Origine :http://www.loup-ours-berger.org/2006/04/latouchecroissa.html
Spirale infernale que l'augmentation sans fin des capacités
de transport: un yaourt à la fraise nécessite-t-il
vraiment un trajet de 9 000 kilomètres pour arriver sur nos
tables ? En écho à notre numéro 29 de l'automne
dernier, voici une remise en cause radicale de l'absurdité
des circulations à tout-va par un partisan du retour au local.
Serge Latouche
Serge_latouche_1 L'auteur: économiste et philosophe, professeur
émérite à l'université de Paris-Sud,
défenseur de la décroissante soutenable, cet «
objecteur de croissance », est l'auteur de nombreux ouvrages
dont :
Survivre au développement (Mille et Une Nuits, 2004)
Décoloniser l'imaginaire (Paragon, 2003)
La Déraison de la raison économique (Albin Michel,
2001)
L'Occidentalisation du monde (1989, réédition La découverte
2005).
« Les usagers briseront les chaînes du transport surpuissant
lorsqu'ils se remettront à aimer comme un territoire leur
flot de circulation, et à redouter de s'en éloigner
trop souvent. »
Ivan Illich
La déraison de la croissance
Les transports, tout particulièrement internationaux, sont
une illustration de l'aberration de notre logique actuelle de fonctionnement.
Il s'agit d'une des activités les plus polluantes et les
plus consommatrices d'énergie. Et un terrain exemplaire de
ce que pourrait être une autre politique. Avec une hausse
du produit national brut (PNB) par tête de 3,5 % par an (progression
moyenne pour la France entre 1949 et 1959), on aboutit à
une multiplication de trente-et-un en un siècle et de neuf
cent soixante et un en deux siècles ! Croit-on vraiment qu'une
croissance infinie est possible sur une planète finie ?
Le problème est particulièrement crucial pour l'énergie,
base du transport bon marché. Un Américain moyen consomme
chaque année neuf tonnes d’équivalent-pétrole
tandis qu'un Français en brûle quatre tonnes, c'est-à-dire
respectivement quatre cent trente et deux cents fois plus qu'un
Malien qui n'en utilise que vingt-et-un kilos. « Si l'on estime
que chaque habitant de la planète a le même "droit
au C02", en déduit Jean Aubin, ancien ouvrier agricole
et professeur agrégé de mathématiques, il faut
que nous, Français, nous divisions nos émissions par
quatre ou cinq, et les Américains par dix. »
Cette réduction est tout à fait possible sans revenir
nécessairement à l'âge des cavernes et à
la bougie, comme le prétendent nos adversaires. Notre capacité
de diviser par quatre cette consommation, tout en préservant
notre qualité de vie a été démontrée
dans le domaine des transports, en particulier par plusieurs études
scientifiques. Cette diminution que les experts attendent avant
tout d'une utilisation plus efficace du carburant ne sera effective
et durable que si elle s'accompagne d'une réduction des déplacements.
L'économie illustre tragiquement l'absurdité de l'évangile
du productivisme qui pourrait se résumer à «
Pourrissez-vous la vie les uns les autres le plus possible et le
plus vite possible jusqu'à extinction de l'espèce
». Le cas des vallées alpestres dont les habitants
subissent les flux de camions transportant, d'Italie en France,
des bouteilles d'eau San Pellegrino tandis que des flux non moins
importants transportent, de France vers l'Italie, des bouteilles
de Badoit ou d'Évian est caricatural Lors de l'accident du
tunnel sous + le Mont-Blanc, l'un des poids lourds ramenait vers
l'Europe du Nord des pommes de terre qui venaient d'être transformées
en chips en Italie, tandis qu'on transportait du papier hygiénique
dans les deux sens !
Transport_marchandises
De telles absurdités sont légion. Les Américains,
riches en forêts, importent des allumettes du Japon, qui se
procure du bois en pillant les forêts indonésiennes,
tandis que les Japonais importent leurs baguettes des États-Unis.
Cela prêterait à sourire si ce n'était nos poumons,
notre santé, l'existence des générations futures
et la survie de la planète qui en payaient la facture. Non
seulement ces transports épuisent une précieuse ressource
non renouvelable, mais ils émettent des gaz toxiques et à
effet de serre, ainsi que des métaux lourds cancérigènes
comme le plomb et le cadmium.
Un coût multiplié par dix ?
Pour une part importante, ces camions trimbalent soit la même
chose et c'est fondamentalement absurde, soit des produits différents
pouvant être fabriqués localement à des coûts
directs légèrement supérieurs, et ils sont
nuisibles pour les régions délaissées victimes
de délocalisations sauvages. Qu'importe de gagner quelques
centimes sur un objet quand il faut contribuer de plusieurs milliers
d'euros, par des charges diverses, à la survie d'une fraction
de la population.
La mondialisation a poussé au paroxysme cette logique du
jeu de massacre. Ainsi, un pot de yaourt à la fraise vendu
à Stuttgart en 1992 avait parcouru 9 115 kilomètres
(parcours du lait, des fraises cultivées en Pologne, des
matériaux pour l'emballage, de la distance à la distribution,
etc.) !
Une réduction des transports s'impose donc. Malheureusement,
on prévoit un accroissement considérable des trafics
transfrontaliers et tous les plans de relance tablent sur le développement
des infrastructures de transport. Les travaux de creusement des
quatre tunnels de base sous les Alpes sont parmi les chantiers européens
les plus titanesques du XXI siècle. Un moyen assez simple
d'inverser la tendance consisterait à faire payer le transport
à son prix de revient « réel », en répercutant
sur les transporteurs l'addition des frais directs et indirects
engendrés par leur activité (infrastructures, pollution,
etc.), selon la logique du pollueur-payeur.
Cette conception, en principe conforme à la théorie
économique orthodoxe, permettrait de réaliser à
peu près complètement le programme d'une relocalisation
des activités en vue de la construction d'une société
soutenable.
FraisesMême si les taxes actuelles sur le carburant multiplient
par quatre ou cinq le prix d'extraction et de raffinage, on est
encore loin de payer le pétrole au prix correspondant à
sa valeur irremplaçable pour demain et aux coûts induits
par le gaspillage, en termes de pollutions et de nuisances. Avec
un coût de transport multiplié par dix, ce qui semble
raisonnable, il y a fort à parier que Danone et autres producteurs
redécouvriraient les vertus du lait, du carton et du parfum
de proximité !
La remise en question du volume considérable des déplacements
des bommes et de marchandises sur la planète implique une
relocalisation des activités et de la vie, elle-même
liée à un changement progressif de culture. Cela signifie
produire localement, pour l'essentiel, les produits servant à
la satisfaction des besoins de la population à partir d'entreprises
locales financées par l'épargne collectée localement.
Un tel principe repose sur le bon sens et non sur la rationalité
économique. Si les idées doivent ignorer les frontières,
les mouvements de marchandises et de capitaux doivent être
réduits à l'indispensable.
Réinventer le local
Dans la mesure du possible, il serait même souhaitable d'en
revenir à l'autoproduction. En fabriquant son petit yaourt
soi-même, on supprime les emballages plastiques et les cartons,
les agents conservateurs et le transport (donc économie de
pétrole, de CO, et de déchets). On fait aussi diminuer
considérablement le produit intérieur brut (PlB),
la TVA et les taxes sur les carburants, ce qui a toutes sortes d'effets
récessifs en cascade sur les institutions comme sur la demande
(moins de plastique, donc moins de pétrole et moins de taxes;
effets positifs sur la santé, donc moins de médicaments
et de médecins; moins de transports routiers, donc moins
d'accidents et moins de médecine, etc.). La même analyse
peut être faite avec l'abandon de l'eau en bouteilles venue
d'ailleurs pour l'eau du robinet provenant d'une nappe phréatique
de proximité assainie (et dans les Alpes, ce n'est pas ce
qui manque).
On a là une spirale vertueuse de décroissance. Pour
éviter la disparition des activités de proximité
et favoriser la renaissance des échanges non mercantiles,
c'est l'essentiel de la vie tout court qui doit être reterritorialisé.
La croyance que mon lieu de résidence est le centre du monde
est essentielle pour donner du sens à mon quotidien. Pour
cela, il faut avant tout relocaliser le politique et (ré)inventer
une démocratie de proximité. Cette utopie démocratique
locale rejoint les idées de la plupart des penseurs d'une
démocratie écologique comme l'anarchiste américain
Murray Bookchin. « Il n'est pas totalement absurde, écrit-il,
de penser qu'une société écologique puisse
être constituée d'une municipalité de petites
municipalités, chacune desquelles serait formée par
une "commune de communes" plus petites Coo) en parfaite
harmonie avec leur écosystème. » En attendant,
il faut décourager les transports nocifs à l'environnement,
nuisibles au lien social, destructeurs de la diversité culturelle
et contraires à la dignité des hommes. Heureusement,
la fin du pétrole bon marché peut nous y inciter.
Serge Latouche
Institut d'études économiques et sociales pour la
décroissance soutenable
ROCADe Réseau objecteurs de croissance pour l'Après-développement
Article extrait du n° 32 de la Revue "L'Alpe" chez
Glénat
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