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« A propos de la gouvernementalité » (Les leçons 78/79)

Débat Jacques Donzelot et Colin Gordon

Origine : http://donzelot.org/articles/gouvernementalitecolingordon.pdf

Une discussion avec Colin Gordon, traducteur, rédacteur et commentateur des écrits de M. Foucault, co-auteur de «The Foucault Effect » (1991) avec Graham Burchell et Peter Miller
10/10-2005

Jacques Donzelot : Dans les deux volumes de ses cours de 78/79, on voit Michel Foucault amorcer un virage de grande ampleur, s’éloigner d’une analyse du pouvoir comme technique d’encadrement et de production des individus pour s’orienter vers une analyse de la gouvernementalité, concept forgé pour désigner « la conduite des conduites » des hommes, c’est-à-dire en jouant de leur autonomie et non de la coercition, si subtile soit-elle. De ce concept, de cette analyse au long cours de l’économie politique qui lui sert de matériau de base pour son élaboration, Foucault n’a jamais fait un ouvrage. Il a interrompu ses cours pour se consacrer jusqu’à sa mort en 1984, à la rédaction de deux livres qui lui tenaient visiblement plus à coeur sur l’histoire du sujet à travers « le souci de soi » et « l’usage des plaisirs ». Cela ne va pas empêcher ce concept de gouvernementalité de connaître une très grande fortune dans les pays anglo-saxons et, à bien des égards, d’y susciter une dynamique intellectuelle plus intense que ses ouvrages vite devenus des classiques et traités comme tels, avec la déférence que l’on manifeste envers ce rang, mais sans l’excitation qu’ont procuré ses cours sur « la gouvernementalité ». En 1991, votre ouvrage intitulé « The Foucault effect », lançait cette dynamique en centrant ledit effet Foucault précisément sur ce concept de gouvernementalité Mais en France, les cours de Foucault sur ce sujet n’ont été publiés qu’en 2004 et sans susciter, de prime abord, un grand intérêt.

A quoi tient donc cette fortune singulière de la réflexion foucaldienne sur la gouvernementalité dans les pays anglo-saxons ?

Colin Gordon :

Nous avons eu en Grande-Bretagne, à cet égard, certains avantages sur la France.
D’abord celui-ci que, durant sa vie, Foucault était plus « relax » avec nous pour ce qui était de la reprise et de la traduction de ses interviews et de ses cours qu’il ne l’était en France.

Nous avons eu une plus grande latitude pour juxtaposer les travaux de gens qui collaboraient, virtuellement ou réellement avec Foucault.
Dans « The Foucault effect » (1991), j’ai pu rédiger un résumé de ses cours sur la gouvernementalité à partir de mes notes. Une quantité de gens auraient pu faire la même chose en France s’ils s’étaient sentis plus libres à cet égard.

En second lieu, intervient la conjoncture politique, le fait qu’en France, la préoccupation dominante ait été le socialisme plus que le libéralisme alors que Foucault avait perçu l’importance du libéralisme comme enjeu politique et avait conçu son cours de l’année 79 directement par rapport à la conjoncture qui avait suivi, en 1978, la défaite de la gauche face à Giscard. Le néo-libéralisme est alors apparu comme la rationalité politique moderne méritant considération et respect intellectuel ; cela alors que le socialisme démocratique n’avait pas engendré une rationalité gouvernementale. Cette prescience a intéressé les Britanniques qui entraient, avec Thatcher en 1979, dans 18 années de gouvernement conservateur alors que, quand Foucault meurt, la France entrait pour sa part dans 20 années de gouvernement principalement socialiste, avec l’acquis des trente glorieuses. Vu d’outre-manche, ce gouvernement socialiste français semblait protéger des acquis très enviables tandis que, pour le gouvernement britannique de droite, l’important était de démanteler une bonne partie des acquis corporatistes de l’après-guerre. Et la plupart des pays anglophones avaient droit à la même médication.

Jacques Donzelot :

On peut tout à fait souscrire à cette explication de la fortune des govermentality studies dans les pays anglo-saxons. Là-bas, le néo-libéralisme triomphait et devenait un objet central d’études alors qu’en France, compte tenu de la domination relative du Parti socialiste, nous avons dû batailler pendant vingt ans pour produire une réflexion sur le social qui le délie du socialisme et le situe en termes de gouvernabilité de la démocratie. Montrer qu’il existait une sortie positive du socialisme nous paraissait plus important que décortiquer les subtilités du libéralisme comme rationalité politique. Je désigne par cette démarche une série d’auteurs ayant été proches de Foucault un temps comme Robert Castel et moi, et d’autres, comme Pierre Rosanvallon qui ne l’ont jamais été pour souligner la particularité nationale de notre rapport à la question du gouvernement eu égard à ce que vous dites du destin de celle-ci dans les pays anglophones.

On peut d’ailleurs se demander si le fait que Foucault ait eu une réflexion relativement en porte à faux avec cette conjoncture française n’a pas contribué à un certain raidissement de sa part sur ce terrain politique, à une difficulté à s’y positionner jusqu’à le conduire à abandonner cet aspect de sa réflexion pour se consacrer au seul « souci de soi » ? C’est que le « contexte » était des plus délicats : Il lui fallait quitter ses appuis « révolutionnaires » sans retomber dans la philosophie politique qu’il abhorrait, la question du régime, celle de l’Etat, tous ces objets officiels qu’il s’était fait fort de contourner.

C’est aussi le moment où éclate le groupe d’amis qui s’était réuni autour de lui dans les années 70 et où il se contente d’une garde rapprochée. D’une certaine manière, vous avez inventé une école foucaldienne française qui n’existe pas ou plus en France mais, avec « l’effet Foucault » où vous rassemblez des textes de ce groupe assez large d’amis des années 70, est-ce que vous n’auriez pas fabriqué un « artefact » qui aurait donné, dans les pays anglo-saxons, l’illusion d’une dynamique qui n’existait plus en France ... et réussi pour le coup à la susciter dans ces pays ? D’où ma seconde question : qu’a donc produit cette réflexion sur la gouvernementalité chez vous ?

Colin Gordon :

J’avoue que nous avons épargné a nos lecteurs le récit d’une certain nombre de désaccords entre nos auteurs, dont l’enjeu intellectuel ne nous semblait pas évident.

Quant au trajet de Foucault, je pense que l’année 76 est le moment où Foucault prend ses distances avec l’idéal militant.
La discussion dans son cours sur Sieyès et le Tiers-état me parait deja préfigurer sa réflexion ultérieure sur le libéralisme en tant que rationalité politique.
Il me semble que le parcours qui conduit Foucault de l’analyse des disciplines à celle de la gouvernementalité peut être lu en parfaite continuité intellectuelle, exactement comme la gouvernementalité se connectera par la suite avec le thème du souci de soi et celui du dire- vrai. Rappelons aussi que ce ‘dernier’ Foucault si solitaire, qui s’est enfoui dans les pères de l’eglise et l’histoire des sacraments de la pénitence, était aussi trésorier de Solidarnosc en France, interlocuteur de Maire, collaborateur de Badinter

Il me semble que l’intérêt de Foucault pour le libéralisme et le néo-libéralisme est très lié, vers 78, à son rapport aux dissidents des .pays de l’Est.
Il y a un contexte politique très anticommuniste dans ses cours de 78/79. Je me suis souvent étonné qu’il y ait eu si peu d’écho, en France, de son travail sur la gouvernementalité durant ces années. En 1979, il promettait de travailler l’année suivante sur les partis politiques. Il a été découragé de poursuivre ce projet, peut-etre, par les discussions qu’il avait eues avec ses amis politiques du parti socialiste. Mais je n’ai jamais perçu aucun signe indiquant qu’il ait répudié ces analyses.
Plus tard, il a encouragé des gens à Berkeley qui voulaient travailler sur ce thème de la gouvernementalité.

Il ne me semble pas que Foucault ait éprouvé un désaccord politique avec quelqu’un comme vous ou que vous puissiez être en désaccord avec ses positions sur le Welfare state par exemple dans sa discussion avec R. Boino. J’ai d’ailleurs essayé de montrer dans «The Foucault effect » que ses analyses sur le libéralisme étaient solidaires de celles que vous avez conduites dans « L’invention du social », notamment la lecture qu’il faisait en 1979 de l’ « Histoire de la société civile » de Fergusson, où il voit apparaître une conception de la société comme « réalité de transaction », surface mobile d’engagement entre les pratiques de gouvernement et l’univers des gouvernés qui tend constamment à échapper à leur emprise.

Alors qu’il avait un désaccord avec Deleuze. Lequel était un génie en philosophie, mais pas en politique. Maintenant, comme vous le savez, il y a dans le monde autant de gens et d’universitaires en particulier, qui préfèrent adhérer à la lecture de Foucault et Deleuze faite par Antonio Negri, que de gens qui s’intéressent aux études sur la gouvernementalité1.

Quant à la question sur ce qu’ont produites ces « governementality studies », il est difficile de répondre de manière nette. Deux auteurs, Nikolas Rose (UK) et Mitchell Dean (Australia) ont publié des livres qui essaient de systématiser la gouvernementalité, d’en faire un programme théorique. Beaucoup de gens ne reconnaissent cependant pas l’existence d’une « école de la gouvernementalité » dans un sens clairement démarqué. Les études en question restent souvent resserrées sur les écrits canoniques de Foucault. Elles mettent généralement l’accent sur le libéralisme et la liberté, le besoin que le libéralisme soit considéré sérieusement comme une force intellectuelle et sujet à une transformation historique. Quelques champs de recherche originaux sont apparus : le management avec Peter Miller, les biotechnologies avec Paul Rabinow et Nikolas Rose ; quelques liaisons avec d’autres théories aussi (avec Bruno Latour en particulier) et sa théorie des acteurs et du gouvernement à distance. Des gens comme Tom Osborne, Graham Burchell, James Tulley et moi-même, ont recherché des affinités entre le travail de Foucault sur la gouvernementalité et certains courants de pensée politique anglophones comme le républicanisme civique de John Pocock2. Il faut y ajouter des gens qui ont travaillé directement à Berkeley avec Foucault, comme Jonathan Simon sur le système américain de justice pénale.

Est-ce que ce travail implique une orientation politique distinctive ? D’une manière générale, nous constituons une faction de la diaspora apparue après la nouvelle gauche et qui continue à chercher son identité morale et idéologique.

Il s’agit plus spécialement d’un épisode de la gauche digérant l’arrivée et le triomphe partiel du libéralisme. Il y a peu d’impact évident de notre littérature sur le domaine politique. Mais je pense que certaines formulations de Bill Clinton ou Tony Blair sur la troisième voie ainsi que les nouveaux démocrates réalisent une partie de l’opération à laquelle Foucault semblait défier les socialistes de s’atteler : l’incorporation sélective, dans une social-démocratie revue et corrigée, d’éléments de la rhétorique et de la stratégie néolibérale. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une reprise du mouvement initié par Schmidt en Allemagne, Giscard en France, Healey en Angleterre dans les années 70 et par Thatcher ensuite : le franc-parler du gouvernement comme tuteur moral des citoyens selon une éthique d’entreprise et de responsabilité. Le succès de cette formule anglaise s’est trouvée limitée seulement par l’irritabilité des citoyens et la rivalité avec le quatrième pouvoir, celui des médias.

A l’intérieur du monde des « governementality studies », les normes académiques donnent le ton. Mais il y a toujours discussion pour savoir de quel côté elles se situent : celui d’une rationalisation du gouvernement ou celui de la critique de sa rationalité. Personne n’a suivi l’exemple de François Ewald, son passage d’une généalogie des assurances sociales à une ontologie du risque comme constituant la noblesse de la classe des entrepreneurs.

1 Allusion à Antonio Negri.Empire.

2 JGA Pocock, Néozélandais, doyen de l’histoire anglophone de la pensée politique, professeur à Cambridge puis à Johns Hopkins ; a écrit notamment Le Moment Machiavélien ; Foucault a connu son oeuvre.

Pourtant, le thème de la gouvernementalité s’est trouvé impliqué dans un débat où les uns accusent les autres de vouloir légitimer plutôt que problématiser l’idée « d’une société du risque » considérée comme la forme contemporaine et inéluctable de la réalité collective, forme à laquelle tous les citoyens et toutes les techniques de gouvernement seront nécessairement obligés de se confronter.

Mon impression est que la réception de l’analyse foucaldienne du néo-libéralisme s’est trouvée assez souvent rabattue au niveau des généralités mondiales, polémiques et idéologiques, en faisant l’économie d’une étude descriptive des divers avatars néo-libéraux avec leurs spécificités nationales, historiques et théoriques, comme celle qu’essayait de réaliser Foucault en 1979. J’espère que l’édition intégrale de ces cours de 78 à 79 servira à ranimer ce domaine de recherches. D’autant qu’ils montrent bien que l’emploi de ce terme de gouvernementalité peut avantageusement se conjuguer avec ses notions antérieures (pouvoir- savoir, discipline) et ultérieures (le gouvernement de soi et le dire-vrai).

Le thématique de gouvernementalité est sans doute aussi à comprendre en relation avec les thèmes du Foucault « tardif » ou « final » : l’éthique, le souci de soi, la parrhêsia ou dire-vrai, les conditions d’existence d’un discours critique. Pour compendre ces implications à fond il faudra attendre l’édition des derniéres cours.
.
Jacques Donzelot :

Suite à cette harangue, je me suis donc plongé dans les « governmentality studies » dont vous m’avez indiqué les principaux protagonistes.
Et j’en ressors -provisoirement au moins - avec un sentiment où se mêlent plaisir et gêne.

Le plaisir naît surtout à la lecture de textes que j’ai trouvés dans les livres de Nikolas Rose, « Foucault and the political reason », « The powers of freedom », ainsi que des articles de Thomas Lemke. Tous montrent l’actualité de cette analyse en termes de gouvernementalité à propos du néo-libéralisme. Tous prennent appui sur la réfutation foucaldienne d’une distinction fixe entre le domaine de l’Etat et celui de la société civile, entre le domaine du pouvoir et celui de la subjectivité. Ils s’en servent pour montrer que « le retrait de l’Etat », en quoi consisterait le néo-libéralisme, correspond en fait à une extension du gouvernement.

Cette extension est rendue possible par la substitution au gouvernement direct de la société par l’Etat d’une forme de gouvernement à distance. Il y a une désétatisation du gouvernement qui va de pair avec l’apparition de technologies sociales établissant un jeu de renvoi de la responsabilité individuelle vers des entités autonomes : entreprises, communautés, organisations professionnelles, individus eux-mêmes. La pratique contractuelle, la définition d’objectifs, la mesure des performances, associées à l’autonomie locale et individuelle, permettent cette responsabilisation des actions à distance. Dans cette perspective, «les individus sont invités à devenir experts d’eux-mêmes, à établir une relation maîtrisée à l’égard de leur corps, de leur psychisme, de leur conduite et de celle des membres de leur famille » (N.

Rose in « Foucault and political reason » (1996). Les individus deviennent « entrepreneurs d’eux-mêmes » et c’est à ce titre qu’ils se trouvent reliés à la société, à travers les choix qu’ils font, les risques qu’ils prennent, les responsabilités qui en découlent pour eux-mêmes et pour les autres et qu’ils doivent assumer. En conséquence, la citoyenneté ne se réalise plus tant dans une relation avec l’Etat ou une sphère publique devenue difficilement perceptible en tant que telle, que dans une grande variété de pratiques privées, corporatives ou quasi-publiques, qui vont du travail à la consommation : « le citoyen consommateur devient un agent actif de régulation de l’expertise professionnelle ; le citoyen prudent devient un agent actif de sécurité ; le citoyen comme employé devient un agent actif de régénération de l’industrie… »3.

3 Nicolas Rose Idem P 166.

C’est à partir de là, de cette équation établie entre l’accroissement simultané de l’autonomie de l’individu et de sa responsabilisation – on se croit autonome, pire on l’est, mais cette autonomie est étudiée pour faire de nous des agents du système – que surgit ma gêne. Non parce que l’analyse serait fausse -j’y souscris totalement comme une étape nécessaire -mais parce qu’elle est donnée comme suffisante alors que les questions de fond commencent au moment où elle s’arrête, sûre d’elle-même et de son effet intellectuel. Ainsi, les technologies sociales raffinées de la société néo-libérale avancée comprennent une part croissante de liberté et une part accrue de responsabilisation par rapport à celles du welfare state. Tout comme celles-ci progressaient par rapport à celles de l’économie politique première manière, et ces dernières eu égard au modèle de la raison d’Etat. Les avancées de chacun de ces modèles ne se mesurent qu’à l’aune des performances de celui qui le précède.

Elles sont toujours analysées à un niveau « technique », jamais par rapport à un enjeu politique en termes de valeur. C’est à ce prix que les governmentality studies décrivent la matérialité des technologies sociales et évitent par exemple de reproduire les procès du néo- libéralisme dans les termes habituels d’une rhétorique idéologique visant à masquer une théorie économique fausse et un anti-humanisme pratique comme le font les marxistes et autres alter-mondialistes. Mais l’évitement de ce simplisme ne se paie-t-il pas pour le coup, par l’inscription d’une ambivalence au coeur même de cette analyse ? N’est-ce pas un constat de ce genre que vous faites, vous aussi, quand vous dites que ces recherches paraissent tantôt produire une critique de la rationalité politique, tantôt servir à une rationalisation de cette même politique ?

Car, s’agissant de la rationalité de la politique, on a tous en tête la célébration du risque par François Ewald associé à un leader du patronat français. C’est un cas classique de contre-transfert où l’analyste devient aveuglément amoureux de son objet, en l’occurrence la technologie des assurances, et y trouve la clé de tous les problèmes de la vie sociale et politique. Mais l’autre aspect, celui de la critique de la rationalité politique, n’est pas moins irritant quand il est présenté de manière autosuffisante. J’en donnerai deux exemples qui m’ont frappé au cours des « lectures de rattrapage » des « governementality studies » que je viens de faire. Le premier est tiré de l’ouvrage de Nikolas Rose « Powers of freedom ». Dans un chapitre intitulé « the community-civility game », il s’efforce d’établir une similitude entre le fameux panopticon de Bentham avec les vertus que celui-ci lui prêtait sur la plan de la sauvegarde de la morale, de la préservation de la santé, de la vigueur de l’industrie, de la diffusion de l’instruction, mais qui a surtout servi de modèle pour l’architecture pénitentiaire avec les qualités attribuées au concept de communauté par des auteurs comme Etzioni, Putnam, Fukuyama, Belloch (hâtivement mêlés déjà entre eux) ou à celui d’association, de réseau, considérés comme de nouveaux diagrammes de pouvoir, promouvant des conduites « morales » de manière aussi subtilement impérieuses. Le « nous » de la communauté exercerait une autorité morale techniquement similaire à celle du panopticon pénitentiaire.

Pour le coup, l’analyse foucaldienne de la gouvernementalité comme « conduites des conduites », action à distance, perd sa différence avec les techniques de disciplinarisation du XIX siècle. Mais, surtout, c’est ce rabattement qui permet de cultiver une posture de critique radicale.

Je retrouve la même occultation dans la critique radicale de l’empowerment par Barbara Cruikand. On peut d’ailleurs se demander si cette ambivalence de l’analyse en termes de gouvernementalité ne la conduit pas à pencher d’un côté ou de l’autre, du côté critique ou du côté laudatif, en fonction du lieu où elle est produite. Dans les pays anglo-saxons où le néo-libéralisme s’est imposé dès le début des années quatre-vingt, les études foucaldiennes fournissent les moyens d’une critique sophistiquée de celui-ci, quoique visiblement dépourvue d’une capacité alternative. Ou alors, l’alternative parait d’une radicalité si absolue qu’elle risque de se retourner contre le géniteur même de cette pensée. Lorsque celle-ci incite à refuser l’injonction néo-libérale d’acquérir du pouvoir sur soi (empowerment), elle n’est pas loin de rejoindre... Jean Baudrillard et sa célébration de l’inertie de la majorité silencieuse comme forme de résistance à l’injonction moderne de participation et d’expression. Il faut, certes, porter à sa décharge qu’elle analyse les programmes californiens de Welfare-to-work qui sont plus des contraintes à travailler dans les conditions très dures que des moyens d’élever la capacité de pouvoir des individus sur eux-mêmes et avec les autres.

Mais le choix de ces programmes caricaturaux peut aussi valoir comme indication d’une volonté de cultiver exclusivement une posture critique, de ramener toute technologie de pouvoir à un procédé de soumission et non d’élévation. Or, le terme d’empowerment renvoie à une gamme si variée de pratiques et si variables dans leurs usages que l’on peut regretter une lecture si limitative et si réductrice. C’est toujours la même culture de la posture de radicalité. Bref, est-ce que cette ambivalence politique de la notion de gouvernementalité ne la condamne pas à servir « idéologiquement », selon les circonstances, alors même qu’elle se veut l’antidote d’une lecture idéologique des formes de gouvernement ?

Colin Gordon :

Le trait négatif de la diaspora foucaldienne tient à ceci que les gens sont séduits par le processus de dévoilement du présent mais que ce goût a été contaminé par d’autres habitudes de pensée selon lesquelles on doit aller au-delà de ce que permet de saisir la capacité critique dont on dispose. L’exemple le plus fort de cela est sans doute Giorgio Agamben qui décèle en tout gouvernement une virtualité exterminatoire, en tout gouverné un virtuel homo sacer,en toute petite police blairiste des familles une forme émergente du goulag.

Quant à la question qui est derrière cette question, à savoir l’analyse de la gouvernementalité par Foucault en termes de prouesses « techniques » progressives, elle renvoie à la « qualité » du libéralisme lui-même. Foucault nous explique que l’art libéral du gouvernement consiste en la production et la consommation de liberté, la création et la destruction de liberté. Il est le gouvernement de la liberté (selon certains) et de la non liberté (comme d’autres nous le rappellent.) ou plutôt d’une liberté qui est elle-même une non liberté.

Des libéraux (Keynes et Beveridge) sont les architectes du Welfare state ; d’autres libéraux sont ses critiques et ses réformateurs. C’est le paradoxe du libéralisme dans toutes ses formes (néo, avancé, post..) qu’il faut beaucoup faire… pour laisser faire, jusqu’au point de devoir même faire exister cette réalité (liberté, société) qu’on entend laisser faire.

Du fait de son caractère détaché, à la manière weberienne, la description des opérations constitutives du libéralisme comme une gouvernementalité peut apparaître comme une forme de désarmement de la critique.
Ayant désappris la rhétorique facile de la dénonciation, comment peut-on alors réintroduire un fondement pertinent pour une évaluation distinctive comme vous le demandez ?

On peut déjà estimer que faire l’expérience d’un tel degré d'inconfort devant les paradoxes, les antinomies et les apories de la liberté engendrent une saine lucidité d’esprit plutôt qu'une incapacité morale.

En outre, ce détachement n’empêche pas, invite même, à l’introduction de certaines contre- analyses à l'intérieur même du paradigme libéral: soit, par exemple, à côté du capital social inventé par Robert Putnam (c’est-à-dire les ressources que l’individu tire de ses réseaux relationnels de solidarité et d’entre aide privée ou locale); ou encore, à propos de la théorie lockienne de la propriété de soi comme fondement requis pour l'agencement économique libéral, l’exigence pour chacun des ressources nécessaires pour rendre effective cette propriété de soi (ce que fait Robert Castel dans son livre recent sur L'Insécurité sociale).

Reste que beaucoup de ceux qui oeuvrent aux governmentality studies estiment qu’ils n’ont pas à remplir les tâches que vous leur proposez. Nikolas Rose écrit dans le livre que vous citez que l’on doit, dans ce type de travail, « déstabiliser et dépasser toutes prétentions qu’auraient d’autres à nous gouverner au nom de notre bien », et que les études des gouvernementalités « ne souhaitent pas se mettre au service de ceux qui voudraient mieux gouverner » 4. Il s’agit donc d’un savoir qui entend ne servir que du côté de la contestation.

Pourtant, tout en reconnaissant l’apport critique dont sont capables les analyses qu’il a conduites, je crois qu’il faut au moins nuancer cette position (dont lui-même -Nikolas Rose- refuse nettement toute prétention à ce qu’elle ait force de loi). Car on ne voit pas comment il serait nécessaire à l’analyse de la gouvernementalité que le gouvernement, même s’il prend en compte le bien des gouvernés, soit un mal en soi, ni que la volonté de mieux gouverner soit forcément une chose vis-à-vis de laquelle on devrait prendre éthiquement ses distances. Certes, Foucault a bien dit que la critique n’a pas à s’atteler à la programmation d’une réforme qui reconduirait un rapport de forces existant, mais il a tout aussi bien dit que, vis-à-vis du gouvernement, l’"on peut être debout et en face.. à la fois travailler et être rétif". Dans cette optique, critique, lutte et invention collective, seraient des taches compatibles et complémentaires. Je suppose que ce n’était pas par malice que Foucault avait proposé aux socialistes, en 1979, de tenter l’invention d’une gouvernementalité à eux.

Au fond, Foucault nous a séduit par sa relecture du libéralisme comme la pensée que l’art de mieux gouverner serait celui de moins gouverner et constituerait ainsi une autocritique de la raison gouvernementale. Il nous a convaincu également par sa conception de la critique comme une indocilité, comme une volonté de ne pas être gouvernés autant ou ainsi. Voilà en quoi la tâche permanente de la critique appelle une suite inventive: comment gouverner pour être moins gouverné, comment gouverner pour être gouverné ou pour pouvoir se gouverner davantage selon son gré? Ici, on retrouve le refus par Foucault du double chantage des experts (selon lesquels une critique est invalidée si elle ne s'assortit pas de la prescription d’une réforme) et de ceux qui manient le chantage à la récupération (pour lesquels une discussion sans préjugés quant à ce qui est désirable, souhaitable ou possible, revient à une capitulation de la critique devant le statu quo).

Il est vrai toutefois que nous sommes pour le plupart restés à distance des tentatives faites depuis vingt ans chez nous comme chez vous d’une « remoralisation » du politique par des doctrines de vertu civique et démocratique. Quelques-uns, comme Wiliam Connolly (USA) et James Tully (Canada), ont fait des essais intéressants pour incorporer des valeurs de différence et de multiplicité dans une éthique politique. De la lecture de « Faire société », je retire le sentiment que vous vous inscrivez dans cette recherche.

Pourquoi sommes-nous à une certaine distance de ce type de démarche ? Pour des raisons heuristiques, Foucault a fait un écart entre son domaine de recherche sur les pratiques de gouvernement et l’histoire de la doctrine politique de souveraineté et de son fondement légitime, du citoyen et de ses droits. Je pense que, sans nier la nécessité première et l’efficacité de ce retrait pour faire apparaître un nouvel objet de connaissance, il serait temps maintenant de lever la barrière afin de voir quels rapports peuvent exister, par exemple, entre telle notion de citoyenneté et telle manière d’être gouverné. Maintenant nous sommes peut- être mieux placés pour faire une histoire du sujet politique à la fois comme citoyen et comme gouverné. Cela nous laisserait moins démunis si nous pensions en même temps ce que nous devenons et ce que nous voulons ou ne voulons pas devenir. Cette double réflexion parait non seulement souhaitable mais nécessaire dans le cadre nouveau de la globalisation.

4 Ibid P. 59-60.

D’autant que le concept de gouvernementalité aide à penser celle-ci, ayant, en quelque sorte, anticipé sur la relativisation des entités étatiques et nationales. A cet égard, je m’étonne d’entendre certains, comme François Ewald et Blandine Kriegel, dire que Foucault s’est occupé des enjeux de son temps et que nous avons maintenant d’autres problèmes. Il me semble que les enjeux du dernier Foucault avaient pour nom : néo-libéralisme, Islam, sécurité, éthique, droits et solidarité des gouvernés…

Jacques Donzelot

Je suis d’accord avec cette idée que le concept de gouvernementalité anticipe sur la globalisation parce qu’il prend acte -par avance en quelque sorte -de la relativisation des Etats et des nations et je vois même dans cet avantage une possibilité accrue de conjoindre l’analyse « technique » de la gouvernementalité avec celle « morale » d’un civisme correspondant à ce nouveau contexte historique.

L’analyse de la gouvernementalité néo-libérale révèle une orientation commune aux pays développés dans leurs efforts pour s’adapter à la nouvelle donne.
Et cette orientation consiste en la réduction du rôle direct des Etats dans l’économie et les rapports sociaux au profit d’une nouvelle économie de ceux-ci, mettant plus l’accent sur l’autonomie et la responsabilité des individus à tous les niveaux -locaux -où l’une et l’autre peuvent être confrontées.

En ce sens, la gouvernementalité néo-libérale est bien un pur produit « technique » des critiques dont l’Etat-providence a été l ’objet depuis une quarantaine d’années : critiques de la gauche qui dénonçait l’instauration à la faveur du progrès d’un ordre toujours plus soucieux de contrôler les individus, de réduire leur autonomie effective sous les dehors d’une sollicitude accrue ; critiques de droite qui incriminaient, elles, la décomposition de l’ordre nécessaire au progrès du fait de la déresponsabilisation des individus qui résultait de leur prise en charge croissante par l’Etat. La difficulté de maintenir un niveau toujours plus élevé de prélèvements par l’Etat sans nuire à la compétitivité mondiale des entreprises a incité les gouvernants à prendre appui sur ces deux critiques, ces deux ressorts, pour orienter leurs forces l’une envers l’autre et réciproquement, plutôt que de laisser croître le mélange de récrimination et de demandes envers l’Etat.

La question « civique » est si peu étrangère à cette solution « technique » qu’elle surgit du fait même de son application. Car, c’est bien beau de gouverner ainsi à distance par un jeu de renvoi au local de la confrontation du besoin d’autonomie et de l’exigence de responsabilité. Mais encore faut-il que ces « localités », ces ensembles divers, communautés, entreprises, collectivités, forment une société et, pour cela, ne soient pas trop disparates, étrangères les unes aux autres, indifférentes à ce qui n’est pas leur destin spécifique, incapables d’une commune mesure de ce qui est juste pour l’ensemble des membres de toutes ces entités réunies. Là intervient la question du consentement aux institutions communes, donc à l’impôt qu’elles prélèvent au nom de tous. Ce consentement est une forme de civisme, sa figure abstraite, à l’opposé de la confiance mutuelle, directe, entre les gens, entre les citoyens, dans le cadre local de la communauté précise où ils vivent.

Consentement et confiance sont deux valeurs relatives, dont l’équilibre varie dans la production d’une société civique. Elles sont en quelque sorte l’équivalent pour la citoyenneté de ce que représente l’autonomie et la responsabilité pour la gouvernementalité.
Et elles appellent un même souci d’ajustement : quel est le bon rapport entre ces deux registres qui permet l’instauration d’une société civique ? Et le croisement de ces ceux deux registres, l’un « technique », avec l’autonomisation et la responsabilisation, l’autre « civique », avec la relation entre confiance et consentement, permet de déterminer la manière dont le souci d’efficacité gouvernementale s’assortit ou non de la réalisation d’une société civique.
Confronter ces deux exigences permet de se demander comment « faire société » dans le cadre du néào-libéralisme. Il me semble que l’Europe est le lieu par excellence de la recherche d’un équilibre entre ces deux lignes de transformation, celle qui affecte le gouverné et celle qui concerne le citoyen.

Colin Gordon

Consentement et confiance, avec si possible respect, seront sans doute le voeu de tout gouvernment actuel, le respect étant d’ailleurs ce qu’on aime le mieux lui refuser, au moins en Angleterre. Et parmi les moyens que nous lui connaissons pour rechercher son voeu seront sans doute la persuasion, la pacification et la pédagogie. Persuasion pour les couches rétifs et fragilisés, pedagogie pour les couches minoritaires et en marge, pacification partout, vis-à-vis des émeutes electorales ou autres. A côté des textes de Foucault sur le pastorat gouvernementale, il faudrait relire celui de Veyne sur l’irritabilité de gouvernés, ‘L’individu touché au coeur par la puissance publique’.

Est-ce que le type de travail et de reflection dont nous parlions pourrait apporter quelque chose à la formation d’une culture politique Européenne ? It would be a good idea, comme disait Gandhi à propos de la civilisation occidentale. Foucault a parlé moins du marché commun que du marché social (a l’exception peut-etre de cette question enigmatique dans un cours de 76 ; – qui a fait, ou qui fera l’histoire de leurs croisements? Il a un peu esquissé les transferts de techniques et recettes néoliberaux, parfois pudiquement récelés, entres les pays; il serait interessant aujourd’hui, par exemple de tracer les trajets entre pays et camps des notions et techniques axees sur les nations d’inclusion ou exclusion sociale.

Toutefois si nous nous proposons encore un effort dans ces matières, faudrait-il peut-etre elargir nos ambitions cosmopolites au-dela de la seule espace Europeenne, toujours en voie- d’expansion que cette derniere puisse bien etre (SYNTAXE !?) . A ce sujet il convient de remarquer que le rayonnement mondiale anglophone de la thématique de la gouvernementalite a fortement réagi avec le surgissement internationale d’une nouvelle discipline, appellée en anglais postcolonial studies. Les relations des etudes postcoloniales avec l’oeuvre et méthodes de Foucault, en ceci semblables avec celles du feminisme, sont tendues et souvent conflictuelles : pourtant à partit de là on a vu des débuts d’analyse des styles de gouvernemenalité coloniales et post-ou néocoloniales. Ainsi, peut-être, sont en voie de paraitre de nouvelles approches de la question qui exercait Foucault, en même temps que le néoliberalisme, en 79, à savoir le ‘gouvernement islamique’, de même que la question très actuelle des modes d’être civiques et politiques des citoyens musulmanes dans des societes à regime de gouvernement libérale. Si notre Europe se montrait capable d’accuellir de telles dialogues et questionnements, tant mieux pour elle.

18/02/2008