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origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/05/CASSELS/13454
La méthode avait déjà fait la fortune du docteur
Knock de Jules Romains : chaque bien-portant entrant dans son cabinet
en ressortait malade, et prêt à débourser sans
compter pour être guéri. A son image, ayant atteint
les limites du marché des malades, certaines firmes pharmaceutiques
se tournent désormais vers les bien-portants pour continuer
à croître. Et emploient pour cela les techniques de
publicité les plus avancées.
Il y a une trentaine d’années, le dirigeant d’une
des plus grosses firmes pharmaceutiques au monde tint des propos
fort éclairants. Alors proche de la retraite, le très
dynamique directeur de Merck, Henry Gadsden, confia au magazine
Fortune son désespoir de voir le marché potentiel
de sa société confiné aux seuls malades. Expliquant
qu’il aurait préféré que Merck devînt
une sorte de Wrigley – fabricant et distributeur de chewing-gums
–, Gadsden déclara qu’il rêvait depuis
longtemps de produire des médicaments destinés aux...
bien-portants. Parce qu’alors Merck aurait la possibilité
de « vendre à tout le monde ». Trois décennies
plus tard, le rêve de feu Henri Gadsden est devenu réalité.
Les stratégies marketing des plus grosses firmes pharmaceutiques
ciblent dorénavant les bien-portants de manière agressive.
Les hauts et les bas de la vie de tous les jours sont devenus des
troubles mentaux, des plaintes somme toute communes sont transformées
en affections effrayantes, et de plus en plus de gens ordinaires
sont métamorphosés en malades. Au moyen de campagnes
de promotion, l’industrie pharmaceutique, qui pèse
quelque 500 milliards de dollars, exploite nos peurs les plus profondes
: de la mort, du délabrement physique et de la maladie –
changeant ainsi littéralement ce qu’être humain
signifie. Récompensés à juste titre quand ils
sauvent des vies humaines et réduisent les souffrances, les
géants pharmaceutiques ne se contentent plus de vendre à
ceux qui en ont besoin. Pour la bonne et simple raison, bien connue
de Wall Street, que dire aux bien-portants qu’ils sont malades
rapporte gros.
Au moment où la majorité des habitants des pays développés
jouissent de vies plus longues, plus saines et plus dynamiques que
celles de leurs ancêtres, le rouleau compresseur des campagnes
publicitaires ou de sensibilisation, rondement menées, transforment
les bien-portants soucieux de leur santé en souffreteux soucieux
tout court. Des problèmes mineurs sont dépeints comme
autant d’affections graves, de telle sorte que la timidité
devient un « trouble d’anxiété sociale
», et la tension prémenstruelle, une maladie mentale
appelée « trouble dysphorique prémenstruel ».
Le simple fait d’être un sujet « à risque
» susceptible de développer une pathologie devient
une pathologie en soi.
L’épicentre de ce type de vente se situe aux Etats-Unis,
terre d’accueil de nombreuses multinationales pharmaceutiques.
Comptant moins de 5 % de la population mondiale, ce pays représente
déjà près de 50 % du marché de la prescription
de médicaments. Les dépenses de santé continuent
à y grimper plus que n’importe où dans le monde,
affichant une progression de presque 100 % en six ans – et
ce, pas seulement parce que les prix des médicaments enregistrent
des hausses drastiques, mais aussi parce que les médecins
se sont mis à en prescrire de plus en plus.
Depuis son bureau situé au cœur de Manhattan, M. Vince
Parry représente le nec plus ultra du marketing mondial.
Expert en publicité, il se spécialise dorénavant
dans la forme la plus sophistiquée de la vente de médicaments
: il s’emploie, de concert avec les entreprises pharmaceutiques,
à créer de nouvelles maladies. Dans un article étonnant
intitulé « L’art de cataloguer un état
de santé », M. Parry a récemment révélé
les ficelles utilisées par ces firmes pour « favoriser
la création » de troubles médicaux (1). Parfois,
il s’agit d’un état de santé peu connu
qui jouit d’un regain d’attention ; parfois, on redéfinit
une maladie connue depuis longtemps en lui donnant un autre nom
; parfois, c’est un nouveau dysfonctionnement qui est créé
ex nihilo. Parmi les préférés de M. Parry se
trouvent la dysfonction érectile, le trouble du déficit
de l’attention chez les adultes et le syndrome dysphorique
prémenstruel déjà évoqué –
tellement controversé que les chercheurs estiment qu’il
n’existe pas.
Avec une rare franchise, M. Perry explique la manière dont
les compagnies pharmaceutiques non seulement cataloguent et définissent
leurs produits à succès tels que le Prozac ou le Viagra,
mais cataloguent et définissent aussi les conditions créant
le marché pour de tels médicaments.
Sous la houlette de responsables marketing de l’industrie
pharmaceutique, des experts médicaux et des gourous comme
M. Perry s’assoient autour d’une table pour «
trouver de nouvelles idées concernant des maladies et des
états de santé ». Le but, dit-il, est de faire
en sorte que les clients des firmes dans le monde entier appréhendent
ces choses d’une manière nouvelle. L’objectif
restant, toujours, d’établir une liaison entre l’état
de santé et le médicament, de manière à
optimiser les ventes.
L’idée selon laquelle les multinationales du secteur
aident à créer de nouvelles maladies semblera étrange
à beaucoup ; elle est monnaie courante dans le milieu de
l’industrie. Destiné à leurs dirigeants, un
rapport récent de Business Insights témoigne ainsi
que la capacité à « créer des marchés
de nouvelles maladies » se traduit par des ventes se chiffrant
en milliards de dollars. L’une des stratégies les plus
performantes, d’après ce rapport, consiste à
changer la façon dont les gens considèrent leurs affections
sans gravité. Ils doivent être « convaincus »
que « des problèmes acceptés tout au plus comme
une gêne jusqu’à présent » sont,
désormais, « dignes d’une intervention médicale
». Saluant le succès du développement de marchés
profitables liés à de nouveaux troubles de la santé,
le rapport affichait un bel optimisme quant à l’avenir
financier de l’industrie pharmaceutique : « Les années
à venir seront les témoins privilégiés
de la création de maladies parrainée par l’entreprise.
»
Il est certes difficile, étant donné le large éventail
d’affections possibles, de tracer une ligne clairement définie
entre les bien-portants et les malades. Les frontières qui
séparent le « normal » de l’« anormal
» sont souvent fort élastiques ; elles peuvent varier
drastiquement d’un pays à un autre et évoluer
au cours du temps. Mais ce qui ressort clairement, c’est que,
plus on élargit la définition d’une pathologie,
plus cette dernière touchera de malades potentiels, et plus
vaste sera le marché pour les fabricants de pilules et de
gélules.
Dans certaines circonstances, les experts médicaux qui rédigent
les protocoles sont en même temps rétribués
par l’industrie pharmaceutique, industrie qui s’enrichira
selon que les protocoles de soins auront été écrits
de telle ou telle façon. Selon ces experts, 90 % des Américains
âgés souffriront d’un trouble appelé «
hypertension artérielle » ; près de la moitié
des Américaines sont affectées par un dysfonctionnement
baptisé FSD (dysfonction sexuelle féminine) ; et plus
de 40 millions d’Américains devraient être suivis
du fait de leur important taux de cholestérol. Avec l’aide
de médias à la recherche de gros titres, la toute
dernière affection est régulièrement annoncée
comme étant très largement présente dans la
population, grave, mais surtout curable grâce aux médicaments.
Les voies alternatives pour comprendre et soigner les problèmes
de santé, de même que la réduction du nombre
estimé de malades, sont souvent reléguées à
l’arrière-plan, pour satisfaire une promotion frénétique
des médicaments.
La rémunération des experts en espèces sonnantes
et trébuchantes ne signifie pas forcément l’achat
d’une influence ; mais, aux yeux de nombreux observateurs,
médecins et industrie pharmaceutique entretiennent des liens
trop étroits.
Si les définitions des maladies sont élargies, les
causes de ces prétendues épidémies sont, en
revanche, décrites aussi peu que possible. Dans l’univers
de ce type de marketing, un problème de santé majeur,
tel que les maladies cardio-vasculaires, peut être abordé
par l’étroite lorgnette du taux de cholestérol
ou de la tension artérielle d’une personne. La prévention
des fractures de la hanche parmi les personnes âgées
se confond avec l’obsession de la densité osseuse des
femmes d’âge mûr en bonne santé. La détresse
personnelle résulte largement d’un déséquilibre
chimique de la sérotonine dans le cerveau.
Le fait de se concentrer sur une partie fait perdre de vue les
enjeux plus importants, parfois au détriment des individus
et de la communauté. Par exemple : si le but premier était
l’amélioration de la santé, on pourrait utiliser
de façon plus efficace quelques-uns des millions investis
dans les coûteux anticholestérol destinés à
des bien-portants, dans des campagnes de lutte contre le tabagisme,
pour promouvoir l’activité physique et améliorer
l’équilibre alimentaire.
La « vente » des maladies se fait selon plusieurs techniques
de marketing, mais la plus répandue reste celle de la peur.
Pour vendre aux femmes l’hormone de substitution au moment
de la ménopause, on a joué sur la peur de la crise
cardiaque. Pour vendre aux parents l’idée selon laquelle
la plus petite dépression requiert un traitement lourd, on
a joué sur la peur du suicide des jeunes. Pour vendre les
anticholestérol sur prescription automatique, on a joué
sur la peur d’une mort prématurée. Et pourtant,
ironiquement, les médicaments qui font l’objet de battage
causent parfois eux-mêmes les dommages qu’ils sont censés
prévenir.
Le traitement hormonal de substitution (THS) accroît le risque
de crise cardiaque chez les femmes, tandis que, semblerait-il, les
antidépresseurs augmentent le risque de pensée suicidaire
chez les jeunes. Au moins un des anticholestérol à
succès a été retiré du marché
parce qu’il avait entraîné le décès
de « patients ». Dans l’un des cas les plus graves,
le médicament pris pour soigner de banals problèmes
intestinaux a occasionné une constipation telle que les malades
en sont morts. Pourtant, dans ce cas comme dans bien d’autres,
les autorités de régulation nationales semblent plus
attachées à protéger les profits des compagnies
pharmaceutiques que la santé publique.
L’assouplissement aux Etats-Unis de la régulation
de la publicité à la fin des années 1990 s’est
traduit par une attaque sans précédent du marketing
pharmaceutique en direction de M. Tout-le-Monde, soumis dorénavant
à une bonne dizaine ou plus de spots publicitaires par jour.
Les téléspectateurs de Nouvelle-Zélande connaissent
le même sort. Ailleurs, le lobby pharmaceutique voudrait imposer
le même genre de dérégulation.
Il y a plus de trente ans, un franc-tireur du nom d’Ivan
Illich tirait la sonnette d’alarme, affirmant que l’expansion
de l’establishment médical était en train de
« médicaliser » la vie elle-même, sapant
la capacité des gens à affronter la réalité
de la souffrance et de la mort, et transformant un nombre bien trop
important de citoyens lambda en malades. Il critiquait le système
médical « qui prétend avoir autorité
sur les gens qui ne sont pas encore malades, sur les gens dont on
ne peut raisonnablement pas s’attendre à ce qu’ils
aillent mieux, sur les gens pour qui les remèdes des médecins
se révèlent au moins aussi efficaces que ceux offerts
par les oncles et tantes (2) ».
Plus récemment, une rédactrice médicale, Mme
Lynn Payer, décrivait à son tour un processus qu’elle
appelait la « vente des maladies » : c’est-à-dire
la façon dont les médecins et les firmes pharmaceutiques
élargissaient sans nécessité les définitions
des affections de façon à recevoir plus de patients
et à commercialiser plus de médicaments (3). Ces écrits
sont devenus de plus en plus pertinents à mesure que s’amplifiait
le rugissement du marketing et que se consolidait l’emprise
des multinationales sur le système de santé.
Cet article est extrait de Selling Sickness. How Drug Companies
Are Turning Us All Into Patients, Allen & Unwin, Crows Nest
(Australie), 2005.
Alan Cassels et Ray Moynihan.
(1) Vince Parry, « The art of branding a condition »,
Medical Marketing & Media, Londres, mai 2003.
(2) Cf. Ivan Illich, Némésis médicale, Seuil,
Paris, 1975.
(3) Lynn Payer, Disease-Mongers : How Doctors, Drug Companies,
and Insurers Are Making You Feel Sick, John Wiley & Sons, New
York, 1994.
Sources de documentation
- La revue médicale PLoS Medicine propose, dans son numéro
d’avril 2006, un important dossier sur « La fabrication
des maladies ».
- En France, les revues Pratiques (grand public) et Prescrire
(destinée aux médecins) évaluent les médicaments
et portent un regard critique sur la définition des maladies.
- Jörg Blech, Les Inventeurs de maladies. Manœuvres
et manipulations de l’industrie pharmaceutique, Actes Sud,
Arles, 2005.
- Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue
une épidémie, Hachette Littératures, coll.
« Pluriel », Paris, 2003.
LE MONDE DIPLOMATIQUE mai 2006
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/05/CASSELS/13454
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