’il se voue à la technique — autrement dit,
entre son œuvre théologique et son œuvre sociologique. Engageant
sa pensée dans une toute autre direction, il nous aurait montré
que, si l’homme consiste à repousser les limites de l’homme, la
foi consiste à repousser celles de la foi. Et que ces limites, si
elles ne peuvent qu’être d’ordre culturel ou religieux ou, pour
le dire autrement, si elles ne peuvent que relever du sacré, ne
sauraient être repoussées que par une pensée à la fois dégagée du
poids que fait peser sur elle la dichotomie de la foi et du monde
et engagée sur la voie d’une dialectique plus conforme au génie
du protestantisme comme de la tradition biblique : la dialectique
de l’anarchie et de la sainteté.
La modernité : de la Réforme à la mort de Dieu
S’il est un aspect de la Réforme qu’en dépit d’apparences aussi
tenaces que le sont certains lieux communs dont on l’afflige, il
importe de souligner d’emblée, c’est qu’alors le christianisme affronte
la modernité, moins par un retour aux sources, qu’en réalité par
une théologie en prise sur une nouvelle conception du monde, sur
l’idée d’un monde nouveau. Je veux dire qu’alors, et dans son ensemble,
le christianisme continue d’apporter son limon à l’Occident, à une
culture où, tant sur le plan individuel que sur le plan social,
la personne humaine plonge encore ses racines. Intellectuellement
et spirituellement ou moralement parlant, le christianisme fait
encore partie du paysage.
À la rigueur et sans doute avec une pointe d’irrévérencieux humour,
on pourrait même dire qu’avec la Réforme le christianisme se contente
d’un lifting religieux. Il ne réussira pas pour autant à enrayer
le clivage du religieux et du culturel; il n’empêchera pas le divorce
de l’Église et du monde. Aussi affligeant que soit le spectacle
que va nous en donner la modernité au fur et à mesure qu’elle se
déroule, elle n’était pas programmée pour rompre avec le christianisme.
Au départ, dans ses prémisses, rien n’indique qu’il le faudra. Mais
quand la rupture se produit, on ne peut que constater l’évidence.
Ce n’est pas la modernité qui trahit l’Église; c’est l’Église qui
s’est fait piéger par une tradition en train de se fossiliser. La
modernité en profite pour s’emparer de l’héritage. Récoltant ce
qu’un autre a semé, elle engrange. Mais est-ce un tort? Au pire,
mais c’est encore plus tragique, il y a malentendu.
Reste qu’en découle une sourde, lancinante et, bientôt, galopante,
désaffection du monde à l’égard du christianisme : le nouveau monde
de Christophe Colomb tout autant que le monde nouveau de la science
semble acculé à une opposition flagrante avec le monde surnaturel
de la Bible. Sevrées de la tradition biblique, ni la science ni
la philosophie ne peuvent servir d’excuse au scientisme qui s’installe
dans les esprits et dont les fondements ne sont pas moins douteux
que ne l’est désormais tout échafaudage du surnaturel. D’un côté,
on croit avoir découvert l’immanence; on la sent, comme on sent
la chair à la pointe d’un scalpel. De l’autre, on craint pour la
transcendance. On n’est pas sur la même longueur d’ondes.
Le Dieu de la Bible est pourtant un Dieu qui crée, qui s’incarne
et qui est tout en tous; il a sa demeure avec les hommes; c’est
donc un Dieu qui ne peut que privilégier son immanence. En créant,
en s’incarnant, en étant tout en tous, c’est lui qui met sa transcendance
de côté — ou qui la met en œuvre, au lieu de la mettre sur un piédestal.
Qu’il soit le Très-Haut ou le Tout Proche, il est l’Autre radical.
La transcendance est donc affaire, non de distance ou de différence,
mais d’altérité :
Que les cieux célèbrent cette merveille, Seigneur !
et ta loyauté dans l’assemblée des saints.
Qui donc là-haut est égal au Seigneur ?
qui ressemble au Seigneur parmi les dieux ?
Il n’empêche, de part et d’autre, on s’embourbe dans des idées
reçues : d’abord, il faut qu’avec la modernité on assiste à l’érosion
de la transcendance de Dieu, oubliant qu’à vues humaines, s’il se
pouvait que cette érosion ne fût pas nécessaire, elle était inévitable.
Puis, il faut aussi que modernité soit synonyme de désenchantement.
Mais il importe peu de savoir qui en est réellement affecté et surtout
si, en fin de compte, ce désenchantement affecte le monde — comme
on s’empresse de le croire — ou s’il affecte plutôt le christianisme.
Car si, d’après la thèse de Max Weber, c’est le monde qui était
désenchanté, on aurait, faute d’en chercher la compensation quelque
part, ailleurs, tôt fait de la trouver dans le mépris du monde.
Or, non seulement il n’est plus question d’aversion pour le monde,
mais, s’il faut encore en être enchanté, on en trouve plus d’un
motif ailleurs que dans le christianisme. Pis encore, plus on est
désillusionné par la modernité, plus le christianisme tombe en désuétude
et se rabat sur ses origines : il se rue tête baissée dans une quête
identitaire de ses racines, et tout bonnement s’enlise dans un repli
sur lui-même.
Nous n’en sommes pourtant plus au seizième siècle. La mise en
question du christianisme n’est en rien comparable à celle qu’il
traverse alors. Elle est de nos jours d’autant plus radicale et
son issue est d’autant plus incertaine que l’Église ne sait pas
d’où elle vient parce qu’elle ne sait plus, comme avec la Réforme,
où elle va. Elle se rabat sur son passé, alors qu’est en jeu son
avenir. Elle a besoin de bien plus qu’un lifting.
L’impact culturel de la technique
Si novatrice que soit la Réforme, elle n’équivaut pas tout à fait
ce qu’on appelle aujourd’hui une "révolution culturelle". Elle ne
présuppose ni n’exige une totale remise en cause des supports culturels,
ni même des fondements religieux de la tradition chrétienne.
Par comparaison, les défis qu’affronte le christianisme au cours
de ce siècle le soumette à une révision déchirante dont il ne sait
toujours pas, à supposer qu’il le veuille, s’il peut en assumer
toutes les conséquences. Mises à part quelques têtes de pont théologiques,
l’aggiornamento du christianisme semble bien avoir fait long
feu, tant au sein de l’Église qu’à l’extérieur, dans ses rapports
avec le monde. D’ailleurs, prônée à grands bruits par le catholicisme,
sa mise en œuvre se fait à contrecœur. La montagne accouche d’une
souris. L’œcuménisme vire au marché de la brocante spirituelle,
lorsqu’il ne débouche pas sur une reconfessionnalisation des Églises.
Celles-ci sont assaillies par les effets d’un pluralisme culturel
qu’elles ont du mal à assimiler. Que ce soit à leur insu ou sous
couvert de laïcité, elles sont amenées à pactiser avec le sécularisme,
au dehors, tandis qu’elles glissent vers un nouveau type d’orthodoxie,
sinon d’intégrisme, au dedans. J’en veux pour preuve la désaffection
affichée moins par les fidèles que par leurs pasteurs à l’égard
de la prédication et, en général, de tout ce qui relève de la réflexion
théologique. Désaffection qu’en outre on essaie de camoufler en
recourant au mantrisme des formules traditionnelles, comme s’il
suffisait de répéter des formules, appuyées par des alléluia, pour
qu’elles deviennent efficaces ou qu’elles effacent l’indigence du
sermon.
Or une Église qui ne prêche pas ce qu’elle pratique est
une Église qui ne pratique pas ce qu’elle prêche. C’est une Église
qui, Ellul n’a pas manqué de le dénoncer, est en train de se cléricaliser.
Elle ne sortira de son ornière que le jour où elle comprendra enfin
que, à défaut d’une réflexion théologique appropriée, le peuple
de Dieu ne pourra pas éviter le melting pot de la société technicienne.
Et pourtant, qu’est-ce que la technique si ce n’est cette méthode
qui, d’une alternative à l’autre, consiste enfin à confronter l’homme
avec l’obligation pour lui de choisir — et de choisir en sorte que
cette possibilité même ne soit jamais occultée ?
Que la technique puisse être une menace, personne ne le nie. Elle
l’a toujours été. Dans la mesure où elle comporte une promesse,
elle comporte également une menace. L’ignorer, c’est se compromettre.
Pour un croyant, cela veut dire qu’il compromet sa foi. C’est pourquoi
Ellul considère que le problème de la technique, dans la mesure
où celle-ci est propagée sinon engendrée par la diffusion de la
tradition biblique, est une affaire qui concerne le croyant. Et
que, tout naturellement, on trouve au cœur des controverses qui
ont au cours de ce siècle ébranlé le christianisme.
L’impact religieux de la technique
De la démythologisation de l’évangile à la mort de Dieu en passant
par la politisation de l’église, aucune de ces controverses ne laisse
Ellul sur la touche. Outre que leurs thèmes respectifs ne sont pas
étrangers les uns aux autres, ils ne sont pas non plus entièrement
nouveaux. Ils ont même été couvés par le christianisme. Au même
titre que, sur un autre plan, le problème relatif à la technique.
Ce qui explique l’intérêt qu’y prend Ellul alors qu’à l’inverse
s’en désintéressent ceux de ses disciples qui, par conformisme religieux,
ne voient dans la technique qu’une question de commodité socio-économique
qui les dispense de remettre en cause les présupposés théologiques
de leur foi. Bref, pour Ellul, il est inconcevable que ce qui fait
l’enjeu de notre siècle n’apparaisse pas sur l’écran d’une vision
chrétienne du monde.
Je n’irai pas jusqu’à dire que là où Barth ne voit que le Christ,
Ellul ne voit que la technique. Avec Ellul, nous sommes cependant
aux antipodes de Barth qui n’en domine pas moins le champ de la
réflexion théologique et, à la différence de Tillich ou de Brunner
et même de Bultmann, n'a rien à dire sur la technique. A l’époque,
Tillich est encore inconnu en France tandis que Brunner, prié de
se taire par Barth, est refoulé et que Bultmann est mis à l’index
de l’édition protestante francophone. Ellul reste fidèle à Barth
— en France on ne connaît que lui — mais il n’en est pas l’adepte
inconditionnel. Loin s’en faut. Quand Barth prend position sur le
conflit Est-Ouest, Ellul ne se gêne pas pour déclarer que Barth
ne connaît rien à la politique. Et quand, à son tour, Ellul fait
non sans fracas son choix pour un salut universel, on se demande
si, par là, il n’insinue pas que Barth n’entend rien à la religion
non plus. Je ne dirai pas qu’il se rapproche pour autant de la position
de Bultmann, encore qu’on peut se demander si, en remettant en cause
la notion exclusiviste du salut, il ne procède pas à sa démythologisation.
Qu’il y procède ne fait aucun doute, mais c’est par une autre
voie que celle de Bultmann.
Ellul se range à l’idée que la technique est notre nouveau mythe,
et que, s’il y a un monde à démythologiser, c’est avant tout le
nôtre bien plus que celui de la Bible. Il propose en somme un choix
entre deux méthodes. Mais il faudrait pour cela qu’elles s’opposent
l’une à l’autre. Ce n’est pas évident, loin s’en faut.
Lorsque Bultmann propose de démythologiser le Nouveau Testament,
on doit le souligner, son projet n’a de sens qu’à la condition que
le mythe n’apparaisse comme tel que parce qu’il appartient et nous
renvoie au passé. Ellul — qui veut à tout prix si ce n’est
intempestivement s’en démarquer — a beau jeu d’arguer là contre
que ce n’est pas le passé qu’il faut démythologiser, mais le présent.
Non le Nouveau Testament, mais le monde d’aujourd’hui. Que cela
n’entre pas forcément en contradiction avec le projet bultmannien,
ou même le présuppose, constitue somme toute son seul point de désaccord
avec Bultmann. Le fond du problème n’en est pas affecté. Aussi n’est-on
pas surpris que, comme Bultmann, Ellul ait souvent été accusé d’enfermer
le croyant dans la subjectivité de la foi. Et, s’il n’a pas tort
en soulignant qu’il faut surtout dénoncer les mythes de l’homme
moderne, force est pour lui d’admettre avec Bultmann qu’aucune intelligence
de la foi n’est possible à moins d’une critique de ces mythes, même
et surtout si l’homme moderne n’en est conscient qu’à demi ou pas
du tout. Quels sont ces mythes?
L’illusion politique et le bluff technologique
Ils appartiennent en gros à deux familles, à deux idéologies qui
s’entrelacent : l’idéologie du politique (qu’Ellul met à nu en la
qualifiant d’illusion politique) et celle du Tout Technique
(qu’Ellul parfois confond avec l’utopie avant de se reprendre
et corriger son tir quand il définit sa cible moins en termes d’utopie
que de bluff — c’est-à-dire d’idéologie — technologique).
Bref, l’illusion politique et le Tout Technique font si bon
ménage que, dit Jacques Ellul, la technique est notre nouveau mythe.
Et s’il faut en démythologiser le monde qu’elle est en train de
nous construire, c’est peut-être moins parce que ce monde est passé
sous la tutelle de la technique que parce qu’il est retombé sous
celle du mythe; en sorte que, au lieu de prendre conscience de l’enjeu
du siècle, nous sommes ravis, séduits, par un bluff, ce
bluff technologique qui, pour autant qu’il s’érige en discours
n’a, au fond, rien à voir avec la technique si ce n’est qu’il la
détourne. Aussi, de la Technique ou l’enjeu du siècle au
Bluff technologique en passant par le Système technicien,
finit-on par se rendre à l’évidence : Ellul ne craint pas la
technique, il en est déçu. Comme, d’ailleurs, il l’est également
par la politique.
Il est déçu par la technique, non parce qu’elle élimine l’homme,
mais parce qu’elle l’assimile. Elle ne se contente pas de servir
l’homme. Elle l’asservit. Tout comme la mariée, elle est trop belle
pour qu’on ne l’adore pas. Jadis adorateurs de la nature, nous voici
désormais prostrés devant le veau d’or qu’est devenue pour nous
la technique. Au même titre que la nature, elle asservit celui qu’elle
sert. Comme la faucille et le marteau, autrement dit, comme tout
outil, elle n’élimine pas mais prolonge l’homme dont elle décuple
la force : elle nous donne l’illusion d’une seconde nature alors
qu’en réalité, nous libérant de la nature, elle n’a fait que nous
apprêter à une autre forme d’aliénation. Quand, avec l’outil, elle
prolonge l’homme, la technique va tout de même dans le sens de la
nature. Mais quand elle artificialise la nature ou n’y voit qu’une
mine d’artefacts qu’elle exploite à ciel ouvert, alors elle assimile
l’homme. Sans contrepartie. Vraiment sans aucune contrepartie?
Oui et non.
Accoutumés que nous sommes à nous servir d’instruments, nous ne
prêtons pas attention au fait qu’avec la technique nous n’avons
pas affaire à un instrument du même ordre que l’outil. Ellul ne
cesse pas de le répéter : la technique n’est pas neutre. Elle ne
l’est pas quand bien même, comme Paul Tillich, nous aimerions qu’elle
le soit. Nous finissons même par y croire. Mais nous nous trompons.
Et tant pis pour nous, car "en réalité, lorsque nous disons qu’à
nos yeux la technique est neutre, c’est que nous pensons tous, au
fond de nous-mêmes qu’elle est bonne." L’usage qu’on en fait, nous
dit Ellul, n’est que le résultat d’effets qu’elle porte en elle-même.
De sorte que "l’homme qui aujourd’hui se sert de la technique est
de ce fait même celui qui la sert. Et réciproquement seul
l’homme qui sert la technique est vraiment apte à se servir d’elle."
Reste qu’avec ces mots qui concluent le Système technicien,
on sent qu’ils sont comme saisis d’un frémissement. Ellul en
croit-il ses yeux quand il écrit ces lignes. Non seulement l’homme
qui sert la technique est apte à se servir d’elle, mais il l’est
vraiment. Et cet homme qui l’est vraiment n’est pas n’importe
lequel, mais l’homme d’aujourd’hui. Pas celui d’hier, pour qui la
technique n’était qu’un instrument — un outil. Mais l’homme d’aujourd’hui,
celui-là même qui a dépassé le stade de l’outil et que la technique
assimile comme on assimile l’étranger et de la même façon
qu’une culture, à moins qu’elle ne se fossilise, en assimile une
autre. Mais là il convient qu’on s’arrête un instant.
Non seulement Ellul laisse entendre qu’une assimilation n’est
en soi jamais en sens unique, mais en outre, et par rapport à la
technique, il fait la distinction entre l’homme d’aujourd’hui et
celui d’hier. Il distingue les techniques primitives et la technique
moderne. Des premières à la seconde, nous avons basculé du milieu
naturel dans un milieu technicisé, d’un milieu où tout est symbole
dans un milieu où le symbole n’est qu’un symbole, où tout est mathématisé.
L’ordre des choses a fait place à l’ordre des mots et, le symbole,
au signe, le mystère au chiffre. Que de fois Ellul ne s’est-il pas
extasié sur l’élégance et la noblesse de l’outil, par contraste
avec l’efficacité et la froide rationalité des méthodes dont la
technique constitue l’ensemble, le système?
Jadis perçu en fonction d’un métier, le travail ne l’est plus
désormais qu’en fonction d’un emploi. Qu’à cet égard Ellul surestime
ou non la notion de travail, cela ne peut ici entrer en considération.
Pour lui, la technique, en privant le métier de sa dimension vocationnelle
pour le réduire à l’emploi, prive aussi l’homme de sa faculté de
choisir et donc de sa liberté. Elle robotise l’homme. La pensée
technicienne achève de mettre au pas tout ce qui persiste encore
de pensée "sauvage" au tréfonds d’une culture humaniste. Et, avec
l’érosion de la transcendance dont s’accompagne un tel processus,
la société technicienne se place sous le signe de la mort de Dieu.
Mais dans une société ainsi banalisé, l’homme ne peut qu’être de
trop. Il n’a même plus à être éliminé par la technique. Celle-ci
peut, comme on l’a dit, se contenter de l’assimiler. Il en devient
l’instrument. On comprend l’horreur d’Ellul. Mais est-elle fondée?
Jadis, c’était l’homme qui passait par la technique. Aujourd’hui,
c’est la technique qui passe par l’homme. Est-elle pour autant une
menace pour l’homme. Et si elle l’est, est-ce la technique ou l’homme
qui est en faute? Pourquoi faut-il qu’on blâme la technique si,
devant elle, l’homme n’assume pas la responsabilité qui lui incombe,
et s’il démissionne?
D’ailleurs, bien plus que la technique, n’est-ce pas cette démission
de l’homme qu’Ellul dénonce? À cet égard, n’a-t-il pas toujours
déploré qu’on le croit hostile à la technique? Calquant pour ainsi
dire son attitude sur celle des prophètes, il n’oublie pas d’en
tirer la leçon. Les prophètes stigmatisent les Israélites pour le
laxisme spirituel dont ils font preuve une fois installés en Canaan,
et leur rappellent les quarante ans passés au désert. Mais pas un
instant ils ne prônent le retour au désert. De même, face à la technique,
Jacques Ellul n’y voit qu’une occasion de plus pour l’homme de s’embourber
dans un conformisme intellectuel et l’égoïsme sacré, qu’il soit
individuel ou collectif, avant de sombrer dans un conformisme totalitaire
où le Tout Technique nous berce dans l’illusion politique.
Plutôt qu’un pessimiste, Ellul serait-il un homme déçu? Et, s’il
l’est, le serait-il tout simplement parce qu’il aime le monde; et
qu’au lieu de mériter notre aversion, ce monde est un monde qui
a besoin d’être sauvé? C’est un monde qui, pour être sauvé, n’a
besoin ni d’être sécularisé au profit d’une illusion qui, sous le
couvert de libération, nous livre au totalitarisme, ni d’être désacralisé
au profit d’un mythe qui, sous le couvert d’efficacité technicienne,
nous entraîne dans un processus de resacralisation et pour cela
commence par nous asservir à la technique. Quant aux hommes, Ellul
les prend pour ce qu’ils sont : des êtres qui n’ont fait que troquer
une logique de la technique contre une logique de la nature. Ils
n’en sont pas moins pécheurs, puisqu’ils sont encore hantés par
le sacré.
Mais c’est aussi là contre qu’il regimbe quand il écrit : "ce
n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré
à la technique".
Anarchie et sainteté
Malgré l’impact fondamentalement désacralisateur du christianisme,
"tout se passe comme si l’homme n’arrivait pas à vivre dans un univers
désacralisé". Cet échec du christianisme, Ellul n’hésite pas à le
qualifier de "monumental", même si, en même temps, il pourfend sans
reste la théologie dite de la mort de Dieu. C’est un échec qui,
à ses yeux, fournit "l’une des preuves les plus flagrantes de l’inhérence
du sacré à l’existence de l’homme" et atteste "la permanence de
cette force active (je ne dis pas objective) qui mène l’homme à
chaque fois reconstituer un univers sacré sans lequel, apparemment
il ne saurait exister dans l’univers qu’il s’est constitué". À l’évidence,
"seul le sacré (et non pas l’aventure proposée par le christianisme)
le rassure et lui donne le sentiment à la fois de la stabilité de
son univers et du sens immuable, et objectif, de sa vie". Ellul
est catégorique : "notre société moderne occidentale n’échappe en
rien au sacré". Mais, s’il a des raisons d’être si catégorique,
je m’en voudrais de lui manquer d’égards en ajoutant qu’à nouveau
nous avons affaire au jugement d’un homme déçu. Et qui a de quoi
l’être, puisqu’il est déçu par l’Église sinon par le christianisme.
Et que pour cet homme qu’est Ellul, c’est en fin de compte le sacré
qui entraîne la société — non le christianisme; et, sans doute,
pas non plus la technique.
Cela vaut la peine qu’on le cite à nouveau : "ce n’est pas la
technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique".
D’autant qu’une fois transféré à la technique, le sacré peut aussi
prendre alors la forme de l’utopie. Et l’utopie, l’anarchiste qu’est
au fond de lui-même Ellul en connaît la tentation. Suffisamment
pour qu’il la récuse? Il le pense — sans toutefois nous convaincre
pour autant. De façon qui semble arbitraire et qu’ici on ne peut
se permettre de discuter, Ellul confond l’utopie avec la solution
finale à laquelle aspire tout totalitarisme, et en particulier
ce totalitarisme qui, de surcroît, a de nos jours le vent en poupe
: l’efficacité du Tout Technique, de ce mélange à la fois rationnel
et calculateur où, froidement, mythe et sacré se conjuguent à travers
les épousailles de leurs succédanés respectifs.
C’est que l’homme, cet inexorable fabricant d’idoles, est pour
Ellul un être aussi fasciné par le sacré qu’il est enclin au mal.
Il sacralise tout ce qui le concerne et, plutôt que de se rapporter
à Dieu, il ramène en quelque sorte Dieu ou le divin aux dimensions
de ce rapport lui-même, qu’il troque aussitôt contre un rapport
d’identités et de différences, de présence et d’absence. Il ne peut
pas même adorer Dieu sans en faire une idole.
Il en va autrement dans la tradition biblique. Là, ce rapport
est un rapport d’altérité entre l’homme et Dieu, et ce qui compte
est en somme moins le rapport — ou le support de ce rapport — que
cette radicale altérité. Si radicale, en effet, que l’homme ne se
conçoit jamais comme étant pécheur en soi, mais seulement devant
Dieu. Si radicale que, même en soi, il n’est jamais désigné par
le sacré. Ellul ne cesse pas de le souligner : l’homme n’est pas
jugé à l’aune du sacré, mais d’une autre dialectique, celle de la
sainteté, au regard de laquelle tout pouvoir se résout à l’abus
du pouvoir. De sorte qu’en face du totalitarisme politique ne convient
qu’une seule démarche croyante, et c’est celle de l’an-archie. Pour
Ellul, l’anarchie représente la forme la plus complète et la plus
sérieuse du socialisme. S’il persiste néanmoins à vouloir la distinguer
de l’utopie, c’est peut-être pour des raisons de sémantique et,
sans aucun doute, parce qu’il ne veut à aucun prix qu’elle ne se
confonde avec le royaume de Dieu. Pas plus qu’il ne veut, sur l’axe
du Tout Technique, que le sacré, en tant que phénomène de société,
ne se confonde avec la foi sinon avec la religion. Car il n’est
ici-bas de liberté pour l’homme que dans la foi et par la foi. Sa
libération n’est pas d’ordre politique ou économique, mais spirituel.
Faut-il le souligner? Ellul est, en l’occurrence, plus proche des
deux règnes de Luther que de la conception eschatologique du "vrai
pays", c’est-à-dire de la révolution ecclésiale de Calvin. Contradiction?
Mais Ellul ne cherche pas à résoudre la quadrature du cercle. Il
enfourche la contradiction comme d’autres un cheval de bataille.
C’est à partir de là que s’explique le développement de sa pensée
: une pensée déchirée entre Marx et la révélation biblique et qui,
ne voulant éliminer aucun des deux, ne veut pas davantage les assimiler
l’un à l’autre. Il l’avoue lui-même : "Je suis … resté incapable
d’éliminer Marx, incapable d’éliminer la révélation biblique, incapable
de fusionner les deux. Pour moi, il n’était pas possible de les
additionner. J’ai donc commencé à être écartelé entre les deux et
je le suis resté toute ma vie. Le dévéloppement de ma pensée s’explique
à partir de cette contradiction". J’ai dit qu’Ellul était un homme
déçu. Je me suis trompé. C’est un homme déchiré, en quête d’espérance.
Et donc ouvert à ce monde tant aimé de Dieu qu’il lui fait don
de son Fils unique.
Gabriel Vahanian
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