origine : http://www.cgm.org/Forums/Confiance/notes-de-lecture/catstrphecl.html
J.P. Dupuy nous rappelle d’abord comment la pensée
économique dominante peut nous égarer et, sans répondre
à notre désir de bonheur, risque de nous conduire
vers des abîmes. Certes, l’existence d’un risque
grave ne doit pas nous condamner à l’inaction si toutes
les précautions sont prises pour l’éviter. Mais
alors la question se pose : comment la perspective d’une catastrophe
peut-elle conserver tout son pouvoir d’alerte dès lors
que tout est fait, et efficacement, pour la rendre extrêmement
peu probable ?
Dans " le temps de l’histoire " auquel nous sommes
accoutumés, les éventualités non actualisées
perdent toute consistance, et l’expérience montre que
l’on n’agit contre la catastrophe qu’une fois
celle-ci réalisée. L’auteur nous introduit donc
dans une autre forme de temps, qu’il appelle " le temps
du projet ", qui unit de façon univoque le passé
au futur ; dans ce temps du projet, la catastrophe annoncée
est déjà présente aujourd’hui comme un
accident du destin ; il nous appartient d’être assez
vigilant, dès aujourd’hui, pour qu’elle ne se
produise pas.
Après un chemin dans les sciences économiques et
morale, le lecteur est ainsi invité, à la suite de
Bergson et de Hans Jonas, à une réflexion sur le temps,
sur la relation entre passé et futur, sur ce qui est probable,
possible, actuel, sur la liberté. Il aura un aperçu
de la théorie de la dissuasion nucléaire, rendue paradoxalement
efficace lorsque chaque acteur en a évacué toute intentionnalité
pour ne garder que le risque, non nul, de catastrophe pour ainsi
dire fatale, éminemment présent et, heureusement,
toujours écarté.
I- Le risque et la fatalité
1 : un point de vue singulier
2- Le détour, la contre-productivité et l’éthique
3- La fatalité, le risque et la responsabilité
4- L’autonomie de la technique
5- Le catastrophisme en procès
II : Les limites de la rationalité économique
6- La précaution, entre le risque et l’incertain
7- Le voile d’ignorance et la fortune morale
8- Savoir n’est pas croire
III- L’embarras de la philosophie morale, l’indispensable
métaphysique
9- La mémoire de l’avenir
10- Prévoir l’avenir pour le changer. Jonas contre
Jonas
11- Le temps du projet le temps de l’histoire
12- Rationalité du catastrophisme
I- Le risque et la fatalité
Bergson écrivait dans Les deux sources de la morale et de
la religion, au sujet de la déclaration de la guerre, en
1914 : " J’éprouvais un sentiment d’admiration
pour la facilité avec laquelle s’était effectué
le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une
éventualité aussi formidable pût faire son entrée
dans le réel avec aussi peu d’embarras ? ". Auparavant
la guerre apparaissait à Bergson " tout à la
fois comme probable et comme impossible ". Dans un domaine
tout à fait différent, Bergson, parlant d’une
œuvre d’art dit que sa possibilité (le fait qu’il
soit possible que, plus tard, elle existe), a été
créée en même temps que la réalité.
Le temps des catastrophes, c’est cette temporalité
inversée. La catastrophe , comme événement
surgissant du néant, ne devient possible qu’en se "
possibilisant ", pour parler comme Sartre qui, sur ce point,
aura retenu la leçon de son maître Bergson.
Chapitre 1 : un point de vue singulier
Grâce aux inventeurs du calcul de probabilité, les
jeux de hasard relevaient désormais de la législation
de la raison humaine. Pour chacun des malheureux anglais qui mourra
de la vache folle, ce calcul de probabilité est assez loin
de la réalité. Néanmoins dans de nombreux colloques
ou cénacles traitant d’environnement, ce sont les économistes
ou en tout cas l’esprit de l’économie qui domine,
c’est à dire l’économie de l’environnement.
Il y a de fortes raisons de craindre que ce quasi monopole soit
très dommageable. Les économistes, en reconnaissant
ce que leur démarche ignore, tiennent qu’elle est séparable
les aspects éthiques et politiques. Comme si l’envahissement
du monde par la valeur marchande n’avait rien à voir
avec les dangers dont nous parlons !
Sur " l’envahissement des valeurs marchandes "
on peut se référer aux notes de lecture de Trust within
reason de M. Hollis ; dans la suite, on écrira cf. TWR.
En réaction, tout un courant de pensée convoque sciences
humaines et politiques pour nous convaincre que sans une "
démocratie technique " qui associe le peuple bien informé
aux choix techniques et scientifiques, l’application du "
principe de précaution " produira des effets inverses
de ceux qui sont recherchés. Mais cette démarche met
la charrue avant les bœufs ; il convient me semble-t-il de
penser la nature du mal auquel nous avons ici affaire car la rationalité
procédurale n'a du bon que lorsqu’elle ne se construit
pas au prix du renoncement à toute rationalité substantielle.
L’auteur insiste beaucoup sur ce point qui lui tient particulièrement
à cœur.
Cette façon de voir (la rationalité procédurale)
est, pour certains, solidaire de la version hard de la sociologie
et de l’histoire des sciences où la science est représentée
comme un champ de bataille où tous les coups sont permis.
Selon eux, ce ne sont pas les propriétés intrinsèques
de l’objet qui sont responsables des controverses ; ce sont
les controverses qui sont responsables des incertitudes.
Vision que récuse l’auteur. Puis il rappelle qu’il
est disciple de Jean Ullmo et qu’il a introduit avec d’autres
en France la pensée de Ivan Illich.
Pour Illitch, toute valeur d’usage peut être introduite
de deux façons, en mettant en œuvre deux modes de production,
un mode autonome et un mode hétéronome : on peut apprendre
par soi-même ou recevoir l’éducation d’un
professeur payé pour cela ; on peut trouver la bonne santé
avec des médicaments ou par l’hygiène ; on peut
se déplacer par son propre effet ou avec une voiture etc.
Ce que produit le mode autonome ne peut être en général
mesuré, comparé, additionné. Or l’hétéronomie
est un détour de production au service d’une fin qu’il
ne faut pas perdre de vue : l’autonomie. L’hypothèse
d’Illitch est que la synergie positive n’est possible
que dans des conditions précises. Passés certains
seuils, la production hétéronome, loin d’augmenter
l’autonomie la dégrade, rendant nécessaire un
accroissement de cette production hétéronome.
Cela ne m’empêche pas de m’émerveiller
devant les mathématiques et devant les objets techniques.
Non, ce qui est en question est la critique du projet technicien
qui caractérise la société industrielle. J’entends
par là la volonté de remplacer le tissu social, les
liens de solidarité qui constituent la trame de la société
par une fabrication.
Le projet technicien n’est pas neutre.
Mais critiquer la modernité n’aurait pas plus de sens
que de critiquer un tsunami ou un cyclone. Hans Jonas, qui lui-même
ne ménage pas son catastrophisme, en convient : la puissance,
source du malheur redouté, est en même temps le seul
moyen de l’empêcher à l’occasion, car il
y faut précisément la mobilisation sans réserve
de ce même savoir dont découle la funeste puissance.
Et cependant, le mode de développement scientifique, technique,
économique et politique du monde moderne souffre d’une
contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme
universel, il ne conçoit même pas qu’il pourrait
ne pas l’être. Or il faut que la modernité choisisse
ce qui lui est le plus essentiel : son exigence éthique d’égalité,
qui débouche sur des principes d’universalisation,
ou bien le mode de développement qu’elle s’est
donné. On ne peut pas à la fois vouloir conserver
son morceau de gâteau et le manger
Remarque de bon sens, à une réserve près qui
n’en annule pas la pertinence : la taille du gâteau
dépend de la façon dont on le partage.
2- Le détour, la contre-productivité et l’éthique
J. Elster met en évidence les affinités électives
qui relient le capitalisme au système philosophique de Leibniz.
Il défend comme l’auteur de la Théodicée
la thèse que l’être humain se caractérise
par sa capacité de faire des détours pour mieux atteindre
ses fins. De même que Dieu pour réaliser le meilleur
des mondes possibles a dû y laisser une dose de mal, tout
ce qui apparaît comme mal du point de vue de la monade individuelle
est, du point de vue de la Totalité, un sacrifice nécessaire
pour le plus grand bien de cette dernière. Le mal est toujours
sacrificiel en ce sens et le sacrifice est un détour.
La logique du détour constitue un élément
clé de " l’idéologie " moderne et
le cœur de la rationalité économique : le sacrifice
est un " coût de production ", indispensable à
l’obtention du maximum de bien net. Or je soutiens la thèse
que la logique du détour, en éthique, paraît
profondément haïssable aux habitants de nos contrées
; la critique illichienne de la société industrielle
met en évidence qu’elle peut être, au plus haut
point, contre-productive.
Sur la contre-productivité
Comme exemple de contre-productivité, Illitch divise la
distance parcourue avec différents moyens de communication
(auto, vélo, marche à pied etc.) au " temps généralisé
" égal à la somme du temps de déplacement
et du temps de travail nécessaire pour financer l’acquisition
et l’entretien de ce moyen de transport ; la " vitesse
" généralisée de la bicyclette est supérieure
à celle de la voiture (en tenant compte de tous les déplacements
y compris ceux de vacances et de fin de semaine).
Comme le travail est très divisé, il constitue un
détour par excellence : on voit certains travailler à
des engins de mort pour pouvoir se payer une médecine coûteuse.
Cette folie collective a une dimension " providentielle "
au sens de Tocqueville, c’est à dire un phénomène
universel, durable et qui échappe à la puissance humaine.
Mais que les technocrates qui prétendent nous gouverner fassent
passer pour diktats de la Raison ce qui n’est que le comble,
tragi-comique, de l’absurde, voilà ce que le rationaliste
qu’en dépit de tout je reste ne pourra jamais tolérer.
Sur l’éthique
L’éthique que je considère est l’éthique
de sens commun, ancrée dans les traditions religieuses et
philosophiques propres à notre culture. Les intuitions qui
la constituent sont déontologiques. Elles tiennent, dans
une veine rousseauiste et kantienne, que la plus haute faculté
morale, l’autonomie, est celle qui consiste à limiter
son individualité en se donnant à soi-même une
loi ou règle impartiale, transcendante et fixe et à
s’y tenir. La morale de sens commun est aussi une morale des
intentions qui évalue la valeur d’un acte à
sa conformité à des normes, en faisant l’impasse
sur l’évaluation des conséquences.
Il est intéressant de noter ce qu’une telle éthique
peut avoir de choquant pour une doctrine morale – car il en
existe – conforme au principe du détour de production.
Et inversement :
" Vous ne voyez pas qu’il vaut mieux qu’un seul
homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas
tout entière " disait Caïphe pour convaincre les
prêtres et docteurs de condamner Jésus. Situation inversée
dans le film de Spielberg, Saving private Ryan, où le capitaine
Miller, animé d’un esprit militariste qui lui fait
rechercher systématiquement le minimum de morts dans ses
troupes, reçoit comme mission d’aller sauver Ryan ;
il donnera à cette mission la vie de la plupart de ses hommes
et la sienne. Le film montre admirablement comment cette mission,
que lui et ses hommes jugent d’abord insensée, leur
apparaît peu à peu comme la seule qui puisse donner
sens à leur combat.
La grande pensée libérale d’inspiration économique,
celle qui va d’A. Smith à F. Hayek, n’a pas hésité
à interpréter les maux commis par le marché
comme des sacrifices qu’il faut savoir accepter au nom d’un
intérêt supérieur. Pour Hayek, la sagesse est
de " s’abandonner aux forces obscures d’un processus
social ". Même si chaque homme, individuellement, n’est
pas utilitariste, la nature ou Dieu, l’est pour lui. C’est
dans la pensée économique que Hegel a puisé
le schéma de la ruse de la raison.
Quand le mal servait le bien, il était par là même
justifié. Quand le mal se trouve privé de sens, il
devient intolérable. L’affaiblissement des schèmes
de justification sacrificielle renvoie désormais au non-sens
bien des maux qui accompagnent la croissance de l’activité
économique.
Ainsi s’explique selon moi que le sentiment d’insécurité
se fasse plus profond et plus diffus alors que, nous dit-on, jamais
la sécurité n’a été aussi grande.
Outre cette explication morale, apparaît un autre phénomène.
Il se peut que nos sociétés apparaissent à
travers les statistiques plus sûres qu’antérieurement.
Mais c’est essentiellement parce qu’elles savent différer
des menaces toujours plus effroyables. Un poids d’horreur
tendant vers l’infini s’attache à un avenir lui-même
repoussé vers un horizon indéfini.
Le principe de précaution, nous le verrons, entend se limiter
aux " risques potentiellement graves mais non apocalyptiques
". D’emblée il suppose le problème résolu.
C’est à bon compte qu’il entend rassurer.
3- La fatalité, le risque et la responsabilité
Je voudrais dans ce livre plaider en faveur d’une interprétation
" fataliste " des maux qui nous assaillent ; un fatalisme
qui résulte d’un excès de puissance, plus précisément
de l’impuissance à maîtriser la puissance.
Pour Illitch, l’homme, alors même qu’il doit
se garder sur deux fronts, la nature et son voisin, doit survivre
à son rêve malsain, celui auquel, dans toutes les cultures
antérieures à la nôtre, les mythes ont donné
forme et limites. Le mythe a toujours eu la fonction de rassurer
l’homme sur ce troisième front, pourvu qu’il
ne franchisse pas les limites sacrées. Le péril de
succomber à ce vertige n’existait que pour le petit
nombre de ceux qui tentaient de duper les dieux.
Ce troisième front, c’est l’hybris, (vouloir
se faire aussi grand que les dieux) punie par la némésis
(une forme de folie).
" L’hybris industrielle a brisé le cadre mythique
qui fixait les limites à la folie des rêves ",
dit Illitch.
Réchauffement climatique et catastrophe de l’environnement,
maladie de la vache folle et risques de l’alimentation industrielle
– ces prétendus risques sont pour l’essentiel
la manifestation du monopole radical qu’exerce le mode de
production hétéronome sur notre rapport au corps,
à la souffrance, à la mort ainsi qu’à
l’espace et au temps. Les maux nous paraissent évidents
; et il semble non moins évident à la majorité
que l’on n’en viendra à bout que par toujours
plus de ce qui les cause. Cette partie visible de la contre productivité
est son aspect technique. Il y a aussi la partie invisible : contrepartie
sociale et contrepartie structurelle ou symbolique.
Premier exemple : la santé
René Dubos a proposé de définir la santé
bonne comme la capacité personnelle autonome de maîtriser
ses conditions de vie, de s’adapter aux modifications accidentelles
de son milieu et de refuser éventuellement des environnements
intolérables. Je ne vois pas de meilleure illustration de
la contre productivité sociale de la médecine qu’une
brochure déjà ancienne de l’industrie pharmaceutique,
où on lit que " notre époque est anxiogène
(compétition sans trêve ou personne n’est assuré
de conserver un avantage acquis etc.). De plus en plus l’individu
devra être lucide, vigilant, équilibré du point
de vue mental, avoir des réflexes rapides et précis.
Rares sont les hommes que la nature a doués de ces qualités
(…). La complexité de la vie économique, l’érosion
monétaire, les problèmes de l’emploi (…)
perturbent l’équilibre psychosomatique de l’individu
et provoquent souvent des états pathologiques dont le traitement
vient grever le budget national. ". La maladie est devenue
une entité extérieure à l’individu et
à sa relation au milieu. Cette représentation du mal
fonde l’accord entre le médecin et son malade et permet
leur relation. Le malade ne va pas essayer de réagir sainement
par un refus d’adaptation à un environnement ou des
conditions difficiles. La production hétéronome aide-t-elle
vraiment l’homme à accroître sa production autonome
de santé ?
Illitch continue : " Le traitement précoce des maladies
incurables a pour seul effet d’aggraver la condition de patients
qui, en l’absence de tout diagnostic et de tout traitement,
demeureraient bien portant les deux tiers du temps qu’il leur
reste à vivre ". Comme le dit A. Gorz, " il est
devenu choquant d’affirmer qu’il est naturel de mourir
". Jonas : " la mort apparaît comme un défaut
évitable ".
Prendre conscience de la contre-productivité sociale oriente
vers l’action, au sens politique du terme, et non d’abord
vers la technique, qui n’est qu’un alibi.
En sacrifiant le sacré par la raison et la science, l’homme
a perdu tout sens des limites et par là même c’est
le sens qu’il a sacrifié.
Les transports
J’en ai déjà montré la contre-productivité.
La soumission de l’homme industriel aux véhicules révèle
qu’il ne se sent chez lui nulle part ou presque. La société
industrielle est la première à avoir brisé
la connexité de l’espace traditionnel : les espaces
personnels y sont éclatés en morceaux disjoints, éloignés
les uns des autres. Ce qui rend nécessaires les moyens de
transport.
Qu’est-ce qui nous menace ?
C’est sur ce fond de contre-productivité que se pose
la question. Parlons à la manière de Pascal. Les non-habiles
voient ici une fatalité, un destin qui sait où il
va et nous broie au passage. Ceux qui se croient habiles leur reprochent
de rester prisonniers d’une vison archaïque et mystique
du monde. Ils cherchent quant à eux des responsabilités,
c’est à dire des responsables ou, mieux, des coupables.
Restent les semi-habiles, les gestionnaires du risque et autres
économistes de l’assurance.
Aucune de ces réponses n’est satisfaisante. Les menaces
qui s’accumulent ne sont ni des fatalités ni des risques.
Risque endogène ou exogène ? Le risque météo
devient endogène ! Je vais proposer une quatrième
interprétation, paradoxale qui, en un sens, fait retour vers
celle des non-habiles. Il s’agit de faire comme si on avait
affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner
le cours. C’est un destin que nous pouvons choisir d’éloigner
de nous.
4- L’autonomie de la technique
La conjecture de Von Foerster, cybernéticien, dit que, plus
les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement
de la totalité apparaîtra aux éléments
individuels qui la composent comme doté d’une dynamique
propre qui échappe à leur maîtrise. Au contraire,
d’un point de vue extérieur, plus rigidement les individus
sont couplés, plus il sera facile de maîtriser, conceptuellement,
le fonctionnement. En cas de couplage rigide entre individus, par
exemple par imitation, le point de vue extérieur et le point
de vue intérieur deviennent complètement différents.
Pour chaque individu, l’évolution du tout se transforme
en destin.
Nombreux sont les penseurs contemporains à trouver que le
développement des techniques est un processus autonome. Pour
Heidegger, la technique n’est pas un moyen au service d’une
fin, elle est destin (Geschick). Ellul : " Il n’y a pas
d’autonomie de l’homme possible en face de l’autonomie
de la technique ".
La conjecture de Foerster nous permet d’éviter ce
piège de voir dans l’évolution technique un
agent vraiment autonome. Essayons de comprendre les mécanismes
qui rendent compte de cette autonomisation (du point de vue interne),
ou comment le phénomène technique s’est "
auto-extériorisé " par rapport à ses conditions
d’émergence.
L’analyse que font les économistes du fonctionnement
des marchés nous montre une voie. Alors que l’on a
coutume de montrer le rôle essentiel des mécanismes
de rétroaction négative, depuis peu, la théorie
s’intéresse au rôle des rétroactions positives
dans l’autorégulation marchande car elle a vu l’importance
de l’imitation, facteur que généralement les
théoriciens du marché ont ignoré alors même
que certains de meilleurs économistes de tous les temps lui
ont donné une place centrale : A. Smith, J.M. Keynes et F.
Hayek. Comment ont-ils pu concilier imitation et autorégulation
des marchés ?
Ici un exemple simple de prédiction autoréalisatrice
: une rumeur fait penser à A que B désire O ; il prendra
les devants etc. (cf. " La monnaie entre violence et confiance
"). La théorie en rend compte en parlant " d’attracteurs
", points de convergence dont la naissance est due à
un hasard ou un désordre initial, notion qui n’a donc
rien à voir avec les équilibres de Walras ou de Paretto
qui, eux, sont censés refléter une réalité
fondamentale.
La dynamique mimétique semble guidée par une fin
qui lui préexiste – et c’est ainsi que de l’intérieur
elle est vécue – mais c’est elle qui en réalité
fait émerger sa propre fin. A priori parfaitement arbitraire
et indéterminée, celle-ci acquiert une valeur d’évidence
à mesure que se resserre l’étau de l’opinion
collective. C’est un procédure aléatoire qui
prend les allures de la nécessité. Efficacité
et capacité de révéler des informations cachées
: ce sont là deux propriétés que les économistes
attribuent volontiers au marché idéal. La distance
entre celui-ci et le processus mimétique semble infranchissable.
Or il est fréquent qu’un agent ait objectivement intérêt
à imiter. Un concept joue ici un rôle crucial : c’et
la " dépendance par rapport aux chemin ". Ainsi
l’évolution technique a de bonnes chances de s’enfermer
dans des sentiers indésirables. Hans Jonas : " Ce qui
a été commencé nous ôte l’initiative
de l’agir et les faits accomplis que le commencement a créés
s’accumulent pour devenir la loi de sa continuation (…).
Cela renforce l’obligation de veiller aux commencements, accordant
la priorité aux possibilités de malheur fondées
de manière suffisamment sérieuse par rapport aux espérances
(…) ".
Comment Hayek a-t-il pu éviter des conclusions aussi peu
réjouissantes ? Très simple : considérons un
univers où tout le monde imite tout le monde excepté
une personne, qui est très bien informée et qui sait
qu’elle est dans le vrai. Comment le sait-elle ? Elle doit
être extérieure au système pour cela. L’auto
extériorisation née de l’imitation n’a
de vertu que s’il existe une vraie extériorité.
De purs mécanismes peuvent produire des effets de destin.
Cette leçon, les technologiques l’ont en vérité
faite leur depuis longtemps. Dès 1948 J. Von Neuman prédisait
qu’un jour viendrait où le constructeur d’automate
serait aussi désarmé devant sa création que
nous le sommes devant des phénomènes naturels complexes.
Tout se passe comme si la technique, en s’autonomisant toujours
plus, accomplissait un projet consistant à se faire le destin
inhumain qui décharge enfin l’humanité du fardeau
de liberté et de l’autonomie.
5- Le catastrophisme en procès
Après la fin des trente glorieuses et l’apparition
du chômage, la croissance apparaissaient comme le seul remède.
La macroéconomie avait pris les rênes du pouvoir. Mais
s’il est beau de vouloir partager un gâteau aussi grand
que possible, il conviendrait peut-être de se demander d’abord
s’il n’est pas empoisonné.
Une certaine forme de catastrophisme est à l’origine
d’une certaine façon de concevoir le " principe
de précaution ", façon qui tombe sous la critique
des raisonnables pour trois motifs : cette attitude se fixerait
comme objectif le " risque zéro " ; elle aurait
les yeux braqués sur le " scénario du pire "
; elle imposerait un " renversement de la charge de la preuve
" puisque ce serait à l’innovateur de prouver
l’innocuité de son produit ; ainsi perçu le
catastrophisme accompagné de ce principe conduirait à
l’inaction.
Or ma conception du catastrophisme est tout autre.
1- Nous sommes d’accord que le risque zéro
n’existe pas.
2- Le scénario du pire peut être un bon guide
pour l’action
Dans la position que je défends, le risque – la catastrophe
– reste une possibilité et seule l’inévitabilité
de réalisation future peut conduire à la prudence.
Mais jusqu’où le pessimisme peut-il raisonnablement
aller ? se demande-t-on ; pourquoi devrait-on croire que le pire
est certain ?
Il ne s’agit pas de cela. On peut se fixer sur le scénario
du pire non pas comme pouvant ou devant se produire dans l’avenir
mais en tant qu’il pourrait ou devrait se produire si l’on
entreprenait telle action. Dans le premier cas, le scénario
du pire est de l’ordre d’une prévision ; dans
le second c’est une hypothèse conditionnelle dans une
délibération qui doit aboutir à choisir, parmi
toutes les options ouvertes, celle ou celles qui rendent ce pire
acceptable. C’est une démarche " minimax "
: rendre minimal le dommage maximum. Or minimiser le pire, ce n’est
pas le rendre nul.
" C’est précisément la pertinence, voire
la seule existence de la possibilité de ce scénario
du pire qui peut et doit guider la réflexion et l’action
", écrit Corinne Lepage. Je rejoins ce jugement. Je
crains que ce point fasse peu sens pour les gestionnaires du risque.
La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit
pas qu’elle va se produire, mais qu’une fois produite
elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses.
Ma démarche consistera à raisonner comme si le fait
que la catastrophe est possible équivalait à penser
qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement.
En effet il n’y a de possible que dans l’actualité
(au sens de ce qui est en acte, par opposition à ce qui n’est
qu’en puissance) présente ou future. Avant que la catastrophe
se produise, elle peut ne pas se produire ; c’est en se produisant
qu’elle commence à avoir toujours été
nécessaire, donc que la non-catastrophe, qui était
possible, commence à avoir toujours été impossible.
La métaphysique que je propose consiste à se projeter
dans l’après catastrophe, et à voir rétrospectivement
en celle-ci un événement tout à la fois nécessaire
et improbable.
Est-il bien utile d’en passer par de telles constructions
? Nombreux sont ceux qui cherchent des issues en concevant des procédures
de délibération et de décision, démocratiques
ou non. Je doute que celles-ci soient capables à elles-seules
de résoudre les problèmes sur lesquels la philosophie
(la métaphysique) se casse les dents depuis qu’elle
existe. On sent bien que les questions qui se posent sont celles
de l’avenir, du temps, de la temporalité. Lorsqu’un
acteur de la " précaution " déclare que
" en situation de risques, une hypothèse non infirmée
devrait être tenue provisoirement pour valide même si
elle n’et pas formellement démontrée "
(proposition du Commissaire du gouvernement au Conseil d’Etat
au sujet du sang contaminé) sa formule charrie des tonnes
de présupposés philosophiques que l’on aimerait
voir explicités. Hans Jonas montre qu’il s’agit
du renversement du principe cartésien du doute selon lequel
nous devons tenir pour faux tout ce qui n’est pas prouvé
vrai.
3- Le renversement de la charge de la preuve ? Il est en
effet impossible de prouver l’innocuité.
Mais que l’idée même d’inverser la charge
de la preuve soit venue, avec quel éclat, sur le devant de
la scène fait apparaître a contrario que l’absence
de preuve de nocivité suffisait naguère à garantir
l’innocuité. Par ailleurs, s’il est impossible
de prouver l’innocuité, il est possible d’en
donner une assurance " raisonnable ". Suivons Jonas qui
nous dit : " il faut davantage prêter l’oreille
à la prophétie de malheur qu’à la prophétie
de bonheur ", adoptons une " heuristique de la peur ",
non pas pour se laisser emporter par un flot de sentiments en abdiquant
la raison mais pour nous garder de cette attitude psychologique
qui fait que la perspective d’une catastrophe nous laisse
parfaitement indifférents. Ayons recours à cette peur
simulée, imaginée, pour prendre conscience de ce qui
a pour nous valeur incomparable. Aurait-on oublié que la
première philosophie moderne, avec Hobbes, repose précisément
sur une heuristique de la peur, à la différence que
pour Hobbes, il s’agissait d’éviter un malum
connu car déjà éprouvé alors que pour
nous il s’agit d’éprouver un malum imaginé
? Certains critiquent la pensée de Jonas au motif qu’elle
serait théologique. Et alors ? Premièrement, la théologie
peut être une discipline rationnelle et, deuxièmement,
cette réflexion est d’abord éthique et, même
sans religion, l’éthique ne saurait être déchargée
de sa tâche.
Enfin on reproché à la pensée de Jonas de
conduire à l’inaction. Bien au contraire, c’est
par cette capacité à se fixer des limites, sous forme
d’impératifs à validité universelle,
et par leur capacité individuelle d’agir que les individus
agissent en personnes autonomes entrant en communication les unes
avec les autres. Ou le débat démocratique au sujet
des nouvelles menaces va porter de plus en plus sur les limites,
ou bien c’est un écofascisme terrifiant qui risque
d’imposer sa loi à la planète.
Je partage avec Jonas la conviction que la situation actuelle nous
impose de donner la priorité à l’éthique
sur la politique mais aussi à la métaphysique sur
l’éthique. Les théoriciens de la précaution
aimeraient bien jeter par dessus bord le Jonas qui les embarrasse,
comme des marins étrangers s’y résolurent dans
le cas de son lointain ancêtre. Je montrerai que les mésaventures
de ce premier Jonas, le parangon de tous les boucs émissaires,
touchent au cœur du renversement métaphysique que je
propose.
II : Les limites de la rationalité économique
6- La précaution, entre le risque et l’incertain
La théorie de la précaution n’arrive pas à
se déprendre de la démarche " coûts-avantages
".
Kant et Knight introduisent une distinction entre le risque et
l’incertain. Pour eux, il y a risque lorsque l’incertitude
est probabilisable ; dans le cas contraire on dit que l’on
est dans l’incertain. Le rapport Kourilsky-Viney parle de
risques " avérés " et de risques "
potentiels " ; la précaution porterait sur les risques
potentiels un " risque de risque " auquel il assigne une
probabilité de probabilité. A l’analyse, la
distinction entre les deux types de risques s’évanouit.
Et la gestion de ce risque relève fort bien de la théorie
des choix rationnels avec maximisation de fonction d’utilité.
En situation d’incertitude, mais sachant que l’information
deviendra meilleure, faut-il attendre avant d’agir ? Le principe
de précaution recommande d’agir non pas en dépit
de notre manque d’information, mais parce que l’on ne
sait pas aujourd’hui et que l’on saura davantage plus
tard. Les modèles de décision rationnelle permettent
de démontrer qu’il existe des conditions où
ce principe d’action est pertinent ; mais cette démonstration
est très compliquée. Elle ne saurait donc fonder un
principe éthique.
L’expérience montre que l’individu est guidé
par une aversion pour l’incertain : il préfère
disposer de probabilités objectives plutôt que d’avoir
à les former subjectivement sur la base d’informations
insuffisantes. Gilboa et Schmeidler (1989) introduisent les effets
de l’aversion pour l’incertain dans la théorie
de la décision. Tout se passe comme si l’agent formait
a priori non pas une mais toute une famille de distributions de
probabilités subjectives. Pour chacun des possibilités
de choix qui s’offrent à lui, il se fixe, dans cette
famille, sur la distribution qui minimise le gain qu’il peut
espérer. C’est sans doute une bonne représentation
de l’esprit de la précaution.
Sur chaque futur envisagé, il s’agirait donc de nous
fixer sur le scénario du pire –mais sans aller "
trop loin ". Or sur ce " trop loin ", la théorie
reste muette.
Quoi qu’il en soit, le syllogisme pratique est bouleversé.
Depuis Aristote, il peut s’exprimer ainsi : le sujet désire
X ; il croit que le moyen x lui permettra d’obtenir X ; alors,
le sujet, s’il est rationnel décide d’adopter
le moyen x (ou, dans une autre version, il est rationnel pour le
sujet d’adopter le moyen x). La structure du syllogisme présuppose
que désirs et croyances préexistent à la décision
et en sont indépendants. Il faut donc arriver à penser
que ces raisons, comme ces causes, puissent suivre cela même
dont elles sont les raisons et les causes.
7- Le voile d’ignorance et la fortune morale
L’aversion par rapport à l’incertain conduit
à justifier la même stratégie que l’aversion
par rapport au risque : une conduite minimax si cette aversion est
infinie. On peut montrer que l’aversion par rapport à
l’incertain est une source de gaspillages économiques
et sociaux en ce qu’elle conduit à de grosses dépenses
contre des risques mal connus au détriment de la prévention
de risques connus.
Le voile d’ignorance
Or il se trouve dans la littérature philosophique contemporaine
un cas célèbre de justification d’une stratégie
minimax qui échappe totalement à toute psychologie.
Je fais référence à la manière dont
J. Rawls justifie, dans sa Théorie de la justice le choix
des principes qu’il défend dans un contexte laissé
volontairement dans l’incertain et justement nommé
" voile d’ignorance ". Les principes rawlsiens de
la justice demandent que la position du plus mal loti dans divers
domaines, soigneusement hiérarchisés, soit maximisée.
On ne développera pas ici : cf. TWR.
Il ne s’agit en rien d’un minimax psychologique. Les
sociétaires sont des associés qui passent entre eux
un contrat. Ils cherchent à faire en sorte d’être
tous en mesure d’honorer leur contrat, quelle que soit leur
situation – qu’il ne connaissent pas au moment où
ils contractent. Sous voile d’ignorance, chacun voudra éviter
de se trouver dans une situation moralement insoutenable. Je rappelle
cela pour montrer qu’il est possible d’être conduit
à une posture " catastrophique " sans avoir à
recourir à la psychologie.
La fortune morale
Mesurons l’abîme qui sépare une démarche
probabiliste du jugement moral.
Si dans une urne il y a deux tiers de boules noire et un tiers
de boules blanches et si l’on doit parier sur la couleur de
la boule qu’on en extraira, on choisira noire à tous
les coups et, si une boule blanche sort, personne ne dira que l’on
a eu tort de dire noire. Un homme qui a un peu trop bu a plus de
chances de reverser un enfant. Qu’il rentre chez lui sans
encombre ou qu’il renverse un enfant, le jugement moral qui
sera porté sur le fait qu’il a un peu trop bu sera
complètement différent. Un homme, un peintre, appelons-le
Gauguin, quitte femme et enfant pour aller aux antipodes ; est-il
moral d’agir ainsi ? La réponse dépendra de
ce qu’il aura su faire de sa vie.
François Ewald s’interroge : " Peut-on équitablement
juger d’un acte autrement qu’en fonction des éléments
qui en accompagnaient la conscience ? (…) Notre figure du
tragique appartient au monde de la technologie, c’est celle
de ces situations où, en raison de transformation dans la
conscience et dans la nature des choses, le consommateur va découvrir,
dans une sorte de révélation rétroactive, le
mal qui le frappe, sa déception, sa confiance déçue
".
" Nous voici assaillis par la crainte désintéressée
pour ce qu’il adviendra longtemps après nous –
mieux, par le remordes anticipateur à son égard ",
écrit H. Jonas. C’est donc l’anticipation de
la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie
la posture catastrophiste.
8- Savoir n’est pas croire
Face à l’ampleur des conséquences envisageables
de nos actions, Hans Jonas : " Le savoir devient une obligation
prioritaire au-delà de toute ce qui était dans le
passé revendiqué comme son rôle, et le savoir
doit être du même ordre de grandeur que l’ampleur
causale de notre agir. Or le fait qu’il ne peut pas réellement
être du même ordre de grandeur, ce qui veut dire que
le savoir prévisionnel reste en deçà du savoir
technique qui donne son pouvoir à notre agir, prend lui-même
une signification éthique. Le gouffre entre la force du savoir
prévisionnel et le pouvoir du faire engendre un nouveau problème
éthique. Reconnaître l’ignorance devient ainsi
l’autre versant de l’obligation de savoir ". "
Le savoir réclamé, en tant que savoir anticipé,
n’existera jamais, sinon tout au plus comme savoir disponible
au regard rétrospectif ".
De nombreux arguments ancrent l’ignorance nécessaire
dont parle Jonas dans l’objectivité des grands systèmes
qui menacent le monde. J’en distinguerai trois types.
1- Du fait de leur complexité, les écosystèmes
sont à la fois stables et sujets aux fragilités catastrophiques.
2- les systèmes techniques sont soumis à des rétroactions
positives essentiellement imprévisibles
3- Il est logiquement impossible de prévoir les savoirs
futurs.
Pour se distinguer de la prévention, la précaution
marque fortement la différence entre l’incertitude
probabilisable de l’aléa et l’incertain par manque
de connaissance ; l’incertitude est objective (indépendante
de l’observateur), l’incertain est subjectif (tenant
au fait que le sujet manque de connaissance). La théorie
de la décision dans l’incertain, forte du concept de
probabilités subjectives écrase ces deux niveaux et
tout devient subjectif puisque les probabilités affectées
tant aux aléas qu’aux hypothèses que l’on
forme sur eux traduisent, non une réalité extérieure,
mais la cohérence des choix de l’agent.
Moi-même, j’entends également supprimer l’écart
entre les deux formes d’incertitude, mais pour la raison exactement
opposée. Si l’aléa est imprévisible pour
nous, ce n’est pas d’un manque de connaissance qui pourrait
être comblé par des recherches plus poussées
; c’est parce que nous ne sommes pas infinis. Il y a de la
naïveté, pour ne pas dire quelque imposture, à
faire dépendre la mise en œuvre du principe de précaution
de l’absence de certitudes " compte tenu des connaissances
scientifiques et techniques du moment " (loi Barnier).
Nous rencontrons donc ici ce monstre qu’est une incertitude
qui n’est ni épistémique (elle n’est pas
dans la tête du sujet connaissant ; elle ne peut pas être
réduite par une meilleure connaissance) ni probabilisable
(bien qu’objective, elle n’est pas réductible
à une statistique).
Ce n’est pas avec le principe de précaution que l’on
pourra gérer ce risque. D’ailleurs, il est facile de
voir en effet la difficulté d’application de ce principe,
qui s’invalide lui-même de plusieurs façons (lorsqu’on
l’applique à lui-même, lorsqu’on l’applique
successivement à la décision de faire et à
celle de ne pas faire etc.). Mais alors pourquoi a-t-on ressenti
le besoin de se délester de nos outils habituels ?
J’ai mis très longtemps à m’en rendre
compte. Or j’ai remarqué que pour certains, le principe
de précaution s’applique à des risques très
probables et pour d’autres, à des risques très
peu probables ; de toutes façons des risques très
graves. J’interprète : très peu probables car
très graves (la faible probabilité compensant la gravité),
mais inéluctables (de là la référence
systématique au destin et à la fatalité). La
catastrophe est inscrite dans l’avenir, mais avec une probabilité
faible. C’est dans ce caractère paradoxal que nous
trouverons le salut.
Que faisaient les responsables avant que l’idée de
précaution ne voie le jour. Mettaient-ils en place des politiques
de prévention, cette prévention par rapport à
laquelle la précaution entend innover ? Pas du tout, ils
attendaient simplement que la catastrophe arrive avant d’agir.
Ce n’est pas l’incertitude qui empêche d’agir,
c’est l’impossibilité de croire que le pire va
arriver.
Depuis vingt ans, nous savons parfaitement que l’activité
humaine est responsable d’un réchauffement de l’atmosphère.
Tout nous porte à penser que nous ne pouvons étendre
indéfiniment, si dans le temps ni dans l’espace, le
mode de développement qui est actuellement le nôtre.
Mais remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler
au progrès aurait de répercussions si phénoménales
que nous ne croyons pas ce que nous savons pourtant être le
cas. Il n’y a pas d’incertitude, ici, ou si peu. Elle
est tout au plus l’alibi. L’incertitude n’est
pas l’obstacle, non, décidément, elle ne l’est
pas.
III- L’embarras de la philosophie morale, l’indispensable
métaphysique
9- La mémoire de l’avenir
Le conséquentialisme qui dominait le paysage avait été
défié par l’autre grande tradition morale, la
déontologie, avec Rawls, dans les années 1970. Or
l’un des maîtres du conséquentialisme américain,
Scheffler, défend la thèse que s’il est possible
de concevoir notre responsabilité dans la situation nouvelle
qui est la nôtre, et qu’il caractérise comme
une situation de globalisation des menaces, ce concept ne peut être
fourni que par le conséquentalisme.
En effet, la morale de sens commun dit que les actes sont plus
importants que les omissions, que les effets proches sont beaucoup
plus visibles et donc comptent plus que les effets lointains et
que les effets individuels ont plus d’importance que les effets
de groupe ou effets de composition, trois traits qui ne sont plus
pertinents, selon Scheffler, en ces temps de menaces globales. Mais
les raisons qui justifieraient de recourir au conséquentialisme
expliquent aussi son impuissance : elles se ramènent à
la complexité des chaînes causales. C’est donc
la notion de responsabilité qui se trouverait sans aucun
fondement, au plan de l’éthique tout au moins.
Déjà le kantisme avait dû constater son impuissance
et les liens entre la doctrine kantienne et la folie ont déjà
fait l’objet de commentaires savants.
L’éthique de Jonas n’est pas conséquentialiste.
Son éthique du futur n’est pas l’éthique
qui prévaudra, ou devrait prévaloir à l’avenir.
C’est l’éthique qui se construit lorsque l’on
regarde le présent, notre présent, du point de vue
de l’avenir. " Qu’est-ce qui peut nous servir de
boussole ? L’anticipation de la menace elle-même ! C’est
seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous
vient du futur (…) que peuvent être découverts
les principes éthiques ".
Ainsi Jonas nous dit que l’excès de notre puissance
sur notre capacité de prévoir les conséquences
de nos actes tout à la fois nous donne l’obligation
morale de prévoir l’avenir et nous rend impossible
de le faire. Pour sortir de cette impasse, Jonas se place d’emblée
dans l’avenir, c’est à dire au terme arrêté
de façon provisoire d’une histoire toujours continuée.
Le temps se trouve alors comme figé dans une boucle qui relie
le présent à l’avenir et l’avenir au présent.
10- Prévoir l’avenir pour le changer. Jonas
contre Jonas
Bergson a admirablement compris que le possible ne préexiste
pas à l’irruption de l’événement
dans le temps. La catastrophe n’entrant pas dans le champ
du possible avant qu’elle se réalise ne peut être
anticipée.
Dans la métaphysique qui sous-tend la prévention,
les possibles préexistent à la réalisation
de l’un d’entre eux et, pour ceux qui ne sont pas réalisés,
ils subsistent à jamais dans les limbes où flottent
toutes ces choses qui auraient pu être et qui n’ont
pas été. La théorie de la décision,
la problématique du choix rationnel se trouvent à
l’aise dans cette métaphysique traditionnelle mais
si la prévention empêche la catastrophe, celle-ci,
renvoyée dans un monde possible non actualisé, perdra
du même coup sa place dans l’avenir actuel. La métaphysique
bergsonienne, qui refuse toute réalité à un
possible qui ne se réalise pas, fait de la prévention
une tâche apparemment impossible. Comment faire ?
Pour contourner l’obstacle, il faut inscrire la catastrophe
dans l’avenir d’une façon beaucoup plus radicale.
Il faut la rendre inéluctable. C’est rigoureusement
que l’on pourra dire alors que nous agissons pour la prévenir
dans le souvenir que nous avons d’elle. Ces signaux en provenance
de l’avenir dont parle Jonas et que les lois de la physique
interdisent, c’est l’argumentation métaphysique
qui leur donnera existence et sens. Il va nous falloir apprendre
à penser que, la catastrophe apparue, il était impossible
qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle
se produise, elle pouvait ne pas se produire. C’est dans cet
intervalle que se glisse notre liberté.
Hans Jonas : " la prophétie de malheur est faite pour
éviter qu’elle ne se réalise ". Le problème
est que " prévoir l’avenir pour le changer "
est, pour notre métaphysique traditionnelle, une impossibilité
logique. En effet, K. Lewis, sans doute les plus grand logisticien
de la métaphysique du vingtième siècle, écrit
: " Quand nous disons couramment que nous ‘changeons
l’avenir’ quelle capacité nous attribuons-nous
exactement ? (…) On peut dire d’une certaine façon
que nous changeons les choses. Mais ce n’est pas un changement
au sens strict, car la différence que nous introduisons dans
le monde se situe entre le possible qui s’actualise et les
possibles qui restent non actualisés, et non pas entre des
actualités successives. La vérité stricte consiste
simplement à dire que l’avenir dépend contrafactuellement
du présent. Il dépend en partie de ce que nous faisons
maintenant " - c’est à dire : " si j’avais
agi autrement alors, peut-être, le monde serait différent
".
Mais Jorge Luis Borges écrit : " l’avenir est
inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu " et ajoute
" Dieu veille aux intervalles ". Il nous faudra replacer
Dieu par l’homme : la responsabilité de veiller ne
revient qu’à nous. La métaphysique de H. Jonas
nous permet de nous échapper de la prévention.
11- Le temps du projet le temps de l’histoire
On connaît les trois différentes formes de prévision
: la prévision portant sur un système autonome, insensible
à ce que je dis de lui ; la prévision qui, en réalité,
est un acte de volonté, promesse ou menace ; et la prévision
sur un système dont l’évolution dépend
de la prévision, comme les sondages préélectoraux.
Dans ce dernier cas, Herbert Simon a montré qu’il existe
des points fixes, c’est à dire des états de
ce système qui ne sont pas influencés par la prévision
faite sur eux. L’ennuyeux est qu’il existe plusieurs
états qui ont cette propriété.
Les prophéties bibliques relèvent à la fois
de la deuxième et troisième catégorie. Mais
peut-on croire à la fois que l’avenir que l’on
prévoit est, d’une part, le résultat d’une
fatalité, et, d’autre part, qu’on agit causalement
sur lui, par le fait même qu’on le prévoit et
que cette prévision est rendue publique ? Nous pensons que
oui en disant que le sujet tient que 1) l’avenir dépend
causalement de ce qu’il fait, au moins en partie et 2) l’avenir
est contrefactuellement indépendant de ce qu’il fait.
Dans la suite je remplacerai " indépendant contrefactuellement
de " et " dépendant contrefactuellement de "
par " fixe " et " ouvert ".
Un passé fixe et un avenir ouvert, c’est l’idée
que nous nous faisons spontanément du temps ; c’est
le temps de l’histoire : il peut se présenter par un
arbre formé d’un seul tronc, le passé "
fixe ", et d’innombrables embranchements figurant tous
les " possibles ". Peut-il y avoir à la fois indépendance
contrefactuelle et dépendance causale ? Ma réponse
est positive.
L’auteur donne l’exemple du marché " parfait
" d’où émergent des prix ,point d’aboutissement
de l’interaction spéculaire entre les agents qui donne
lieu à une régression potentiellement infinie et où,
en même temps, les prix sont indépendants de la décision
des agents. La conjecture de Foerster (cf. chap. 4) résout
cette apparente contradiction.
C’est lucidement, en toute conscience, que les agents vont
par convention tenir ces variables pour fixes alors qu’ils
se savent avoir un pouvoir causal sur elles.
De même, pourrait-on dire, dans le temps de l’histoire,
les agents se coordonnent par convention sur le passé, tenu
fixe. C’est sur cette convention que reposent les composantes
fondamentales du lien social : la promesse, l’engagement,
le contrat etc. Je soutiens que l’évidence d’une
autre conception du temps, dans lequel nous nous coordonnons autour
d’un avenir tenu pour fixe, ne nous est pas moins familière.
Chaque fois que nous entendons asséner comme une vérité
des prévisions de trafic routier ou de conjoncture, nous
ne nous rebellons pas devant ce qui pourrait passer pour un scandale
métaphysique.
Lorsque l’avenir est tenu pour fixe, l’avenir anticipé
doit être tel que la réaction dans le temps présent
ou passé à cette avenir anticipé boucle causalement
sur cette anticipation. Ce temps, qui a la forme d’une boucle,
est le temps du projet. Puisque l’avenir est tenu pour fixe,
tout événement qui ne fait partie ni du présent
ni de l’avenir est un événement impossible.
Et tout possible se réalise. Il n’y a donc pas place
pour la prévention – qui est l’art de faire qu’un
possible ne se réalise pas. Dans le temps du projet l’expression
" la mémoire de l’avenir " a un sens. Mais
dans ce cas, où est la liberté ? La liberté,
c’est ici de se donner dans la pensée n’importe
quel avenir et d’en tirer les conclusions sur la passé
qui l’anticipe et réagit à sa donnée.
Avant que l’avenir se détermine, il n’est pas
encore nécessaire. Mais cet " avant " et de "
pas encore " se situent hors du temps du projet. Celui-ci est
une fiction, sans doute ; mais le temps de l’histoire en est
une aussi. Je suis déterminé par une essence mais
une essence inconnue. Je ne suis libre, dans aucun monde connu,
d’agir contrairement à cette essence ; je me sens libre
en faisant comme si j’étais libre de choisir cette
essence en choisissant mon existence. Le passé n’est
pas fixe, l’action présente à un pouvoir contrafactuel
sur le passé – mais non pas causal : " si j’achetais
un appartement avenue Foch à Paris, (c’est que) je
serais riche ".
Si l’avenir figé en destin (par convention ou selon
le théorème de Foerster) a des propriétés
désirables, il est à la fois poison et remède.
Le meilleur exemple que je connaisse est celui de la planification
décrite ainsi par Guesnerie : " la planification visait
à obtenir par la concertation et l’étude une
image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable
et suffisamment crédible pour déclencher les actions
qui engendreraient sa propre réalisation ".
La solution catastrophiste apparaît maintenant comme la coordination
sur un projet négatif qui prend la forme d’un avenir
fixe dont on ne veut pas. Mais une telle entreprise semble entachée
d’une faute rédhibitoire dont H. Jonas n’est
pas venu à bout : l’autocontradiction.
12- Rationalité du catastrophisme
Ce chapitre difficile rend compte, selon l'avis du rédacteur
de ces notes de lecture, d’une réflexion en cours de
formation.
Dans le temps de l’histoire, la prévention efficace
de la catastrophe fait de celle-ci un possible non réalisé,
sorte de fantôme ontologique dont le poids de réalité
est insuffisant pour soutenir la volonté de la maintenir
hors du monde actuel. J’ai tenté de montrer que seul
le temps du projet peut mettre face à face le passé
et l’avenir les rendant jumeaux l’un de l’autre.
Il inscrit fermement la catastrophe dans la réalité
de l’avenir mais au point qu’une prévention réussie
ne peut que s’auto-annihiler ipso facto pour des raisons logiques
car la catastrophe, ne pouvant trouver place dans l’ensemble
vide des possibles non réalisés, disparaît dans
le non-être.
L’auteur présente ici ses réflexions sur la
dissuasion nucléaire, sur les conditions de son efficacité,
sur ses composantes éthiques.
Pour que la dissuasion fût à la fois efficace et morale,
il faudrait que ce que promet la menace fût un événement
à la fois possible et non réalisé. Cette structure
formelle est identique à celle de la prévention. Or
l’obstacle majeur est que l’on ne croit pas à
la réalité de ce possible non actualisé. La
catastrophe n’est pas crédible.
L’étape suivante est cruciale. Elle a été
franchie lorsque les partisans les plus avisés de la stratégie
de vulnérabilité mutuelle ont compris qu’il
leur fallait faire l’économie complète du concept
d’intention dissuasive – concept embarrassant puisque
toujours en risque de se réfuter lui-même. L’idée
révolutionnaire qui est apparue dans les discussions est
qu’il fallait présenter à l’ennemi la
menace, non pas comme un acte intentionnel, mais comme une fatalité,
un accident. Selon la nouvelle doctrine, la simple existence d’arsenaux
nucléaires constituant une structure de vulnérabilité
mutuelle suffisait à rendre les partenaires infiniment prudents,
indépendamment de toute intention ou raison d’agir.
C’est ce qu’explique Bernard Brodie, un des plus efficaces
défenseurs de cette nouvelle doctrine par un raisonnement
en deux temps :
1- : " si nous étions absolument certains que la dissuasion
nucléaire était efficace à cent pour cent dans
son rôle de protection contre une attaque nucléaire,
alors sa valeur dissuasive contre une guerre conventionnelle tomberait
à peu de choses ou même à zéro ".
Il est impossible de rendre compte de cela rationnellement dans
le temps de l’histoire car on invoque pour ce faire deux arguments
incompatibles : la non crédibilité de la menace d’une
part (tenant à son caractère monstrueux), l’autoréfutation
d’une dissuasion réussie d’autre part (réussite
qui implique que la menace était crédible). Par contre
ce paradoxe s’explique fort bien dans le temps du projet où,
par postulat, une menace non réalisée n’a jamais
existé.
2- B. Brodie dit aussi : " C’est un curieux paradoxe
de notre temps que l’un des facteurs essentiels qui font que
la dissuasion nucléaire marche vraiment, et marche bien,
est la peur sous-jacente qu’elle pourrait échouer en
cas de crise très grave ". Dans ces circonstances, "
on ne tente pas le destin ".
Le recours à l’aléa et à l’incertain
comme solution stratégique au problème de la dissuasion
en générale est une idée ancienne, rendue célèbre
entre autres par le théoricien des jeux T. Schelling. Mais
cela ne mène à rien dans un cas comme la dissuasion
où le " jeu " ne se joue qu’à un coup.
La réflexion de Brodie ne peut s’interpréter
que dans le temps du projet : que peut être l’incertain
dans le temps du projet ? On peut interpréter ainsi ce que
nous dit Brodie : L’apocalypse est comme inscrite dans l’avenir,
mais sa probabilité d’occurrence est –Dieu merci
– extrêmement faible. C’est parce que la dissuasion
n’est qu’imparfaitement efficace qu’elle échappe
à l’autoréfutation.
Sur quel type de point fixe se referme ici la boucle du temps du
projet ? Non pas sur la catastrophe – qui enverrait sur le
présent des signaux tels qu’elle ne serait pas possible.
C’est ici que la pensée de l’auteur nous paraît
apporter quelque chose de neuf : l’imperfection du bouclage
de ce " temps du projet ".
Le bouclage doit donc être imparfait. Reprenant la formule
de Guesnerie définissait la procédure de planification
à la française, on peut l’inverser et la compléter
: " obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste
pour être repoussante et suffisamment crédible pour
déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation
à un accident près ".
Cette possibilité d’accident n’est pas une éventualité
à venir ; elle est déjà là aujourd’hui,
rétroprojection de la catastrophe qui arrivera – fatalité
qu’il s’agit de rendre aussi peu probable que possible.
L'auteur se réfère ici aux prophètes de la
Bible qui savait " prévoir " le point fixe du futur
et aussi montrer une porte pour s’en échapper –sauf
Jonas, le malheureux, dont la prophétie, la perte de Ninive
la pervertie, se contredisait elle-même en induisant la conversion
de Ninive.
Le temps du projet piège le temps dans une boucle hermétiquement
fermée sur elle-même. Mais cette fermeture est simultanément
une ouverture, qui résulte pour nous du fait que le destin
a le statut d’un accident, d’une erreur qu’il
nous est loisible de ne pas commettre. Nous sommes condamnés
à la vigilance permanente. Le catastrophisme éclairé
consiste à penser la continuation de l’expérience
humaine comme résultant de la négation d’une
autodestruction – une autodestruction qui serait comme inscrite
dans son avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme
l’écrit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable,
n’ait pas lieu.
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