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Origine : Hommage à Jacques Ellul
http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Technique--Hommage_a_Jacques_Ellul_par_Ivan_Illich
Hommage à Jacques Ellul par Ivan Illich
Jacques Elllul (1912-1994) était professeur à l'Université de Bordeaux
et l'auteur d'une quarantaine de livres et de centaines d'articles,
dont le principal objet fut de souligner la menace que constituent
les nouvelles technologies pour la foi chrétienne et la liberté
humaine.
Ivan Illich est né à Vienne en 1926. Il arrive aux États-Unis en
1951, et travaille comme assistant auprès du pasteur d'une paroisse
portoricaine de New York. Entre 1956 et 1960, il est vice-recteur
de l'Université catholique de Puerto Rico, où il met sur pied un
centre de formation pour les prêtres américains qui doivent se familiariser
avec la culture latino-américaine. Illich fut co-fondateur du Center
for Intercultural Documentation (CIDOC) à Cuernavaca, Mexico. Depuis
1964, il dirige des séminaires sur le thème «Alternatives institutionnelles
dans une société technologique», avec un accent spécial sur l'Amérique
Latine.
Source:
Ira Woodhead et Frank Keller, The Ivan Illich Archives
http://www.cogsci.ed.ac.uk/~ira/illich/biography.html
Courriel: Source en ligne
http://www.agora.qc.ca/textes/ellul.html
Présentation
La thèse d'Illich est que la technique occupe la place de la religion,
et que cette mutation s'est opérée à l'intérieur même du christianisme.
Extrait
La première, c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne
et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d'une
autre société, quelle qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité
de voir que cette extravagance historique est l'aboutissement d'une
subversion de l'évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale
appelée christianisme.
Texte
Jacques Ellul, c'est pour moi un honneur et une grande joie que
d'être invité par Daniel Cérézuelle à participer à cet hommage.
Monsieur Ellul, j'aimerais plutôt dire Maître Jacques, j'ai été
touché par votre comparaison du maître avec le boeuf qui, en tirant
la charrue ouvre un sillon. Je me suis efforcé de vous suivre dans
un esprit de filiation, avec tous les faux pas que cela implique.
Veuillez accepter la moisson et reconnaître les fleurs dans ce que
vous pourriez regarder comme de mauvaises herbes. Ainsi puis-je
exprimer ma gratitude envers un maître à qui je dois une orientation
qui a infléchi de façon décisive mon chemin depuis quarante ans.
Ma dette à son égard est indiscutable, et j'ai pu le vérifier tout
récemment.
Pour préparer mon intervention lors de cette séance, je souhaitais
relire une vingtaine de vos ouvrages que je n'avais pas sous la
main. Mon élève et ami José Maria Sbert a puisé dans sa bibliothèque
pour me procurer cette moitié de votre oeuvre - des volumes qu'il
avait abondamment annotés, sans craindre d'en souligner des paragraphes
entiers. Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j'ai été confondu
par la nouveauté et la vivacité avec lesquelles, au long des années,
vous ne cessez de reprendre vos intuitions fondamentales des premiers
temps en les clarifiant toujours davantage. Votre ténacité, votre
humilité et votre magnanimité devant la critique font de vous un
modèle qu'il faut saluer. La présente réunion académique à Bordeaux
nous fournit une possibilité unique de reconnaître l'unité de votre
pensée. Les uns vous ont lu comme un grand interprète de la Bible,
les autres, comme un philosophe de la technologie. Mais peu ont
vu en vous l'homme qui provoque simultanément la réflexion du philosophe
et celle du croyant. Du philosophe de la technologie, vous attendez
qu'il étudie un phénomène patent, observable, en ayant conscience
que celui-ci est trop terrible pour être saisi par la seule raison.
Et vous amenez le croyant à approfondir sa foi biblique et son espérance
eschatologique face à deux questions profondément troublantes, revêtant
toutes deux un caractère d'extrême étrangeté historique: - La première,
c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne et ses terrifiantes
conséquences avec la culture matérielle d'une autre société, quelle
qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité de voir que cette
extravagance historique est l'aboutissement d'une subversion de
l'évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale appelée
christianisme. Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l'histoire
des institutions et de la propagande jusqu'aux ouvrages d'exégèse
si poétiques qui la couronnent, m'a convaincu de ceci: le caractère
unique de l'âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement
si l'on ne comprend pas qu'il est le résultat d'une corruptio optimi
quae est pessima. C'est pourquoi le régime de la technique, sous
lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions
profondément troublantes: Ce régime a donné naissance à une société,
à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout,
inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte
indiscutable la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul.
Il n'est pas possible d'expliquer ce régime si l'on ne le comprend
pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits
principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d'évoquer.
Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup
sont incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le droit
fil d'une invitation évanglique, à chaque homme, qui a été transformée
en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne
peut analyser correctement ce régime de la technique au moyen des
concepts courants qui suffisent à l'étude des sociétés anciennes.
Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour
discuter l'hexis (l'état) et la praxis de notre époque qui vit sous
l'égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous
avez mis face à ce triple aspect de l'extravagance historique tout
à fait singulière. Quel que soit le vocable dont on la recouvre
- la culture, la société, le monde - notre condition humaine actuelle
est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs
sont des perversions. Alors qu'ils doivent leur existence à la Révélation,
ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des
dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d'étrangeté
historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique
ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever
des questions éthiques. Manifestement, le terme moral de mal n'est
pas applicable à des événements documentés tels que la Shoah, Hiroshima
ou les essais actuels de reproduction artificielle d'humains-types.
Ces entreprises répugnantes, abominables, horrifiantes, il n'est
pas admissible d'en débattre. Ce serait les juger dignes de discussion.
Toute enquête là-dessus, quant au faisable ou à l'infaisable, au
juste ou l'injuste, au bien ou au mal, banalise le statut de l'horreur
indicible. Ce sont là des exemples extrêmes. Ils le sont à tel point
qu'ils découragent la réflexion.
Partant de vos observations pénétrantes, Monsieur Ellul, j'ai tenté
de faire ressortir que des perversions semblables, propres au milieu
technique, dominent notre vie quotidienne. Le monde est devenu inaccessible
si l'accès signifie le résultat d'une action pédestre: le transport
monopolise tellement la locomotion que les pieds, qui sont un outil
naturel de l'être humain, sont désormais quasiment privés de la
plupart de leurs fonctions. Parmi des centaines d'exemples triviaux
de l'humiliation par la technique, j'en citerai un, que je trouve
plaisant. L'Église dans laquelle je plonge mes racines dénonce bien
haut les préservatifs qui frustrent la fonction naturelle d'un organe,
mais Elle n'envisagerait jamais d'étudier l'analogie entre les préservatifs
et les pneus! En employant votre concept de la technique, la doctrine
de l'Église sur la contraception aurait pu devenir l'adjuration
à résister à Moloch, et ce jusqu'au martyre. Une philosophie triviale
de la technologie a transformé cette possibilité d'un appel prophétique
venant du coeur même de l'Église en une disputaillerie scolastique.
Comme vous l'avez souvent fait ressortir, si la subversion est incompréhensible,
la cécité générale à son égard ne l'est pas moins. Toutes ces horreurs-là
dérivent leur statut ontologique du fait qu'elles sont exactement
des subversions de ce que vous appelez X et que moi - confiant dans
votre patience - j'appellerai la Grâce divine.
Lorsque, voici un demi-siècle, vous publiiez vos analyses prophétiques,
il était tout à fait évident que l'intégration rationnelle d'Ellul
le calviniste et Ellul le sociologue dépassait la compréhension
de la plupart de vos confrères. Mais au moins, beaucoup comprennent-ils
maintenant que votre profond enracinement dans la foi vous permet
d'affronter des ténèbres sur lesquelles ceux qui sont mal affermis
préfèrent glisser. Déjà dans votre étude sur la propagande, vous
nous faisiez voir que les hommes modernes sont tellement terrorisés
par le réel qu'ils se livrent à d'atroces débauches d'images et
de représentations afin de ne pas le voir. Ils emploient les médias
pour simuler un pseudo-monde encore plus sombre, afin de s'en faire
un voile protecteur contre les ténèbres dans lesquelles ils doivent
vivre. Depuis lors, cette absence de réalité est devenue encore
plus hébétante. L'obscurité engendrée par les médias a été bien
étudiée par Didier Piveteau, mon ami qui se proclamait votre élève.
De plus en plus, les gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils
se sentent englués dans une horreur indicible sans parvenir à se
réveiller devant la réalité. Comme dans un cauchemar, l'horreur
transcende le dicible. Votre reconnaissance du statut ontologique
de la technique englobante vous a fait prévoir dans les années cinquante
ce qui est aujourd'hui palpable et irrémédiable. Tout cela est implicite
dans votre analyse de la technique. Devant cette assemblée, composée
de lecteurs attentifs d'Ellul, et à l'issue de deux jours d'échanges
intenses, il serait absurde d'élucider cette notion qui est originale
et capitale dans votre oeuvre. Je préfère évoquer quelques circonstances
dans lesquelles cette notion a fourni une aide décisive à l'un de
ses lecteurs - et, s'il m'accepte comme tel, de ses élèves.
La technique est entrée dans mon existence en 1965 à Santa Barbara,
le jour où, chez Robert Hutchins, John Wilkinson m'a donné un exemplaire
de Technological Society, qu'il venait de traduire sur la recommandation
pressante d'Aldous Huxley. Depuis lors, les questions soulevées
par votre concept de la technique ont constamment réorienté l'examen
de mon rapport aux objets et aux êtres. J'ai adopté cette notion
ellulienne parce qu'elle éclaire une mutation de l'esprit: c'est
une notion qui permet de cerner, entre l'éducation, les transports,
les activités médicales et scientifiques modernes, le seuil auquel
ces entreprises absorbent, conceptuellement et physiologiquement,
le client dans l'outil; le seuil auquel les produits de consommation
se muent en produits qui, eux-mêmes, consomment; le seuil auquel
le milieu technique transforme en chiffres ceux qui y baignent;
le seuil auquel la technique se transforme manifestement en Moloch.
Pendant dix bonnes années après ma rencontre avec vous, Monsieur
Ellul, j'ai concentré mon étude principalement sur ce que la technique
opérait: ce qu'elle faisait à l'environnement, aux structures sociales,
aux cultures et aux religions. J'ai étudié le caractère symbolique
ou, si vous préférez, perversement sacramentel des institutions
pourvoyeuses d'éducation, de transport, de logement, de soins de
santé ou d'emploi. Je ne le regrette pas. Les conséquences sociales
de la domination par le moyen de la technique, qui rend les institutions
contre-productives, doivent être comprises pour en mesurer les effets
sur l'hexis (l'état) et la praxis qui définissent l'expérience de
la modernité. Il faut regarder leur horreur, en dépit de la certitude
qu'elle dépasse nos sens.
J'ai donc successivement analysé les fonctions latentes du transport
accéléré, de la communication canalisée, de la gestion éducative
prolongée, du garage humain. Je suis resté époustouflé par leur
pouvoir symbolique. Cela m'a apporté la preuve empirique que la
catégorie ellulienne de la technique, que j'avais originellement
employée comme un outil analytique, définissait une réalité engendrée
par la poursuite d'une idéologie de dérivation chrétienne. Dans
la recherche de la fonction symbolique de la technique en notre
temps, l'analyse d'Ellul, une fois encore, recelait des observations
éclairantes. Je songe ici particulièrement à ses réflexions sur
la magie et la religion. Parmi les penseurs modernes, Jacques Ellul
fait toujours partie de cette mince avant-garde qui comprend que
la vieille catégorie de la religion ne coïncide pas avec le domaine
du sacré. Historiquement, la place du sacrum dans la société moderne
est occupée par une entité étrangement exceptionnelle: les oeuvres
de la main de l'homme sont devenues les moyens qui pourvoient effectivement
à sa nourriture, sa mobilité, ses souvenirs et même ses sensations.
Pour comprendre la société, les effets de la technique sur ma chair
et mes sens me sont apparus plus importants à étudier que ses faits
et méfaits actuels et futurs. Ainsi en suis-je venu à explorer le
pouvoir de séduction que l'imprégnation du milieu par la technique
exerce sur mon mode de perception. Et de fait, pas une année n'est
passée, durant un quart de siècle après que Wilkinson m'eut donné
votre livre, Monsieur Ellul, sans que je décèle une propension encore
inaperçue à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch. L'existence,
dans notre société qui se veut système, met hors-jeu les sens par
les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher
ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système.
C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et
puis remplace la perception. Nous nous livrons à d'atroces débauches
de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre sens
de la réalité perdue.
Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher,
et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des
actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les certitudes
bibliques mais aussi les certitudes médiévales et classiques sur
les perceptions sensibles qui ont été à tel point subverties que
l'exégèse des textes anciens doit surmonter des obstacles conceptuels
mais également physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un
exemple, certes extrême. S'arracher l'oeil quand l'oeil est scandalisé
est un mandat évanglique. C'était un acte qui inspirait toujours
l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard
sous lequel les yeux mettaient un cône visuel qui, comme un organe
lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés
n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne voyons
plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis
par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons
aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement,
par analogie avec les cassettes vido. Ces yeux qui n'embrassent
plus la réalité ne valent guère d'être arrachés. Ces yeux iconophages
ne servent: - ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique; -
ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel;
- ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurais me retrouver,
qui est la pupille de l'autre.
La subversion de la parole par l'oeil conquérant a une longue histoire
qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde du christianisme.
Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d'un remplacement
du livre écrit pour l'écoute par le texte qui s'adresse au regard.
Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles
s'effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture
spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique - une séparation
qui marquait la fin d'un millénaire de lectio divina. L'éclipse
de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique
entre le lieu de prière et le lieu d'étude, apparut la première
- à ma connaissance - institution d'études supérieures, l'Université,
dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement
la culture des sens. Ce n'était point tant la disjonction entre
fides quaerens intellectum (la théologie) et intellectus quaerens
fidem (la philosophie) qu'entre l'ascétisme et l'analyse logique
qui a permis l'essor d'une civilisation dans laquelle, Monsieur
Ellul, vous eûtes tant de difficulté à vous faire entendre. De celui
qui suit le sillon que vous tracez, vous attendez - comme vous venez
de nous le dire - une profession de vertu, qui lui donne la volonté
et la capacité de poursuivre l'analyse de la réalité dans des conditions
que vous venez de dire désespérées, et qui lui font âprement ressentir
son impuissance. Je suis profondément convaincu que le réalisme
lucide et désabusé auquel vous nous conviez n'est possible que pour
ceux qui, en cultivant l'amitié, trouvent la force de manier l'humour.
Ce n'est que dans l'humour du Sauveur, souvent évoqué par vous,
que nous pourrons tenir bon devant Moloch sous le manteau de Belzbuth,
devant le monstre du milieu technologique qui nous consume, ce Seigneur
des mouches que nous chassons lorsqu'il s'interpose entre vous et
moi. Voilà pourquoi il m'apparaît que nous ne pourrons nous soustraire
à la reconquête disciplinée (ce qu'on appelait l'ascèse) de la pratique
sensuelle dans une société de mirages technogènes. La préservation
des sens, cette promptitude à l'obéissance, ce regard chaste que
la règle de saint Benoît oppose à la cupiditas oculorum, me semble
la condition fondamentale du renoncement à la technique tant que
celle-ci opposera un obstacle définitif à l'amitié.
L'Agora, vol. 1, no. 10, juillet/août 1994.
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