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Origine : http://www.psychanalyse-in-situ.fr/boite_a/txtjcl.html
Ce qui lie l'amour à la copulation est aussi obscur que
ce qui lie la copulation à la procréation. La chose
n'a pas fini de faire les beaux jours des romanciers et des analystes,
car le salmigondis qui en résulte ouvre sur des chapitres
aussi aventureux que morbides.
Je médite sur l'étrange amalgame qui assemble la
procréation, la copulation et l'amour. J'en suis à
me demander si ces trois notions, que différencie leur simple
évocation, peuvent se saisir l'une sans les autres. Et, tout
d'abord, c'est quoi l'amour ? Platitude difficile à saisir
... Soudain, un souvenir de ma propre analyse détourne ma
pensée. Me revient une bribe de séance vécue
dans la déception. La séance est assez lointaine,
la déception aussitôt présente ! Que me veut
cette amère réminiscence ?
*
Au stade de l'analyse où ce souvenir me ramène, je
m'y montrais des plus soumis. Docile envers un interlocuteur qui
n'en demandait pas tant, je m'abandonnais à ce que je nous
imaginais faire en commun. La certitude que mon analyste oeuvrait
pour mon bien m'épargnais le souci de ce bien, vers lequel
j'allais, serein, sous sa houlette tutélaire. Ainsi le petit
garçon s'en remet-il à son père, jusqu'à
ce que les failles de cette délégation tendent à
l'en détourner. Au long des séances, j'avais acquis
une certaine liberté de parole. Mon analyste était
paré par moi de trop de lucidité pour que je songe
à travestir ma pensée. Me faire apprécier me
semblait naturel, être docile le moyen de l'être. Je
ne concevais pas qu'il puisse en être autrement.
Mon analyste me laissait discourir à mon gré. Un
jour - c' est ce que mon souvenir venait me rappeler - je me pris
à soutenir avec une certaine verve une opinion différente
de celle que j'imputais à cet homme peu loquace. Je n'ai
plus la moindre idée de ce que j'avançais, mais je
réalise aujourd'hui ce que pouvait avoir d'insolite que je
manifeste une dissidence qui, croyez-moi, devait être des
plus nuancées. Cet inhabituel son de cloche me fut interprété
comme une forme d'agressivité. Je fus désarçonné,
si ce n'est effaré, de me voir attribuer une intention qui
démentait mon attachement. Je n'avais rompu avec mon habituel
discours d'allégeance qu'en vue de contenter cet homme exigeant.
Pouvoir ne pas dire comme lui était la preuve des progrès
qu'il m'avait fait faire, ce dont il n'aurait pas dû manquer
de se réjouir. Le petit enfant qui frappe son père
le fait moins pour l'agresser que pour partager avec lui sa force
naissante. C'était pour me faire apprécier que j'avais,
moi aussi, montré ma force naissante. D'avoir été
perçu comme agressif m'avait désemparé. Mais
ce n'était encore là que peu de chose. Le pire était
d'apercevoir que mon analyste ne m'a avait pas compris ! Qu'il ait
pu prendre pour une agression ce qui traduisait mon zèle
me faisait brusquement découvrir la dimension utopique de
l'unité de nos points de vue. Pour fugace qu'elle ait été,
cette révélation mettait sérieusement à
mal en moi l'illusion de mon alliance avec lui. Je revivais là
le malaise des premiers désaccords avec mon père.
Séance tenante, je me trouvais en plein coeur de la situation
oedipienne, qui ouvre à l'angoisse de la solitude.
Le sentiment d'avoir été mal compris faisait prendre
un tournant à mon analyse et à ma vie. Il m'avait
ouvert les yeux sur l'accointance chimérique que je projetais,
au-delà même du divan, sur ceux qui m'entouraient.
Le fruit de cette révélation est encore présent.
Que mon analyste et moi ayons pu donner des sens aussi différents
au mouvement qui m'animait ouvrait, de plus, une question que je
n'ai pas encore close : comment savoir ce qui se passe dans une
analyse ? J'ai oublié de quelle façon, sur le divan,
j'ai réagi à cette interprétation, mais je
peux me demander aujourd'hui si, en m'imputant d'être agressif,
loin de m'accuser, cet homme ne m'avait pas fait un cadeau de taille.
Entendre comme agressif mon spécieux discours m'élevait
au rang d'un contradicteur avéré, dont la parole ne
tombait pas dans une oreille indifférente. L'imputation manifestait
le poids donné à ce que je disais et sa formulation
le souci consenti à mon devenir. Mais étaient-ce là
les intentions de l'interprète ? Etaient-ce les raisons qui
l'avaient poussé à intervenir de la sorte ? Avait-il
réellement voulu mon bien ou s'était-il simplement
agacé de la tonalité de mon discours ? Comment me
faire une idée du moteur de son intervention et de ce qu'il
avait mis en uvre à cette occasion ? Je n'ai pas songé
à le lui demander. Qu'aurais-je appris à entendre
son témoignage, à défaut de pouvoir croire
au mien ? Aurais-je dû avoir recours à l'opinion d'un
tiers ? Comment décider du témoin le plus fiable en
cette occurrence ? Il resterait encore la question délicate
du moment auquel il serait le plus juste de faire cette estimation.
Sur le moment ou, si un certain recul s'avérait préférable,
le lendemain ou des dizaines d'années plus tard ? Si l'on
penche vers l'impartialité supposée plus grande chez
un tiers, comment et par qui celui-ci serait-il informé ?
Cette insaisissabilité, qui apparaît sans remède,
n'empêche pas analystes et patients de parler de leurs analyses
en décrivant ce qui s'y serait effectivement déroulé.
Parfois, c' est avec une autorité qui laisse pantois : «
Mon analyste, ceci » ou « Mon patient, cela »
! L'apparence factuelle donnée à certains comptes
rendus se croirait-elle plus probante ? Elle expose pourtant davantage
à l'objection que ne le feraient constructions ou hypothèses.
Dans une cure, l'analyste et le patient sont trop différemment
requis par leur engagement pour percevoir pareillement la situation.
Est-ce seulement la même situation ? Ce que chacun peut élaborer
n'est pris ni dans le même registre ni dans la même
visée. Analyste et patient ont chacun leur place dans la
cure. Ils ne peuvent concevoir ce qui se joue que de leur position.
Et vous, lecteur, en tiers informé, à avoir lu ma
description des « faits », croyez-vous pouvoir décider
de ce qui y serait vrai ou faux et si j'ai réellement été
agressif ? En tout cas, ne venez pas me le dire maintenant. Cela
me dérangerait car, pour moi, ce n'est pas cela qui importe,
mais ce dont je veux vous faire part, à partir de la seule
façon dont j'ai vécu la chose.
Demander à quiconque de parler de son analyse, qu'elle soit
en cours ou finie depuis belle lurette, risque fort d'accentuer
chez lui la méconnaissance de ce qui a pu y être opérant.
Une telle demande - mais qui donc oserait jamais la faire ? - ne
suggère-t-elle pas, à simplement être formulée,
qu'un récit pourrait être établi, qui ne resterait
pas pris dans l'imaginaire ? Ne suggérerait-elle pas aussi,
ce qui est plus perfide, que la réponse pourrait s'abstraire
du souci de convaincre de tout autre chose, notamment de ce qui
est attendu d'elle au présent ? Celui qui doit répondre
serait donc supposé ne pas être asservi aux effets
actuels de sa réponse, et censé pouvoir donner des
informations factuelles. Ou alors, poser la question ne vise pas
plus que le bien connu «Dites33» médical, où
le contenu de la réponse n'a aucune part, puisque c' est
sa simple résonance bronchique qui est en cause.
On sait que le principe de la demande inaugurale de toute analyse
de dire « tout ce qui vient à l'esprit » n'a
pas pour but de faire communiquer des opinions. Le patient n'a pas
à être en accord avec la pensée qui surgit à
son esprit. C'est ce qui autorise l'analyste à se détourner
de ce qui est dit au profit de ce qui le fait dire. L'émergence
de la parole du patient, dans la forme même où elle
se module, dépasse autant sa maîtrise que la résonance
de ses bronches. Accaparé par le sens qu'il donne à
son dire, il ignore ce qui façonne ses paroles. Lui demander
de parler de son analyse, dans le temps même où elle
se déroule ou longtemps après, peut avoir un intérêt
anecdotique ou psychologique, mais en rien psychanalytique. Ceux
qui, analystes en formation ou autres, tentent d'éclairer
leur lanterne, pour se rassurer, en comparant leurs analyses et
leurs analystes, s'empêchent d'apercevoir que leur expérience
n'en recouvre aucune autre et qu'elle ne prend sens que dans leur
esprit. Celui qui est en analyse est seul au monde avec et devant
son analyste. Aucune aide, aucune connivence, aucun salut ne peut
lui venir de quiconque. Se faire accompagner à ses séances
par sa mère, par la lecture d'un livre ou les avis d'un ami
charitable masque la pleine singularité de la relation qui
est à vivre et, par là, à retrouver. Croire
pouvoir obtenir auprès des parents la confirmation de scènes
d'enfance, dans la forme o" elles seraient restées dans
leurs souvenirs à eux, obscurcit qu'elles ont été
vécues dans un imaginaire enfantin qui leur avait donné
poids de réalité.
Si les cures des premières années de la pratique
psychanalytique duraient moins longtemps, c'est que ceux qui s'y
soumettaient n'avaient pas encore en tête le bréviaire
du parfait patient, censé les éclairer, mais qui,
en fait, aujourd'hui les égare. Les premiers patients qui
ont osé avoir recours à la psychanalyse affrontaient
une expérience marginale sans repères. Ils ne savaient
pas à quoi ils se soumettaient et ne pouvaient anticiper
ce qu'ils allaient affronter. Ils n'avaient pas affaire à
l'image édulcorée et familière du Freud mythique
que nous croyons connaître. Ils avaient affaire aux singularités
d'un certain docteur Freud et aux arcanes bizarres de sa pratique.
L'entreprise s'engageait avec l'homme, ses travers, ses aspirations,
sa curiosité, ses attentes, plus qu'avec une technique encore
loin d'être établie. Ce qui s'est dit et écrit
depuis s'est employé à théoriser la situation.
Il faut plus de temps, aujourd'hui, pour que les singularités
en présence transparaissent derrière une supposée
normalisation de la cure.
L'analyste, pour ce qui est de lui, aussi ouvert qu'il puisse être
à ce qui est inconscient chez son patient, ne peut pour autant
percer les zones d'ombre de sa propre implication. Les deux protagonistes
engagent donc différemment leurs limites, qui ne sont pas
moins négligeables d'un côté que de l'autre.
Peut-on même estimer que la situation de la cure astreigne
davantage le patient que l'analyste ? Au nom de quoi l'analyste
conviendrait-il du sens de ce qu'il a entendu ? N'a-t-il, dans son
écoute, rien à affirmer de lui-même ? N'est-il
pas dans la dépendance, à sa manière, de ceux
auxquels il se réfère pour tenir son rôle -
Freud, Klein, Lacan, X, Y ou Z ? Va-t-il se montrer fidèle
à une appartenance, même si elle est composite ? Va-t-il
se donner le sentiment d'une singularité, si c'est pour lui
d'importance ? Veut-il affirmer sa maîtrise sur le processus,
sans trop voir que celui-ci est lié à ses façons
de voir ? Pour ce qui est de ses interventions, dont il ne peut
abstraire l'intention, peut-il tenir celle-ci en bride ? Veut-il
le bien de son patient, s'il s'en croit le pouvoir ? Songe t-il
à parfaire des hypothèses, s'il se veut théoricien
de la psychanalyse ? Aspire t-il, sinon à se faire admirer,
au moins à montrer sa compétence, sa vigilance, son
art ? Va savoir ! Est-il pris, lui aussi, par la nécessité
d'être apprécié, de se donner à aimer,
ou tient-il à l'éviter ? Et, dans ce cas, à
quoi se soumettrait-il en l'évitant ? Que l'analyste ne se
sente pris dans aucune attente poserait la question de ce qui pourrait
le faire, non seulement parler, mais déjà occuper
sa place, à ce moment-là.
La situation analytique se veut confidentielle. Mais, dans la solitude
du cabinet de l'analyste, les deux protagonistes du dialogue qui
s'opère ne sont jamais seuls. Freud, par ses lettres, y a
très tôt convoqué Fliess, et plus tard, par
ses ouvrages, y a invité ses innombrables lecteurs. La séance
d'analyse écarte toute présence d'un tiers. Mais,
par la suite, tout un chacun pourra en être fait témoin,
par un récit dont il sera tout bonnement impossible de décider
de l'authenticité, et encore moins d'évaluer la raison
qu'a ce récit d'être fait, à supposer même
qu'on y pense.
Après l'exposé d'un cas fait par un analyste devant
des collègues, il en manque rarement un pour penser, et pire,
pour exposer à tous comment, lui, voit ledit cas dont il
n'a entendu parler que par celui dont il dénie la juste saisie.
Qu'on puisse s'opposer, jusqu'à vouloir le dénoncer,
au parti qu'a pris celui qui expose, pourquoi pas ? Mais comment
donner son avis sur un cas en se fondant sur l'incompréhension
supposée de sa description ? Et de quelle place ? Un cas
n'a d'existence psychanalytique que par la saisie qu'on en a, et
par le rôle qu'on peut prétendre avoir dans cette saisie.
Sinon, autant croire que notre mère et la femme de notre
père étaient une même personne ! Il y a toujours
du parti pris dans un récit, a fortiori dans un récit
de cas. Que serait un récit de cas sans parti pris, sans
le parti pris par l'analyste ? On peut revenir sans fin sur le récit
d'une analyse, personne ne sera jamais en mesure de décider
de sa plus juste co-ncidence avec « ce qui se serait effectivement
passé », formule qui ne désigne rien de tant
soit peu cernable.
L'impossibilité de pouvoir accéder de façon
matérielle à ce qui a constitué telle situation
d'analyse exclut pour certains la validité de l'expérience
analytique. Vouloir rendre publique une séance en la présentant
derrière une vitre sans tain, comme cela s'est fait à
la Tavistock Clinic, ou par circuit vidéo, comme on a pu
le voir à Paris, c'est penser qu'on puisse apprécier
le parfum des fleurs d'un film. Le voyeur peut toujours s'exciter
à voir, il n'est pas à la place des parents. Que cela
l'amuse, l'excite ou l'ennuie, cela ne changera rien à la
scène et à ce qui s'y joue. Etre voyeur occupe trop
pour qu'on puisse se sentir autrement concerné. C'est sans
remède. Voir à la télévision les terribles
inondations qui se déroulent au moment même en Chine
ne mouille pas plus les pieds qu'assister à une séance
ne laisse apercevoir ce que c' est d'y être impliqué
à une place ou à l'autre.
L'accès à la « matérialité des
faits » est d'autant plus chimérique que le psychanalyste
ne voit à l'oeuvre que ce que sa théorie invente de
voir. Mais, tout compte fait, que font d'autre les esprits scientifiques
les plus objectifs, physiciens, chimistes, qui semblent s'attacher
à la matérialité des faits ? Ne les discernent-ils
pas, ces faits, et ne les décrivent-ils pas avec leurs définitions,
c'est à dire avec des façons de voir qui, évoluant
avec le temps, montrent leur consistance purement idéologique
? Ne dites pas que, dans leur cas, l'expérience est là
pour les confirmer, car il en est de même pour la psychanalyse.
L'évolution du sens critique à l'intérieur
même de la science fait coopérer des théories
incompatibles entre elles. Aujourd'hui cette même science
en est venue à découvrir qu'elle n'a pas d'autres
fondements que ceux qu'elle a tout simplement inventés, comme
la psychanalyse. Quelle revendication latente pousse donc certains
à plaider avec ténacité pour un statut scientifique
de la psychanalyse, au moment même o où la science
se reconnaît une part de subjectivité qui, à
devenir universelle, n'en serait pas plus objective.
*
Excusez-moi, je m'emballe, sans trop savoir pourquoi. Là
dessus, votre point de vue de lecteur pourrait m'intéresser.
Mais cela nous éloignerait encore plus de ce souvenir pour
lequel je vous ai convoqué et de ce qu'il est venu faire
dans ma réflexion. On a dit que les tches interrompues se
mémorisent mieux que celles menées à terme
(Zeigarnik). Ne serait-ce pas, dans mon cas, la forte envie de justifier
mon ancienne intention zélée, restée en suspens
depuis cette lointaine séance, qui aurait ramené,
encore frais à mon esprit, cet épisode oublié
de mon analyse ? Cela expliquerait ma véhémence et
mes rodomontades.
Se montrer querelleur pour être aimé, il fallait y
penser ! Du divan qui libérait ma parole, mon discours séditieux
se voulait moyen de plaire. La façon dont il avait été
reçu m'avait consterné. Je n'en revenais pas de voir
sa visée aussi pleinement méconnue. Sans doute, n'en
suis-je pas encore revenu aujourd'hui !L'amère déception
de cette iniquité serait-elle demeurée en moi, hors
du temps, dans l'espoir que justice m'en serait enfin rendue ? En
serais-je secrètement à attendre une espèce
de réhabilitation, malgré le dérisoire d'une
telle exigence ? J'imagine que celui qui me lit ne manque pas lui
non plus, dans son histoire, de ces mini-infortunes, avec lesquelles
il a dû composer : promesses non tenues, injustices flagrantes,
blessures d'amour-propre ... qui peuvent à telle occasion
lui revenir encore douloureusement à l'esprit. Certes, nous
en avons tous vu bien d'autres depuis, personne n'en doute. Mais,
si le pincement est encore là, qu'y faire ? Comment en finir
avec une meurtrissure persistante sinon s'employer à la faire
reconnaître ? Alors, excusez-moi du peu, pour moi ce pourrait
être vous, cher lecteur, que le retour de mon souvenir aurait
eu l'espoir de requérir à cette fin, puisqu'on peut
faire appel à vous pour toutes sortes de desseins plus ou
moins avouables (comme celui de vouloir se faire apprécier,
justement). Au moment o où je me préparais à
rédiger quelques réflexions sur l'amour, et plus particulièrement
sur ses modes, voilà que resurgit à mon esprit cette
lointaine séance totalement oubliée. Ce texte ne serait-il
pas l'occasion attendue de faire reconnaître l'amour dont
voulaient témoigner mes tendancieuses contestations ? Si,
retenu par la décence la plus élémentaire,
j'avais renoncé à donner toute cette place à
mon souvenir et que je l'aie chassé de mon esprit, j'aurais
quand même écrit un texte sans soupçonner ce
qui pouvait l'inspirer. Ni vous ni moi ne l'aurions évidemment
deviné. Mais j'aurais peut-être obtenu quand même
votre suffrage, pour peu que j'aie imaginé le sentiment de
vous persuadé que tout est légitime pour se faire
aimer. « A la guerre comme en amour, tous les coups sont permis.
»
De quoi cherchent donc à convaincre ceux qui prennent la
peine d'écrire ici ou là et qu'est-ce qui les incite
à le faire ? A qui profite l'écrit ? A qui profitent
les cris ? Les tentatives de redresser d'anciens mécomptes
sont la source de bien des démarches compensatoires. Nous
ne manquons pas de voeux insatisfaits qui attendent leur heure.
Ce sera peut-être un simple lapsus qui, dans un télescopage
temporel, réglera le compte resté ouvert, ou un acte
dit manqué, en ce qu'il ignore le but de ce que justement
il ne manque pas. Combien d'arriérés lointains ne
lestent-ils pas les conduites qui donnent sens et coloration à
notre vie ? Comment, hors du registre de l'analyse, percevoir la
somme des inépuisables entêtements qui sous-tendent
notre vie psychique ?
Quand ce que nous faisons, disons, pensons, a la chance de nous
convenir, nous revendiquons que ce soit volontaire. Cela nous engage
et nous affirme. Parfois même, nous avons tout lieu de nous
enorgueillir des retombées de ce que nous sommes poussés
à faire. Et comment, qu'on assume ! Si, au contraire, nos
façons de faire, de dire ou de penser n'ont pas l'heur de
nous convenir, nous nous en désolidarisons vite fait : «
C'est plus fort que moi ! » Ca devient un symptôme !
Cette précieuse différence s'offre toujours à
qui n'a qu'à décider si c'est du voulu ou du subi.
Bien des comportements névrotiques apparaissent dans l'analyse
(et ailleurs, évidemment), dont ceux qui en sont le jouet
ne se dissocient pas et ne pensent pas un instant à se plaindre.
C'est quand nos travers nous dérangent que nous nous en sentons
victimes, nullement quand ils nous conviennent.
Que j'aie pu, lors de cette séance lointaine, me montrer
agressif pour aimer et être apprécié, rien ne
me semblait davantage aller de soi. Aux yeux de certains, ce seront
les efforts qui seuls sembleront mériter de l'amour, quand,
pour d'autres, il importera surtout de ne rien faire : « Ce
ne serait pas de l'amour, si c'était mérité
! La seule preuve qu'on m'aime, c'est qu'on me supporte. »
Pour d'autres encore, ce sera seulement d'inquiéter qui leur
procurera ce à quoi ils aspirent. Pour ceux-là, nul
besoin d'agresser, de se plaindre ou de demander, il leur suait
de souffrir pour croire être aimés. Les pauvres, comment
iraient-ils mieux sans s'exposer à ne plus l'être ?
Dur, dur ! Quant à ceux qui ont besoin d'être approuvés
pour se sentir aimés, le seront-ils jamais assez ? Les «
n'est-ce pas » dont ils émaillent répétitivement
leurs dires en témoignent.
Ces modalités ne sont pas des délires, elles ont
bel et bien été apprises dans l'optique singulière
du temps de l'enfance. C' est quand nous souffrions que nous étions
le plus l'objet d'attentions : « Donne-moi de la souffrance
et je te donnerai de l'amour », nous signifiait notre mère
malgré elle quand, inquiète, elle se penchait avec
affection sur l'enfant malade que nous avons tous été,
un jour ou l'autre. L'ambigu-té du mot « affection
» voit-il là une part de son origine ? Et que n'a-t-elle
pas instauré, cette mère, quand elle a cru devoir
admirer le contenu de notre pot ? En cédant à nos
caprices, à nos colères, ne nous enseignait-elle pas
comment capter, retenir et obtenir ? Que dire de ceux auxquels on
ne s'intéressait que lorsqu'ils étaient « insupportables
» ? A quoi ont-ils été dressés et à
quoi sont-ils encore réduits, bien malgré eux, pour
continuer à obtenir un intérêt qui ne pourra
guère leur revenir que sous une forme souvent peu agréable
? Quant à ceux qui n'ont réussi à accrocher
l'attention de parents indifférents qu'en provoquant leurs
reproches véhéments, ne sont-ils pas voués
à se faire houspiller pour avoir le sentiment d'exister,
et pire, peuvent-ils s'aimer mieux qu'à travers les critiques
qu'ils ne cessent de s'adresser ? Il y a aussi ceux qui ne réussissaient
à accaparer l'attention, à défaut d'amour,
qu'en suscitant la discorde autour d'eux. Que de carrières
de semeurs et de semeuses de zizanie ont dû naître de
cette façon ! N'ayons garde d'oublier ceux qui ont tant entendu
parler du frère ou de la voisine morts, du coup dépeints
sans défauts et »qu'on aimait tant » : leur faut-il
mourir pour être appréciés ? Et ceux qui veulent
être aimés pour eux-mêmes, doivent-ils éviter
de donner le moindre plaisir à leur femme pour avoir le sentiment
que c' est par amour, et non pour elle, qu'elle reste avec eux ?
C'est sous toutes les formes imaginables que peut être revendiqué,
et imaginairement obtenu, ce qui a semblé faire office de
réponse à nos premières quêtes d'amour.
Comment déplorer ou seulement évaluer la forme qui
donne à chacun ce qu'il attend dans le registre qui lui parle
le mieux ? Ainsi, renoncer au plaisir peut sembler y donner droit.
L'amour courtois a représenté le plus haut degré
de renoncement pour obtenir... va savoir quoi ! Ne pas jouir pour
être aimée marque le destin de plus d'une femme. Il
y a aussi, paradoxalement, ceux qui sont gratifiés par la
désaffection. Demandez aux enfants, dits à juste titre
gtés, si le fait qu'on s'occupe si bien d'eux est si bien
pour eux, et allez leur proposer une analyse pour bien vous occuper
d'eux ! Peut-être êtes-vous, même comme analyste,
de ceux qui croient que plus leurs difficultés sont grandes,
plus ils sont méritants, au moins à leurs yeux. Car
- ça vaut de le noter en passant -, pour s'apprécier
soi, les mêmes procédés s'imposent que pour
vouloir l'être des autres. Ce que représentera d'avoir
bien rempli sa journée, pour le laborieux, pour le turfiste,
pour le contemplatif, pour le collectionneur de boîtes d'allumettes,
pour vous, pour moi montre qu'on sous-estime la diversité
de ce à quoi chacun est astreint pour ressentir ce qu'il
ne se sait même pas revendiquer. Simplement, on peine, on
souffre, on se sent agressé... Que ne faut-il pas faire au
nom d'un amour qui ignore jusqu'à sa forme ?
Comment espérer mettre au jour ce qui, au fil du temps,
a établi notre sens des valeurs ? Celui qui pense autrement,
c'est qu'il transfère autrement. Le collègue qui tient
à faire reconnaître qu'il se désolidarise de
ce qu'on vient d'exposer cède au besoin de faire savoir haut
et fort qu'il n'entend pas les choses de la même oreille.
La belle affaire ! Ce qu'il propose encourt le même rejet.
Ce qu'on tient à exposer de soi pour se faire apprécier
répond à de bien archa-ques manières. Il nous
est facile de voir clairement la dimension caricaturale que les
autres peuvent donner à leurs prestations. Loin de nous éclairer
quant aux nôtres, cela renforcera en nous, par réaction,
ce qui à nos yeux peut seul mériter considération
et amour.
Est-il possible de codifier ce que devrait être l'amour donné
ou reçu ? Les réponses raisonnables sur lesquelles
tous pourraient s'entendre masqueraient les options qui gardent
en chacun leur emprise secrète. Dans le présent des
discours que l'analyste a seul le privilège d'entendre, la
vraisemblance, l'extravagance, l'étrangeté importent
peu au regard de ce qui les sous-tend : obtenir d'être reconnu
et aimé pour ce qui est dit, ou malgré ce qui l'est.
Le vertigineux décentrage qu'effectue l'analyste situe le
sens de toute parole dans sa finalité sous-jacente. La demande
d'amour est un des ressorts secrets de nos façons d'être
et de nous manifester. Toute la technique analytique repose sur
cette intuition décisive de Freud, que chaque cure confirme
: le discours associatif est au service d'une demande actuelle,
c'est-à-dire au service du transfert. Cette demande aura
la forme d'une exigence, d'une prière, d'une adjuration,
d'une revendication, d'une sommation, d'une extorsion, d'un chantage...
C'est cette visée secrète qui éclaire certains
comportements énigmatiques en les situant « au-delà
du principe de plaisir ». A distance du masochisme ou du sadisme
dont ils ont l'apparence, les modes de nous faire aimer répètent
indéfiniment l'archa-sme qui les a institués.
Agresser, souffrir, tourmenter, satisfaire, s'efforcer, contrarier,
soumettre, s'absenter, dépérir, semer la discorde,
se taire, subir, être gentil, renoncer... L'amour s'extorque,
tout autant qu'il se mérite, se mendie ou s'attend. Ce qu'en
son nom chacun inflige aux autres ou à soi-même, lui
semble depuis toujours pleinement légitime. L'amour est un
crime parfait !
Jean-Claude Lavie, Paris
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