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JEUNES ET BELLES, SINON RIEN
Suzanne Kadar

Dans les couples, l'homme est souvent plus âgé que la femme. C'est le moins que l'on puisse dire. Parfaitement intégré dans les mœurs, même dans ses excès les plus ahurissants, ce modèle social va tellement de soi que nul ne songe à le mettre en cause. Tout porte à croire, de plus, que les configurations réunissant des hommes mûrs au physique quelconque et des femmes jeunes et jolies sont solidement intériorisées tant ce type d’asymétrie nous est familière.
Mais n’étant pas aussi anodin que l'on croit, il mérite de s’y attarder un peu.
En effet, si l’on compare des parcours moyens masculins et féminins, dans leur ensemble, le décalage temporel saute aux yeux. On dirait que le temps, ce dictateur absolu de notre condition, n’a pas le moindre sens de symétrie. D’où le fait que les cadences dictées aux événements marquants souvent ne s’accordent pas entre elles, tant s’en faut.
Ce serait en particulier dans le deuxième moitié de la vie que les effets du décalage temporel s’accentuent. Les ans ne s’accumulent pas de manière similaire des deux côtés : c’est peu dire qu’ils pèsent plus lourdement sur les destinées féminines que masculines. De sorte que l’âge, ainsi que l’apparence physique, deux facteurs prédominants dans toute existence, déclenche des mécanismes sociaux radicalement différents selon qu’on est femme ou homme.
Á la question de savoir à quoi ces configurations empreintes de pratiques ancestrales doivent-elles leur extraordinaire persistance, à ce jour il n’existe pas, sauf erreur, de réponses satisfaisantes. Ni d’ailleurs, curieusement, de questions pertinentes posées. Malgré leur faculté de toucher d’innombrables individus dans leur chair et dans leur cœur, malgré le nombre d’études consacrées aux autres décalages, elles gardent leurs secrets. Pour omniprésente que ce scénario soit tant dans la réalité quotidienne que dans tous les moyens d’expression possibles et imaginables, artistiques, littéraires, publicitaires ou autres, il reste délaissé. C’est un angle mort.

Les petites annonces

Si j'évoque les petites annonces spécialisées à la quête de l’âme sœur malgré leur caractère quelque peu suranné, c'est parce que généralement elles vont droit au but. Plus encore, à cause de leur forme écrite toute simple. De sorte que le phénomène sur lequel je cherche à attirer l'attention y est aisément perceptible. En voici donc une de ces annonces, semblable à des milliers d'autres, dont je ne citerai que le minimum nécessaire : « Homme, cinquantaine, cherche compagne maxi trente-cinq ans ». Ce type de proposition est d'une telle banalité que le lecteur pourrait se demander à quoi je veux en venir. En fait, telle qu’elle est formulée, l’annonce ne soulèverait ni surprise ni commentaires. Personne ne la trouverait étrange, excessive ou exceptionnelle. Réclamer une telle différence d'âge avec un tel aplomb, pourquoi pas ? Quel mal y a-t-il à cela ?
À côté de la phrase citée, il est vrai, d'innombrables offres de rencontres expriment, sur ce point particulier, des attentes différentes. Comme, par exemple, celles qui recourent aux formules « âge en rapport », ou « âge équivalent ». Cependant, pour plus mesurées qu'elles soient, elles n'en sous-entendent pas moins un écart de quelques bonnes années sinon toute une génération entre les personnes concernées, l'homme devant être l'aîné de la femme. C'est l'usage, que dis-je, c'est la tradition.

C'est peu dire que parmi les critères de sélection énumérés par l'annonceur, l'âge semble occuper une place prépondérante. La manière dont tour à tour le sien propre est circonscrit, oublié, escamoté ou suggéré, les mots pour le dire quand même, mais, surtout, les mots et les chiffres pour préciser l’âge de qui l'on espère faire la connaissance – et plus, si affinités –, toutes ces choses en disent long sur le thème abordé ici. Si ce n’était pas le cas, si les annonces n’étaient pas aussi riches en nuances et sous-entendus, si les modalités de recherche de partenaire ne fonctionnaient pas comme des témoignages, je passerais plus vite aux propos suivants. Mais ces détails sont à mes yeux une mine de symptômes éclairants dans cette affaire.
De même, la prolifération d’annonces où l'âge souhaité de la future éventuelle compagne s'énonce sous forme de fourchette plus ou moins ouverte. Ainsi, tel quinquagénaire aspirant à entamer une nouvelle histoire amoureuse précise souhaiter rencontrer une « JF entre 25 et 40 ans ». Ce procédé est d'autant plus couramment utilisé que par le haut de la fourchette il permet à l’annonceur de dire sa volonté profonde tout en finesse, et, par le bas, un âge plus raisonnable qu’ il serait prêt à accepter à la rigueur.
Curieusement, son âge à lui, l'âge du « capitaine » aurai-je envie de dire, tend à être entouré d’un flou artistique dès lors que c’est lui l’annonceur. C’est d’autant plus surprenant qu’il s'agit d’une donnée personnelle essentielle pour chacun et pour tous. N’est-elle pas la seule indispensable pour un étiquetage instantané dans n’importe quel contexte ? De quoi se dire que rester muet sur ce point est le signe d’une réelle assurance, une certitude peu commune d’être dans son bon droit. Au cas où, au lieu de taire son âge ledit capitaine choisit , par honnêteté, de l’énoncer après tout, il aura tout de même tendance à le faire de manière quelque peu évasive, comme s’il s’agissait d’un détail négligeable. Aussi, pour camoufler cette information au mieux, prolifèrent les expressions du genre « la soixantaine », « d'aspect juvénile », « homme d'âge mûr » et bien d’autres. En contrepartie, l’âge de la future éventuelle élue souvent se précise tantôt avec une rigueur extrême, tantôt à l'intérieur d'un minimum et d'un maximum, les deux façons de procéder témoignant de la place assignée à ce point tant pour l’un que pour l’autre.
Ce contraste dans la rédaction - légèreté élégante sinon oublieuse d'une part, méticuleuse sévérité de l'autre - au prime abord dénué d'intérêt, n'est qu'un des signes annonceurs de tout un éventail d’usages discordants qui se cumulent.

En secondes amours

Le fait le plus significatif est que les candidats mâles des secondes amours - et les suivantes - se détournent, autant que faire se peut, des femmes appartenant à leur propre génération. Sauf les authentiquement jeunes – auxquels s'ajouteraient, bien entendu, tous les cas particuliers. J’entends bien qu il y a des exceptions, il faut s’interdire de généraliser. Il n’en reste pas moins que, hormis les couples « d'origine », les sentiers privés des sexes commencent tout doucement, dès la trentaine ou la quarantaine, à s'éloigner les uns des autres. C'est là que du côté des femmes les affaires amoureuses risquent de se corser, entraînant avec elles tout un pan de l’existence. Si l'âge exigé par nombre de prétendants à de nouvelles relations tend à se situer dans une zone nettement inférieure aux leurs, cela provoque pour beaucoup d’entre elles un sérieux tangage émotionnel suivi souvent d'une lente dérive vers la solitude annoncée. Le tout se déclenchant par la radicale élimination des candidates quelque peu défraîchies. En revanche, tant qu’elles sont indiscutablement jeunes – donc non encore affublées des tournures de mauvais aloi telles que « plutôt jeunes », « assez jeunes » ou « encore jeunes » – leurs dates de naissance sont couramment en harmonie avec celles de leurs petits amis, copains ou conjoints.
Á moins que les préférences de quelques-unes n'aillent d'entrée de jeu aux figures de père tutélaire. Tel est en effet le cas, entre autres, de bon nombre de jouvencelles passablement démunies sur le plan de ressources personnelles : fascinées des promesses d'une vie meilleure mais peu confiantes en leurs propres capacités pour y accéder, elles sont enclines à s'attacher à des hommes qui, à défaut d’avoir le double de leur âge, les précèdent nettement sur l'axe du temps. Á bien y réfléchir, ce penchant de nombreuses jeunes femmes pour les hommes bien plus âgés qu’elles-mêmes n'a rien de surprenant, aussi longtemps que les pouvoirs décisionnaires assortis aux meilleurs revenus, aux plus solides positions sociales comme aux plus confortables retraites restent, en gros, l'apanage des hommes. A ces survivances économique et politique de la prééminence masculine il convient d’ajouter d’autres composants culturels, d’ordre intellectuel et symbolique, tels que l'aura de sagesse, d’autorité naturelle et de force tranquille dont depuis la nuit des temps l'imagerie traditionnelle aime les nimber.

Dans bien des cas, cependant, il est de nos jours permis aux « JF » des petites annonces d’avoir davantage confiance en leur avenir en tant qu'individus autonomes. Et ce, grâce à un bon niveau d'études et à une expérience professionnelle valorisante, aujourd'hui à leur portée. C'est ce qui les met parfois en position de pouvoir croire en leurs propres potentialités pour se tailler une place au soleil. Et cela, au même titre que n'importe quel jeune homme possesseur de richesses personnelles similaires. Il y a fort à parier alors que les vestiges patriarcaux ayant perdu leur prégnance démesurée sur le choix du futur conjoint, ces jeunes personnes du « beau sexe » donneront préférence avec joie aux prétendants de leur propre classe d'âge. Comme dit l'adage : « Qui se ressemble s’assemble ». Or, qu’est-ce qui se ressemble plus en fin de compte que les gens appartenant à la même génération ?
Il n’empêche. Le scénario archaïque « hommes défraîchis tant et plus + femmes fraîches comme une rose » perdure, véhiculant des perspectives d’avenir amoureuses et affectives étrangement divergentes.

Les People

De toute évidence, ce sont les personnalités d'une certaine notoriété qui remporteraient la palme à cet égard. On peut dire sans exagération que les chefs de file avérés de nos sociétés - ministres, hommes politiques, vedettes du spectacle, grandes signatures de la presse, chanteurs connus, directeurs d'entreprises prestigieuses, écrivains, comédiens et autres célébrités - ne convolent en secondes noces (ou en une autre forme de relation plus souple) qu'avec une jeune beauté pouvant être, à peu de chose près, leur fille. Sinon rien.
Que l'un des signes extérieurs de réussite des plus sûrs consiste, pour un homme d'âge passablement mûr, à se montrer avec une jeune et belle fiancée ne fait aucun doute. Non que ce soit la seule raison de son choix, évidemment. Selon toute probabilité il en tire des bénéfices sur divers registres plus intimes. Il n'en reste pas moins que l'image prévaut dans de nombreuses carrières. C'est pourquoi la classe dirigeante abonde d'hommes qui, ayant atteint un âge certain, mettent leur fierté virile si ce n'est leur identité masculine, du moins en partie, dans l'apparence juvénile de leur compagne, avides qu'ils sont de surpasser leurs homologues sur tous les fronts. En évitant de se faire accompagner par une dame quelque peu flétrie comme eux-mêmes, le visage raviné et le corps épaissi à la manière des leurs, ni plus ni moins, indiscutablement ils gagnent des points. Exception est faite, cela va sans dire, des couples stables, probablement majoritaires, où la dame, compagne d'origine, demeure, en dépit de son image d'une fraîcheur discutable, la complice assumée sur la scène publique.
Or, appartenant aux sphères du pouvoir, de la célébrité, ou des deux, sans cesse sur le devant de la scène médiatique, les faits et gestes publics et privés de ces « pipaul » sont guettés par des millions de quidams. Que cela plaise ou non, eux sont les donneurs de ton, les lanceurs de modes, les formateurs de l'opinion publique, les modèles inavoués. Les plus infimes détails racontés au sujet de leurs va-et-vient quotidiens, les moindres événements privés les concernant ne suscitent-ils pas la plus vive curiosité ? Alors pourquoi pas l'irrépressible envie de les imiter ?

Pour l’heure, le scénario reste figé. Rien ne semble entamer la conviction générale selon laquelle aucune femme n’est trop jeune pour aucun homme. D’autant que cet ultime avatar de la société patriarcale est sous-tendu par un conditionnement musclé sur tous les fronts et de tous les instants sans même que l’on s’en rende compte. Curieusement, comme sa persistance, sa vraie nature échappe à l’heure qu’il est à des investigations en profondeur. Or ce scénario n’est pas étranger aux sérieux déséquilibres tant sur le plan collectif que privé. La solitude, et, qui plus est, la vieillesse en solitaire ne constituent-elles pas nos ultimes terreurs ? Ne posent-elles pas des problèmes de plus en plus inquiétants à la société tout entière ? Il est d’autant plus étrange que dans notre culture pétrie de principes égalitaires cette excroissance d’un ordre ancestral reste un angle mort.
C’est autour de la tyrannie foncièrement inégalitaire de l’apparence physique qu’il conviendrait de chercher, pour un bonne part, des liens et des causes du phénomène. Une évidence s’impose en effet : les mentalités évoluent mais notre regard demeure une quintessence de partialité. Il reste biaisé par essence et par éducation, résistant à toute érosion des idées reçues. Pour indulgent sinon aveugle qu’il se montre envers les « imperfections » physiques masculines, vis-à-vis des féminines il se révèle impitoyable. Aussi, les griffures des années, pourtant identiques tant en nature qu’en temps d’apparition chez les deux sexes - voyez les cheveux grisonnants, parmi bien d’autres - ne sont pas perçues de même manière, ni suivies d’effets similaires, tant s’en faut.

Dans quelle logique s’inscrit, encore à l’heure actuelle, la « normalité » de cette situation inéquitable, en particulier au regard de son emprise sur les destinées ? Quelle place y occupe la nature, quelle place la culture ? La société reste muette, les chercheurs cherchent ailleurs. Les femmes elles-mêmes rechignent de se poser des questions à ce propos, occupées qu’elles sont par leur devoir de plaire.
A moins que ce soit leur atavique crainte de déplaire.

Suzanne Kadar