Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/beauvois.html
LES FICHES DE LECTURE de la Chaire D.S.O.
Gilles CHOMIENNE
Cours C1 CNAM 2000- 2001
I. L’auteur :
Professeur de psychologie sociale à l’Université
de Nice Sophia- Antipolis, enseigne plus particulièrement
la psychologie sociale expérimentale et la psychologie sociale
appliquée et dirige la série de manuels "La psychologie
sociale", éditée par les Presses Universitaires
de Grenoble).
Ses thèmes de recherche se rapportent à l’analyse
des processus socio-cognitifs et en particulier :
- théorie de la rationalisation
- approche socionormative des croyances
- théorie de l'utilité sociale
- théorie de la norme sociale d'internalité
- personnologie et jugement social
- théorie des connaissances descriptives versus évaluatives
- intégration de la théorie gibsonnienne des affordances
dans la théorie de la double connaissance
Bibliographie :
* Soumission et idéologies. Psychosociologie de la rationalisation.
Avec R.V. Joule Paris, PUF (1981).
* La psychologie quotidienne. Paris, PUF (1984).
* Petit traité de manipulation à l’usage des
honnêtes gens. Avec R.V. Joule. Grenoble PUF (1987)
* L'acceptabilité sociale et la connaissance évaluative.
Connexions (1990).
* La connaissance des utilités sociales. Psychologie Française,
(1995).
* Affordances in social judgment: experimental proof of why it
is a mistake to ignore how others behave towards a target and look
solely at how the target behaves. Avec N. Dubois. Swiss Journal
of Psychology. (2000, sous presse).
II. Questions posées par l’auteur :
Dans le mode d’exercice démocratique du pouvoir, comment
l’idéologie libérale conduit-elle Les individus
à considérer l’asservissement comme l’expression
la plus achevée de leur liberté ?
Et de manière plus détaillée :
Comment la démocratie amène t-elle les individus
à accepter librement d’adopter des conduites contraires
à leurs valeurs et à leurs motivations ?
Par quels mécanismes psychologiques les individus attribuent-ils
à leur libre arbitre des comportements qui sont en fait déterminés
par les pressions sociales ?
Comment le libéralisme pousse t-il les individus à
calquer leur personnalité sur les modèles psychologiques
qu’il véhicule ?
III. Idées clé :
A. L’aliénation n’est plus un asservissement:
c’est un choix. La soumission est aujourd’hui l’expression
la plus immédiate de la liberté individuelle
Pour qu’un agent doté d’autorité obtienne
de quelqu’un qu’il agisse conformément à
ce qu’il souhaite, il ne lui est plus nécessaire d’user
des contraintes et pressions caractéristiques des modes d’exercice
autoritaire du pouvoir ni même de persuasion.
La servitude volontaire découle de l’alliance du système
démocratique comme mode d’exercice du pouvoir et de
l’idéologie libérale qui l’anime.
1. Les pratiques démocratiques de l’exercice du pouvoir
se doivent d’affirmer une liberté de manœuvre
aux individus. Ceux-ci ne pouvant qu’accepter cette proposition
de partage de décisions et de contrôles car elle est
conforme à l’idée qu’ils se font de la
démocratie entant qu’elle est le lieu de l’expression
de la liberté individuelle.
Or cette attribution de liberté individuelle, loin d’inciter
les gens à agir selon leurs opinions et aspirations sert
plutôt à mieux assumer les actes de soumission qu’ils
n’ont pu refuser.
2. Le libéralisme, en exhibant la liberté que chacun
a d’accepter de se mesurer, voire de s’efforcer, de
répondre aux critères de performance (initiative,
autonomie, esprit de décision, sens des responsabilités,
goût du challenge,..) axés sur la valorisation de la
nature psychologique des gens amène les gens à considérer
que leur personnalité intime est à la source de leurs
comportements et qu’ils détiennent la maîtrise
du cours des évènements qui les touchent.
B. Cependant le mode de pensée libéral-démocrate
ne repose pas sur le fonctionnement libre d’un esprit libre
L’idéologie libérale qui habite nos démocraties
confère à la notion d’individu une réalité
psychologique "naturelle" en supposant que les individus
sont libres d’agir et de penser selon leur nature authentiquement
individuelle. Cette nature psychologique propre à chacun
des individus leur permettrait de produire par le traitement des
informations et la réflexion qu’ils opèrent
une connaissance libre et tendanciellement universelle
Or, ce sont les rapports sociaux fondamentaux* eux-mêmes
qui fondent et déterminent le rapport de connaissance que
l’on doit avoir à l’égard des objets et
à plus forte raison la connaissance que l’on en aura.
Dans les fonctionnements démocratiques libéraux,
bien que libres en tant qu’individus nous devons également
nous insérer dans des rapports sociaux par lesquels le pouvoir
des uns s’exerce sur les autres, c’est à dire
par lesquels :
1. les uns ont autorité pour induire les conduites des autres,
2. les premiers ont également autorité pour juger
de l’utilité des conduites des seconds.
Ce rapport domination / soumission se concrétise dans sa
dimension idéologique libérale par le fait qu’il
existe :
1. un mode particulier d’induction des comportements par
les agents exerçant du pouvoir qui se propose de créer
les conditions pour que chacun puisse réaliser son excellence,
2. un mode particulier d'évaluation de ces comportements
par ces mêmes agents qui permet d’établir des
différences de valeur entre les gens selon que la signification
psychologique donnée à leur conduites est plus ou
moins proche des idéaux psychologiques attribués à
un prototype libéral.
(*) en tant que :
1. enfants à élever ou parents qui doivent élever
2. écoliers à instruire ou maîtres qui doivent
instruire
3. salariés à diriger ou chefs qui doivent diriger
4. époux ou compagnon destines à bâtir un cocon
familial
5. femmes qui doivent être des objets de séduction,
des mères en puissance, etc
C. La notion d’utilité sociale d’une personne
est un fait de pensée sociale, donc de société
qui définit la valeur relative des gens:
L’idéal du mode libéral démocratique
d’exercice du pouvoir pour peu que l’égalité
des droits soit assurée et énoncée, procède
dans les faits des inégalités qui s’inscrivent
dans la connaissance que nous avons des gens et dans notre manière
de parler d’eux, autrement dit de la psychologie ordinaire
que nous pratiquons.
Les rapports sociaux génère chez les gens la connaissance
de leur utilité, leur fait acquérir les concepts personnologiques
qui leur permettent de vivre et de faire connaître leur utilité,
autrement dit de savoir ce qu’il valent. Ces concepts n’ont
pas vocation à dénoter les caractéristiques
véhiculées par les personnes, mais servent à
dénoter l’utilité des conduites que réalisent
les gens dans ces rapports sociaux.
IV. Postulats :
L’idéal libéral affirme d’autres valeurs
que cette de la liberté individuelle et notamment celle qu’un
système libéral démocratique se doit de rétribuer
les gens selon leurs mérites ou leurs qualités propres
(p 49).
L’analyse idéologique d’un fonctionnement social
consiste pour un psychologue social à discerner les significations
qu’il propose en lieu et place de certaines déterminations.
Le pouvoir
a) s’exerce dans des structures qui se caractérisent
par leurs dissymétries formelles: les gens y entrent en relation
asymétriques de pouvoir dominants/ dominés,
b) est susceptible de faire l’objet de délégation,
c) repose sur une garantie sociale consolidée par des règlements
ou des lois.
L’exercice du pouvoir ne s’assimile pas à des
processus d’influence, de persuasion, de propagande, ou de
manipulation (p 156)
Le pouvoir est assorti de sanctions (récompenses ou punitions)
qui constituent un élément motivationnel ayant un
impact certain sur la soumission.
L’utilisation des sanctions par l’agent détenteur
du pouvoir incite à la réalisation de comportements
dont les agents assujettis se seraient dispensés. Ces agents
entrent alors dans une structure pour y réaliser des utilités
non pas psychologiquement mais socialement nécessaires (p
158).
Le pouvoir formel a un aspect prescriptif (commandement) et un
aspect évaluatif (pour juger des conduites attendues des
autres) (p 162).
V. Hypothèses:
L’auteur, psychologue social expérimental, justifie
logiquement son argumentation par de multiples expérimentations
auxquelles il soumet ou rattache successivement ses hypothèses:
Les gens associent spontanément la valeur sociale des personnes
aux explications qui accentuent le poids causal de l’acteur
dans ce qu’il fait et dans ce qui lui arrive (p 65)
Il existe une norme sociale de jugement qui prédisposent
les gens à accentuer le poids causal de l’acteur lorsqu’ils
expliquent les comportements et les renforcements alors que rien
ne les y poussent et en tout cas chaque fois qu’il y va de
l’idée qu’un agent doté d’un pouvoir
social peut se faire de leur valeur à travers les explications
qu’ils avancent (p 74)
Lorsqu’on s’intéresse aux traits de personnalité,
les descriptions que nous faisons ne rendent pas prioritairement
compte de ce que sont les personnes, elles sont essentiellement
basées sur l’utilité sociale des gens qui vise
à étalonner leur valeur.
Les individus placés en situation de soumission forcée
finissent, dans certaines conditions, par adopter de nouvelles attitudes
ou par modifier leurs motivations de façon à ce qu’elles
soient plus conformes au comportement que l’on a obtenu d’eux
(effet de rationalisation lié au caractère problématique
pour les individus de l’acte qu’ils ont réalisé)
(p117)
L’acceptation d’un acte problématique amène
l’individu à s’engager dans la soumission c’est
à dire à se mettre à disposition de celui qui
exerce le pouvoir.
Cet engagement caractérise la relation que l’individu
entretient avec son comportement ou le cours de l’action sollicitée.
Ce n’est pas la personne qui s’engage au travers de
ses opinions et de ses croyances; ce sont les autres ou les circonstances
qui l’engagent dans ses actes.
Les déclarations sur la liberté d’accepter
de faire ou non l’acte sollicité formulées par
celui qui veut obtenir la réalisation d’un acte problématique
est un puissant facteur d’engagement dans l’acceptation
de cet acte; ces déclarations n’entraînent pas
le refus mais constituent une condition de la rationalisation (p123).
Les sujets déclarés libres rationalisent là
où les sujets déclarés non libres ne rationalisent
pas.
L’entrée dans cette position de soumission forcée
place alors les individus dans un état où ils ne se
sentent pas véritablement responsables de leurs actes et
qui les rend inaptes à la décision idéologique;
ils fonctionnent alors selon un script de l’obéissance
résultant des événement disciplinaires qui
ont nourri leur "élevage".
Dans un système d’exercice autoritaire du pouvoir
dans lequel les agents soumis sont en situation de non choix, seuls
adhèrent du point de vue idéologique à ce système
de pouvoir ceux qui en profitent. A l’inverse dans un système
démocratique, qui déploie comme une valeur incontournable
la liberté subjective, ce sont ceux qui tirent le moins de
bénéfices du système de pouvoir qui adhèrent
le plus aux implications comportementales de leur soumission. (p
210)
Le mode libéral d’exercice du pouvoir permet le transfert
des utilités comportementales de l’environnement social
vers la nature psychologique intime des individus, leur donnant
ainsi une image de soi plus ou moins valorisante socialement (internalisation).
VI. Commentaires :
Avec cet ouvrage Jean-Léon Beauvois détonne avec
les discours angéliques sur l’achèvement de
l’évolution idéologique de l’humanité
qui verrait les individus réaliser sans entrave leurs désirs,
ce que Francis Fukuyama dénomme "fin de l’Histoire"
dans "La fin de l’histoire et le dernier homme"
-1992. Le triomphe des forces libérales pleinement déployé
au sein d’une société démocratique marquant
la fin du processus de réalisation de la nature des individus
(et non plus de l’Homme en tant que concept historique) grâce
à une forme de gouvernement humain garantissant la liberté
des acteurs individuels.
La mise en évidence par l’expérimentation des
impacts des prescriptions démocratiques libérales
et de leur renforcement dans l’évaluation libérale
est aussi convaincante qu’étonnante et troublante même
si le néobéhaviorisme de l’auteur peut prêter
à dissension mais celui-ci s'en explique dans son propos
terminal.
Le rôle du pouvoir dans le fonctionnement des organisations
tel que le conçoit l’auteur fige les individus dans
la position de domination / soumission qui est la leur à
l’entrée dans la structure organisationnelle, il ne
leur resterait ensuite qu’à fonctionner selon des conduites
d’obéissance. C’est laisser bien peu de place
au jeu des individus (devenus "acteurs") cher à
M. Crozier et E. Friedberg. Ces auteurs démontrent dans "L’acteur
et le système" 1977, le rôle du pouvoir dans le
fonctionnement des organisations: "Une situation organisationnelle
donnée ne contraint jamais totalement un acteur. Celui-ci
garde toujours une marge de liberté et de négociation
ou de manœuvre par laquelle il tend à exercer son pouvoir
sur les autres acteurs quelles que soient leurs positions respectives.
Chaque acteur tente à la fois de contraindre les autres membres
de l’organisation pour satisfaire ses exigences et d’échapper
à leur contrainte pour protéger sa propre liberté.
En revanche, la démonstration de Beauvois semble rejoindre
la thèse du management participatif dans laquelle s’inscrivent
les auteurs précités en ce que celle-ci insiste sur
la nécessité de valoriser l’homme dans ce qu’il
a de spécifique et de qualitatif. C’est là aussi
un appel à l’expression de la nature intime des gens
dans le but de les solliciter à mobiliser leurs capacités
pour leur faire adopter des conduites utiles à l’organisation.
Bien que Beauvois ait d’emblée pris la précaution
d’écarter la détermination économique
de la soumission du champ de son étude, on aurait aimé
que cette démonstration prenne en compte les contraintes
et la répression que génère l’économie
capitaliste avec laquelle opère l’idéologie
libérale qui habite la démocratie.
VII. Démarche :
L’ouvrage est structuré en 3 parties :
* Partie 1 : Analyse des modes de production de la connaissance
dans les sociétés libérales et démocratiques
notamment en ce qu’ils impliquent la façon dont les
gens peuvent/doivent penser
* Partie 2 : Analyse des retombées cognitives du maniement
concret du concept de liberté si caractéristique des
modes démocratiques d’exercice du pouvoir, notamment
des pratiques consistant à affirmer la liberté des
agents soumis
* Partie 3 : Synergie des deux premières parties dans les
pratiques concrètes de l’exercice du pouvoir notamment
à travers ses modalités libérales
VIII. Résumé :
1ère partie : Regards sur la psychologie ordinaire
Chapitre 1 : Détermination et signification du comportement
: le statut de nos théories
Il faut distinguer ce qui relève de la détermination
de nos comportements et ce qu’il faut attribuer à leur
signification.
La psychologie libérale qui nous imprègne, nous incite
à confondre ces deux notions et à assimiler les significations
que sont susceptibles d’avoir à nos yeux nos conduites
aux facteurs causaux de ces mêmes conduites (les déterminants).
C’est de cette confusion que naît la production de connaissances
propres à un type démocratique d’exercice de
pouvoir.
L’analyse idéologique d’un fonctionnement social
consiste, pour un psychologue social, à détecter les
significations qu’il propose en lieu et place des déterminations.
Détermination et signification relèvent l’une
et l’autre de processus distinct de connaissance.
1. La détermination du comportement relève de l’analyse
de la causalité et repose sur le principe de la co-variation
: Un facteur (une cause) est déterminant s’il entraîne
des variations intelligibles du phénomène observé.
Lorsqu’on sollicite quelqu’un sur les facteurs qui
ont déterminé son comportement ou son jugement autrement
dit sur les "questions causales", on s’attend à
ce qu’il opère une sorte d’introspection afin
de déceler en lui même les causes (les déterminations)
des évènements psychologiques dont il a été
l’acteur. C’est ce que l’auteur appelle un "présupposé
d’accès direct aux processus internes".
Or, dans la vie de tous les jours les gens interrogés sur
des questions causales répondent non pas en accédant
directement aux processus internes mais en recourrant à des
"théories" partagées concernant ces processus.
Théories ou conceptions qui se rapportent à un individu
idéalisé parfaitement en phase avec son époque
et son univers, un homme qu’on qualifierait communément
de normalement constitué. Elles sont, en effet, construites
sur une conception et transmettent une vision de l’homme et
de son activité de décision qui est celle d’un
décideur éclairé, ce qui correspond à
la conception éminemment libérale de l’homme.
Jean Léon Beauvois relate une série d’expériences
mettant en œuvre le mode de requête "amorçage-fait-
accompli" d’où il ressort qu’en dépit
du poids des circonstances les acteurs se sont sentis "contraints"
d’accepter de participer et que bien que les observateurs
aient eu une parfaite connaissance de l’agencement programmé
des circonstances, les sujets, qu’ils soient acteurs ou observateurs
de l’expérimentation, lorsqu’ils doivent justifier
leurs conduite, délaissent massivement les explications liées
aux circonstances - peu valorisantes pour eux mêmes dans la
mesure où ce serait reconnaître qu’ils sont manipulables
- pour plébisciter les raisons fondées par des facteurs
personnels.
2. La signification du comportement relève d’une production
sociale de connaissances en cela qu’elle se définit
comme le sens que les gens donnent à leur comportement, la
valeur qu’ils lui attribuent eu égard à leur
conception des choses et d’eux mêmes: les raisons qu’ils
y trouvent, les objectifs qu’ils pensent consciemment ou inconsciemment
poursuivre, les buts avoués ou inavoués qu’ils
poursuivent.
La signification se découvre souvent postérieurement
à l’acte. Elle peut aussi donner lieu, après
travail d’analyse, à des significations socialement
acceptables; en effet, la signification du comportement permet d’en
restituer une mise en image qui s’ancre dans les théories
partagées évoquées précédemment
et qui est plus accessible et surtout plus valorisante que ne serait
une explication résultant de l’examen des déterminations.
Chapitre 2 : Explication causale et internalité
La liberté individuelle est au cœur de nos représentations
de la démocratie. Elle est même bien souvent tenue
pour la qualité première de nos systèmes politiques
qui permet aux gens de tolérer bien des désagréments
économiques et humains du libéralisme.
Selon l’auteur, ce que nous tenons pour un besoin de liberté
et de contrôle (besoin qu’ont les gens de contrôler
les évènements susceptibles de les affecter (affection
qui prend la forme de la résignation, de l’impuissance
acquise, d’état de morosité apathique ou agressive,...)
ne se traduit pas par une extrême sensibilité aux facteurs
qui peuvent faire obstacle à son expression, ainsi que la
prise en considération de nos idéaux démocratiques
pourrait nous inciter à le croire. Au contraire, tout semble
conduire les gens à penser et à inférer de
telle sorte que les obstacles, même lorsqu’ils sont
bien réels, soient minimisés ou tout simplement niés.
C’est là un biais fondamental dans la construction
des significations que les gens confèrent à leur comportement
et notamment si ces significations émanent d’une analyse
qu’ils supposent purement déterministe ou causale.
Pour expliquer le fonctionnement de l’activité de
connaissance qui est en jeu dans la production de ce biais, l’auteur
s’appuie les théories de l’attribution. Ces théories
se sont développées sur la base de l’approche
de Fritz Heider selon laquelle, croulant sous des masses d’informations
disparates voire chaotiques auxquelles donnent lieu les relations
interpersonnelles, les gens éprouvent le besoin pour réguler
leur action de distinguer les vrais invariants causaux des manifestations
phénoménales souvent contingentes de ces mêmes
invariants.
Les théories de l’attribution nous disent comment
s’y prennent les gens pour accéder aux invariants causaux.
Il s’agirait de remonter par des inférences causales
(autrement dit des attributions causales), de l’apparence
mouvante d’un phénomène ou d’un comportement
vers les réalités stables qui le gouvernent pour établir
si un comportement observé trouve sa cause dans la personne
ou dans les circonstances.
Cependant lorsqu’ils se livrent à l’inférence
causale les gens commettent, ainsi que l’a mis en évidence
Lee Ross en 1977, assez systématiquement une erreur, d’où
le concept d’erreur fondamentale d’attribution. Nous
retrouvons cette erreur concernant les croyances en matière
de détermination tant au niveau de ce que font les gens (leurs
comportements) qu’au niveau de ce qui leur arrive dans la
vie (les renforcements).
1. Erreur fondamentale d’attribution concernant les
comportements :
Les gens ont tendance à négliger ou à minimiser
les causes situationnelles des comportements pour accentuer la causalité
qui trouvent son origine dans les personnes. Cette négligence
affecte de manière opposée deux types de contraintes:
- les contraintes de rôle : alors que le comportement n’est
qu’une implication d’un rôle que nous devons jouer,
nous avons tendance à attribuer ce comportement à
notre personne (détentrice du rôle) comme si ce comportement
était une émanation directe de quelque trait, attitude
ou tendance personnelle.
- les contraintes situationnelles : la littérature psychosociale
abonde en histoires qui voient des sujets expérimentaux n’inférer
que des causes personnelles, là où un raisonnement
causal élémentaire devrait conduire à évoquer
aussi, voire surtout, des causes liées à la situation
dans laquelle l’acteur se comporte.
2. Erreur fondamentale d’attribution concernant les
renforcements :
L’idée initiale de cet autre grand courant de la psychologie
sociale (et même de la psychologie de la personnalité)
appelé le Locus of Control (LOC) est que les renforcements
ne devraient avoir d’effet sur le comportement ultérieur
des individus que par le relais d’une variable cognitive:
l’explication causale qu’ils donnent de ces renforcements.
La prédiction du comportement sur la base d’un renforcement
positif ou négatif passe par la prise en compte de cette
explication cognitive causale qui restitue à l’individu
le "lieu où s’est contrôlée"
l’obtention de ce renforcement: ce lieu est il l’individu
lui-même, son comportement, les autres, la chance, la grande
complexité des choses et de la vie ?
Appréhendant le LOC comme une structure stable d’anticipations
(expectations) générales en matière de contrôle
des renforcements plutôt que comme des explications produites
au coup par coup, J.B. Rotter, lui, ne pose plus la question du
comment l’acteur explique tel ou tel renforcement mais celle
du comment l’acteur s’attend à ce que soient
contrôlés les renforcements susceptibles d’advenir.
Il distingue alors les anticipations interne: celles qui établissent
un lien entre l’acteur ou son comportement et ce qui lui arrive,
des anticipations externes: celles qui n’établissent
pas ou peu de lien entre l’acteur ou son comportement et ce
qui lui arrive. Ainsi on aurait des sujets internes qui pensent
avoir une possibilité d’agir sur ce qui se passe et
des sujets externes qui pensent que les choses de déroulent
comme elles doivent se dérouler indépendamment de
ce qu’ils sont et qui se trouvent ainsi plus soumis aux forces
environnantes.
J.B. Rotter proposa alors une échelle, l’un des outils
les plus utilisés dans l’application psychologique
(de la psychiatrie à la psychologie du travail) permettant
de repérer les individus internes des individus externes
: la ROT I/E.
A l’aide de la ROT I/E, les socio- psychologues vont s’efforcer
de montrer à quel point les sujets internes sont des gens
bien sous tout rapport - internes que Beauvois désigne par
GERR: Gens Eminemment Respectables et Rémunérables
- à l’inverse des externes qui ne peuvent être
in fine qu’une cible du travail social - que Beauvois catégorise
comme GPRA: Gens Potentiellement Rééducables pour
Assistance -.
L’auteur constate que depuis lors d’innombrables études
mettent en évidence que l’internalité est un
mode de penser statistiquement associé, dans nos démocraties
libérales, à la valeur sociale voire à la valeur
tout simplement économique. Cela se manifeste notamment,
à coté de l’affirmation de la liberté
individuelle, par cette posture de l’idéal libéral
selon laquelle un système libéral se doit de rétribuer
les gens selon leur mérite ou leurs qualités propres.
Or, d’après l’auteur, si les internes sont des
GERR,
- ce n’est pas, ainsi que l’affirme de nombreux psychologues,
parce que leurs croyances les prédisposent à adopter
des conduites de performances ou de réalisation personnelle
qui les amèneraient à l’excellence sociale;
- ce n’est pas non plus, comme le soutiennent les théoriciens
de l’apprentissage social (parmi lesquels Rotter), parce qu’il
disposent d’un pouvoir d’action qui les conduit à
adopter, au moyen d’un apprentissage lié à leur
efficacité personnelle, des croyances qui lient leur comportement
à des résultats escomptés;
En vérité les internes sont des GERR parce que les
évaluateurs institutionnels les aiment bien ou parce qu’ils
savent se faire bien voir de ces évaluateurs (concept de
norme d’internalité). Cette explication présuppose
l’utilité sociale des croyances et leur reconnaissance,
consciente ou non, par les évaluateurs divers (professeurs,
travailleurs sociaux, recruteurs, DRH,…).
On le voit, l’explication interne des renforcements ne se
fonde pas, elle non plus, sur une activité de connaissance
des déterminations mais sur la qualité sociale des
personnes et sur ce qu’on pense d’elles.
Par conséquent, la question n’est pas celle de la
détermination des comportements et des renforcements mais
celle de leur signification, et plus probablement de leur signification
sociale.
Chapitre 3 : La norme sociale d’internalité
et l’explication causale
L’auteur expose comment les processus intervenant dans l’explication
quotidienne sont davantage soumis à l’utilité
sociale des explications avancées qu’à une quelconque
visée de validité descriptive ou scientifique qui
pousserait les gens à rechercher des explications vraies
du point de vue de la détermination des évènements.
Il existe dans nos sociétés une norme sociale de
jugement, la norme sociale d’internalité, qui conduit
à attribuer de la valeur aux explications qui accentuent
le poids causal de l’acteur dans ce qu’il fait (comportement)
ou dans ce qui lui arrive (renforcement); on parlera d’explications
internes.
Une telle norme sociale de jugement ne dirige la conduite des gens
que dans des situations normatives, notamment les situations d’évaluation
formelle dont dépend leur avenir social, c’est à
dire les situations dans lesquelles ils doivent passer pour des
GERR, par exemple, au cours d’un entretien de recrutement.
Dans de telles situations, les gens fournissent des explications
internes à des fins d’auto- représentation.
Une norme désignant les jugements qui sont porteurs de valeur
sociale, il est préférable dans les situations d’évaluation
sociale d’avancer une explication plutôt interne qui
s’avèrera toujours plus prometteuse qu’une explication
externe. En outre, une norme sociale, même de jugement, est
portée par la différenciation sociale : les individus
les plus normatifs, ceux qui émettent spontanément
des jugements porteurs de valeur, s’avèrent être
les individus socialement les plus favorisés correspondant
au profil des GERR.
A l’appui d’expérimentations, J.L. Beauvois
traque l’existence de cette norme sociale d’internalité
dans notre univers, norme qui repose sur le fait que les gens associent
eux-mêmes, délibérément ou sans le faire
exprès, le choix des explications internes à la valeur
sociale. Tout se passe comme si une pression normative exigeait
des gens qu’ils exhibent de la valeur sociale en les conduisant
à se montrer plus internes dans la sélection qu’ils
opèrent parmi les explications pouvant rendre compte des
évènements. Cependant, comme l’auteur le reconnaît,
ce processus de sélection des explications internes est encore
obscur.
Parallèlement, de nombreuses recherches démontrent
que ce qui est vrai pour les personnes en situation d’être
évaluées est également vrai pour les évaluateurs
eux-même. En situation d’évaluation, les évaluateurs
jugent mieux les personnes fournissant des explications internes
que celles fournissant des explications externes. Ainsi, les évalués,
en mettant en avant de telles explications, se font effectivement
bien voir des évaluateurs.
La démonstration de l’existence d’une norme
sociale d’internalité étant apportée,
Beauvois réfléchit alors à son efficacité
sociale. Selon lui, tout donne à penser que cette norme sociale
d’internalité est associée aux pratiques libérales
d’exercice du pouvoir.
Les premières recherches pour l’établissement
de ce lien montrèrent comment naissent, en famille, les croyances
internes. Là où les contextes familiaux permissifs
/ libéraux "produisent" des internes, les contextes
familiaux punitifs / autoritaires "produisent" des externes.
Dès 1970, Martin Hoffman théoricien du développement
moral porta ses recherches sur l’internalisation des valeurs
morales chez l’enfant et conforta ces conclusions.
Or, une série d’expérimentations conduites
en milieu scolaire par J.L Beauvois à partir de 1987, attesta
du contraire: les élèves soumis à une pédagogie
plus traditionnelles se révélèrent plus internes
que ceux soumis à des pédagogies libérales.
Recourant au concept de clairvoyance normative pour lever ce paradoxe,
l’auteur développe le raisonnement suivant: Il se pourrait
que les systèmes dits libéraux produisent beaucoup
d’internalité chez leur ressortissants mais sans produire
en même temps de clairvoyance normative. Il se pourrait aussi
que d’autres modes d’exercice du pouvoir produisent
moins d’internalité, mais produisent en revanche de
la clairvoyance normative.
Ainsi les ressortissants du libéralisme pédagogique
évoquent des explications internes non parce quelles sont
susceptibles de les faire bien voir et qu’il est bon de se
présenter comme un individu interne (souci d’auto-
représentation) mais parce qu’elles leur paraissent
vraies (internalité par croyance). Les ressortissants de
pratiques pédagogiques plus traditionnelles choisissant,
eux les explications internes à des fins d’auto- représentation.
Par conséquent les "vrais" internes se trouvent
probablement davantage en système libéral alors que
les élèves des classes traditionnelles montrent davantage
d’internalité.
Les pratiques libérales prédisposent donc à
expliquer les comportements et les renforcements par la norme sociale
d’internalité, que ceux-ci procèdent de croyances
ou de calculs.
Dès lors, en quoi les explications internes sont elles socialement
utiles ?
Chapitre 4 : Personnologie et utilités sociales
Des recherches auxquelles a participé J.L. Beauvois en vue
de déterminer parmi les différentes explications internes
possibles, celles qui s’avèrent les plus normatives,
il ressort de façon constante que ce sont les traits de personnalité
qui sont perçus comme les plus porteurs de valeur sociale.
Pour expliquer ce qu’est un trait de personnalité,
J.L. Beauvois se réfère au concept de TIP (théories
implicites de la personnalité) que développèrent
dans les années 1950 Bruner et Tagiuri. Ces TIP correspondent
à la façon dont nous voyons les traits se combiner
chez un même individu pour constituer un type psychologique
intelligible.
Il fut constaté que dans leur pratique courante de la description
psychologique, les gens semblent essentiellement concernés
par la valeur des personnes et très peu par la nature de
la personnalité proprement dite. Ainsi fut-il établi
que les TIP avaient une dimension évaluative dans l’activité
de connaissance psychologique des gens.
Beauvois rebondit alors sur ce constat pour définir ce qu’est
la valeur d’un objet social et à fortiori en quoi consiste
l’activité évaluative. Ainsi, détecte
t-il dans la notion de valeur sociale, trois significations :
- une valeur affective: la valeur affective que les objet
peuvent avoir pour nous, ne présuppose que peu ou pas de
connaissance descriptive de l’objet,
- une valeur fonctionnelle: valeur qui repose sur l’adéquation
de l’objet à un usage précis que l’on
veut en faire ou à un projet particulier que l’on a
sur cet objet. La valeur fonctionnelle implique nécessairement
la connaissance descriptive de l’objet : c’est parce
qu’on connaît l’objet que l’on est en mesure
de calculer ou d’inférer la valeur qu’aura l’objet
en regard de l’usage ou du projet,
- une valeur d’utilité sociale :
C’est cette dernière signification qui, selon J.L.
Beauvois, est à mettre en rapport avec la personnologie;
il s’emploie dès lors à démontrer que
les traits de personnalité ne peuvent que véhiculer
une connaissance axée sur l’utilité sociale
des gens.
Pour comprendre la notion d’utilité sociale d’une
personne, il faut recourir au concept de connaissance évaluative
qui repose sur une analyse du mode de production cognitive des concepts
personnologiques. Ces derniers "nous disent quelque chose,
certes, de ce que sont les gens, mais ils nous disent aussi, simultanément
et directement, ce qu’on peut ou qu’on a pu en faire
dans l’univers social qui nous sert de référence,
donc ce qu’ils valent dans cet univers, leur utilité".
Toutefois, il faut noter que c’est précisément
parce qu’ils oscillent entre l’explicitation de quelques
caractéristiques de la nature de l’objet et son évaluation
sociale que les concepts personnologiques sont peu efficaces comme
outils descriptifs.
En fait, ces concepts, construits dans les rapports sociaux fondamentaux
dans lesquels nous passons, se fondent sur une appréhension
de l’utilité des Etres précisément dans
ces rapports et de la nature des Etres en tant qu’elle détermine
leur utilité. Ils parlent donc de nos rôles et de la
manière d’assumer ces rôles donc des utilités
sociales que nous devons réaliser ou que nous avons réalisées.
Ainsi, dire d’une femme qu’elle est affectueuse, c’est
dire par rapport à un standard social, la façon dont
elle s’est comportée dans ses rôles de mère
et de compagne, donc les utilités sociales qu’elle
a réalisées dans ces rôles.
Ainsi, parmi les explications internes, l’explication personnologique
(par les traits de personnalité) que nous utilisons volontiers
pour décrire les personnes et pour expliquer leurs comportements
est davantage adaptée à juger de l’utilité
de ces personnes qu’à transmettre une information sur
ce qu’elles sont.
De plus, à l’appui d’un dossier expérimental
ouvert depuis de nombreuses années, Beauvois établit
que l’internalité opère une focalisation sur
les aspects les plus évaluatifs des informations psychologiques
et donc sur l’utilité sociale qu’elles véhiculent.
L’auteur attribue alors à l’internalité
la fonction de psychologisation de l’évaluation sociale
ou encore de naturalisation des utilités sociales.
Conclusion : les idéaux psychologiques du libéralisme
La psychologie "ordinaire", qui vient d’être
évoquée, n’est pas universelle; elle est historiquement
datée et culturellement située dans le monde occidental.
Cette psychologie ordinaire véhicule l’image d’un
individu posé là comme une entité singulière,
autonome et auto-suffisante et dont la pensée est un phénomène
privé plutôt que collectif.
Cette image est assortie d’idéaux psychologiques propres
au libéralisme démocratique qui se déclinent
ainsi :
* Internalité et personnologie : c’est dans l’individu
lui même et dans sa personnalité que se situe l’origine
de ce qu’il fait et de ce qui lui arrive
* Identité : c’est dans les significations de leurs
comportements que se construit la réalité stable des
individus
* Individualité : chaque individu a une réalité
propre, indépendante de toute catégorie, de toutes
identités sociales
* Différenciation individuelle : chaque individu doit trouver
une signification propre à ses conduites
* Auto-affirmation : il importe que l’individu exhibe sa
valeur, son excellence dans les relations interpersonnelles
* Auto- suffisance : Les individus doivent chercher en eux -mêmes
la source de leurs besoins et les possibilités qu’ils
recèle de satisfaire ces besoins.
Ces traits constituent un prototype idéal qui permet d’établir
des différences de valeur entre les gens (donc d’utilité
sociale des personnes) selon que les significations de leurs conduites
en sont plus ou moins proches.
J.L. Beauvois tire la conclusion que les idéaux psychologiques
qui sont modelés dans les pratiques concrètes et par
les rapports sociaux de la réalité humaine éminemment
libérale dans laquelle nous sommes immergés, correspondent
aux normes auxquelles doivent satisfaire les significations apprises
de nos comportements. Significations que la psychologie ordinaire
et la connaissance évaluative installent aux lieu et place
de la détermination de ces comportements.
Partie 2 : Regards sur la liberté ordinaire
Chapitre 1 : la soumission forcée
Pour étudier les conséquences qu’ont sur nos
croyances et évaluations certaines conduites que nous acceptons
de réaliser pour la seule vraie raison que quelqu’un
doté d’un brin d’autorité nous demande
de les réaliser, autrement dit pour étudier les effets
de la soumission forcée, Beauvois fait appelle à la
théorie de la dissonance cognitive qui prend sa source dans
les travaux de Festinger.
Selon cette théorie qui s’appuie sur de nombreuses
expériences dont les effets sont considérés
parmi les plus indiscutables de toute la psychologie descriptive
(scientifique), les sujets placés dans certaines conditions
modifient leurs attitudes ou leurs motivations préalables
de façon à les rendre plus conformes à l’acte
qu’ils ont accepté de réaliser ou pour faire
en sorte que leurs attitudes ou leurs motivations puissent entraîner
l’émission d’un tel acte.
Dès lors l’auteur s’interroge sur les raisons
qui pousse un individu placé dans une telle situation, à
faire le contraire de ce que lui commandaient jusqu’alors
les savoirs et les évaluations qu’il a dans sa tête
ou dans sa mémoire.
La soumission forcée ne relève pas d’un processus
d’auto persuasion, la réalisation de l’acte n’étant
pas nécessaire à l’observation d’un effet
de la soumission forcée. En effet, de multiples recherches
montrent que la modification de l’attitude ou de la motivation
qui aurait impliqué un acte contraire à celui qu’a
accepté le sujet est observée avant même qu’il
ait réalisé ce qu’on attend de lui.
En fait, l’individu en situation de soumission forcée,
ressent l’acte qu’il va faire comme un acte problématique.
L’émission d’un acte problématique le
met dans état de tension que Festinger appelle l’état
de dissonance. Pour s’en sortir il doit modifier ses savoirs
et ses évaluations d’origine.
C’est ce processus psychologique qui a pour effet de rendre
le comportement moins problématique qu’il ne l’était
au moment de l’acceptation, que Festinger considère
comme la réduction de la dissonance, et que J.L. Beauvois
(et R.V. Joule) définit par le terme de rationalisation.
L’effet de la rationalisation ayant pour résultat de
rendre moins problématique un acte qui l’était
au vu des attitudes ou motivations préalables de l’individu
qui accepte de réaliser cet acte qui en est finalement le
contraire, et par là même la rationalisation a également
pour effet de ne plus faire apparaître le comportement de
l’individu comme relevant d’une pure soumission.
Quelles sont les conditions requises pour obtenir l’effet
de la soumission forcée?
Il faut que le sujet se sente engagé dans son acte par la
relation qu’il entretient avec le cours de l’action
qui commence. Il faut aussi que les sources de son engagement se
situent dans l’environnement de l’acte plutôt
que dans le sujet lui-même: ce sont les autres (par les requêtes
qu’ils formulent ou par la pression qu’ils exercent)
ou les circonstances (notamment lorsqu’elles impliquent un
acte public, réalisé devant des pairs) qui engagent
dans les actes. Un des facteurs puissants d’engagement en
provenance de l’environnement ainsi défini, est la
déclaration de liberté.
Paradoxalement la déclaration de liberté est indispensable
au déclenchement de la rationalisation des comportements
problématiques en ce qu’elle engage l’individu
dans son comportement de soumission. Ce paradoxe présente
trois aspects :
- quasiment toutes les recherches attestent que les gens déclarés
libres et pour lesquels la liberté est une valeur fondamentale
sont finalement peu disposés à profiter de cette liberté
même lorsqu’on leur rappelle qu’ils peuvent quitter
le champ de l’expérimentation.
- La personne qui déclare les sujets libres est celle la
même qui attend leur soumission, c’est donc une soumission
librement consentie qui est demandée.
- Les sujets déclarés libres rationalisent certes
leur comportement de soumission (alors que les sujets déclarés
non libres ne rationalisent pas ou peu) mais n’éprouvent
pas pour autant un sentiment de liberté; c’est donc
la déclaration en tant que telle "vous êtes libres"
qui transforme la situation de soumission plus que ses éventuelles
retombées subjectives.
Ainsi, seuls les sujets engagés rationalisent leur comportement,
et leur engagement tient finalement à peu de chose puisqu’il
suffit qu’ils aient été déclarés
libres par celui dont le rôle est de les voir se soumettre,
ce qu’ils font.
L’acceptation des sujets déclarés libres pour
réaliser un acte problématique s’opère
nécessairement dans le contexte d’une relation de pouvoir.
Il faut d’emblée écarter l’hypothèse
selon laquelle l’acceptation relèverait de l’auto-
perception qui consisterait pour les individus placés en
situation de soumission forcée à tirer simplement
les conclusions de leur comportement (ainsi, si on accepte de défendre
la peine de mort, c’est que on doit croire que la peine de
mort est une bonne chose). En effet, cette hypothèse qui
relève de la théorie de l’auto- perception fait
porter l’acceptation sur l’acte, mais la validation
expérimentale de cette théorie n’a pas connu
de résultats probants.
Les expérimentations menées par Beauvois montrent
que ce que l’individu déclaré libre accepte
ce n’est pas l’acte, mais leur mise à disposition
à l’expérimentateur et plus généralement
la position de soumission au pouvoir institutionnel, hiérarchique,
symbolique...
Donc la déclaration de liberté est nécessaire
à la rationalisation parce qu’elle engage l’individu
non pas dans l’acte qu’il doit réaliser mais
dans la soumission à celui qui sollicite l’acte.
Chapitre 2 : L’agent de la discipline
Cela a été démontré au chapitre précédent,
les déclarations de liberté proférées
par celui qui sollicite l’acte reviennent à dire à
la personne potentiellement soumise qu’elle est libre de se
soumettre ou de se démettre. Cependant c’est d’une
liberté spéciale qu’il s’agit: celle d’entrer
ou non en position d’agent soumis.
Lorsque l’individu s’est placé en situation
expérimentale ou sociale de soumission forcée, il
n’agit plus ensuite en situation d’autonomie psychologique;
il se met aux ordres d’une autorité, perdant ainsi
son aptitude à la décision idéologique ou morale,
il se trouve plongé dans ce que S. Milgram appelle l’état
agentique.
Cet état agentique est caractérisé ainsi:
- il est déclenché par une requête voir une
pression émanant d’un personnage doté d’autorité,
- l’agent soumis accepte implicitement ou explicitement de
faire ce que ce personnage attend de lui,
- cette acceptation est formulée sans qu’aient été
mobilisées les attitudes et valeurs personnelles à
des fins de décisions comportementales, néanmoins
ces attitudes et valeurs peuvent être affectées (l’agent
soumis est "malheureux"),
- l’individu soumis ne reconnaît pas la responsabilité
de ses actes, celle-ci étant attribuée à l’agent
ayant exercée la pression.
Si les individus se placent dans cet état agentique c’est
en réalité parce qu’ils ont intériorisé
une conduite scriptée : leurs conduites se déroulent
sans qu’ils aient vraiment à décider de la façon
dont ils doivent se comporter; les individus, en état de
basse tension cognitive, opèrent de manière mécanique
(ce qui leur permet, le cas échéant, de penser à
autre chose) en se laissant porter par un script.
Cette conduite scriptée à été apprise
à travers les "événements disciplinaires"
dans lesquels ils ont été entraînés à
rationaliser les comportements de soumission. Ainsi que l’a
démontré Martin Hoffman théoricien du développement
moral par le biais du modèle d’interactions parents/enfants
qu’il appelle événements disciplinaires, les
effets de la pédagogie ordinaire exercée par les parents
pour modifier le cours d’action de leurs enfants sont propices
à l’internalisation des valeurs morales et plus encore
des valeurs sociales et sont extrêmement similaires à
ceux de la soumission forcée.
Les gens, lorsqu’ils sont entrés en situation de soumission
forcée, acceptent finalement ce qu’on leur demande
sans solliciter leurs attitudes et valeurs initiales ; ils font
donc fonctionner ce que J.L. Beauvois dénomme leur script
de l’obéissance.
Partie 3 : Regard sur l’exercice ordinaire du pouvoir
Chapitre 1 : Libéralisme, démocratie et exercice
du pouvoir
Comment les regards portés sur la psychologie et sur la
liberté ordinaires s’inscrivent-ils dans les comportements
et pratiques ordinaires de l’exercice du pouvoir ?
Puisque Beauvois s’interroge sur les processus socio- cognitifs
susceptibles d’être le fait des pratiques libérales
et démocratiques, il lui faut s’intéresser aux
conduites telles qu’elles se réalisent concrètement
dans les rapports sociaux que la démocratie libérale
entretient, renforce ou génère dans les organisations
et les institutions.
Pour ce faire, il examine comment, dans les situations courantes,
se manifestent le pouvoir et les systèmes de pouvoir qui
procèdent des rapports sociaux de domination.
La conception du pouvoir retenue par l’auteur, formaliste,
marxisante, se réfère aux structures de pouvoir susceptibles
de faire l’objet de délégation: qu’il
s’agisse des structures organisationnelles hiérarchiques
et leurs avatars: écoles, entreprises, hôpitaux, syndicats,..
ou corporatistes (université,…)
Dans ces structures le pouvoir d’un chef ou d’un supérieur
est toujours associé aux possibilités de sanctions
immédiates ou à terme, qu’il s’agisse
de récompenses ou de punitions. Mais ces possibilités
de sanctions (ou de jugement concernant ces sanctions) ne sont pas
liées à la personne du chef: celui-ci les tient par
délégation de son (ses) supérieur(s) jusqu’au
délégateur initial dont le pouvoir repose sur une
garantie sociale (politique, religieuse, économique,…
en tout cas non personnelle) qui est protégée par
des lois ou règlements.
De son côté, l’agent soumis se comporte pour
répondre à une utilité qui est celle de l’agent
qui exerce le pouvoir ou celle d’autres personnes; il s’agit
donc d’une utilité sociale qui ne renvoie pas (ou peu)
à une valeur psychologique pour l’individu soumis.
Il ne s’agit pas, par conséquent, d’une conception
du pouvoir qui:
- s’intéresserait aux effets que peuvent avoir sur
autrui nos actions délibérées ou volontaires
c’est à dire où l’exercice du pouvoir
s’exercerait par des processus d’influence, de persuasion,
de propagande, voire de séduction ou de manipulation,
- s’intéresserait aux contingences diverses relevant
du registre des relations interpersonnelles et qui constitueraient
par la même des "sources" de pouvoir (charme prestige,
normativité, compétence, force physique,…) permettant
d’obtenir d’autrui qu’il fasse quelque chose pour
l’utilisateur d’une telle source. Celles-ci ne relèvent
pas du "pouvoir" ( en tout cas lorsqu’elles ne s’appuient
pas sur d’autres sources plus formelles ou instituées)
car elles ne peuvent être déléguées et
ne peuvent par conséquent générer les structures
qui sont générés par les processus de délégation,
- relèverait de "techniques d’amorçage":
"pied-dans-la-porte", "porte-au-nez", qui ne
repose sur aucune source sociale clairement identifiable autre que
la maîtrise de la technique elle-même et qui peuvent
s’exercer en dehors de tout cadre structurel.
C’est précisément parce qu’il s’agit
d’un pouvoir formel (n’étant pas lié à
la personne du chef) que ce pouvoir social dans son exercice concret
est doté de deux composantes interdépendantes :
1. La composante prescriptive (le commandement ou, selon
une terminologie plus actuelle, l’animation) : il s’agit
de prescrire et d’imposer à ceux qui sont soumis des
conduites et des discours socialement (versus psychologiquement)
acceptables.
2. La composante évaluative: Il s’agit de
la prérogative qu’ont ceux qui exercent un pouvoir
sur d’autres, de juger de l’utilité sociale (non
psychologique) des conduites effectives de ceux qui sont soumis.
Cet aspect est étroitement liée à la distribution
des sanctions: l’activité évaluative étant
très contrainte par le registre des sanctions disponibles
dans l’organisation.
Le pouvoir formel sur autrui dont dispose l’agent peut prendre
plusieurs formes que l’on peut ramener à deux dimensions
qui rendent compte des aspects prescriptif et évaluatif:
1. La dimension idéologique qui met en exergue
le type de légitimation que met en avant l’agent qui
exerce le pouvoir comme valeur finale.
L’auteur repère trois types principaux de la légitimation
des prescriptions et des évaluations :
- l’exercice du pouvoir dictatorial qui repose sur la légitimation
par la puissance.
Il s’agit d’un mode exigeant obéissance ou pure
soumission, qui dans son principe d’exercice est transparent:
en effet, celui qui exerce le pouvoir veut obtenir des utilités
sociales qui ne correspondent pas nécessairement à
des utilités psychologiques. C’est pour cela que les
pratiques dictatoriales génèrent peu d’adaptations
cognitives et notamment peu d’internalisation des utilités
ou des valeurs sociales.
- L’exercice du pouvoir totalitaire qui se légitime
par des valeurs déclarées ou supposées partagées
ou par de grandes causes susceptibles de justifier les exigences
de celui qui exerce le pouvoir ou celles de ses délégateurs.
Le système de pouvoir qui, en appelant au dévouement
et à l’abnégation, n’est plus que le moyen
de réalisation d’un Etat- but qui prend nécessairement
et légitimement le pas sur les aspirations ou attentes des
soumis et même des chefs.
- L’exercice du pouvoir libéral en appelle à
la nature et à la personne des gens soumis. Il s’agit
d’un mode de prescription légitimé par une évocation
de la nature psychologique même du soumis et de ses besoins
(besoin d’accomplissement), de son intelligence. Le pouvoir
libéral propose à ceux qui ont le goût de s’y
insérer (de s’y soumettre), l’épanouissement
individuel, l’autonomie, la culture de la différence.
Le chef libéral tient sa propre légitimité
de prescripteur et d’évaluateur parce qu’il représente
mieux que ses subordonnées, un prototype d’Homme accompli
et "développé". A travers leur savoir être
les gens sont dont appelés à devenir des gens psychologiquement
bien, des gens à potentiel, désireux de se prendre
en charge, de bâtir un projet personnel.
2. La dimension partenariale, plus axée sur l’aspect
prescriptif, concerne la part de décision ou d’initiative
laissée par l’agent qui exerce le pouvoir, dans la
gestion de l‘activité commune, soit à la personne
soumise soit à l’ensemble des soumis considéré
comme un collectif organisationnel (on a en opposition: commandement
ou pédagogie autoritaire, autocratique, étroit, directif
traditionnel… versus commandement ou pédagogie démocratique,
libéral, large, permissif, non directif,…).
A un pôle démocratique correspond un partage maximum
des activités de décisions et de contrôles.
Partage dans lequel les représentations, les sentiments ou
illusions de liberté que peuvent exhiber les gens soumis,
trouvent leurs origines. les notions de permissivité de l’agent
exerçant le pouvoir et d’autonomie de l’agent
soumis en sont très caractéristiques.
Dans l’analyse concrète de l’exercice du pouvoir
et de ses conséquences socio- cognitives, il convient de
prendre simultanément en considération ces deux dimensions
- idéologique: qui permet d’en définir les facettes
libérales, et partenariale: qui permet d’en évoquer
le caractère plus ou moins démocratique - et les possibilités
de croisement qu’elles offrent.
J.L. Beauvois rappelle toutefois que ces dimensions nécessaires
à l’analyse du pouvoir sont des idéaux typiques
et non pas des types empiriques statistiquement fréquents:
ainsi le lien subtil qui existe entre la démocratie et le
type libéral d’exercice du pouvoir ne peut échapper
à la "loi" selon laquelle seuls les renforcements
(sanctions) peuvent avant toute internalisation ou rationalisation
fournir l’élément motivationnel indispensable
à l’obéissance et à la soumission.
Chapitre 2 : Familles et organisations
J.L. Beauvois cote la famille comme l’une des premières
structures où s’exerce le pouvoir relevant en ce sens
que plusieurs traditions de recherches font dépendre certains
acquis de l’enfant (son langage, son intelligence, sa moralité,…)
du système de communication et de pouvoir qu’il trouve
déployé dans sa famille.
La théorie du développement moral, notamment avec
Martin Hoffman est assez proche de celle de l’auteur. Hoffman
avance en effet que c’est bien dans les modalités de
l’exercice du pouvoir en famille que l’internalisation
des valeurs morales et les constructions cognitives qui l’accompagnent
trouvent leur origine causale (et corollairement la culpabilité
en cas de transgression d’une règle morale). Le pouvoir
parental s’exerçant dans le cadre de la discipline
(ou d’évènements disciplinaires) dans laquelle
l’enfant est amené à confronter une tendance
égotique interne à une règle sociale externe
au nom de laquelle l’adulte lui enjoint de ne pas faire ce
qu’il s’apprête à faire ou de faire le
contraire de ce qu’il ferait spontanément.. Peu importe
le nombre de ces évènements disciplinaires, ce qui
compte c’est la façon dont ils sont gérés
par l’adulte.
L’auteur privilégie, pour sa démonstration,
le mode de gestion des évènements disciplinaires qu’Hoffman
appelle le mode inductif, au détriment de l’affirmation
autoritaire du pouvoir et du marchandage affectif.
Ce mode qui consiste essentiellement à faire valoir, en
les mettant cognitivement en relief, pour autrui et pour lui même
les conséquences de l’acte que l’enfant a envie
de réaliser et/ou de celle que l’éducateur lui
suggère. J.L. Beauvois note que ce mode relève généralement,
sauf cas exceptionnel en matière d’exercice du pouvoir,
d’utilités assez peu contingentes et non psychologiquement
arbitraires qui sont de véritables valeurs morales difficilement
contestables. Ce qui n’est bien évidemment pas le cas
des utilités sociales psychologiquement arbitraires vers
lesquelles les soumis sont canalisés dans le cadre des situations
sociales où s’exerce la plupart du temps le pouvoir.
En fait, il semble que le mode inductif soit du point de vue de
la dimension partenariale de l’exercice du pouvoir un mode
tendanciellement permissif et démocratique. En revanche,
le fait que l’éducateur doit "rendre saillantes"
les conséquences des conduites quant à leur signification
morale donne à penser que cette induction se réalise
dans un climat idéologique virtuellement totalitaire. Néanmoins
l’auteur, au vue de l’importance qu’ont les attributions
internes que peut faire l’adulte pour la reproduction ultérieure
d’actes moraux préalablement obtenus de jeunes enfants,
considère que l’efficacité avérée
du mode inductif provient d’une pratique plutôt libérale
d’"élevage" des enfants.
Dans les entreprises et autres organisations où l’exercice
du pouvoir est plus codifié et davantage inséré
dans les univers socio-culturels de la délégation,
quel est le mode d’exercice du pouvoir susceptible de garantir
l’efficacité organisationnelle?
Se référant à la typologie proposée
par E. Enriquez qui distingue trois grand modèles (charismatique,
bureaucratique et coopératif), J.L. Beauvois répond
à cette question en associant aux quatre modèles qu’il
repère une valeur qu’il faut promouvoir pour que tout
ce passe, au niveau individuel, au mieux.
1. La fidélité des comportements professionnels
comme valeur génératrice du modèle bureaucratique.
L’organisation rationnelle, parfaite est celle dans laquelle
chacun sait, à tout instant, quoi et comment faire: tout
doit être fait pour que soit évité l’intrusion
d’une option personnelle qui serait porteuse de subjectivité
et d’irrationalité d’où la parcellisation
des tâches (taylorisme), l’ample formalisme administratif
(fayolisme); ceux qui ont délégation de pouvoir ont
pour fonction de veiller au respect des règles et procédures
définies par les experts et chacun est motivé pour
le faire: l’agent s’attend à recevoir les renforcement
essentiellement économiques pour lesquels il travaille .
Ainsi le penseur bureaucratique fait davantage confiance à
l’organisation (possiblement rationnelle) qu’à
la nature humaine (foncièrement irrationnelle).
2. L’attachement
L’organisation fonctionnera de manière optimale si
ses membres ont avec elle des liens dépassant le cadre strict
du contrat de travail et si elle peut satisfaire d‘autres
motivations que les motivations économiques. Elle vont du
classique paternalisme, qui joue sur un registre de systèmes
destinés à renforcer sur d’autres plans que
celui du salaire le lien affectif de l’agent à ce qui
se présente à lui comme sa famille sociale, aux relations
humaines énoncées par E. Mayo dont le projet d’assimilation
de la structure informelle (groupes et leaders) par la structure
formelle (équipe de travail et ligne hiérarchique)
consiste à placer le salarié dans un réseau
de relations interpersonnelles chaleureuses.
Paternalisme et relations sociales sont compatibles: elles développent
ainsi un système d’opacification des relations de pouvoir
par l’intervention du registre socio- affectif. L’activité
évaluative y est ancrée dans une psychologie rustique
qui s’exprime à l’aide de grilles d’évaluation
faites de caractéristiques personnelles, attitudes (le "bon
esprit") et quasi- traits (la loyauté, le dévouement,
l’ascendance) qui désignent le bon gars sur lequel
peut s’appuyer le bon chef (en opposition, les GPRA potentiels
ou avérés destinés à êtres exclus
ou boucs émissaires).
Fidélité et attachement n’impliquent aucune
participation cognitive du subordonné aux utilités
et valeurs organisationnelles et sont, selon J.L. Beauvois, entièrement
compatibles avec le type dictatorial d’exercice du pouvoir.
3. Le projet
La pré éminence du projet collectif dont la réalisation
dépend de la performance de chacun, a fortiori s’il
emporte l’adhésion du salarié, fournit les bases
au niveau individuel de l’optimisation organisationnelle.
Un tel projet permet de définir une normativité structurante
dans l’organisation, chacun pouvant inférer, proposer
ou se voir dicter, ce que doit être, à travers sa propre
performance, sa propre contribution vers l’Etat- but.
A la différence des deux valeurs précédentes,
les prescriptions hiérarchiques se réfèrent
à des normes générales connues proclamées
d’intérêt collectif par la seule force du projet.
Les utilités organisationnelles acquièrent donc une
dimension cognitive systématique.
4. L’esprit de performance
L’efficacité organisationnelle tient à l’aptitude
de l’organisation à balayer les carcans (outils bureaucratique
de gestion et d’organisation) qui brident habituellement les
salariés et à créer au niveau individuel, les
conditions permettant à chacun de donner libre cours à
sa nature pour l’accomplissement de son excellence et de sa
performance. On donne ainsi aux gens des objectifs, ou on les aide
à s’en donner, on leur donne des outils d’analyse
de leur progression ou on les aide à s’en donner afin
qu’il se réalise dans leur développement individuel.
C’est donc l’ère du chef- manager qui est fondamentalement
un libéral dans sa pratique de l’exercice du pouvoir.
La performance n’est pas la conséquence d’une
organisation rationnelle ou de la saillance d’un projet pour
l’exécutant, mais elle est l’expression de la
nature psychologique des individus.
En opérant le nécessaire croisement des dimensions
idéologique et partenariale de l’exercice du pouvoir,
l’auteur énonce dans quelles conditions un agent disposant
du pouvoir peut susciter l’auto prescription (pratique qui
relève de la dimension partenariale) chez les agents qui
lui sont soumis et tendre ainsi vers un exercice plus démocratique.
Du point de vue de l’agent (des agents) qui délègue(nt)
une part d’activité prescriptive, l’exercice
démocratique du pouvoir laissant une part importante d’auto-
prescription autrement dit de participation aux agents soumis, repose
sur quatre pré requis dont les deux derniers peuvent avoir
une intensité variable :
- la clause de connaissance, c’est-à-dire la connaissance
par les agents soumis des utilités attendues par l’agent
qui exerce le pouvoir ou par le système de pouvoir,
- la clause de dépendance, autrement dit la nécessité
pour les agents soumis de maintenir le contrat qui les lie au système
de pouvoir auquel ils sont soumis ( par craintes des sanctions,
voire de l’exclusion de l’organisation),
- la clause d’auto- évaluation ou de manière
plus réaliste d’évaluation par les pairs du
soumis qui au bénéfice d’une tentative de démocratisation
amène les agents soumis à participer voire à
décider des actions à entreprendre, des moyens à
mettre en œuvre et des objectifs à atteindre,
- la clause de délégation de l’évaluation
par laquelle le chef renonçant à juger des sanctions
positives ou négatives transfert aux agents soumis l’activité
de répartir eux-mêmes les renforcements sociaux disponibles.
Cette délégation poussée à son extrémité
devrait aboutir à un renversement de l’évaluation
qui se traduirait, in fine, en évaluation et donc possiblement
en sanction de l’agent qui exerce le pouvoir par ceux qui
auparavant lui étaient soumis et qui se seraient ainsi trouvés
invités à participer et à décider.
J.L. Beauvois souligne le caractère fantasmatique de la
clause de renversement de l’évaluation qui par le retournement
du système de pouvoir qu’elle suppose impliquerait
une modification profonde des structures organisationnelles.
Avec ces pré requis, l’agent soumis préfère
sa position de soumission et connaît l’utilité
psychologique de sa soumission.
Ces clauses suffisent à rendre compte de l’exercice
d’un pouvoir qui s’affirme démocratique - et
l’auteur en sous- entend ainsi l’imposture - alors que
pratiquement cette valeur démocratique se révèle
très relative.
Il n’est qu’à s’intéresser à
l’exercice de l’activité évaluative qu’implique
la citoyenneté (constitutionnellement garante de l’exercice
du pouvoir prescriptif et évaluatif dans les démocraties
politiques) pour constater qu’elle ne modifie pas les pouvoirs
hiérarchiques descendants: il suffit d’observer les
positions quotidiennes d’agents soumis que doivent adopter
les citoyens lorsqu’ils sont dans les entreprises, les administrations
publiques, à l’école, en famille ou dans la
rue.
Sous un mode totalitaire ou un mode libéral d’exercice
du pouvoir, la délégation plus ou moins poussée
de l’activité de décision quant à ce
que doit être l’activité collective (activité
prescriptive) - qu’implique une éducation (un élevage
selon l’auteur), une pédagogie, un management qui se
veulent permissifs - pré suppose de la part des agents soumis
(clause de connaissance) un minimum de participation cognitive.
Cette participation cognitive minimale permet aux agents de se repérer
dans le systèmes des utilités organisationnelles et/ou
sociales: le rappel des valeurs et projets, comme celui du type
humain nécessaire à une insertion réussie,
fournissent aux agents soumis le relais cognitif susceptible de
donner du sens aux exigences du pouvoir et d’en faciliter
l’appréhension cognitive.
En mode totalitaire, les agents peuvent adhérer par soumission
publique ou par acceptation privée, au grandes causes ou
aux grands projets.
En mode libéral, les agents peuvent avoir suffisamment internalisé
les utilités et valeurs pour qu’elles soient intégrées
à ce qu’ils se représentent comme leur nature
psychologique propre. Dès lors, il apparaît que les
modes totalitaire ou libéral d’exercice du pouvoir
peuvent faire naître et développer des pratiques démocratiques
et permissives.
Chapitre 3 : L’acteur, le libéralisme et la
démocratie : les effets socio- cognitifs de la soumission
Si démocratie totalitaire et démocratie libérale
sont souvent mêlées dans les faits et théoriquement
confondues dans l’exercice du pouvoir, elles reposent néanmoins
sur les pratiques concrètes, comportementales ou discursives
qu’il faut distinguer pour comprendre les processus socio-cognitifs
associées à la soumission.
On le sait maintenant, accepter la soumission à quelqu’un
c’est le reconnaître à la fois comme pouvant
imposer des conduites (aspect prescriptif) et comme pouvant juger
de l’utilité des conduites effectives (aspect évaluatif).
Quels sont alors les effets socio-cognitifs de ces deux aspects
de la soumission ?
Les fonctionnements démocratiques qui valorisent la dimension
partenariale de type libéral, s’ancrent dans l’attribution
d’une liberté de manœuvre (faite de représentations,
les sentiments ou illusions de liberté) que peuvent exhiber
les gens soumis.
On connaît les effets des déclarations de liberté
(voir partie 2) qui dans les situations de soumission forcée
similaires aux situations de pouvoir, initient le processus de rationalisation.
L’auteur précise alors la spécificité
de ce processus auquel se livre l’individu en présentant
les résultats de deux séries d’expérimentations
axées sur l’effet des rétributions qui exposent
ce qui se passe lorsque celui qui exerce le pouvoir omet d’énoncer
la déclaration de liberté ou lorsqu’il insiste
sur le caractère contraignant de sa demande.
Les sujets non déclarés libres (non choix) pour autant
qu’ils soient bien récompensés par l’autorité
leur extorquant l’acte problématique croient davantage
à l’intérêt ou à la valeur de ce
qu’ils font (loi de l’effet ou loi du renforcement)
que ceux qui reçoivent une rétribution dérisoire.
En revanche, les sujets déclarés libres (choix) rationalisent
leur comportement pour peu qu’ils estiment ne pas suffisamment
avoir été rétribués (théorie
de la dissonance cognitive), à l’inverse une forte
rétribution réduit ou fait disparaître le processus
de rationalisation.
Ces résultats confortent J.L. Beauvois dans la déduction
qu’en matière de prescription, dans un système
partenarial autoritaire où le pouvoir s’affirme en
tant que tel, dans lequel les agents soumis sont en situation de
non choix, seuls adhèrent du point de vue idéologique
à ce système de pouvoir ceux qui en profitent. A l’inverse
dans un système partenarial démocratique permissif
qui déploie comme une valeur incontournable la liberté
subjective il semble que ce soient ceux qui tirent le moins de bénéfices
du système de pouvoir qui adhèrent le plus aux implications
comportementales de leur soumission.
L’auteur met alors en évidence la subtile mais erronée
transposition qui s’opère dans l’esprit des individus
qui sont libres en tant qu’ électeur politique dans
le système de pouvoir démocratique et leur position
dans l’ensemble des organisations où se jouent les
rapports sociaux fondamentaux au sein desquelles ils n’ont
guère d’autre solution que de consentir à leur
position de soumission malgré le discours plus ou moins permissif
sur la liberté de manœuvre qui leur est octroyée.
En effet, toute la force du processus de reproduction mis en œuvre
dans les démocraties libérales tient au fait que les
gens ont appris à transférer le discours qui les proclame
libres comme acteur politique dans les espaces primaires (famille,…)
ou organisationnels (entreprises, écoles, universités,
hôpitaux,…) qui restent des espaces de soumission objective
(voir chapitre 2 précédent).
La liberté politique des citoyens - confinée aux
espaces d’élection se jouant dans le secret de l’isoloir,
seul dispositif social où les psychologues sociaux observent
une réelle adéquation entre d’une part les opinions,
croyances et attitudes et d’autre part le comportement (le
vote) - et parfois, à revenu donné, la liberté
de consommation sont cultivées par les démocraties
libérales comme normativité de liberté qui
pénètrerait les familles, les entreprises, les écoles,
les universités, les hôpitaux,… alors que la
réalité qui y a cours est faite d’aliénation
volontaire de liberté.
Ce processus d’entrée en soumission telle qu’elle
s’exerce dans les familles et dans les différentes
organisations s’assimile alors à celui de la soumission
librement consentie.
D’un côté, les agents qui exercent le pouvoir
se doivent de déclarer libres les agents soumis; ils se livrent
d’autant plus facilement à l’expression de cette
règle partenariale qu’il leur est acquis que ces déclarations
n’affectent pas ou que marginalement la réalisation
des conduites qui restent des conduites prescrites.
De l’autre côté, les agents soumis valorise
qui, le sous couvert de la permissivité ou du démocratisme,
s’engagent dans leur état de soumission librement consentie
:
a) déclarés libres, quand bien même ils ne
ressentent pas un sentiment exacerbé de liberté, ils
attribuent plutôt un crédit momentanée à
la déclaration de liberté (voir partie 2),
b) pénétrés de la normativité des expressions
de liberté que notre univers démocratique: les gens
qui se proclament libres de faire ce qu’ils font sont plus
respectables et de fait plus respectés que ceux qui se proclament
soumis. Il est plus dévalorisant aux yeux d’autrui
d’exprimer sa soumission quand bien même on la ressentirait;
on laissera plutôt entendre qu’on accepte librement
la proposition même si on sait que les conduites attendues
déboucheront sur des actes, pour nous problématiques,
mettant en jeu nos attitudes et valeurs morales.
Tout concourt donc à faciliter l’engagement des agents
soumis dans leur soumission. Engagement qui ouvre la voie des processus
socio-cognitifs conduisant à la reconnaissance de l’utilité
des prescriptions. Les conséquences de cet engagement diffèrent
selon que l’exercice permissif ou démocratique du pouvoir
emprunte dans la voie totalitaire ou la voie libérale.
Le mode totalitaire repose sur la mise en relief des causes et
des valeurs au profit desquelles les conduites sont requises par
l’agent qui exerce le pouvoir. La liberté attribuée
à l’agent soumis équivaut à solliciter
de lui une prise de position à l’endroit des valeurs
et ne produit rien qui puisse modifier sa vision "élément
d’un tout" du rôle à jouer et des conduites
à assumer. Aussi, l’engagement que la liberté
génère ne peut conduire, lorsque l’acte requis
est problématique, qu’à la croyance en l’utilité
propre de cet acte qui doit être conforme au registre de valeurs.
L’acte à accomplir en apparaîtra alors à
son producteur moins contraire à ses motivations et attitudes
d’autant que l’agent a le sentiment qu’il acquiert
ainsi un peu de la valeur attribué au dessein collectif.
Ainsi, c’est bien le processus de rationalisation des comportements
prescrits qui opère. Ce processus connaît cependant
deux limites :
a) il ne modifie pas en profondeur le système de croyances
du soumis, la rationalisation s’effectue au coup par coup,
acte problématique par acte problématique et n’affecte
pas les autres croyances;
b) il n’affecte que très peu les comportements spontanés
à venir du soumis, une prédiction sur ces comportements
s’avère très incertaine.
L’exercice démocratique totalitaire du pouvoir est
donc associé, notamment pour son versant prescriptif, à
la rationalisation. Pour ce qui est de l’aspect évaluatif,
les pratiques totalitaires, parce qu’elles n’ont de
légitimation que dans les valeurs, ne permettent pas une
appréhension analytique très poussée de la
contribution individuelle à la réalisation des valeurs
et des projets; il est dès lors difficile d’échapper
à un jugement global, voire manichéen, concernant
l’utilité des agents.
Le mode libéral d’exercice du pouvoir met en jeu,
à côté de la rationalisation, un autre circuit
cognitif, circuit qui passe par l’image que les soumis ont
de leur propre réalité psychologique.
Les pratiques libérales d’exercice du pouvoir s’appuient
sur l’évocation de l’image de soi ou du "concept
de soi" qui donne, au moment de la prescription et plus tard
dans la pratique évaluative, une signification à un
acte dont la détermination leur échappe.
En jouant du circuit de l’internalisation qui opère
le transfert des utilités comportementales de l’environnement
social vers la nature psychologique intime des gens, ce qui fait
la force des pratiques démocratiques libérales c’est:
- qu’elles favorisent la reproduction et même la généralisation
des conduites prescrites,
- que sur le plan évaluatif, elle propose à l’individu,
grâce à l’attribution de dispositions personnologiques,
une image de soi structurée par les principaux registres
d’utilités sociales mis en jeu par le rapport social
ou s’exerce le pouvoir.
Les pratiques de l’exercice du pouvoir parce qu’elles
sont démocratiques ouvrent les processus socio-cognitifs
qui découlent de l’engagement dans leur soumission
Parce qu’elles sont libérales ces pratiques activent
deux processus : la rationalisation des comportements prescrits
qui conduit à donner de la valeur à l’acte librement
accepté et l’internalisation des utilités sociales
dans l’activité évaluative qui réalise
le transfert de cette valeur sur la personne.
Ce transfert aboutit à donner au comportement une signification
(assimilées à des déterminations par les gens
et par les théories partagées) tenue pour causale
(poids de l’acteur comme facteur causal des comportements
et renforcements), qui peut déterminer les comportements
ultérieurs. L’activité évaluative confère
alors à la valeur transférée sur l’individu
d’une part des significations qui accentue le poids causal
de l’acteur, d’autre part le statut de norme sociale
(que Beauvois nomme "norme sociale d’internalité"
(voir Partie 1).
Toutefois, en l’absence d’expérimentation, l’auteur
laisse sans réponse la question de savoir quel est le rôle
causal attribué à cette signification.
|