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Origine : http://mouvements.be/auteurs/jean-claude_paye.html
Le 11 novembre dernier en France, une vaste opération de
police conduisait à l’inculpation de neuf personnes
suspectées de terrorisme. L’opération ciblait
une « nébuleuse anarcho-autonome » qui serait
à l’origine de sabotages de caténaires provoquant
des retards sur le réseau TGV. Les inculpés encourent
jusqu’à vingt années de prison.
La destruction de caténaires est un délit de droit
commun. Il est admis par ailleurs que les sabotages en question
ne pouvaient causer le moindre dommage physique. En conséquence,
leurs auteurs s’exposeraient, au pire, à une inculpation
pour « dégradation en réunion ». Mais,
depuis quelque temps déjà, les Etats européens
se dotent de législations anti-terroristes qui leur permettent
de requalifier ce type de faits. Les présumés saboteurs
sont ainsi poursuivis pour « association de malfaiteurs en
relation avec une entreprise terroriste ».
« Association de malfaiteurs », voilà ce qui
nous a été donné à voir et à
entendre, à savoir, la construction pièce par pièce
d’une organisation criminelle, avec son « cerveau »
guidant « ses troupes » au combat, avec des liens et
des opérations à l’étranger, sa méfiance
envers les téléphones portables et sa participation
à la vie d’un village masquant des activités
inavouables. La constitution d’un tel environnement a permis
de hausser la mise hors service de caténaires au sommet de
l’échelle de la criminalité, puisqu’elle
serait « en relation avec une entreprise terroriste ».
Qu’entend-on par terrorisme ?
L’usage de ce mot est fluctuant. Il peut prêter à
des assignations aussi variables que le statut officiel réservé
aux maquisards avant et après la Libération. Dans
son sens le plus général, il désigne des actions
visant à provoquer la terreur dans la population. Peut-on
y assimiler des dégradations de matériel de la SNCF
causant des retards de trains ? Selon le gouvernement français,
oui. Et c’est cette assimilation qui justifie d’appliquer
aux présumés saboteurs un régime judiciaire
plus sévère que celui qu’on réserverait
à des braqueurs de fourgons.
Dès l’instant où la qualification de terrorisme
est énoncée, les inculpés sont soumis à
une législation qui déroge de fait au droit pénal
ordinaire et aux principes à la base d’un Etat de droit.
Ce type de législation crée une discontinuité
dans le traitement judiciaire de faits rigoureusement identiques.
Cette justice d’exception se traduit concrètement,
en France, par la création d’un parquet et d’une
brigade anti-terroristes, par des peines doublées, par une
garde à vue pouvant durer jusqu’à six jours,
ou encore par l’instauration d’une Cour spéciale
d’assises sans jury populaire. En Belgique, ces glissements
au sein du droit pénal existent également, et sont
loin de se limiter à l’utilisation des fameuses «
méthodes particulières d’enquête ».
Pour avoir traduit un communiqué d’une organisation
clandestine turque, Bahar Kimyongür a été condamné
à 5 années de prison, tandis que Bertrand Sassoye
subissait cet été presque deux mois de détention
pour ses liens supposés avec le « Parti communiste
politico-militaire » d’Italie.
La seconde mutation qu’introduit ce droit tient au fait qu’on
n’y réprime plus seulement des actes mais aussi les
simples intentions prêtées à des personnes,
en vertu des menaces potentielles qu’elles représenteraient
pour la sécurité publique. Le groupe ciblé
est ainsi présenté comme « potentiellement dangereux
», le procureur allant jusqu’à leur prêter
l’intention de projeter « des actions plus violentes
contre des personnes » ; toutefois, nuance-t-il, « cet
élément n’est pas encore solidifié »…
Un autre trait constitutif de l’action terroriste tient à
ce que celle-ci vise à déstabiliser l’Etat.
Le terrorisme est un acte criminel dont la particularité
tient à sa finalité politique. La ministre de l’Intérieur
a ainsi expliqué que les saboteurs « ont voulu s’attaquer
à la SNCF, car c’est un symbole de l’Etat ».
Pour pouvoir parler de terrorisme, il faut montrer qu’il y
a menace d’attentats ou volonté de s’en prendre
à l’Etat. Ce qu’ont fait respectivement le procureur
et la ministre.
L’intention terroriste fait le terroriste. Mais comment évaluer
la nature d’une intention, à plus forte raison en l’absence
de toute revendication comme c’est le cas ici ? Par exemple,
en prêtant au groupe des « discours très radicaux
» et en exhibant des extraits d’un livre, L’insurrection
qui vient. Mieux, on ressort leur participation à différentes
luttes politiques, qu’on présente comme une machination
s’autorisant n’importe quelle forme de violence, ne
respectant rien ni personne.
Assurément, ce n’est pas la gravité des actes
qui est visée ici. Ce qui justifie l’interprétation
catégorique et la répression anormalement sévère
des actes incriminés, ce sont des idées, des idées
jugées inadmissibles, et tenues pour criminogènes.
C’est aussi une appartenance politique et le recours à
des moyens illégaux, dont la légitimité va
pourtant de soi dans la plupart des conflits sociaux.
Ces législations d’exception, approuvées avec
une étrange insouciance par nos parlementaires, s’appuient
toutes sur un terme, « terrorisme », dont l’utilisation
passe inévitablement par une appréciation subjective
qui prête à l’amalgame et à l’arbitraire.
Tolérer l’existence de ces législations anti-terroristes
constitue une menace perpétuelle pour toutes les formes de
pensée ou d’action politiques et sociales considérées
comme non-conformes. Les inculpés de Tarnac aujourd’hui,
et demain, à qui le tour ?
(*) G. Bosmans, président de la Fédération
bruxelloise des Jeunes Socialistes ; J. Bricmont, physicien et essayiste
; M.-F. Collard, cinéaste ; F. Degavre, chercheuse, UCL ;
J. Delcuvellerie, metteur en scène ; C. Delforge, députée
bruxelloise ; J.-M. Dermagne, avocat, ancien bâtonnier ; G.
de Selys, écrivain ; D. Dirix, CGSP-enseignement ; J. Dubié,
sénateur ; A. Dufresne, socio-économiste, ULB ; P.-E.
Dupret, juriste ; D. Flinker, CLEA ; J.-M. Klinkenberg, linguiste,
ULg ; P. Lannoy, ULB ; H. Le Paige, journaliste ; la Ligue des droits
de l’Homme ; X. Löwenthal, éditeur et auteur ;
C. Marchand, avocat ; le MIR-IRG ; J.-C. Paye, sociologue ; J. Pestieau,
professeur émérite, UCL ; C. Russo, sénatrice
; A. Rouvroy, chercheuse, FNRS ; F. Schreuer, journaliste ; J.-L.
Siroux, prof. UCL ; I. Stengers, philosophe, ULB ; A. Stevens, philosophe,
ULG ; E. Szoc, chercheur, MOC ; J.-M. Turine, producteur radio et
écrivain ; le SAD (syndicat des avocats pour la démocratie).
Liste complète des signataires :
carteblanche1111 at yahoo.fr
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