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Origine http://donzelot.org/articles/Foucault_le_liberalisme_et_nous.pdf
Modifié le 31 août 2005
Les vingt ans de la mort de Foucault ont été célébrés
l’an dernier dans le monde entier et à grands renforts
de manifestations destinées à démontrer la
persistante actualité de l’un des plus grands intellectuels
français du siècle passé. Mais elles ont raté,
et de peu, d’une seule année, l’occasion de coïncider
avec la question qui nous hante le plus à présent
en France et qui a atteint un sommet avec le récent référendum
sur le sujet de la constitution européenne, à savoir,
celle de la relation entre le libéralisme économique
et la politique. Et c’est pourtant sur ce sujet que sa pensée
eut pu apparaître la plus actuelle.
Michel Foucault a inventé une méthode singulière
de remise en question de nos manières de penser à
propos de tous ces objets supposés universels que sont la
folie, la délinquance, la sexualité, le gouvernement.
Il s’agissait, pour lui, non pas de montrer leur relativité
historique, voire de refuser leur validité, comme on l’a
souvent dit, mais de postuler a priori leur inexistence, de défaire
ainsi toutes les certitudes dont ils sont l’objet, y compris
celle de leur pure historicité. Cela lui a permis de donner
à voir comment ce qui n’existait pas a pu avoir lieu,
comment une série de pratiques ont pu s’agencer pour
produire, à propos de chacun de ces objets, un régime
de vérité, fait de pouvoir et de savoir mêlés,
propre à permettre de dire tant que ledit régime de
vérité imposait son efficacité, ce qui était
vrai et ce qui était faux en matière de folie, de
délinquance, de sexualité, de gouvernement. Sur chacun
de ces sujets, Michel Foucault a produit un ouvrage canonique…
sauf sur celui du gouvernement ou, ce qui revient au même
compte tenu de l’analyse qu’il en a produite, de la
relation entre libéralisme économique et politique.
Pourquoi cette omission ? Parce qu’une mort prématurée
l’en aurait empêché ? Difficile à dire
puisque après avoir traité de ce sujet avec une passion
singulière, il s’en est tout à coup écarté
pour consacrer le reste de sa vie aux délices d’une
histoire de la subjectivation dont on peut penser à présent
que l’intérêt, si considérable soit-il,
n’égalait pas en importance celui qu’il avait
abandonné en cours de route .
La postérité a, en quelque sorte, sanctionné
cet abandon prématuré de la question du gouvernement
des hommes au profit de la conduite de soi. Les études sur
la gouvernementalité constituent partout la part la plus
vivante de son oeuvre2. Il n’y a guère qu’en
France que cette analyse foucaldienne du libéralisme s’est
trouvée peu prise en compte3.
Nous voudrions contribuer à y remédier tout en nous
inspirant librement de son analyse pour commenter la conjoncture
politique actuelle marquée, en France, par la réponse
négative au référendum sur le projet de constitution
européenne, refus qui a révélé s’il
en était besoin, l’ampleur du rejet du libéralisme,
et par l’incapacité de la gauche à y adopter
une position en prise sur la mondialisation et non en repli face
à elle.
Le libéralisme est vécu en France comme une doctrine
suspecte, tolérée par nécessité mais
étrangère à notre pensée. On pense contre
lui plus qu’on ne pense en fonction de lui ou à partir
de lui. Comparé aux Lumières de la République,
il paraît à beaucoup comme leur opposé, le signe
de leur relâchement, la promesse mensongère d’une
harmonie qui ne saurait en vérité résulter
que de l’imposition exigeante de l’intérêt
général par un Etat libéré de l’emprise
des intérêts particuliers.
Pour l’essentiel, notre pensée politique s’établit
à une distance calculée de cette doctrine anglo-saxonne
: assez loin pour éviter de succomber à ses maléfices
mais pas trop cependant afin de pouvoir en conserver le principe
de résistance à l’extrémisme qui, autrement,
pourrait étouffer la prétention universelle de nos
vertus républicaines dans l’étroitesse du cadre
national.
A force de penser ainsi contre le libéralisme sans le penser,
sans prendre en compte l’intelligence qu’il recèle,
nous passons à côté des raisons qui font sa
force, son expansion illimitée et nous adoptons une position
de plus en plus figée et stérile dans le devenir du
monde.
1 Michel Foucault a traité cette question du gouvernement
durant deux années de son cours au Collège de France
en 1978 et 1979.
Il s’est consacré ensuite à l’histoire
de la subjectivation avec « Le souci de soi et l’usage
des plaisirs » paru en 1984, l’année de sa mort.
2 La mode des governmentality studies a été lancée
d’abord en Grande-Bretagne et aux USA par l’ouvrage
de Colin Gordon, Graham Burchell et Peter Miller « The Foucault
effect. Studies in governmentality. Chicago University Press -1991.
Elle a été reprise Mitchell Dean « Governmentality
: power and rule in modern society » London Sage Publications
1999, suivi de, en Allemagne, sous l’impulsion de Thomas Lemke
« Neolibras mus, staat und sellesttech… » 2000.
3 En France quelques colloques se sont tenus sur le sujet, à
l’occasion des vingt ans de la mort de M. Foucault, dont l’un
à la MSH et l’autre à l’IEP de Paris.
Ce dernier a donné lieu à une publication. Sylvain
Meyet, MarieCécile Neves, Thomas Ribemont. « Trouvailles
avec Foucault ». L’Harmattan avril 2005
C’est précisément à ressaisir le fil
du libéralisme en tant que pensée de gouvernement
et non de repoussoir de l’art républicain de gouverner
que s’est employé M. Foucault. Cette réflexion
occupe deux années de ses cours au Collège de France,
celles de 1978 et 1979. Le premier était intitulé
« Sécurité, territoire, population » et
le second « Naissance de la bio- politique ». Ils viennent
tous deux d’être édités au Seuil en en
20044. N’ayant pas suivi ces deux cours, ni aucun autre d’ailleurs,
occupant maintenant une position des plus distantes vis- à-vis
du groupe de fidèles qui entretient le culte de la mémoire
de M. Foucault, je dois dire que j’ai entrepris la lecture
de la transcription de ces deux années de cours de mon ancien
maître sans attente particulière, avec cette bizarre
curiosité que l’on peut ressentir pour une parole qui
nous a été un temps familière, excitante avant
de devenir irritante et comme étrangère.
Mais, très vite, ce qui m’a frappé, plus que
les remugles du passé, c’est l’étonnante
actualité de cette analyse du libéralisme un quart
de siècle après qu’elle ait été
formulée. Il y avait là, une manière de montrer
merveilleusement bien comment le pouvoir de l’économie
repose sur une économie du pouvoir et cela aussi bien lors
de l’émergence du libéralisme à la fin
du XVIIIè siècle que de celle du néo-libéralisme
entre les années 1930 et 1950. Actuelle et nouvelle en quoi
? En ceci qu’elle permet de comprendre la bifurcation de la
pensée politique française par rapport à l’anglo-saxonne,
son insistance sur la loi comme expression d’une volonté,
sa vision de la constitution comme fruit d’un renoncement
volontaire de l’individu à sa souveraineté,
bref, tout ce que nous venons de vivre avec ce referendum sur l’Europe
; en cela également qu’elle permet d’entrevoir
comment le néo-libéralisme appelle un tout autre compromis
avec l’idée de justice sociale que celui passé
via l’Etat-Providence avec le libéralisme classique.
Ou plutôt comment ce compromis appelle révision et
adaptation pour garder ses ressources et son efficacité et
non pas être défendu tel quel, bec et ongles. Je voudrais
présenter d’abord ces deux moments de l’analyse
de Michel Foucault de la naissance du libéralisme et de son
renouveau au milieu du XX siècle avant d’en déduire
quelques remarques sur le contexte qui est le notre, plus de vingt
cinq ans après.
L’intelligence du libéralisme selon Michel
Foucault.
La naissance de l’économie politique constitue le
véritable objet du premier cours de l’année
1978, intitulé « Sécurité, territoire,
population ». Quel rapport entre ce titre et cet objet ?
4 Michel Foucault. « Sécurité, pouvoir, population
». Seuil 2004 et « Naissance de la bio-politique ».
Seuil 2004
Aucun à première vue, et cela s’explique par
la progressive dérive du cours d’une analyse du pouvoir
vers celle de la gouvernementalité, concept forgé
cette année-là pour rendre compte de l’introduction
de l’économie politique dans l’art de gouverner.
Au départ de son cours, Foucault se propose de décrire
le passage, durant le XVIIIe siècle, d’un pouvoir ciblé
sur le territoire à un pouvoir portant sur la population.
Soit une démarche et une périodicité similaires
à celles utilisées pour traiter l’histoire de
la punition dans « Surveiller et punir » -de «
l’éclat des supplices » à « la douceur
des peines » -ou dans la conclusion du tome I de l’histoire
de la sexualité – « du droit de mort au pouvoir
sur la vie » -qui annonçaient une réflexion
générale sur le bio-pouvoir dont ce cours doit assurer
le commencement. On se trouve donc en terrain connu, prêt
à « écouter » un auteur maître de
son art et de son sujet. Et qui s’apprêterait à
décliner d’une nouvelle manière les thèses
de son ouvrage principal, « Surveiller et punir ». Pour
l’occasion, il annonce trois thèmes susceptibles de
servir de support à sa démonstration, en l’occurrence,
le déplacement du point d’application du pouvoir du
territoire vers la population : la ville, la disette, la maladie.
Dans le cadre d’un pouvoir visant la sûreté
du territoire, chacun de ces trois objets est traité précisément
par une logique de balisage, de séparation, de fortification.
Car le territoire est comme un édifice qu’il faut protéger
contre les menaces internes et externes. Les villes doivent être
fortifiées de façon à se prêter au commerce
et à l’artisanat en étant protégées
du dehors et à ne rapporter leur richesse qu’à
la capitale, siége du souverain. Les campagnes aussi doivent
être contrôlées par la loi du seigneur féodal,
bien sur, mais aussi et surtout, par les interdictions du souverain
relatives à tout ce qui concerne le commerce du grain dont
la cherté éventuelle affecte les habitants des villes,
provoquant des disettes et y suscitant des émeutes. Aussi,
le souverain interdit-il aux paysans de stocker les grains, de faire
monter les prix ou de vendre à l’étranger. Il
convient qu’ils fassent le moins de profit possible afin que
les gens des villes puissent se nourrir au plus bas prix.
Enfin, face aux maladies épidémiques comme la variole,
la lèpre ou le choléra, il convient de procéder
en séparant, en isolant les malades. Bref, la sûreté
du territoire du souverain nécessite qu’il le traite
en recourant principalement à la séparation et à
l’interdiction.
Les mécanismes de pouvoir vont changer du tout au tout,
explique M. Foucault, lorsque le souverain va se préoccuper,
non plus de la sûreté du territoire, mais de la sécurité
de la population. S’agissant des villes, le problème
ne sera plus de les encercler par des
limites fortifiées mais de les ouvrir pour permettre leur
croissance, pour éviter l’engorgement urbain. La préoccupation
se déplace donc du souci de la limite à imposer vers
celui de la facilitation de la bonne circulation des gens, des marchandises,
de l’air même. Le même principe va prévaloir
pour éviter les disettes : plutôt qu’entourer
le commerce de grains d’un carcan de mesures, mieux vaut laisser
passer les flux de marchandises et obtenir une autorégulation
des prix, par le jeu des profits ainsi autorisés qui seront
investis dans de nouvelles cultures et qui augmenteront la masse
de grain à vendre l’année suivante et en feront
baisser le prix, tout comme la possibilité accordée
aux importations découragera les tentatives de le stocker
mieux que leur interdiction. Bien sûr, cela n’éliminera
pas totalement les révoltes mais les privera de justification
car le souverain agit ainsi conformément à «
la nature des choses » et non pas en fonction d’interdits
dont l’inefficacité lui serait imputable.
La même nature des choses se retrouve à l’oeuvre
avec l’inoculation et la vaccination qui consistent à
réduire la maladie en « l’autorisant »
à pénétrer le corps pour que celui-ci apprenne
à s’en protéger, exactement comme la cherté
autorisée du grain conduit finalement à l’atténuer.
De la nécessité de se faire obéir pour veiller
à la sûreté de son territoire, le souverain
passe au bon usage de la liberté pour sécuriser la
population. Mais en quoi reste-t-il, pour le coup, un souverain
? En quoi la notion de pouvoir appliquée à la population
évoque-t-elle l’exercice de la souveraineté
? Au fur et à mesure qu’il avance dans son analyse,
Michel Foucault ressent une gêne à mêler le mot
de souverain à celui de population : dire que le souverain
ne règne plus sur des sujets mais sur une population massive
fait jurer chacun de ces deux termes. Aussi, se met-il à
employer le terme de gouvernement par rapport à celui de
population de préférence à celui de souverain.
« A mesure que j’ai parlé de la population, il
y avait un mot qui revenait sans cesse – vous ne me direz
pas que je l’ai fait exprès, peut-être pas tout
à fait – c’est le mot de « gouvernement
». Plus je parlais de la population, plus je cessais de dire
« le souverain ».5 Mais que recouvre précisément
ce besoin d’assortir le mot de population à celui de
gouvernement plutôt que de souveraineté ? Essentiellement
le constat qu’avec l’entité population surgit
non seulement un changement dans les technologies de pouvoir mais
dans le modèle de gouvernement. Le gouvernement apparaît
pour le coup comme autre chose qu’une technologie de pouvoir,
au moins comme un cadre pour l’exercice de celui-ci.
5 Michel Foucault. « Sécurité, territoire,
population ». Gallimard. Seuil 2004. P 77-78.
Dans le cadre de la souveraineté précisément,
le modèle de référence pour l’exercice
du pouvoir est celui de la famille avec pour question centrale :
comment introduire l’esprit du père de famille dans
la gestion de l’Etat, c’est-à-dire l’économie,
le souci du bien de tous ? « Dans la pédagogie du prince,
l’élément essentiel, c’est le gouvernement
de la famille, que l’on appelle justement économie.
… Comment introduire l’économie, c'est-à-dire
la manière de gérer comme il faut les individus, les
biens, les richesses, comme on peut le faire dans une famille, en
bon père de famille qui sait diriger sa femme, ses enfants,
ses domestiques, qui sait faire prospérer la fortune de sa
famille »6.
C’est bien ce modèle de la famille comme référence
pour le gouvernement du souverain qui se trouve en cause avec l’apparition
de la population comme cible du gouvernement. Car la population,
dés lors qu’elle se trouve érigée en
objet de gouvernement, comporte plusieurs phénomènes
qui excédent le modèle familial. Comment gérer
les grandes épidémies en « bon père de
famille » ? Comment, surtout, intégrer la spirale du
travail et de la richesse apportée par la régulation
des flux en lieu et place des anciens interdits dans une logique
familiale ? La famille n’est plus le modèle d’approche
de la population mais un simple segment de celle-ci et, à
ce titre, un moyen, un relais, susceptible d’aider à
la gouverner (dans le domaine de la sexualité, de la démographie,
de la consommation…). « Ce qui va apparaître à
ce moment là, c’est la famille comme élément
à l’intérieur de la population et comme relais
fondamental pour gouverner celle-ci… La famille n’est
plus un modèle ; elle est un segment privilégié
parce que, quand on voudra obtenir quelque chose de la population
quant au comportement sexuel, à la démographie, à
la consommation, c’et bien par la famille qu’il faudra
passer ».7
Cette analyse du passage de la famille comme modèle de gouvernement
à la famille comme relais de gouvernement n’est pas
nouvelle8. Mais Michel Foucault va lui donner un prolongement théorique
de grande ampleur en élaborant le concept de gouvernementalité
qu’il définit par opposition au modèle familial
associé à la souveraineté comme « cette
forme complexe de pouvoir qui a pour cible la population, pour savoir
l’économique politique, pour techniques les dispositifs
de sécurité »9. A partir de là, son cours
prend un tout autre chemin que celui annoncé.
6 P 98 – idem.
7 P 108 – idem.
8 Elle fait écho à Jacques Donzelot : « La
police des familles » parue l’année précédente,
en 1977. Chapitre IV : « D’un gouvernement des familles
à un gouvernement par la famille ».
9 Idem P 111.
Au lieu de développer comme prévu, la mutation des
techniques de pouvoir à la faveur du déplacement de
leur cible du territoire vers la population, il va axer entièrement
son propos sur ce concept nouveau de gouvernementalité et
s’employer à montrer :
1) Comment est née l’idée de gouvernement
2) Comment, ensuite, cette idée s’est introduite dans
l’Etat sous le couvert du modèle dit de la Raison d’Etat
apparu au XVIe siècle
3) Comment, enfin, elle a « conquise » l’Etat
tout entier grâce à l’économie politique,
au XVIIIe, qui constitue une forme accomplie de « gouvernementalisation
de l’Etat ».
Où apparaît l’idée de gouvernement ?
Non pas chez les Grecs, où le roi pilote la cité exactement
comme un navire mais sans avoir souci des habitants de celle-ci,
mais bien plutôt dans le peuple hébraïque qui
ne s’occupe pas du territoire précisément mais
de la population entendue comme un troupeau en mouvement sur lequel
le berger doit veiller et prendre soin de chaque brebis.
« Qu’est-ce que le berger ? Celui dont la puissance
éclate aux yeux des hommes, comme les souverains ou comme
les Dieux, enfin les Dieux grecs qui apparaissaient essentiellement
par l’éclat ? Pas du tout. Le berger « veille
». Veille au sens de surveillance de ce qui peut se faire
de mal, de ce qui peut arriver de malheureux… Il va veiller
à ce que les choses soient le mieux pour chacun des bêtes
du troupeau… Tout le souci du pasteur est tourné vers
les autres et jamais vers lui-même »10 .
Elle passe dans la culture chrétienne et en organise la
vie à tel point que l’on peut lire les guerres de religion
comme indexées sur cette question. Il en va de même
pour l’histoire de l’Eglise qui peut se lire comme s’organisant
tout entière autour des réponses à apporter
aux contre-conduites (aux résistances, si l’on veut)
que sont l’ascétisme, les communautés, la mystique,
le retour à l’usure, la croyance eschatologique….
Durant toute cette période médiévale, le gouvernement
du souverain est celui d’un père de famille conduisant,
comme le supérieur d’un couvent, son peuple, comme
sa famille, vers la félicité éternelle.
Une première discontinuité apparaît après
les guerres de religion, avec l’idée qu’il faut
au souverain un supplément de pouvoir pour s’imposer
à ses sujets et ce supplément va venir de l’idée
de Res publica entendue comme stabilisation de l’Etat, source
ainsi du modèle de la Raison d’Etat. Avec la raison
d’Etat, la finalité du gouvernement n’est plus
la félicité céleste, mais… l’Etat
lui-même. Que veut alors dire au juste le mot d’Etat
? Il désigne parfois un domaine, parfois une juridiction,
parfois une condition de vie (un statut), parfois encore la qualité
d’une chose qui... reste en l’état (c’est-à-dire
sans mouvement). Eh bien, dit Foucault, la République souveraine
n’est rien d’autre que cela : un territoire, un ensemble
de règles, un ensemble d’individus qualifiés
par leurs statuts, et le tout vivant dans la plus grande stabilité.
10 Idem P. 133.
« Le souverain ne se définit plus par rapport au salut
de son troupeau, à la facilité finale de chacune de
ses brebis après son passage sur cette terre. Il se définit
par rapport à l’Etat ».
« La fin de la raison d’Etat, c’est l’Etat
lui-même, et s’il y a quelque chose comme une perfection,
comme un bonheur, comme une félicité, ce ne sera jamais
que celle (ou celui) de l’Etat lui-même. Il n’y
a pas de dernier jour… mais quelque chose comme une organisation
temporelle unie et finale ».11 Pour le coup, le souverain
commande aux lois plus qu’il ne suit les lois divines afin
de préserver l’Etat, d’accroître sa force,
sa richesse, donc pour cela sa population, dans le cadre de son
territoire dont il défend l’importance face aux autres
souverains.
C’est contre le modèle de la Raison d’Etat que
le libéralisme va faire valoir sa supériorité
en tant que nouvelle rationalité gouvernementale.
Et là, Foucault retrouve la question de la population qui
avait fait trébucher son propos et qu’il peut intégrer
avec plus d’assurance cette fois grâce à ce détour
via l’histoire du gouvernement. Car le bénéfice
de la prise en compte de cette première forme de gouvernementalisation
de l’Etat qu’est ladite raison d’Etat permet d’expliquer
en quoi le rapport à la population va changer d’un
régime de gouvernement à l’autre.
Dans le cadre de la raison d’Etat, c’est la quantité
de population qui compte. Elle est une denrée absolue, une
richesse comptable sur laquelle il faut veiller parce que, de son
nombre, de son travail, de sa docilité, dépend la
richesse du souverain. C’est l’objectif du travail de
la Police que de prendre soin de la population sous cet angle, celui
de la réglementation de la santé, de sa production,
de sa circulation. Le mercantilisme entendu comme la théorie
économique correspondant à la Raison d’Etat
appelait « Chaque pays à avoir la population la plus
nombreuse possible, à ce qu’elle soit entièrement
mise au travail, et à ce que les salaires soient le plus
bas possible, que l’on puisse par conséquent vendre
à l’étranger, vente qui assurera l’importation
de l’or » 12 ; Tandis que, dans le cadre de l’économie
politique, la population n’est plus une affaire de nombre
– le plus élevé possible – mais une substance
dont le chiffre optimum varie en fonction de l’évolution
des salaires, de l’emploi et des prix. Cette substance ne
se réglemente pas mais se régule en fonction des ressources,
lesquelles dépendent du développement du commerce
entre particuliers, mais aussi entre pays. Il convient d’agir
sur les interactions entre les hommes plus que de commander leur
action, de conduire leurs conduites, bref de gérer et non
plus de réglementer.
11 Idem P.265 12 Idem P. 345
« Avec les économistes, le nombre de la population
n’est pas, en soi, une valeur… Il faut assez de population
pour produire beaucoup.. Mais il n’en faut pas trop, justement,
pour que les salaires ne soient pas trop bas, pour que les gens
aient intérêt à travailler et qu’ils puissent,
par la consommation, soutenir les prix ».
13
Le « progrès » que connaît la gouvernementalité
en passant de la raison d’Etat au libéralisme consiste
en l’apport d’une réflexion sur les pratiques
gouvernementales.
Gouverner n’est plus régner, affirmer un pouvoir, mais
reconnaître que la vérité est dite ailleurs
qu’au centre de l’Etat, une vérité en
tout cas, celle du marché, qui invite à concevoir
l’action non en termes d’imposition d’une volonté
mais de la recherche d’un ni trop, ni trop peu. L’intelligence
du libéralisme comme mode de gouvernement réside toute
entière dans ce pragmatisme, cette recherche de ce qu’il
convient de faire (agenda) et de ne pas faire (non agenda). 14.
L’intervention de la gouvernementalité devra être
limitée mais cette limite ne sera pas seulement une forme
négative. « A l’intérieur du champ délimité
par le souci de respecter les processus naturels, va apparaître,
tout un domaine d’intervention réglementaires…
Il va falloir gérer et non plus réglementer »15
.
* *
Avec l’économie politique, le but de la raison gouvernementale
n’est plus l’Etat, sa richesse – comme avec le
modèle de la raison d’Etat – mais la société,
son progrès économique. Son rôle n’est
plus de brider une liberté, expression de la nature foncièrement
mauvaise de l’homme, mais de la réguler, et pour cela
d’interdire, si besoin est, par des contrôles. Car il
n’est pas de liberté qui ne soit produite, qui ne soit
à construire.
Et cette construction passe par des interventions de l’Etat,
non pas par son retrait pur et simple. Mais jusqu’où
peut et doit aller cet interventionnisme sans risquer de se retourner
en son contraire, un anti-libéralisme sournois ou déclaré
? C’est la question qui se trouve au point de départ
de la réflexion néo-libérale et dont M. Foucault
analyse les origines et restitue le raisonnement dans le cours de
l’année suivante, celle de 1979, intitulé :
« Naissance de la bio-politique »
13 Idem P.353
14 L’expression mise en agenda, si chère aux politistes,
est apparue avec l’utilitarisme anglais, explique M.
Foucault, lorsque Bentham distingua ce qui était à
faire (d’un point de vue libéral) c’est-à-dire
agenda et ce qui ne l’était pas, c’est-à-dire
non agenda.
15 Idem P. 360
L’accroissement du rôle de l’Etat, régulier
dans toutes les démocraties même si disparate dans
ses manifestations, suscite l’émergence d’une
réflexion néo-libérale qui connaît son
acmé au XXIème siècle entre les années
trente et les années soixante.
L’idée qu’il convient de contenir, voire d’inverser
la tendance à cet accroissement occupe les économistes
libéraux jusqu’à l’obsession. Même
si Keynes est, à sa manière, un libéral, ou
tout au moins, un penseur hostile au socialisme, la fortune de ses
théories inquiète les purs libéraux, parce
qu’elle place potentiellement l’Etat en posture de diriger
le marché au lieu de seulement le produire. Mais cette crainte
des néo-libéraux s’autorise surtout des dérives
de la démocratie, du surgissement du nazisme et du stalinisme.
Quel rapport avec une doctrine somme toute libérale comme
l’est le keynésianisme et ces figures monstrueuses
du pouvoir ? Un seul mais d’importance : l’accroissement
du pouvoir étatique. Que le nazisme ait détruit l’Etat
de l’intérieur prouverait seulement, au dire des néo-libéraux,
que celui-ci ne peut pas faire face à la demande d’étatisation
sans se défaire… et qu’il ne constitue pas le
rempart que l’on a cru contre la part d’irrationalité
associée au capitalisme.
Les néo-libéraux veulent relever le défi que
pose le problème de la « rationalité irrationnelle
du capitalisme » selon la formule de Max Weber. Mais, comme
le montre Michel Foucault, ils entendent le faire d’une manière
rigoureusement opposée aux marxistes. Dans l’Allemagne
des années trente, ces derniers se regroupent dans la fameuse
école de Francfort autour d’Horkheimer et d’Adorno.
Et ils cherchent une rationalité sociale dont la mise en
valeur permettrait d’annuler l’irrationalité
économique. Au même moment, les néo-libéraux
se regroupent dans une autre ville allemande, Fribourg, autour d’une
revue intitulée « Ordo ».
On trouve parmi eux beaucoup d’économistes qui, pour
certains, alimenteront la réflexion porteuse de la République
Fédérale Allemande après la guerre, et pour
d’autres, l’école néo- libérale
de Chicago organisée autour de Milton Friedman. Tous ont
en commun, de viser, non pas une rationalité sociale corrective
de l’irrationalité économique, mais une rationalité
économique capable d’annuler l’irrationalité
sociale du capitalisme. « Et l’histoire a fait, ajoute
Michel Foucault, que les derniers disciples de l’école
de Frankfort, en 1968, se sont heurtés à la police
d’un gouvernement qui était inspiré par l’Ecole
de Fribourg, et ils se sont ainsi répartis de part de d’autre
de la barricade, car tel a été finalement le destin
double, à la fois parallèle, croisé et antagoniste
du weberisme en Allemagne »16 .
16 In « Naissance de la bio-politique » P 110.
Les « ordo-libéraux » se demandent : quelle
est la faiblesse de la pensée libérale classique qui
expose l’économie à subir une pression croissante
pour un dirigisme étatique ? Et ils trouvent cette faille
dans la confiance « naïve » en la vertu du laisser-faire,
en l’illusion que le marché serait un phénomène
naturel qu’il conviendrait seulement de faire respecter. Or,
cette naïveté naturaliste expose l’Etat à
intervenir pour traiter les problèmes et les besoins que
ledit marché ne suffirait pas à résoudre ou
à satisfaire.
Faire du marché une entité naturelle revient à
lui faire « porter le chapeau » de tout ce qui ne va
pas, à faire jouer la « nature » des besoins
contre la « nature » du marché, bref à
disqualifier progressivement le second au nom des premiers. L’Etat
doit ainsi intervenir à cause du marché, pour en compenser
les insuffisances et limiter les excès dans le registre des
échanges. Mais ce faisant, on place l’Etat en contre
par rapport au marché. Double erreur, disent alors les néo-libéraux.
Ce qui est important dans le marché, ce n’est pas le
principe de l’échange plus ou moins satisfaisant, mais
celui de la concurrence plus ou moins effective. L’échange
renvoie à l’égalité «dans cette
espèce de situation primitive et fictive que les économistes
libéraux du XVIIIe siècle se donnaient… Or,
pour l’essentiel, la formule du marché est ailleurs.
Il est dans la concurrence, c'est-à-dire que ce n’est
pas l’équivalence qui compte, c’est au contraire
l’inégalité »17 . La concurrence n’est
pas un phénomène de nature mais un mécanisme
formel, une manière de faire jouer des inégalités
efficacement, de n’en laisser aucune sûre d’elle-même
et maîtresse de sa position. Ensuite, parce que le rôle
de l’Etat n’est pas d’intervenir à cause
du marché, mais pour le marché, de façon à
ce que celui-ci soit toujours maintenu, à ce que le principe
de l’égale inégalité produise son effet.18
Et la concurrence n’est pas une donnée de nature. «
Elle ne doit ses effets qu’à l’essence qu’elle
détient… la concurrence, c’est un eidos, un principe
de formalisation…C’est en quelque sorte un jeu formel
entre des inégalités »19 .
17 Idem P 122.
18 Par cette étrange formule « d’égale
inégalité » Foucault désigne cette idée
des néo-libéraux selon laquelle nous sommes tous exposés
à subir une situation d’inégalité relative
et que ce différentiel est, non pas ce qui condamne le marché,
mais le fait fonctionner…à condition que personne ne
soit durablement exclu du jeu.
19 Idem P. 124
A quoi peut mener une telle théorisation de la concurrence
en termes de rationalité gouvernementale ? Quel changement
appelle-t-elle quant au rôle de l’Etat ? Cela, que si
ce qui compte, ce n’est plus d’abord l’homme de
l’échange, celui du besoin et de la consommation, mais
l’homme de la concurrence, celui de l’entreprise et
de la production, il convient d’encourager tout ce qui, chez
lui, participe de cet esprit d’entreprise, de faire fond sur
l’homme comme entrepreneur d’une activité économique,
bien sûr, mais aussi de lui- même – le salarié
n’est jamais que celui qui exploite son capital humain –
comme membre d’un collectif de voisinage considéré
comme entreprise de copropriétaires veillant au maintien
et à l’accroissement de la valeur de leurs biens. Et
le social, cette compensation de l’économique, des
injustices engendrées par son irrationalité ? Il a
un sens non plus précisément de remède contre
la concurrence, de réducteur donc des inégalités,
mais uniquement de maintien de chaque individu au sein de celles-ci,
de moyen pour retenir l’individu dans le registre de l’égale
inégalité qui fait qu’il y a concurrence parce
qu’il n’y a pas exclusion a priori.. Bref, la politique
sociale n’est plus un moyen de contrer l’économique
mais de soutenir la logique concurrentielle.
II -La voie de la souveraineté contre celle de l’utilité
: l’exemple du référendum sur le projet de constitution
européenne.
Voilà donc une analyse de la naissance du libéralisme
et de son aggiornamento au milieu du XXe qui en renouvelle la compréhension
en l’intégrant à l’intérieur de
la question de l’art de gouverner, de la « gouvernementalité
» selon le néologisme inventé par Foucault pour
l’occasion. Produite à la fin des années 70,
cette lecture peut surprendre encore maintenant par la singularité
d’une posture qui s’emploie à relier méthodiquement
le libéralisme et le politique au lieu de les distinguer
ou des les opposer comme nous en avons l’habitude en France.
C’est pour cela justement que nous pouvons y trouver matière
à commenter une actualité récente marquée
d’abord par un affrontement entre les partisans, d’une
part, du politique, soit, pour nous, en France, ceux du rôle
de l’Etat et de la souveraineté nationale, du modèle
social européen dont nous fournirions le modèle par
excellence, et, d’autre part, les tenants du libéralisme,
prompts à brader, et ladite souveraineté nationale
et le fameux modèle social dans le cadre de la mondialisation
à l’occasion d’un projet de constitution européenne
qui faisait fi de l’une et de l’autre sous le couvert
de leur meilleure protection ou/et d’une avancée de
la modernité. Non que l’analyse de Michel Foucault
eut permis de trancher par avance ce débat20. Mais elle permet
bien d’éclairer les présuppositions de pensée
des forces en présence.
20 La diaspora foucaldienne compte des partisans de droite et de
gauche, d’extrême gauche aussi.
Encore faut-il remarquer que le plus notoire de ces derniers, Antonio
Negri, a appelé à voter pour le projet de constitution
européenne, par haine de l’échelon national,
frein à une prise de conscience de la réalité
de « l’empire », et à l’engagement
des combats à ce niveau suprême.
En quoi, d’ailleurs, il ne pouvait que conforter les certitudes
des partisans de la nation souveraine et du modèle social
européen à la française…
Qu’en est-il du droit public à partir du moment où
l’économie politique comporte un principe interne d’autolimitation
? Comment fonder en droit cette autolimitation ? C’est à
partir de cette question que Foucault élabore une distinction
qui permet de comprendre une différence substantielle dans
les attitudes à l’égard du libéralisme,
y compris, nous semble-t-il, celles qui se sont déployées
à l’occasion du récent référendum
en France. Selon lui, deux schémas de pensée se sont
forgés en réponse à cette question puis pérennisés
jusqu’à présent même si avec un bonheur
inégal21 .
- La première consiste en la reprise du fondement du droit
tel qu’il s’était affirmé face à
la Raison d’Etat. Alors, le droit s’employait à
contenir les débordements de cette Raison d’Etat en
prenant appui « sur les droits naturels ou originaires qui
appartiennent à tout individu », à définir
donc des droits imprescriptibles puis à déterminer
à partir de là ce qui relevait de la sphère
de la souveraineté, donc de la compétence du gouvernement
par l’effet d’une concession légitime et ce qui
n’en relevait pas, soit la voie que Foucault appelle juridico-
déductive et qu’il assimile à celle de la révolution
française, à Rousseau. « Cette démarche
consiste à partir de l’homme pour arriver à
la délimitation de la gouvernementalité, en passant
par la construction du souverain. C’est une manière
de poser, d’entrée de jeu, et par une sorte de recommencement
idéal au réel de la société, de l’Etat,
du souverain, du gouvernement, le problème de la légitimité
et de l’incessibilité des droits »22. Elle est
la voie de la souveraineté… mais dont il tient à
souligner, avec une malice perceptible, qu’elle est de nature
rétroactive, « rétroactionnaire », dit-il
même, frôlant l’injure aux pères de la
nation.
- La seconde part, non du droit des gouvernés, mais de la
pratique gouvernementale elle- même, des limites qu’il
convient ou non de lui apporter en fonction des objectifs mêmes
de la gouvernementalité. Elle renvoie à une conception
de la Loi conçue, non comme l’effet d’une volonté,
celle du souverain… ou du peuple souverain, mais d’une
transaction entre la sphère légitime d’intervention
des individus et celle de la puissance publique. La Loi n’est
pas le fruit d’une cession, d’un partage, mais d’un
compromis, d’un intérêt commun aux deux parties.
Enfin et surtout, elle met en jeu une conception de la liberté
des individus qui n’est pas tant juridique dans son essence
que prise en compte de l’indépendance des gouvernés.
« La limite de compétence du gouvernement sera définie
par les frontières de l’utilité d’une
intervention gouvernementale » 23.
21 Cette analyse figure dans le second volume des deux cours p.
39 et suivantes.
22 Idem p. 41
23 Idem p. 42
Cette voie est, bien entendu, celle de l’utilité,
de l’utilitarisme anglais, de Bentham, entendue comme la manière
de poser à chaque gouvernement et à chaque moment,
la question suivante : ce que vous faites, est-ce utile ? Dans quelles
limites ? A partir de quand cela devient-il nuisible ? Ce n’est
évidemment pas la voie révolutionnaire, la voie de
la souveraineté mais celle de l’utilité.
Entre ces deux voies, celle juridico-déductive de la souveraineté
et celle de l’utilité, il y a, nous dit Foucault, hétérogénéité
et co-présence tout au long de l’histoire même
si cette co-présence voit les éléments de la
seconde l’emporter : « Dans les deux systèmes,
il y en a un qui a tenu et qui a été fort et l’autre,
au contraire, qui a régressé. Celui qui a tenu, c’est
bien entendu la voie « radicale » au sens anglais, celle
qui essayait de définir la limitation juridique de la puissance
publique en termes d’utilité gouvernementale…C’est
l’utilité qui va être finalement le grand critère
d’élaboration des limites de la puissance publique
dans un âge où le problème de l’utilité
recouvre de plus en plus tous les problèmes traditionnels
du droit ».24
Sortant cette fois du texte de Foucault, on pourrait bien ajouter
que cette suprématie progressive de la ligne de l’utilité
sur celle de la souveraineté tout au long des XIXe et XXe
siècle s’observe aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne.
Mieux même, elle apparaît plus clairement en France
dans sa position de gagnante parce qu’elle s’y trouve
confrontée à une expression forte de la voie juridico-déductive.
Elle ne réussit, pour le coup, à s’affirmer
qu’autant que la voie de la souveraineté apparaît
dans une impasse. Son introduction – qui ne peut se faire
dans les termes anglais de l’utilitarisme pour d’évidentes
raisons de fierté nationale -va justifier alors le recours
à une théorisation spécifique. C’est
bien cette impasse de la souveraineté qui apparaîtra
en France avec la révolution de 1848 lorsque celle-ci met
face à face les partisans d’un Etat minimum avec ceux
d’un Etat maximum autour de la question du droit au travail.
Et l’on voit bien comment, à la fin du XIXe siècle,
la doctrine solidariste inspirée d’Emile Durkheim constitue
une justification française à l’acceptation
de la voie de l’utilité. Car elle soumet l’Etat
et son intervention à la question de son utilité pour
la société plus que de son fondement souverain.
24 Idem p45
Ainsi, l’Etat doit-il selon cette doctrine, agir pour favoriser
la solidarité de la société mais uniquement
pour cela, savoir donc compenser les défaillances du marché
dans la protection de la population, faire du social donc, mais
aussi bien se retenir d’aller au-delà et de faire le
lit d’un socialisme entendu comme alternative au marché.
L’art du ni trop, ni trop peu comme forme de gouvernementalité
au nom de l’utilité trouva ainsi, en France, une formulation
plus méthodique que dans la plupart des autres pays européens,
Royaume-Uni compris, puisqu’il mobilisa un autre savoir que
l’économie politique, la sociologie en l’occurrence,
et une autre terminologie, celle de solidarité.25
La voie de l’utilité l’emporte partout en Europe,
y compris en France, terre d’élection de la voie de
la souveraineté.
Encore faut-il bien considérer que cette dernière
ne fut jamais reniée dans sa prééminence idéologique.
Pas plus que le socialisme – démocratique, tout au
moins -considéré par beaucoup comme la forme majeure
de l’accomplissement de la souveraineté. Que l’idée
d’une gouvernementalité socialiste n’ait aucune
consistance propre, qu’elle ne puisse conduire qu’à
un gouvernement administratif, actualisant si l’on peut dire
la Raison d’Etat, ou à habiller honteusement le libéralisme
(manière Guy Mollet) n’entre que peu en ligne de compte
dans cette pérennité de la voie de la souveraineté
qui reste a minima vécue comme le recours contre les «
excès » du libéralisme. Michel Foucault insiste
beaucoup dans son cours sur l’absence d’une rationalité
gouvernementale propre au socialisme.
C’est bien à cette fonction de recours contre les
dangers du libéralisme que la voie de la souveraineté
semble avoir servi lors du dernier référendum.
La force du refus du libéralisme, dans la gauche française
tout au moins, témoigne, à l’évidence,
d’une résurgence de cette voie de la souveraineté.
Il suffit de reprendre les trois points autour desquels se fait
la discrimination entre les deux voies et de les appliquer aux partisans
du oui ou du non à ce référendum pour en fournir
une lecture limpide. La voie de l’utilité part de l’exercice
gouvernemental, de la question de son étendue souhaitable.
Elle met en oeuvre des mécanismes de compromis entre ce qui
relève de la sphère publique et de la sphère
des individus. Par liberté, elle entend l’indépendance
effective des gens. On retrouve bien ces trois caractéristiques
dans le raisonnement des partisans du oui. Le projet de constitution
naît de l’intérieur du gouvernement de l’Europe,
des difficultés que fait surgir son étendue, de l’utilité
qu’il y aurait donc à adopter une règle constitutionnelle
qui améliore sa gouvernabilité Voilà pour le
premier critère, celui du point de départ de la préoccupation
législative. Il naît bien de l’intérieur
de la gouvernementalité et non de la volonté souveraine
des citoyens d’Europe.
25 Pour cette analyse, voir J. Donzelot « L’invention
du social. Essai sur le déclin des passions politiques »
Fayard 1984. Seuil point essais 1994.
Notons, par ailleurs, que le souci du ni trop, ni trop peu n politique,
récemment promu par Tony Blair et la troisième voie
entre la vieille gauche et le néo-libéralisme thatchérien,
prit appui également sur un sociologue de renom : Anthony
Giddens.
En second lieu, le projet de constitution renvoie aussi à
la voie de l’utilité puisqu’il repose sur un
art du compromis. Le terme de compromis est essentiel dans l’élaboration
du projet. Il fait la part des règles communes et des traditions
propres à chaque pays, ne forçant aucun au-delà
du possible quant à son régime de protection sociale,
par exemple. Et s’il y eut, à cet égard un problème,
il surgit plus de la crainte d’un abus de règle que
d’un souci de compromis – avec l’affaire dite
du maçon polonais. Enfin, la liberté n’est pas
tant juridique, une denrée que l’on cède ou
non, qu’une réalité, l’indépendance
des gens, ceux-ci faisant ce qu’ils veulent en fonction de
leurs traditions civiles – en matière d’avortement
par exemple.
Quant aux partisans du non, ils ont, à cette occasion, reproduit
méthodiquement toutes les caractéristiques de la voie
de la souveraineté.
Il n’était pas question, pour eux, de partir du gouvernement
et de ses problèmes mais des droits constitutifs des gens.
Le premier défaut de cette constitution, à leurs yeux,
ne venait-il pas de ce qu’elle n’émanait pas
d’une assemblée constituante, élue par les habitants
de chaque pays, mandatée pour décider de la forme
de souveraineté collective dont ils décideraient de
se doter ? Pas question, non plus, pour eux, d’accepter une
loi faite de compromis et non de l’expression de leur volonté.
Celle-ci devait être collective et totale ou ne pas être.
Pas question pour eux de céder leur volonté si ce
n’était pour engager un projet conforme à leurs
exigences. La discussion de chaque article de loi, et a fortiori
des traités antérieurs qu’on leur demandait
d’entériner, a atteint des sommets de passion comme
s’il s’agissait de refaire le monde et non de s’y
adapter au mieux. Quant à la conception juridique de la liberté,
elle engageait un universalisme des droits et des devoirs incompatible
avec le maintien de la singularité relative des peuples dans
le domaine des moeurs. Bref, les partisans du non se sont comportés
en face du projet de constitution européenne comme s’il
s’agissait de rejouer le « contrat social » contre
la Raison d’Etat.
III – Pour une lecture de la Troisième voie.
Le libéralisme va de pair avec des progrès «
techniques » en matière de gouvernementalité
face auxquels la voie de la souveraineté apparaît «
rétro-actionnaire », le recours à l’Etat
une manière de revenir insidieusement à la «
raison d’Etat » . Est-ce à dire que le libéralisme
et a fortiori le néolibéralisme ne laissent place
en face d’eux qu’à des attitudes réactives
qui ne laissent gagner leurs partisans qu’en faisant perdre
les sociétés auxquelles ils appartiennent ? La question
se pose particulièrement à propos du néo-libéralisme
et du rôle qu’il joue dans la mondialisation.
Le dilemme politique se résume-t-il à choisir entre
l’adhésion à « l’ultra-libéralisme
», appellation préférée des souverainistes
et de l’extrême gauche pour la doctrine néo-libérale,
et puis une attitude rétroactive, antidatée, incapable
d’offrir une prise efficace sur l’exercice gouvernemental
? Il y a bien entre cette voie rétro- active, chère
à la gauche traditionnelle, et celle du néo-libéralisme,
une voie médiane, la troisième voie justement, représentée
en son temps par Bill Clinton et adaptée à l’Europe
par Tony Blair.
Mais cette fameuse troisième voie n’est pas autre
chose, nous dit-on le plus souvent en France, qu’une copie
à peine améliorée du néo-libéralisme,
lequel ne serait rien de plus qu’une reprise des vieilles
théories libérales, dans leur dureté originelle,
avant que l’intervention étatique ne vienne en compenser
les méfaits. C’est sur ce point que l’analyse
foucaldienne peut utilement nous venir en aide pour sortir le raisonnement
politique de l’impasse où il se trouve en France.
Car on y trouve la démonstration que le néo-libéralisme
est tout sauf la reprise des vieilles théories libérales,
parce qu’il opère un glissement décisif quant
au rôle de l’état et de l’échange.
Et cela permet d’aborder tout autrement la question des contenus
de l’option politique représentée par la troisième
voie, de comparer celle-ci avantageusement avec la philosophie solidariste
du progrès qui tient lieu de doctrine à la gauche
française depuis plus d’un siècle.
L’analyse que produit Foucault du néo-libéralisme
vise à contrer les idées erronées qui ont court
à son sujet, et de plus en plus, sur cette relation entre
l’économique et le social.
Au premier rang de ces affirmations erronées sur le néo-libéralisme,
il faudrait placer, dit Foucault, celle selon laquelle il n’y
irait que d’une réactivation des vieilles théories
libérales dans leur dureté originelle. Soit un contresens
d’importance puisque le problème auquel se confrontent
les néo-libéraux n’est plus du tout d’introduire
un espace vide de réglementation pour faire place au «
laisser-faire » mais d’oeuvrer à produire les
conditions d’une concurrence sans laquelle le marché
n’est qu’un vain mot. Or, produire la concurrence nécessite,
pour l’Etat, non de se contenter de laisser faire, mais de
produire un cadre adéquat. Pour illustrer ce que les néo-libéraux
entendent par ce terme de « cadre », il fournit un exemple
qui ne manque pas de saveur, pour nous, en 2005 : celui de l’émergence
de la politique agricole commune.
Dans un texte de 1952, Eucken, l’un des néo-libéraux
les plus en vue de cette école de Fribourg, explique toutes
les raisons pour lesquelles l’agriculture allemande, pas plus
que celles des autres nations européennes n’a (n’ont)
jamais été intégrée(s) complètement
à une économie du marché en raison des barrières
douanières et des protections de toutes sortes rendues nécessaires
par l’inégale degré d’avancement technique
de chacune, en raison également d’une surpopulation
manifeste. Il faut donc agir sur chacun de ces points : intervenir
de façon à faciliter les migrations de la campagne
vers la ville, mettre à la disposition des gens un outillage
perfectionné ainsi que de la formation requise pour son usage,
transformer le régime juridique des exploitations et inciter
à accroître leur étendue.
Autrement dit, l’Etat doit agir sur un plan, non directement
économique, mais social au sens large du terme, pour rendre
possible la concurrence. Que la politique agricole commune soit
devenue depuis cette époque sensiblement moins un moyen de
transformation sociale pour favoriser la concurrence qu’un
système de subvention pour éviter ladite concurrence,
n’enlève rien à l’esprit de la démarche
initiale.
Laquelle revient à dire que le gouvernement n’a pas
tant à intervenir sur les effets du marché –
par une politique de bien-être – que sur la société
elle- même pour qu’elle puisse être régulée
par le marché.
C’est sans doute possible de créer ainsi une capacité
concurrentielle. Mais pour combien de temps ? Comme le montre l’exemple
de la politique agricole commune, il n’y a pas de durée
assurée à celle-ci. Elle serait même assurée
de disparaître à terme selon Schumpeter qui prophétisait,
à regret, l’avènement du socialisme, compte
tenu de ce que la concurrence appelle inéluctablement une
situation monopolistique qui justifiera l’intervention de
l’Etat dés lors qu’on voudra satisfaire les besoins
des gens en leur évitant les duretés résultant
de toute situation de l’hégémonie absolue d’un
fournisseur privé de ces biens qui leur sont nécessaires.
Là se situe tout l’intérêt du deuxième
temps du raisonnement néolibéral selon Foucault. Si
on veut éviter, disent-ils, cette tendance à l’absorption
du processus économique par l’Etat, il convient d’agir
sur l’erreur initiale qui fait sa force. Quelle erreur ? Celle
qui consiste à faire prévaloir l’homme de l’échange,
le consommateur, sur l’entrepreneur. L’homo oeconomicus
du néolibéralisme est un entrepreneur, et même,
un entrepreneur de lui-même. Le salaire est le résultat
d’un homme entrepreneur de ce capital qu’il est lui-même,
de ce capital humain qu’il doit entretenir.
L’homo oeconomicus des libéraux classiques était
l’homme de l’échange. Il se posait en partenaire
d’un autre homme dans l’échange. Tandis que l’homo
oeconomicus entrepreneur, étant entrepreneur de lui-même
n’a que des concurrents. Même la consommation devient
une activité d’entreprise selon laquelle le consommateur
entreprend de produire sa satisfaction.
De sorte que l’opposition entre la production et la consommation,
entre le caractère actif du premier et passif, aliéné,
du second n’a pas de sens. Dénoncer la société
de consommation ou la société du spectacle, c’est
se tromper d’époque, c’est faire comme si l’homme
du néo-libéralisme était un homme de l’échange,
de la consommation alors qu’il est d’abord et surtout
un entrepreneur.
C’est le problème de la redistribution, de la réduction
de l’écart des revenus qui fait de l’homme un
consommateur. Au contraire, la « politique de société
» fait de l’homme un entrepreneur, quelqu’un qui
se situe dans un jeu et s’emploie à majorer sa réussite
au sein d’un système à l’intérieur
duquel les inégalités sont nécessaires et d’autant
plus efficaces, stimulantes, qu’elles connaissent de grands
écarts.
Il y a toutefois une limite à apporter au jeu des inégalités,
disent les néo-libéraux.
Cette limite est celle de l’exclusion. On doit tout faire
pour éviter que certains ne se trouvent exclus définitivement
de ce jeu sans quoi il perd son sens, sa crédibilité.
Il convient donc de veiller à ce que ceux qui se trouvent
à la limite de ce jeu puissent y revenir. Maintenir tout
le monde dans le jeu, c’est accroître la dynamique de
celui-ci et c’est donc une dimension de la politique de société.
Bien plus qu’une préoccupation charitable, la lutte
contre l’exclusion fut d’abord, au plan théorique,
une préoccupation économique, impulsée par
les néo-libéraux.26 Mais surtout, il importe de rester
dans le jeu pour rester un homo oeconomicus selon les néo-
libéraux, c'est-à-dire un entrepreneur, quelqu’un
d’éminemment gouvernable, à la différence
de son prédécesseur libéral, l’homme
de l’échange, qu’il convenait de laisser s’ajuster
« naturellement ». Il est gouvernable parce lui-même
se gouverne. Il se gouverne selon des lois économiques et
l’on peut agir sur le milieu de façon à modifier
ses conduites. On peut établir à son propos «
une conduite des conduites » parce qu’il jouit de l’autonomie
d’un entrepreneur de sa vie et que l’on peut le responsabiliser
à ce titre.
Il importait de restituer cette analyse du néo-libéralisme
pour voir en quoi la troisième voie n’est pas tout
à fait ce que l’on en dit mais effectivement une manière
de passer entre les fourches caudines de la vieille gauche et du
nouveau libéralisme.
On peut l’apprécier au triple plan du rapport au rôle
de l’Etat, de la relation entre l’économique
et le social ensuite puis, enfin, du mode de gouvernement.
S’il est une dimension qui associe de prés la troisième
voie au néo-libéralisme, c’est bien cette question
du rôle de l’Etat. Elle refuse clairement tout ce que
la gauche française continue de maintenir comme domaine de
l’état : les nationalisations, le service public érigé
en clergé d’Etat etc. Mais cela ne signifie pas qu’elle
souhaite réduire l’Etat à un rôle de figuration.
26 Il suffit de penser à l’antériorité
du livre de Lionel Stoléru « Vaincre la pauvreté
dans les pays riches ». Paris 1974, adepte de la politique
américaine néo-libérale, sur les débats
relatifs à l’exclusion qui commencent à la fin
des années 80 pour convenir de cette antériorité.
Elle se comporte en adepte déclarée de « la
politique de société » selon l’expression
néo-libérale servant à désigner l’interventionnisme
destiné à faire rentrer dans le régime de la
concurrence telle ou telle activité de la société.
Il y a à cela une raison reconnue qui est le bénéfice
escomptable de ce type de politique dans un univers où la
mondialisation détermine la richesse et l’emploi dans
une nation en fonction de la compétitivité qu’elle
a su trouver dans tel ou tel secteur.
Le laisser-faire n’est plus de mise en la matière,
pas plus que les nationalisations !
Le néo-libéralisme ne veut d’intervention qu’au
service de la concurrence Il néglige le social, le condamne
même en n’acceptant de politique sociale qu’au
titre de la lutte contre l’exclusion sous condition, encore,
que celle-ci ne vise pas la réduction des inégalités.
N’est- ce pas en ce domaine du social que l’on peut
accuser la troisième voie de pratiquer à son égard
un suivisme coupable ? Il parait évident que le gouvernement
anglais, par exemple, concentre son action sur la pauvreté
plus que la réduction des inégalités. A peine
installé, il a créé une unité de lutte
contre l’exclusion sociale ainsi qu’un salaire minimum
relativement faible mais n’a rien fait pour augmenter directement
le pouvoir d’achat des salariés ni pour protéger
juridiquement leurs emplois. Il a peu créé d’emplois
subventionnés, ni tenté une relance de l’économie
par la consommation, donc par l’accroissement du pouvoir d’achat
selon les recettes keynésiennes qui ont les faveurs assurées
de la gauche française. Ce renoncement aux formules canoniques
du social ne vaut pourtant pas, comme on le dit, abandon du social.
Il y va plutôt d’un changement dans la nature de la
relation entre l’économique et le social. Dans le cadre
de l’Etat-Providence classique et conformément à
la théorie keynésienne, la relation entre l’économique
et le social se développe selon un schéma en forme
de spirale.
Le développement des richesses par l’économique
permet de financer le social. En retour, celui-ci, accroissant le
niveau des revenus, permet de maintenir ou d’accroître
la production par l’augmentation de la demande qui en résulte.
Ce schéma a montré ses limites à ses deux niveaux
: celui des prélèvements sociaux, celui de la relance
par la consommation. Le premier peut porter un préjudice
à la capacité d’investissement si les bénéfices
dégagés se trouvent massivement prélevés
au titre du social et cet affaiblissement de l’investissement
se retourne tôt ou tard contre l’emploi. Le second peut
présenter pour inconvénient d’augmenter la consommation…de
produits venant d’autres pays dans le cadre d’une économie
mondialisée.Y va-t-il alors d’un renoncement frileux
au social ? Il y va plutôt du remplacement du modèle
de la spirale keynésienne par celui d’une action réciproque
mais directe entre l’économique et le social non assortie
du rêve vertueux d’un enchaînement progressiste
de l’un par l’autre : la philosophie de l’histoire
a cédé la place à la mondialisation beaucoup
plus incertaine de ses effets dans la durée. Au plan spatial,
la stratégie remplace la dialectique. Il y aura des gagnants
et des perdants dont on s’occupera après, si toutefois
la situation le permet. En l’occurrence, on a un premier mouvement
qui va du social vers l’économique et qui consiste
à financer au titre du social la compétitivité
des salariés par l’éducation, la formation,
l’activation de la lutte contre le chômage. Et un second
mouvement qui va de l’économique vers le social et
qui conduit à soumettre celui-ci à une exigence de
rentabilité de l’investissement en quoi il consiste.
Elle peut se traduire, par exemple, par un accent mis tout particulièrement
sur la prévention plutôt que la réparation en
matière de santé, d’emploi, de retraite. Cette
rentabilité prend a minima la forme de l’exigence de
transparence dans la conduite et les résultats d’une
politique sociale, ce que le pur raisonnement en termes de droits
acquis ne rend, pour le moins, pas aisé.
S’agissant du troisième point, celui relatif à
la gouvernementalité, on voit aisément en quoi les
préceptes néo-libéraux peuvent irriter à
l’extrême la gauche traditionnelle. Parler ainsi d’autonomie
et de responsabilisation, n’est-ce pas faire la part belle
à l’individualisme, autrement dit, faire la part belle
aux individus qui disposent des meilleurs revenus et renvoyer les
pauvres….à leur responsabilité dans le fait
de subir cette condition ? Sans doute les adeptes de la troisième
voie valorisent-il l’autonomie et la responsabilisation individuelle
avec une éloquence égale à celle des néo-libéraux.
Ils y voient un moyen pour réduire l’augmentation des
prestations qui ne peuvent qu’augmenter jusqu’à
l’absurde si l’on reste dans la logique actuelle de
compensation automatique de tous les maux réels ou non dont
nous sommes amenés à nous plaindre. Mais ce n’est
qu’un moyen parmi d’autres à leurs yeux.
Et il en est un qui caractérise plus directement ce courant
politique dans la mesure où il constitue une alternative
à l’individualisme autant qu’à la vieille
gauche : c’est celui qui consiste à mettre l’accent
sur la dimension collective et politique de la prévention
des préjudices. Soit la place considérable faite à
la notion d’action communautaire (il faudrait dire «
collective » en France pour éviter tout malentendu
sur cette expression, même si ce n’est pas non plus
une traduction exacte). Mais autant le néo-libéralisme
s’emploie à conduire une « politique de société
», autant la troisième voie vise, elle, à reconstruire
« une société politique ».
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