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Dans les couples, l'homme est souvent plus âgé que la
femme. C'est le moins que l'on puisse dire. Parfaitement intégré
dans les mœurs, même dans ses excès les plus ahurissants,
ce modèle social va tellement de soi que nul ne songe à
le mettre en cause. Tout porte à croire, de plus, que les configurations
réunissant des hommes mûrs au physique quelconque et
des femmes jeunes et jolies sont solidement intériorisées
tant ce type d’asymétrie nous est familière.
Mais n’étant pas aussi anodin que l'on croit, il mérite
de s’y attarder un peu.
En effet, si l’on compare des parcours moyens masculins et féminins,
dans leur ensemble, le décalage temporel saute aux yeux. On
dirait que le temps, ce dictateur absolu de notre condition, n’a
pas le moindre sens de symétrie. D’où le fait
que les cadences dictées aux événements marquants
souvent ne s’accordent pas entre elles, tant s’en faut.
Ce serait en particulier dans le deuxième moitié de
la vie que les effets du décalage temporel s’accentuent.
Les ans ne s’accumulent pas de manière similaire des
deux côtés : c’est peu dire qu’ils pèsent
plus lourdement sur les destinées féminines que masculines.
De sorte que l’âge, ainsi que l’apparence physique,
deux facteurs prédominants dans toute existence, déclenche
des mécanismes sociaux radicalement différents selon
qu’on est femme ou homme. Á la question de savoir
à quoi ces configurations empreintes de pratiques ancestrales
doivent-elles leur extraordinaire persistance, à ce jour il
n’existe pas, sauf erreur, de réponses satisfaisantes.
Ni d’ailleurs, curieusement, de questions pertinentes posées.
Malgré leur faculté de toucher d’innombrables
individus dans leur chair et dans leur cœur, malgré le
nombre d’études consacrées aux autres décalages,
elles gardent leurs secrets. Pour omniprésente que ce scénario
soit tant dans la réalité quotidienne que dans tous
les moyens d’expression possibles et imaginables, artistiques,
littéraires, publicitaires ou autres, il reste délaissé.
C’est un angle mort.
Les petites annonces
Si j'évoque les petites annonces spécialisées
à la quête de l’âme sœur malgré
leur caractère quelque peu suranné, c'est parce que
généralement elles vont droit au but. Plus encore,
à cause de leur forme écrite toute simple. De sorte
que le phénomène sur lequel je cherche à attirer
l'attention y est aisément perceptible. En voici donc une
de ces annonces, semblable à des milliers d'autres, dont
je ne citerai que le minimum nécessaire : « Homme,
cinquantaine, cherche compagne maxi trente-cinq ans ». Ce
type de proposition est d'une telle banalité que le lecteur
pourrait se demander à quoi je veux en venir. En fait, telle
qu’elle est formulée, l’annonce ne soulèverait
ni surprise ni commentaires. Personne ne la trouverait étrange,
excessive ou exceptionnelle. Réclamer une telle différence
d'âge avec un tel aplomb, pourquoi pas ? Quel mal y a-t-il
à cela ?
À côté de la phrase citée, il est vrai,
d'innombrables offres de rencontres expriment, sur ce point particulier,
des attentes différentes. Comme, par exemple, celles qui
recourent aux formules « âge en rapport », ou
« âge équivalent ». Cependant, pour plus
mesurées qu'elles soient, elles n'en sous-entendent pas moins
un écart de quelques bonnes années sinon toute une
génération entre les personnes concernées,
l'homme devant être l'aîné de la femme. C'est
l'usage, que dis-je, c'est la tradition.
C'est peu dire que parmi les critères de sélection
énumérés par l'annonceur, l'âge semble
occuper une place prépondérante. La manière
dont tour à tour le sien propre est circonscrit, oublié,
escamoté ou suggéré, les mots pour le dire
quand même, mais, surtout, les mots et les chiffres pour préciser
l’âge de qui l'on espère faire la connaissance
– et plus, si affinités –, toutes ces choses
en disent long sur le thème abordé ici. Si ce n’était
pas le cas, si les annonces n’étaient pas aussi riches
en nuances et sous-entendus, si les modalités de recherche
de partenaire ne fonctionnaient pas comme des témoignages,
je passerais plus vite aux propos suivants. Mais ces détails
sont à mes yeux une mine de symptômes éclairants
dans cette affaire.
De même, la prolifération d’annonces où
l'âge souhaité de la future éventuelle compagne
s'énonce sous forme de fourchette plus ou moins ouverte.
Ainsi, tel quinquagénaire aspirant à entamer une nouvelle
histoire amoureuse précise souhaiter rencontrer une «
JF entre 25 et 40 ans ». Ce procédé est d'autant
plus couramment utilisé que par le haut de la fourchette
il permet à l’annonceur de dire sa volonté profonde
tout en finesse, et, par le bas, un âge plus raisonnable qu’
il serait prêt à accepter à la rigueur.
Curieusement, son âge à lui, l'âge du «
capitaine » aurai-je envie de dire, tend à être
entouré d’un flou artistique dès lors que c’est
lui l’annonceur. C’est d’autant plus surprenant
qu’il s'agit d’une donnée personnelle essentielle
pour chacun et pour tous. N’est-elle pas la seule indispensable
pour un étiquetage instantané dans n’importe
quel contexte ? De quoi se dire que rester muet sur ce point est
le signe d’une réelle assurance, une certitude peu
commune d’être dans son bon droit. Au cas où,
au lieu de taire son âge ledit capitaine choisit , par honnêteté,
de l’énoncer après tout, il aura tout de même
tendance à le faire de manière quelque peu évasive,
comme s’il s’agissait d’un détail négligeable.
Aussi, pour camoufler cette information au mieux, prolifèrent
les expressions du genre « la soixantaine », «
d'aspect juvénile », « homme d'âge mûr
» et bien d’autres. En contrepartie, l’âge
de la future éventuelle élue souvent se précise
tantôt avec une rigueur extrême, tantôt à
l'intérieur d'un minimum et d'un maximum, les deux façons
de procéder témoignant de la place assignée
à ce point tant pour l’un que pour l’autre.
Ce contraste dans la rédaction - légèreté
élégante sinon oublieuse d'une part, méticuleuse
sévérité de l'autre - au prime abord dénué
d'intérêt, n'est qu'un des signes annonceurs de tout
un éventail d’usages discordants qui se cumulent.
En secondes amours
Le fait le plus significatif est que les candidats mâles des
secondes amours - et les suivantes - se détournent, autant
que faire se peut, des femmes appartenant à leur propre génération.
Sauf les authentiquement jeunes – auxquels s'ajouteraient,
bien entendu, tous les cas particuliers. J’entends bien qu
il y a des exceptions, il faut s’interdire de généraliser.
Il n’en reste pas moins que, hormis les couples « d'origine
», les sentiers privés des sexes commencent tout doucement,
dès la trentaine ou la quarantaine, à s'éloigner
les uns des autres. C'est là que du côté des
femmes les affaires amoureuses risquent de se corser, entraînant
avec elles tout un pan de l’existence. Si l'âge exigé
par nombre de prétendants à de nouvelles relations
tend à se situer dans une zone nettement inférieure
aux leurs, cela provoque pour beaucoup d’entre elles un sérieux
tangage émotionnel suivi souvent d'une lente dérive
vers la solitude annoncée. Le tout se déclenchant
par la radicale élimination des candidates quelque peu défraîchies.
En revanche, tant qu’elles sont indiscutablement jeunes –
donc non encore affublées des tournures de mauvais aloi telles
que « plutôt jeunes », « assez jeunes »
ou « encore jeunes » – leurs dates de naissance
sont couramment en harmonie avec celles de leurs petits amis, copains
ou conjoints.
Á moins que les préférences de quelques-unes
n'aillent d'entrée de jeu aux figures de père tutélaire.
Tel est en effet le cas, entre autres, de bon nombre de jouvencelles
passablement démunies sur le plan de ressources personnelles
: fascinées des promesses d'une vie meilleure mais peu confiantes
en leurs propres capacités pour y accéder, elles sont
enclines à s'attacher à des hommes qui, à défaut
d’avoir le double de leur âge, les précèdent
nettement sur l'axe du temps. Á bien y réfléchir,
ce penchant de nombreuses jeunes femmes pour les hommes bien plus
âgés qu’elles-mêmes n'a rien de surprenant,
aussi longtemps que les pouvoirs décisionnaires assortis
aux meilleurs revenus, aux plus solides positions sociales comme
aux plus confortables retraites restent, en gros, l'apanage des
hommes. A ces survivances économique et politique de la prééminence
masculine il convient d’ajouter d’autres composants
culturels, d’ordre intellectuel et symbolique, tels que l'aura
de sagesse, d’autorité naturelle et de force tranquille
dont depuis la nuit des temps l'imagerie traditionnelle aime les
nimber.
Dans bien des cas, cependant, il est de nos jours permis aux «
JF » des petites annonces d’avoir davantage confiance
en leur avenir en tant qu'individus autonomes. Et ce, grâce
à un bon niveau d'études et à une expérience
professionnelle valorisante, aujourd'hui à leur portée.
C'est ce qui les met parfois en position de pouvoir croire en leurs
propres potentialités pour se tailler une place au soleil.
Et cela, au même titre que n'importe quel jeune homme possesseur
de richesses personnelles similaires. Il y a fort à parier
alors que les vestiges patriarcaux ayant perdu leur prégnance
démesurée sur le choix du futur conjoint, ces jeunes
personnes du « beau sexe » donneront préférence
avec joie aux prétendants de leur propre classe d'âge.
Comme dit l'adage : « Qui se ressemble s’assemble ».
Or, qu’est-ce qui se ressemble plus en fin de compte que les
gens appartenant à la même génération
?
Il n’empêche. Le scénario archaïque «
hommes défraîchis tant et plus + femmes fraîches
comme une rose » perdure, véhiculant des perspectives
d’avenir amoureuses et affectives étrangement divergentes.
Les People
De toute évidence, ce sont les personnalités d'une
certaine notoriété qui remporteraient la palme à
cet égard. On peut dire sans exagération que les chefs
de file avérés de nos sociétés - ministres,
hommes politiques, vedettes du spectacle, grandes signatures de
la presse, chanteurs connus, directeurs d'entreprises prestigieuses,
écrivains, comédiens et autres célébrités
- ne convolent en secondes noces (ou en une autre forme de relation
plus souple) qu'avec une jeune beauté pouvant être,
à peu de chose près, leur fille. Sinon rien.
Que l'un des signes extérieurs de réussite des plus
sûrs consiste, pour un homme d'âge passablement mûr,
à se montrer avec une jeune et belle fiancée ne fait
aucun doute. Non que ce soit la seule raison de son choix, évidemment.
Selon toute probabilité il en tire des bénéfices
sur divers registres plus intimes. Il n'en reste pas moins que l'image
prévaut dans de nombreuses carrières. C'est pourquoi
la classe dirigeante abonde d'hommes qui, ayant atteint un âge
certain, mettent leur fierté virile si ce n'est leur identité
masculine, du moins en partie, dans l'apparence juvénile
de leur compagne, avides qu'ils sont de surpasser leurs homologues
sur tous les fronts. En évitant de se faire accompagner par
une dame quelque peu flétrie comme eux-mêmes, le visage
raviné et le corps épaissi à la manière
des leurs, ni plus ni moins, indiscutablement ils gagnent des points.
Exception est faite, cela va sans dire, des couples stables, probablement
majoritaires, où la dame, compagne d'origine, demeure, en
dépit de son image d'une fraîcheur discutable, la complice
assumée sur la scène publique.
Or, appartenant aux sphères du pouvoir, de la célébrité,
ou des deux, sans cesse sur le devant de la scène médiatique,
les faits et gestes publics et privés de ces « pipaul
» sont guettés par des millions de quidams. Que cela
plaise ou non, eux sont les donneurs de ton, les lanceurs de modes,
les formateurs de l'opinion publique, les modèles inavoués.
Les plus infimes détails racontés au sujet de leurs
va-et-vient quotidiens, les moindres événements privés
les concernant ne suscitent-ils pas la plus vive curiosité
? Alors pourquoi pas l'irrépressible envie de les imiter
?
Pour l’heure, le scénario reste figé. Rien
ne semble entamer la conviction générale selon laquelle
aucune femme n’est trop jeune pour aucun homme. D’autant
que cet ultime avatar de la société patriarcale est
sous-tendu par un conditionnement musclé sur tous les fronts
et de tous les instants sans même que l’on s’en
rende compte. Curieusement, comme sa persistance, sa vraie nature
échappe à l’heure qu’il est à des
investigations en profondeur. Or ce scénario n’est
pas étranger aux sérieux déséquilibres
tant sur le plan collectif que privé. La solitude, et, qui
plus est, la vieillesse en solitaire ne constituent-elles pas nos
ultimes terreurs ? Ne posent-elles pas des problèmes de plus
en plus inquiétants à la société tout
entière ? Il est d’autant plus étrange que dans
notre culture pétrie de principes égalitaires cette
excroissance d’un ordre ancestral reste un angle mort.
C’est autour de la tyrannie foncièrement inégalitaire
de l’apparence physique qu’il conviendrait de chercher,
pour un bonne part, des liens et des causes du phénomène.
Une évidence s’impose en effet : les mentalités
évoluent mais notre regard demeure une quintessence de partialité.
Il reste biaisé par essence et par éducation, résistant
à toute érosion des idées reçues. Pour
indulgent sinon aveugle qu’il se montre envers les «
imperfections » physiques masculines, vis-à-vis des
féminines il se révèle impitoyable. Aussi,
les griffures des années, pourtant identiques tant en nature
qu’en temps d’apparition chez les deux sexes - voyez
les cheveux grisonnants, parmi bien d’autres - ne sont pas
perçues de même manière, ni suivies d’effets
similaires, tant s’en faut.
Dans quelle logique s’inscrit, encore à l’heure
actuelle, la « normalité » de cette situation
inéquitable, en particulier au regard de son emprise sur
les destinées ? Quelle place y occupe la nature, quelle place
la culture ? La société reste muette, les chercheurs
cherchent ailleurs. Les femmes elles-mêmes rechignent de se
poser des questions à ce propos, occupées qu’elles
sont par leur devoir de plaire.
A moins que ce soit leur atavique crainte de déplaire.
Suzanne Kadar
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