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origine http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/LATOUCHE/11652
En novembre 2003, Le Monde diplomatique publiait un article intitulé
« Pour une société de décroissance ».
Depuis, ce thème fait débat au sein du mouvement altermondialiste,
voire d’un public plus vaste. Quel projet alternatif les «
partisans de la décroissance » entendent-ils proposer
au Sud, modèle propre ou nouvelle occidentalisation ?
Dans le sillage des publicitaires, les médias appellent
« concept » tout projet se limitant au lancement d’un
nouveau gadget y compris culturel. Il n’est pas étonnant,
dans ces conditions, qu’ait été posée
la question du contenu de ce « nouveau concept » qu’est
la décroissance. Au risque de décevoir, répétons
que la décroissance n’est pas un concept, au sens traditionnel
du terme, et qu’il n’y a pas à proprement parler
de « théorie de la décroissance » comme
les économistes ont pu élaborer des théories
de la croissance. La décroissance est simplement un slogan,
lancé par ceux qui procèdent à une critique
radicale du développement afin de casser la langue de bois
économiciste et de dessiner un projet de rechange pour une
politique de l’après-développement (1).
En tant que telle, la décroissance ne constitue pas vraiment
une alternative concrète, mais c’est bien plutôt
la matrice autorisant un foisonnement d’alternatives (2).
Il s’agit donc d’une proposition nécessaire pour
rouvrir les espaces de l’inventivité et de la créativité
bloqués par le totalitarisme économiciste, développementiste
et progressiste. Attribuer à ceux qui portent cette proposition
le projet d’une « décroissance aveugle »,
c’est-à-dire d’une croissance négative
sans remise en question du système, et les soupçonner,
comme le font certains « alteréconomistes »,
de vouloir interdire aux pays du Sud de résoudre leurs problèmes,
participe de la surdité, sinon de la mauvaise foi.
Le projet de construction, au Nord comme au Sud, de sociétés
conviviales autonomes et économes implique, à parler
rigoureusement, davantage une « a-croissance », comme
on parle d’a-théisme, qu’une dé-croissance.
C’est d’ailleurs très précisément
de l’abandon d’une foi et d’une religion qu’il
s’agit : celle de l’économie. Par conséquent,
il faut inlassablement déconstruire l’hypostase du
développement.
En dépit de tous ses échecs, l’attachement
irrationnel au concept fétiche de « développement
», vidé de tout contenu et requalifié de mille
façons, traduit cette impossibilité de rompre avec
l’économicisme et, finalement, avec la croissance elle-même.
Le paradoxe est que, poussés dans leurs retranchements, les
« alteréconomistes » finissent par reconnaître
tous les méfaits de la croissance, tout en continuant à
vouloir en faire « bénéficier » les pays
du Sud. Et ils se limitent, au Nord, à sa « décélération
». Un nombre grandissant de militants altermondialistes concèdent
désormais que la croissance que nous avons connue n’est
ni soutenable, ni souhaitable, ni durable, tant socialement qu’écologiquement.
Toutefois, la décroissance ne serait pas un mot d’ordre
porteur et le Sud devrait avoir droit un « temps » à
cette maudite croissance, faute d’avoir connu le développement.
Coincé dans l’impasse d’un « ni croissance
ni décroissance », on se résigne à une
problématique « décélération de
la croissance » qui devrait, selon la pratique éprouvée
des conciles, mettre tout le monde d’accord sur un malentendu.
Cependant, une croissance « décélérée
» condamne à s’interdire de jouir des bienfaits
d’une société conviviale, autonome et économe,
hors croissance, sans pour autant préserver le seul avantage
d’une croissance vigoureuse injuste et destructrice de l’environnement,
à savoir l’emploi.
L’itinéraire des objecteurs de croissance
Si remettre en cause la société de croissance désespère
Billancourt, comme certains le soutiennent, alors ce n’est
pas une requalification d’un développement vidé
de sa substance économique (« un développement
sans croissance ») qui redonnera espoir et joie de vivre aux
drogués d’une croissance mortifère.
Pour comprendre pourquoi la construction d’une société
hors croissance est aussi nécessaire et souhaitable au Sud
qu’au Nord, il faut revenir sur l’itinéraire
des « objecteurs de croissance ». Le projet d’une
société autonome et économe n’est pas
né d’hier, il s’est formé dans le fil
de la critique du développement. Depuis plus de quarante
ans, une petite « internationale » anti ou postdéveloppementiste
analyse et dénonce les méfaits du développement,
au Sud précisément (3). Et ce développement-là,
de l’Algérie de Houari Boumediène à la
Tanzanie de Julius Nyerere, n’était pas seulement capitaliste
ou ultralibéral, mais officiellement « socialiste »,
« participatif », « endogène », «
self-reliant/ autocentré », « populaire et solidaire
». Il était aussi souvent mis en œuvre ou appuyé
par des organisations non gouvernementales (ONG) humanistes. En
dépit de quelques microréalisations remarquables,
sa faillite a été massive et l’entreprise de
ce qui devait aboutir à l’« épanouissement
de tout l’être humain et de tous les êtres humains
» a sombré dans la corruption, l’incohérence
et les plans d’ajustement structurel, qui ont transformé
la pauvreté en misère.
Ce problème concerne les sociétés du Sud dans
la mesure où elles sont engagées dans la construction
d’économies de croissance, afin d’éviter
de s’enfoncer plus avant dans l’impasse à laquelle
cette aventure les condamne. Il s’agirait pour elles, s’il
en est temps encore, de se « désenvelopper »,
c’est-à-dire d’enlever les obstacles sur leur
chemin pour s’épanouir autrement. Il ne s’agit
en aucun cas de faire l’éloge sans nuance de l’économie
informelle. D’abord, parce qu’il est clair que la décroissance
au Nord est une condition de l’épanouissement de toute
forme d’alternative au Sud. Tant que l’Ethiopie et la
Somalie sont condamnées, au plus fort de la disette, à
exporter des aliments pour nos animaux domestiques, tant que nous
engraissons notre bétail de boucherie avec les tourteaux
de soja faits sur les brûlis de la forêt amazonienne,
nous asphyxions toute tentative de véritable autonomie pour
le Sud (4).
Oser la décroissance au Sud, c’est tenter d’enclencher
un mouvement en spirale pour se mettre sur l’orbite du cercle
vertueux des « 8 R » : réévaluer, reconceptualiser,
restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser,
recycler. Cette spirale introductive pourrait s’organiser
avec d’autres « R », à la fois alternatifs
et complémentaires, comme rompre, renouer, retrouver, réintroduire,
récupérer, etc. Rompre avec la dépendance économique
et culturelle vis-à-vis du Nord. Renouer avec le fil d’une
histoire interrompue par la colonisation, le développement
et la mondialisation. Retrouver et se réapproprier une identité
culturelle propre. Réintroduire les produits spécifiques
oubliés ou abandonnés et les valeurs « antiéconomiques
» liées à leur histoire. Récupérer
les techniques et les savoir-faire traditionnels.
Si on veut vraiment, au Nord, manifester un souci de justice plus
poussé que la seule et nécessaire réduction
de l’empreinte écologique, peut-être faut-il
faire droit à une autre dette dont le remboursement est parfois
réclamé par les peuples indigènes : restituer.
La restitution de l’honneur perdu (celle du patrimoine pillé
est beaucoup plus problématique) pourrait consister à
entrer en partenariat de décroissance avec le Sud.
A l’inverse, maintenir ou, pire encore, introduire la logique
de la croissance au Sud sous prétexte de le sortir de la
misère créée par cette même croissance
ne peut que l’occidentaliser un peu plus. Il y a, dans cette
proposition qui part d’un bon sentiment – vouloir «
construire des écoles, des centres de soins, des réseaux
d’eau potable et retrouver une autonomie alimentaire (5) »
–, un ethnocentrisme ordinaire qui est précisément
celui du développement.
De deux choses l’une : ou bien on demande aux pays intéressés
ce qu’ils veulent, à travers leurs gouvernements ou
les enquêtes d’une opinion manipulée par les
médias, et la réponse ne fait pas de doute ; avant
ces « besoins fondamentaux » que le paternalisme occidental
leur attribue, ce sont des climatiseurs, des portables, des réfrigérateurs
et surtout des « bagnoles » (Volkswagen et General Motors
prévoient de fabriquer 3 millions de véhicules par
an en Chine dans les années qui viennent et Peugeot, pour
ne pas être en reste, procède à des investissements
géants...) ; ajoutons bien sûr, pour la joie de leurs
responsables, des centrales nucléaires, des Rafale et des
chars AMX... Ou bien on écoute le cri du cœur de ce
leader paysan guatémaltèque : « Laissez les
pauvres tranquilles et ne leur parlez plus de développement
(6). »
Parier sur l’invention sociale
Tous les animateurs des mouvements populaires, de Mme Vandana Shiva,
en Inde, à M. Emmanuel Ndione, au Sénégal,
le disent à leur façon. Car, enfin, s’il importe
incontestablement aux pays du Sud de « retrouver l’autonomie
alimentaire », c’est donc que celle-ci avait été
perdue. En Afrique, jusque dans les années 1960, avant la
grande offensive du développement, elle existait encore.
N’est-ce pas l’impérialisme de la colonisation,
du développement et de la mondialisation qui a détruit
cette autosuffisance et qui aggrave chaque jour un peu plus la dépendance
? Avant d’être massivement polluée par les rejets
industriels, l’eau, avec ou sans robinet, y était potable.
Quant aux écoles et aux centres de soins, sont-ce les bonnes
institutions pour introduire et défendre la culture et la
santé ? Ivan Illich a émis naguère de sérieux
doutes sur leur pertinence, même pour le Nord (7).
« Ce qu’on continue d’appeler aide, souligne
justement l’économiste iranien Majid Rahnema, n’est
qu’une dépense destinée à renforcer les
structures génératrices de la misère. Par contre,
les victimes spoliées de leurs vrais biens ne sont jamais
aidées dès lors qu’elles cherchent à
se démarquer du système productif mondialisé
pour trouver des alternatives conformes à leurs propres aspirations
(8). »
Pour autant, l’alternative au développement, au Sud
comme au Nord, ne saurait être un impossible retour en arrière,
ni l’imposition d’un modèle uniforme d’«
a-croissance ». Pour les exclus, pour les naufragés
du développement, il ne peut s’agir que d’une
sorte de synthèse entre la tradition perdue et la modernité
inaccessible. Formule paradoxale qui résume bien le double
défi. On peut parier sur toute la richesse de l’invention
sociale pour le relever, une fois la créativité et
l’ingéniosité libérées du carcan
économiciste et développementiste. L’après-développement,
par ailleurs, est nécessairement pluriel. Il s’agit
de la recherche de modes d’épanouissement collectif
dans lesquels ne serait pas privilégié un bien-être
matériel destructeur de l’environnement et du lien
social.
L’objectif d’une bonne vie se décline de multiples
façons selon les contextes. En d’autres termes, il
s’agit de reconstruire/retrouver de nouvelles cultures. S’il
faut absolument lui donner un nom, cet objectif peut s’appeler
umran (épanouissement) comme chez Ibn Khaldun (9), swadeshi-sarvodaya
(amélioration des conditions sociales de tous) comme chez
Gandhi, bamtaare (être bien ensemble) comme chez les Toucouleurs,
ou fidnaa/gabbina (rayonnement d’une personne bien nourrie
et libérée de tout souci) comme chez les Borana d’Ethiopie
(10). L’important est de signifier la rupture avec l’entreprise
de destruction qui se perpétue sous la bannière du
développement ou de la mondialisation. Ces créations
originales, dont on peut trouver ici ou là des commencements
de réalisation, ouvrent l’espoir d’un après-développement.
Sans nul doute, pour mettre en œuvre ces politiques de «
décroissance », faut-il en préalable, au Sud
comme au Nord, une véritable cure de désintoxication
collective. La croissance, en effet, a été à
la fois un virus pervers et une drogue. Comme l’écrit
encore Majid Rahnema : « Pour s’infiltrer dans les espaces
vernaculaires, le premier Homo œconomicus avait adopté
deux méthodes qui ne sont pas sans rappeler, l’une,
l’action du rétrovirus VIH, et l’autre, les moyens
employés par les trafiquants de drogue (11). » Il s’agit
de la destruction des défenses immunitaires et de la création
de nouveaux besoins. La rupture des chaînes de la drogue sera
d’autant plus difficile qu’il est de l’intérêt
des trafiquants (en l’espèce la nébuleuse des
firmes transnationales) de nous maintenir dans l’esclavage.
Toutefois, il y a toutes les chances pour que nous y soyons incités
par le choc salutaire de la nécessité.
Serge Latouche.
Notes
(1) Voir « En finir une fois pour toute avec le développement
», Le Monde diplomatique, mai 2001. Lire également,
La décroissance. Le journal de la joie de vivre, Casseurs
de pub, 11 place Croix-Pâquet, 69001 Lyon.
(2) Voir « Brouillons pour l’avenir : contributions
au débat sur les alternatives », Les Nouveaux Cahiers
de l’IUED, n° 14, PUF, Paris/Genève, 2003.
(3) Ce groupe a publié The Development Dictionary, Zed Books,
Londres, 1992. Traduction française à paraître
prochainement chez Parangon sous le titre Dictionnaire des mots
toxiques.
(4) Sans compter que ces « déménagements »
planétaires contribuent à déréguler
un peu plus le climat, que ces cultures spéculatives de latifundiaires
privent les pauvres du Brésil de haricots et que, en prime,
on risque de voir des catastrophes biogénétiques du
genre vaches folles...
(5) Jean-Marie Harribey, « Développement durable :
le grand écart », L’Humanité, 15 juin
2004.
(6) Cité par Alain Gras, Fragilité de la puissance,
Fayard, Paris, 2003, p. 249.
(7) La parution du premier volume de ses œuvres complètes
(Fayard, Paris, 2004) est l’occasion de relire Némésis
médicale, qui reste tellement d’actualité.
(8) Majid Rahnema , Quand la misère chasse la pauvreté,
Fayard/Actes Sud, Paris-Arles, 2003, p. 268.
(9) Historien et philosophe arabe (Tunis 1332-Le Caire 1406).
(10) Gudrun Dahl et Gemtchu Megerssa, « The spiral of the
Ram’s Horn : Boran concepts of development », dans Majid
Rahnema et Victoria Bawtree, The post-developpment reader, Zed books,
Londres, 1997, p. 52 et ss.
(11) Majid Rahnema, ibid., p. 214.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | novembre 2004 | Pages 18 et 19
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/LATOUCHE/11652
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