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Origine http://www.boson2x.org/article.php3?id_article=78
« Avant d’interroger les écrits de réseaux,
j’aimerais tout d’abord revenir sur l’histoire
de l’outil, le statut médiatique de l’objet et
la dimension textuelle de la « machine ordinateur »
afin d’envisager la spécificité des pratiques
de lecture et d’écriture qu’ils convoquent. De
ce programme par trop vaste, je ne retiendrai toutefois que quelques
aspects articulés autour de la question de la mémoire
posée par ces nouvelles "mnémotechnologies".
»
C’est en ces termes qu’Emmanuël Souchier a débuté
sa lecture de Lorsque les écrits de réseaux cristallisent
la mémoire des outils, des médias et des pratiques
lors du colloque Les défis de la publication sur le web,
thème des Quinzièmes entretiens Jacques Cartier, à
Lyon (9-11 décembre 2002). Il est paru en première
publication, le 3 février 2003, dans la revue électronique
Interdisciplines. Pour le consulter, il suffit de cliquer ici :
http://www.interdisciplines.org/defispublicationweb/papers/18/1#_1.
Nous le republions ici pour la vision originale que l’auteur
donne sur la dimension textuelle de l’infosphère, et
le rapport que nous entretenons avec notre mémoire, médiatisée
par le dispositif technique numérique.
Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire
des outils, des médias et des pratiques
Avant d’interroger les écrits de réseaux,
j’aimerais tout d’abord revenir sur l’histoire
de l’outil, le statut médiatique de l’objet et
la dimension textuelle de la « machine ordinateur »
afin d’envisager la spécificité des pratiques
de lecture et d’écriture qu’ils convoquent. De
ce programme par trop vaste, je ne retiendrai toutefois que quelques
aspects articulés autour de la question de la mémoire
posée par ces nouvelles « mnémotechnologies
» [1].
Histoire, technique et mémoire
Mauss, Leroi-Gourhan, Gille, Simondon -pour ne parler que de l’école
française-, ont été parmi les premiers à
constituer les objets techniques en une véritable histoire.
Objets dont l’évolution relève de critères
physiques bien sûr, mais également de processus évolutifs
et de lois morphogénétiques comme le rappelle Bernard
Stiegler [2]. Leroi-Gourhan a ainsi pu montrer que l’histoire
de l’outillage est intimement liée à celle de
la mémoire et de ses pratiques, l’outil ayant pour
fonction essentielle d’externaliser la mémoire individuelle
et ainsi de la socialiser. L’apparition de l’outil permet
« une libération de la mémoire » individuelle
qui va ainsi se constituer en mémoire collective [3]. Or
il faut que cette mémoire soit lisible et transmissible pour
avoir quelque chance de pérennité, d’où
le rôle du langage qui accompagne, anticipe et prolonge la
pratique de l’outil. Les modalités de représentation
imaginaires sont constitutives de l’outil et de son usage
au sens opératoire et symbolique du terme. « Chez l’homme
», en effet, « le problème de la mémoire
opératoire est dominé par celui du langage »
lequel permet la conservation et la transmission des savoirs qui
canalisent précisément les « comportements opératoires
». D’où ce paradoxe : « les possibilités
de confrontation et de libération de l’individu »
permises par l’outil « reposent sur une mémoire
virtuelle dont tout le contenu appartient à la société
» [4]. En d’autres termes, la libération mémorielle
et opératoire permise par l’outil n’est rendue
possible que par la mise en place d’une mémoire collective
élaborée à travers les langages symboliques.
L’outil n’existe donc qu’en tant qu’il est
compris dans la mémoire des connaissances sociales élaborées
par les langages.
Ce qui m’intéresse ici, c’est ce que les littéraires
ont appelé le « discours d’escorte » ou
le « discours d’accompagnement ». Termes discutables
sans doute, car ces discours ne se contentent pas d’accompagner
ou d’escorter, ils modèlent également les imaginaires
et les pratiques. La problématique qu’ils soulèvent
est donc essentielle à l’intelligence des « médias
informatisés » [5].
On comprend dès lors l’importance qu’il y a
à situer en histoire ces mnémotechnologies, ces techniques
de mémoire que sont, à des degrés fort distincts,
les outils autant que les langages. Or les dispositifs techniques
qui nous intéressent se situent à la croisée
de l’outil et des langages, articulant et mettant en abîme
les dimensions opératoire et symbolique de la mémoire.
Le dispositif technique comme média
Constitué en histoire, notre objet technique a maille à
partir avec le langage et la mémoire. Il convient alors de
focaliser notre regard sur une caractéristique fondamentale
de ces objets, à savoir leur dimension médiatique.
Les dispositifs techniques dédiés aux télécommunications
se distinguent en effet des autres objets techniques en ce qu’ils
sont destinés à l’échange, à la
communication. Ce qui différencie un téléphone
portable ou un ordinateur en réseau d’une machine à
laver ou d’un réfrigérateur, c’est non
pas le degré de complexité technique du téléphone
ou de l’ordinateur, mais bien leur dimension communicationnelle.
Ces « machines à communiquer » pour reprendre
l’expression de Schaeffer popularisée par Jacques Perriault
[6], organisent l’espace de la communication, ils la mettent
en scène et la rendent possible ; à ce titre, ils
constituent une technologie sociale.
Précisons que cette question ne peut être résolue
uniquement en termes de transmission [7]. Certes, ces médias
sont destinés à la transmission et réévaluer
la fonction de transmission à l’aune de la matérialité
des dispositifs techniques est une entreprise salutaire, mais les
réduire à cette seule fonction est préjudiciable
à leur juste compréhension. Ce qui, d’un point
de vue opératoire, distingue le pigeon voyageur ou le postier
(pour prendre une organisation sociotechnique complexe), du système
de Chappe par exemple, c’est le fait que l’un se contente
de transmettre lorsque l’autre « trans-forme »
[8] également le message, c’est-à-dire qu’il
en change la forme à travers un dispositif technique et un
langage singulier. Les médias informatisés n’agissent
pas autrement, qui prennent en charge tout à la fois la dimension
informationnelle et communicationnelle des messages. Par la force
des choses, techniques et langages y sont inextricablement imbriqués.
Si les outils sont aussi et par définition des technologies
sociales, les médias présentent néanmoins la
particularité d’être dédiés aux
langages et de fonctionner grâce et à travers eux.
Constituer ces outils en médias et rompre avec l’idée
selon laquelle ils ne seraient qu’une variante de l’objet
technique est un premier temps de l’analyse. Le second consiste
à voir en quoi ils reposent sur les langages. Et de noter,
pour ce faire, que l’organisation de l’espace de communication
qu’ils mettent en scène passe par l’écriture
(« l’écrit d’écran » [9] )
et le « texte » (le « texte de réseaux
»). L’ordinateur peut alors être considéré
comme une « machine textuelle » [10] qui relève
tout à la fois du technique, du sémiotique et de la
pratique sociale, des « usages » [11]. L’analyse
doit donc être plurielle et porter sur la dimension logicielle
(technique) et scripturale (sémiologique) du média,
lequel propose une mise en forme de l’échange social,
dimension communicationnelle qui ne peut elle-même être
décrite qu’à partir des formes possibles de
l’usage (ethnologie, sociologie, psychologie...).
S’agissant de la mémoire, notre regard doit donc distinguer
des niveaux hétérogènes : mémoire technique,
mémoire sémiotique et communicationnelle, mémoire
sociale des pratiques. Ces degrés d’analyse ne relèvent
pas des mêmes disciplines mais convergent pourtant vers la
question de la mémoire [12].
Pour mieux saisir la complexité de la question, deux thèses
initiales méritent d’être éclairées.
La première a trait à la machine considérée
comme une machine textuelle, la seconde à l’externalisation
de la mémoire humaine et à son inscription dans l’espace
de l’écriture.
La machine textuelle
Si on considère l’écrit d’écran
d’un point de vue phénoménologique, contrairement
au livre, il peut être schématiquement scindé
en trois espaces distincts. L’espace de la « machine
mémoire », celui de l’écran et celui de
l’imprimante.
L’expression « machine mémoire » couvre
ici l’ensemble du matériel informatique et des outils
logiciels qui permettent de faire fonctionner l’ordinateur.
Dans cette machine, il y a une « matière mémoire
» sur laquelle on enregistre des données sous forme
d’impulsions électroniques. Mais ces données
sont illisibles à l’homme. Il faut donc des outils
appropriés pour y accéder. Il convient ensuite de
décrypter ces données, de les transformer. Cet ensemble
d’outils et d’opérations permet de convertir
par couches « sémio-techniques » successives,
des données électroniques invisibles en une écriture
lisible à l’écran.
On notera alors que la « matière mémoire »
est un support fait pour conserver la trace de l’écriture,
or cette trace est pour l’homme, illisible. À l’écran
en revanche, si l’écrit est lisible, il est éphémère,
il n’a pas de mémoire. Cet écrit est un «
écrit nomade » [13], il disparaît une fois l’ordinateur
éteint. Ainsi, scindée en deux espaces (écran
et mémoire), l’écriture est désormais
ambivalente : invisible et lisible, fugace et durable...
Quant à l’imprimante, elle se distingue de l’écran
pour n’être pas sa copie. Ce sont deux médias
différents. L’écrit d’imprimante présente
ceci de particulier qu’il renoue avec le lien indéfectible
que l’écriture entretient depuis toujours avec son
support. Jusqu’à présent, quelles que soient
ses caractéristiques, l’écriture se donnait
à lire dans l’intime relation qu’elle entretenait
avec son support. Si on détruisait le support, on détruisait
dans un même mouvement le message écrit qu’il
« supportait ». Pile et face d’une même
pièce, écriture et support étaient indissociables.
Il en va désormais tout autrement ; car l’écran
éteint ne signifie pas la perte de l’écrit.
Cet indéniable intérêt présente néanmoins
une très lourde contrepartie ; pour la première fois
de son histoire, en effet, l’homme ne peut lire un texte sans
recourir à une machine. C’est donc de l’accès
direct à son écriture et au-delà à sa
mémoire dont il est question [14]. Au-delà des enjeux
d’ordre économique, politique et culturel d’une
telle transformation, c’est la dimension anthropologique de
l’écriture qui est remise en cause.
Trois conditions indispensables
Sur tous les supports d’écriture qui ont traversé
l’histoire, le lecteur peut visuellement avoir accès
au texte sans autre forme de procès. En revanche, la lecture
sur un écran d’ordinateur est tributaire de deux conditions
nécessaires et indispensables. Il faut d’une part qu’il
y ait un dispositif technique qui permette de transformer les données
illisibles enregistrées sur la matière mémoire
en un texte lisible à l’écran. D’autre
part, il faut une source d’énergie pour alimenter le
dispositif [15]. En d’autres termes, sans énergie et
sans dispositif technique appropriés, l’écriture
informatique n’existe pas ou au mieux peut être considérée
comme invisible. Autrement dit, le dispositif technique dédié
à l’écriture est arrivé à un tel
stade « d’hypertélie », au sens où
l’entend Simondon [16], qu’il ne peut plus remplir la
fonction à laquelle il est dédié sans une assistance
extérieure.
Reste une troisième condition indispensable au fonctionnement
du dispositif technique, le texte. De fait, pour avoir accès
aux données électroniques évoquées à
l’instant nous utilisons des outils « textuels »
construits à la croisée de l’électronique,
de l’informatique et du textuel. Et c’est là,
sans doute, un des paradoxes les plus inattendus des médias
informatisés.
La technique comme écriture
L’écriture et le texte se trouvent placés au
coeur des ordinateurs. Ils en sont tout à la fois l’objet
et l’outil. L’objet, en ce qu’ils sont avant tout
dédiés aux pratiques d’écriture ; l’outil,
car les logiciels réalisés pour faire fonctionner
la machine sont écrits selon une logique textuelle. On assiste
donc à un phénomène singulier : pour afficher
un texte à l’écran, il faut employer des logiciels
qui sont eux-mêmes des outils « textuels ». On
ne peut produire un texte à l’écran sans ces
outils d’écriture situés « en amont ».
Le texte qui apparaît à l’écran est placé
dans un autre texte, un architexte qui régit le texte et
lui permet d’exister [17].
De ce point de vue, on peut dès lors considérer l’informatique
comme une pratique d’écriture à part entière.
Mais cette écriture est particulière en ce qu’elle
est constituée de « couches de textes » successives
qui doivent réaliser la transition entre les codes illisibles
de la machine et les langages socialisés de l’homme.
L’écriture comme technique
Mais si l’écriture est ainsi instrumentalisée,
dans un mouvement inverse et complémentaire, elle humanise
le dispositif technique ou, à tout le moins, permet à
l’usager d’accéder à la machine. Pour
faire fonctionner l’ordinateur, on utilise en effet des moyens
qui relèvent de l’écriture ou de la lecture.
Et dans l’univers quotidien des hommes où les activités
les plus diverses sont de plus en plus médiatisées
par des machines, l’activité de « lettrure »
[18] devient une activité vitale sans laquelle il n’est
plus d’action possible.
On soulignera alors ce nouveau paradoxe : illisibles par l’homme
ou incompréhensibles à l’utilisateur moyen,
les procédures propres à l’écriture informatique
sont néanmoins à l’origine de la lecture et
de l’écriture à l’écran. Or le
texte à l’écran va à son tour permettre
de domestiquer la machinerie informatique. Le texte est alors cet
outil qui rend possible le fonctionnement du dispositif technique
ou du moins lui donne accès. C’est par ce « texte-outil
» et à travers lui que s’élaborent pratiques
et usages d’écriture-lecture.
Pour radicaliser mon propos, je dirai que sur cet "unimédia"
qu’est l’écran, tout est texte, image et «
image de texte » et l’essentiel advient à travers
un texte mis en scène grâce à des procédés
« architextuels », eux-mêmes programmés
par la syntaxe informatique. Le dispositif est ainsi défini
comme une « machine textuelle » à laquelle on
accède et que l’on manipule à travers et par
des modalités d’écriture.
Lettrure espace et mémoire
Voici donc la machine textuelle constituée en média
et placée dans une relation paradoxale au texte et à
la technique. L’activité de lettrure, de lecture et
d’écriture, étant à son tour située
dans le cadre des médias informatisés, j’aimerais
désormais l’aborder sous un autre angle et proposer
quelques hypothèses relatives à l’espace du
document, à ses modes d’appropriation et de mémorisation.
En toile de fond, cette interrogation : quelles relations y a-t-il
entre la mémoire, la pratique de lettrure et les dispositifs
techniques ?
Nous savons que les modalités, les pratiques, les habitudes
de lecture et d’écriture s’élaborent conjointement
aux « technologies intellectuelles » mises en place
au cours de l’histoire. Christian Jacob précise notamment
que « la matérialité du livre et les contraintes
de son maniement affectent les modalités d’appropriation
du texte, le processus de construction du sens ». Il affirme
en outre que ceci est « vrai pour le livre manuscrit, imprimé
ou affiché sur l’écran d’ordinateur »
[19]. Derrière cette remarque, il convient de déployer
une herméneutique du « sens formel » [20] que
les lecteurs-utilisateurs sont censés convoquer dans la reconnaissance
des textes de réseaux auxquels ils sont confrontés.
De la mémoire orale à l’espace écrit
Nous savons que le passage de l’oral à l’écrit
s’est notamment traduit dans notre société par
un phénomène de sémiotisation visuelle de la
pratique à travers l’espace de la page. Autrement dit,
si je reprends les travaux d’Illich sur Le Didascalicon ou
L’Art de lire de Hugues de Saint Victor qui sont exemplaires
en la matière, nous assistons dans l’Occident médiéval,
au tournant des XIIe et XIIIe siècles, à la deuxième
révolution fondamentale du livre ; la première étant
liée au passage du volumen au codex [21].
De l’usage de la « scriptio continua », c’est-à-dire
cette écriture continue qui ne connaît pas encore la
séparation des mots, des phrases ou des paragraphes, je retiendrai
avant tout la concomitance d’une lecture lente et à
haute voix, qui devait au préalable passer par un temps de
déchiffrement, et la pratique simultanée de techniques
mnémoniques. Une pratique de la mémoire qui accompagne
la lecture de ces textes enfermés dans leur compacité
visuelle, fatalement difficiles d’accès et réservés
à une élite « professionnelle » [22].
« Dans tous les anciens livres », en effet, «
la tâche de séparer les mots était accomplie
par le lecteur plutôt que par le scribe. » Une inversion
des tâches dans la pratique d’écriture-lecture
qui nous semble aujourd’hui incongrue, mais qui n’allait
pas sans conséquences et qui va se démultiplier lorsqu’il
s’agira des réseaux [23].
Une lecture lente et méditée [24] précédait
l’acte socialisé consistant à donner à
entendre. La lecture nécessitait un apprentissage, une familiarité
avec le texte reposant sur un travail de mémoire. Pour Ivan
Illitch « l’art de la mémoire est étroitement
enchevêtré avec l’art de la lecture » [25],
partant avec l’art de la représentation des connaissances.
Au début du XIIe siècle, dans son célèbre
Art de lire, Hugues de Saint-Victor préconisait l’entraînement
de la mémoire comme préalable nécessaire à
la lecture [26]. Et cette lecture était un « marmottement
», une « activité corporellement motrice »,
d’ingestion, d’incorporation. On ne rappellera jamais
assez combien le corps était alors engagé dans ce
qui nous semble aujourd’hui une activité distanciée.
Le lecteur faisait corps avec ce texte linéaire qui réclamait
un acte d’adhésion, un acte de foi, et non le recul
intellectuel que voit poindre la naissance de l’université
médiévale.
Historiquement, nous sommes à un moment d’articulation
essentiel qui va se traduire par le passage d’une mémorisation
orale et corporelle à une sémiotisation visuelle de
la mémoire. « L’art oratoire grec prélittéraire
et le chant épique n’étaient pas fondés
sur la mémoire visuelle, mais sur la remémoration
prononcées au rythme de la lyre » [27]. Ce passage
culturel de la mémoire de la voix à la mémoire
de l’oeil va entraîner une véritable révolution
des mentalités. « La lectio », c’est-à-dire
l’acte de lecture tel qu’il se pratique dans son «
marmottement » continuel va alors se diviser entre deux pratiques,
celle de la prière et celle de l’étude [28].
Autrement dit, pour reprendre la question dans les mêmes
termes que Leroi-Gourhan, le livre fait l’objet du même
processus d’extériorisation que l’outil. Et si
la « technique est avant tout une mémoire »,
comme le rappelle Bernard Stiegler [29], le livre l’est alors
à double titre. Mémoire de support en tant qu’outil,
mais également mémoire du langage, car c’est
lui aussi un média au sens où nous l’entendions
à l’instant.
L’écrit de réseau comme mise en abîme
de la mémoire dans la pratique socialisée de l’édition
Le dernier temps de mon exposé repose sur une extension
des remarques précédentes. Pour l’illustrer
très brièvement, je m’inspirerai de quelques-unes
des thèses que nous avons développées dans
un programme de recherche mené pour la Bibliothèque
publique d’information (Beaubourg) [30].
De la même manière que le lecteur de la Renaissance
s’est vu investi des pratiques du scribe médiéval,
endossant par là-même une part de la culture et de
la mémoire de l’écrit autrefois assumée
par le scribe seul, le lecteur des écrits de réseaux
se trouve investi des savoirs cristallisés par le média.
Outre les techniques culturelles propres à l’univers
informatique, les pratiques de l’internaute se sont, par la
force des choses, amplifiées pour s’ouvrir à
des domaines jusque-là réservés à un
ensemble de corps de métiers qui réalisaient le livre
: documentalistes, imprimeurs, éditeurs, diffuseur...
Ce phénomène est notamment dû au fait que l’une
des caractéristiques de l’écrit d’écran
est de rassembler sur un seul média, l’écran
considéré comme « unimédia », l’ensemble
des signes, objets et pratiques de la « lettrure ».
Autrement dit, l’écran ne se contente plus de cristalliser
la mémoire du scripteur et du lecteur, mais également
celles relatives aux pratiques éditoriales qu’il convoque
et aux savoirs techniques qu’il mobilise. Contrairement à
ce que l’on a coutume d’accréditer -notamment
dans le discours d’escorte relatant l’aisance, la facilité
ou l’accessibilité à l’information permise
par les réseaux- le lecteur internaute est confronté
à une très grande richesse, mais également
une très grande complexité de son espace de lecture.
L’hybridation des formes texte auxquelles les concepteurs
ont recours interdit toute lecture exhaustive des couches convoquées
sur un même écran. Le lecteur doit donc faire des choix.
Au cours de notre enquête, Yves Jeanneret a ainsi proposé
l’idée d’une « prédilection sémiotique
», c’est-à-dire d’un choix opéré
par les lecteurs en fonction d’un certain nombre de contraintes,
de savoirs mobilisés ou d’impératifs stratégiques
de lecture. Ces choix se font souvent par défaut, manque
de connaissances croisées, perception incomplète des
possibilités, freins liés à l’illisibilité,
pratiques hybrides, incohérentes ou fallacieuses des sites...
Cela veut notamment dire que les textes de réseau mobilisent
un savoir accru et démultiplient l’extériorisation
de la mémoire à travers une sémiotisation des
pratiques à l’écran. On a vu à l’instant,
à travers l’exemple proposé par Illitch, comment
l’oralité propre à l’écrit médiéval
avait trouvé sa juste trans-formation dans l’espace
de la page. Ce phénomène de sémiotisation visuelle
de l’activité corporelle complexe qu’était
la lecture oralisée est singulièrement amplifié
lorsqu’il s’agit des écrits de réseaux.
Si l’on prend une messagerie électronique par exemple,
ce n’est pas seulement la pratique de lecture qui est trans-formée
pour être traduite visuellement à l’écran
mais bien toute l’activité relative à la correspondance
: écrire une lettre, la glisser dans une enveloppe, l’adresser,
la poster, l’expédier, la recevoir, la lire... bref
tout une activité socio-économique, des dispositifs
techniques, un échange communicationnel à travers
des pratiques culturelles... qui se voient réduits ou cristallisés
à la surface de l’écran. Cet ensemble complexe
est traduit par des codes visuels, sémiotiques et techniques
dont l’usager doit percevoir le rôle, la fonction et
la mémoire. Cette nouvelle forme textuelle emprunte elle-même
à la mémoire textuelle contemporaine tout en forgeant
de nouvelles modalités permises par les spécificités
du média.
La « libération de la mémoire individuelle
» dont parle Leroi-Gourhan à propos des outils s’est
donc doublée sur le même dispositif d’une «
libération » d’une part des langages symboliques
(eux-mêmes pratiques mnémotechniques), et d’autre
part des pratiques sociales constituant ainsi une mémoire
collective fort complexe et d’une autre nature.
Attendu que notre colloque se déroule à l’Enssib,
école dédiée aux savoirs de la bibliothèque,
n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur l’avenir
et la perpétuation de notre mémoire ? Sachant que
nous ne pouvons enregistrer le flux croissant des écrits
de réseaux, que la mémoire de l’écriture
est désormais tributaire de dispositifs techniques frappés
d’hypertélie réclamant une source d’énergie
appropriée ; sachant que, dédiés à l’échange
social, ces médias offrent la particularité de mettre
en abîme la mémoire de l’outil, celle des langages
symboliques ainsi que celle des pratiques elles-mêmes ; que
parviendrons-nous, que désirerons-nous, demain, retenir de
la mémoire des écrits de réseaux, ces nouvelles
« mnémotechnologies » qui ont précisément
pour fonction d’extérioriser la mémoire humaine
? Quelle place ferons-nous aux pratiques mnémoniques que
les langages symboliques devront assumer pour configurer la mémoire
collective dans laquelle l’outil trouvera toute sa dimension
opératoire ?
Notes
[1] Christian Vandendorpe, « L’hypertexte et l’avenir
de la mémoire », Le Débat, n° 115, mai-août
2001, p. 145-155.
[2] Bernard Stiegler, « Leroi-Gourhan : l’inorganique
organisé », Les Cahiers de médiologie, n°6,
p. 189.
[3] Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, « La mémoire
et les rythmes », Albin Michel, 1965, p. 9.
[4] Ibid. p. 23.
[5] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information
?, Presses universitaires du Septentrion, 2000.
[6] Jacques Perriault, La Logique de l’usage : essai sur
les machines à communiquer, Flammarion, 1989.
[7] Régis Transmettre, Odile Jacob, 1997.
[8] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Légitimité,
liberté, providence. La reconnaissance du politique par les
médias », Recherches en communication, n° 6, Université
catholique de Louvain, Belgique, 1996.
[9] Emmanuël Souchier, « L’écrit d’écran,
pratiques d’écriture et informatique », Communication
& langages, n° 107, 1996.
[10] Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, « Écriture
numérique ou médias informatisés ? »,
Pour la Science - Scientific American, Dossier n° 33, Du signe
à l’écriture, octobre-janvier 2002.
[11] Joëlle Le Marec, Ce que le « terrain » fait
aux concepts : vers une théorie des composites, Habilitation
à diriger les recherches, Université Paris 7 Denis
Diderot, 2002.
[12] Emmanuël Souchier, « De la lettrure à l’écran.
Vers une lecture sans mémoire ? », Texte, n° 25-26,
Mnémotechnologies ? texte et mémoire, Trinity College,
Université de Toronto, Canada, 2000.
[13] Emmanuël Souchier, « Histoires de page et pages
d’histoire », L’aventure des écritures,
La page, Bibliothèque nationale de France, (sous la dir.
de Anne Zali), 1999.
[14] On comprend dès lors le rôle des catégories
socioprofessionnelles ayant la maîtrise de ces outils et le
pouvoir qu’elles peuvent tirer d’une telle situation,
comparable au pouvoir qu’exerçaient les scribes dans
d’autres sociétés.
[15] Là réside sans doute la principale différence
entre le livre traditionnel et le livre électronique.
[16] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques,
[1958] 1989, Éd. Aubier.
[17] 17] Les architextes (du grec archè, origine et commandement),
sont les outils qui permettent l’existence de l’écrit
à l’écran et qui, non contents de représenter
la structure du texte, en commandent l’exécution et
la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte
qui en balise l’écriture. Sur les débats que
pose cette notion voir Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier,
« Pour une poétique de l’écrit d’écran
», Le multimédia en recherche, Xoana. Images et sciences
sociales, n° 6-7, 1999.
[18] Dans la traduction qu’elle propose de l’ouvrage
d’Illich et Sanders, Maud Sissung explique que « la
langue française ne possède pas d’équivalent
du mot anglais litteracy, qui désigne la capacité
de lire et d’écrire ». Elle précise toutefois
que le français a possédé un mot pour désigner
cette capacité, « la lettrure, terme que l’on
rencontre dans des textes du XIIe et du XIIIe siècles et
sous toutes les orthographes possibles ». Ivan Illich &
Barry Sanders, ABC : l’alphabétisation de l’esprit
populaire, trad. Maud Sissung, La Découverte, [1988]1990,
p. 9.
[19] Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations
alexandrines », Le pouvoir des bibliothèques, Paris,
Albin Michel, 1996, p. 47.
[20] Sur l’adaptation sémiotique de cette notion littéraire
empruntée à Jacques Roubaud (La Fleur inverse, essai
sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986), voir
Emmanuël Souchier, « Introduction » au Traité
des vertus démocratiques de Raymond Queneau (Gallimard, 1993),
Elizabeth Lavault, Forme et mémoire d’une contrainte.
Poïé6 de la sextine dans les romans d’Hortense
de Jacques Roubaud (Thèse de doctorat de l’Université
Paris 7 Denis Diderot, 2002). Du point de vue de l’histoire
de l’écriture et des médias, voir Jean-Marie
Durand, « Espace et écritures en cunéiforme
», Écritures. Systèmes idéographiques
et pratiques expressives, Le Sycomore, 1982, p. 52-56), Samuel Noah
Kramer, L’histoire commence à Sumer, (Artaud, 1975,
p. 258), Roger Chartier, Culture écrite et société,
L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), (Albin Michel,
1996, p. 35).
[21] Voir notamment Robert Marichal, « Du volumen au codex
», Henri-Jean Martin et Jean Vezin (sous la dir. de), Mise
en page et mise en texte du livre manuscrit (Éd. du Cercle
de la Librairie, Promodis, 1990, p. 45-54), Jean Irigouin, «
Du volumen au codex ? », Alain Mercier (sous la dir. de),
Les trois révolutions du Livre (Musée des Arts et
métiers ? Imprimerie nationale, 2002, p. 89-91).
[22] Eric A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite
en Occident, Paris, Maspéro, 1981, p. 31.
[23] « Dans une société où la lecture
était presque toujours orale », « le lecteur
ne pouvait pas cacher un manque de compréhension de sa part
à l’auditeur. Lire convenablement ( ?) demandait une
expérience et une familiarité avec le texte. »
Paul Saenger, « La naissance de la coupure et la séparation
des mots », Mise en page et mise en texte du livre manuscrit,
Henri-Jean Martin et Jean Vézin (sous la dir. de) (Éd.
du Cercle de la Librairie, Promodis, 1990, p. 449).
[24] Armando Petrucci, « La lecture des clercs », Le
Grand Atlas des littératures, Encyclopédie Universalis,
1990, p. 266.
[25] Ivan Illitch, Du lisible au visible. Sur l’Art de lire
de Hugues de Saint-Victor, Paris, Cerf, 1991, p. 46-50.
[26] Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire. Didascalicon,
éd. de Michel Lemoine, Cerf, 1991.
[27] Illich souligne en outre qu’« il y a une analogie
patente entre la découverte du ?mot ? et de la ?syntaxe ?
au tournant du Ve siècle avant J.-C., et la découverte
de la mise en page et de l’index, peu avant la fondation de
l’Université en Europe ».
[28] Ivan Illitch, Du lisible au visible, op. cit., p. 79.
[29] Bernard Stiegler, Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé,
op. cit., p. 189.
[30] Voir Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le
Marec (sous la dir. de), Lire, écrire, réécrire
: objets signes et pratiques des médias informatisés,
BPI - Beaubourg, « Études et recherches », 2003.
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