03.02.2011 - 07:35
http://www.franceculture.fr/emission-les-idees-claires-10-11-l-evaluation-est-elle-une-normalisation-2011-02-03
Évaluation, c'est le mot pivot, le point nodal, le centre
de tous les discours depuis quelques années.
Il faut évaluer pour mieux gérer : compter, classer,
comparer, c'est la clef du succès dans le monde compétitif
de la recherche.
C'est du bon sens : qui dirait le contraire, d'ailleurs ? Qui voudrait
de résultats non contrôlés, de médicaments
non évalués, d'hommes politiques qui ne rendraient
pas de compte ?
Personne. Personne ne souhaite des chercheurs non performants ;
on dit maintenant, d'ailleurs, « non-produisants ».
Évaluation, c'est donc un mot tout simple, comme «
excellence », d'ailleurs, c'est aussi un mot tout simple qui
revient sans cesse dans les projets qui concernent l'organisation
nouvelle du monde de la recherche.
Le problème, c'est que la recherche, c'est le monde des
beaux esprits et que ces beaux esprits ont aussi parfois mauvais
esprit : voilà qu'ils s'interrogent sur ce que peut cacher
le nouvel usage, si récurrent -à s'en gargariser-
du mot « évaluation ».
Un mot qu'ils connaissent pourtant bien puisque du côté
des chercheurs, on pratique l'évaluation depuis des décennies,
l'évaluation par des pairs est même le principe de
base de la recherche : tous les travaux sont soumis à des
confrères compétents qui en jugent la pertinence.
C'est donc un mot qu'ils connaissent bien et pourtant dont ils
se méfient. La philosophe Barbara Cassin et le psychanalyste
Roland Gori sont les fers de lance d'une résistance à
l'évaluation nouvelle manière. Avec d'autres, ils
ont mis en mots leur scepticisme sur cette notion. On retrouve leurs
textes sur le site de l'Appel des Appels, mais aussi dans de plusieurs
revues, j'essayerai pour les curieux de mettre quelques titres sur
la page des Idées Claires.
Comment résumer leur thèse ? D'abord, il ne s'agit
pas d'une objection pratique à l'évaluation, objection
qu'on peut faire et dont on parlera certainement tout à l'heure,
en soulignant les écueils, les difficultés, etc...de
cette pratique.
Non, c'est plutôt une objection d'ordre moral et philosophique.
Avant, l’évaluation, qu'est-ce que ça voulait
dire ? Ça voulait dire donner une valeur à un acte,
à un produit, à une recherche. Mais aujourd'hui ça
recoupe une autre réalité : l'évaluation, c’est
la mesure d’un écart à un standard, la distance
entre vous et le modèle idéal, et ce standard, il
vient de on ne sait pas où, décidé par d'autres,
arbitrairement.
Les grilles d'évaluation deviennent monnaie courante, et
même explique la philosophe Barbara Cassin, les exercices
d'auto-évaluation ont tendance à se banaliser : on
imagine des grands esprits, Foucault ou Raymond Aron, remplir une
feuille avec « point forts » d'un côté,
« points faibles » de l'autre, ça peut faire
sourire..
Bref on mesure votre écart à un standard très
contestable, ...mais qu'il faut épouser sinon la note est
mauvaise. Donc on épouse, on adopte les nouvelles bonnes
pratiques pour être bien classé, bien noté,
et on aboutit à une normalisation des comportements et des
esprits.
C'est pourquoi, une première critique consiste à
dire que cette évaluation nouvelle mode est d'abord une technique
de contrôle. Elle se déploie partout, aussi loin qu'il
est possible d'aller. Elle ne connaît pas de limite, ni d'âge
(on évalue les enfants en maternelle), ni de secteur (l'enseignement,
la recherche, la culture, même l'art, etc., y sont soumis),
Deuxième critique portée par ces objecteurs : cette
culture de l'évaluation généralisée
présuppose un individu dénué ou presque de
subjectivité. Prétendre tout évaluer à
tout prix et tout azimut, c'est réduire l'humain à
un ensemble de tâches quantifiables et c'est finalement le
déposséder de ce qui le rend singulier, c'est ignorer
volontairement que l'engagement dans un métier n'est pas
réductible à une somme de performances, mais que s'y
joue un rapport intime à soi et aux autres, un engagement
intérieur qu'on peut appeler (même si ça fait
un peu ringard) l'amour du métier.
« Ce qui est maintenant en cause, c’est notre métier
de chercheurs et l’idée que nous nous en faisons »
écrit la même Barbara Cassin. Car les grilles à
remplir et les indices objectifs peuvent être vécus
comme des insultes, des offenses ; après tout, la recherche
et l'enseignement ne sont pas des métiers de pure exécution.
C'est pourquoi cette évaluation-là n'est pas celle
qui avait cours classiquement dans le monde de la recherche depuis
des lustres, ce n'est plus ce mot tout simple dont nous parlions
tout à l'heure, celui qui relève du bon sens; non
cette évaluation-là, il faut la penser en lien avec
celle qui se déploie aussi dans d'autres champs, nombreux,
de la vie sociale...avec cette idée présentée
comme imparable qu'il faut évaluer pour avancer. Eh bien
non, nous disent les objecteurs, tout ce qui se dérobe à
l'évaluation n'est pas suspect de collusion avec la médiocrité
ou l'obscurantisme.
Il faudra bien songer à réévaluer l'évaluation...
Indications bibliographiques
Roland Gori, L'évaluation, la grande imposture ?
Un pastiche du linguiste Patrick Gettliffe sur la "succes
story" des universités françaises. Le linguiste
Patrick Gettliffe a écrit ce court pastiche de la novlangue
de l'administration.
Barbara Cassin, P. Buttgen, L'excellence est le plan social de
la science, Revue Cités, "L'idéologie de l'évaluation",
n° 37, 2009
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