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Quand les mnémotechnologies questionnent notre mémoire

Origine http://www.boson2x.org/article.php3?id_article=78

« Avant d’interroger les écrits de réseaux, j’aimerais tout d’abord revenir sur l’histoire de l’outil, le statut médiatique de l’objet et la dimension textuelle de la « machine ordinateur » afin d’envisager la spécificité des pratiques de lecture et d’écriture qu’ils convoquent. De ce programme par trop vaste, je ne retiendrai toutefois que quelques aspects articulés autour de la question de la mémoire posée par ces nouvelles "mnémotechnologies". »

C’est en ces termes qu’Emmanuël Souchier a débuté sa lecture de Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des médias et des pratiques lors du colloque Les défis de la publication sur le web, thème des Quinzièmes entretiens Jacques Cartier, à Lyon (9-11 décembre 2002). Il est paru en première publication, le 3 février 2003, dans la revue électronique Interdisciplines. Pour le consulter, il suffit de cliquer ici : http://www.interdisciplines.org/defispublicationweb/papers/18/1#_1.

Nous le republions ici pour la vision originale que l’auteur donne sur la dimension textuelle de l’infosphère, et le rapport que nous entretenons avec notre mémoire, médiatisée par le dispositif technique numérique.
Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des médias et des pratiques

Avant d’interroger les écrits de réseaux, j’aimerais tout d’abord revenir sur l’histoire de l’outil, le statut médiatique de l’objet et la dimension textuelle de la « machine ordinateur » afin d’envisager la spécificité des pratiques de lecture et d’écriture qu’ils convoquent. De ce programme par trop vaste, je ne retiendrai toutefois que quelques aspects articulés autour de la question de la mémoire posée par ces nouvelles « mnémotechnologies » [1].

Histoire, technique et mémoire

Mauss, Leroi-Gourhan, Gille, Simondon -pour ne parler que de l’école française-, ont été parmi les premiers à constituer les objets techniques en une véritable histoire. Objets dont l’évolution relève de critères physiques bien sûr, mais également de processus évolutifs et de lois morphogénétiques comme le rappelle Bernard Stiegler [2]. Leroi-Gourhan a ainsi pu montrer que l’histoire de l’outillage est intimement liée à celle de la mémoire et de ses pratiques, l’outil ayant pour fonction essentielle d’externaliser la mémoire individuelle et ainsi de la socialiser. L’apparition de l’outil permet « une libération de la mémoire » individuelle qui va ainsi se constituer en mémoire collective [3]. Or il faut que cette mémoire soit lisible et transmissible pour avoir quelque chance de pérennité, d’où le rôle du langage qui accompagne, anticipe et prolonge la pratique de l’outil. Les modalités de représentation imaginaires sont constitutives de l’outil et de son usage au sens opératoire et symbolique du terme. « Chez l’homme », en effet, « le problème de la mémoire opératoire est dominé par celui du langage » lequel permet la conservation et la transmission des savoirs qui canalisent précisément les « comportements opératoires ». D’où ce paradoxe : « les possibilités de confrontation et de libération de l’individu » permises par l’outil « reposent sur une mémoire virtuelle dont tout le contenu appartient à la société » [4]. En d’autres termes, la libération mémorielle et opératoire permise par l’outil n’est rendue possible que par la mise en place d’une mémoire collective élaborée à travers les langages symboliques. L’outil n’existe donc qu’en tant qu’il est compris dans la mémoire des connaissances sociales élaborées par les langages.

Ce qui m’intéresse ici, c’est ce que les littéraires ont appelé le « discours d’escorte » ou le « discours d’accompagnement ». Termes discutables sans doute, car ces discours ne se contentent pas d’accompagner ou d’escorter, ils modèlent également les imaginaires et les pratiques. La problématique qu’ils soulèvent est donc essentielle à l’intelligence des « médias informatisés » [5].

On comprend dès lors l’importance qu’il y a à situer en histoire ces mnémotechnologies, ces techniques de mémoire que sont, à des degrés fort distincts, les outils autant que les langages. Or les dispositifs techniques qui nous intéressent se situent à la croisée de l’outil et des langages, articulant et mettant en abîme les dimensions opératoire et symbolique de la mémoire.

Le dispositif technique comme média

Constitué en histoire, notre objet technique a maille à partir avec le langage et la mémoire. Il convient alors de focaliser notre regard sur une caractéristique fondamentale de ces objets, à savoir leur dimension médiatique. Les dispositifs techniques dédiés aux télécommunications se distinguent en effet des autres objets techniques en ce qu’ils sont destinés à l’échange, à la communication. Ce qui différencie un téléphone portable ou un ordinateur en réseau d’une machine à laver ou d’un réfrigérateur, c’est non pas le degré de complexité technique du téléphone ou de l’ordinateur, mais bien leur dimension communicationnelle. Ces « machines à communiquer » pour reprendre l’expression de Schaeffer popularisée par Jacques Perriault [6], organisent l’espace de la communication, ils la mettent en scène et la rendent possible ; à ce titre, ils constituent une technologie sociale.

Précisons que cette question ne peut être résolue uniquement en termes de transmission [7]. Certes, ces médias sont destinés à la transmission et réévaluer la fonction de transmission à l’aune de la matérialité des dispositifs techniques est une entreprise salutaire, mais les réduire à cette seule fonction est préjudiciable à leur juste compréhension. Ce qui, d’un point de vue opératoire, distingue le pigeon voyageur ou le postier (pour prendre une organisation sociotechnique complexe), du système de Chappe par exemple, c’est le fait que l’un se contente de transmettre lorsque l’autre « trans-forme » [8] également le message, c’est-à-dire qu’il en change la forme à travers un dispositif technique et un langage singulier. Les médias informatisés n’agissent pas autrement, qui prennent en charge tout à la fois la dimension informationnelle et communicationnelle des messages. Par la force des choses, techniques et langages y sont inextricablement imbriqués.

Si les outils sont aussi et par définition des technologies sociales, les médias présentent néanmoins la particularité d’être dédiés aux langages et de fonctionner grâce et à travers eux. Constituer ces outils en médias et rompre avec l’idée selon laquelle ils ne seraient qu’une variante de l’objet technique est un premier temps de l’analyse. Le second consiste à voir en quoi ils reposent sur les langages. Et de noter, pour ce faire, que l’organisation de l’espace de communication qu’ils mettent en scène passe par l’écriture (« l’écrit d’écran » [9] ) et le « texte » (le « texte de réseaux »). L’ordinateur peut alors être considéré comme une « machine textuelle » [10] qui relève tout à la fois du technique, du sémiotique et de la pratique sociale, des « usages » [11]. L’analyse doit donc être plurielle et porter sur la dimension logicielle (technique) et scripturale (sémiologique) du média, lequel propose une mise en forme de l’échange social, dimension communicationnelle qui ne peut elle-même être décrite qu’à partir des formes possibles de l’usage (ethnologie, sociologie, psychologie...).

S’agissant de la mémoire, notre regard doit donc distinguer des niveaux hétérogènes : mémoire technique, mémoire sémiotique et communicationnelle, mémoire sociale des pratiques. Ces degrés d’analyse ne relèvent pas des mêmes disciplines mais convergent pourtant vers la question de la mémoire [12].

Pour mieux saisir la complexité de la question, deux thèses initiales méritent d’être éclairées. La première a trait à la machine considérée comme une machine textuelle, la seconde à l’externalisation de la mémoire humaine et à son inscription dans l’espace de l’écriture.

La machine textuelle

Si on considère l’écrit d’écran d’un point de vue phénoménologique, contrairement au livre, il peut être schématiquement scindé en trois espaces distincts. L’espace de la « machine mémoire », celui de l’écran et celui de l’imprimante.

L’expression « machine mémoire » couvre ici l’ensemble du matériel informatique et des outils logiciels qui permettent de faire fonctionner l’ordinateur. Dans cette machine, il y a une « matière mémoire » sur laquelle on enregistre des données sous forme d’impulsions électroniques. Mais ces données sont illisibles à l’homme. Il faut donc des outils appropriés pour y accéder. Il convient ensuite de décrypter ces données, de les transformer. Cet ensemble d’outils et d’opérations permet de convertir par couches « sémio-techniques » successives, des données électroniques invisibles en une écriture lisible à l’écran.

On notera alors que la « matière mémoire » est un support fait pour conserver la trace de l’écriture, or cette trace est pour l’homme, illisible. À l’écran en revanche, si l’écrit est lisible, il est éphémère, il n’a pas de mémoire. Cet écrit est un « écrit nomade » [13], il disparaît une fois l’ordinateur éteint. Ainsi, scindée en deux espaces (écran et mémoire), l’écriture est désormais ambivalente : invisible et lisible, fugace et durable...

Quant à l’imprimante, elle se distingue de l’écran pour n’être pas sa copie. Ce sont deux médias différents. L’écrit d’imprimante présente ceci de particulier qu’il renoue avec le lien indéfectible que l’écriture entretient depuis toujours avec son support. Jusqu’à présent, quelles que soient ses caractéristiques, l’écriture se donnait à lire dans l’intime relation qu’elle entretenait avec son support. Si on détruisait le support, on détruisait dans un même mouvement le message écrit qu’il « supportait ». Pile et face d’une même pièce, écriture et support étaient indissociables. Il en va désormais tout autrement ; car l’écran éteint ne signifie pas la perte de l’écrit. Cet indéniable intérêt présente néanmoins une très lourde contrepartie ; pour la première fois de son histoire, en effet, l’homme ne peut lire un texte sans recourir à une machine. C’est donc de l’accès direct à son écriture et au-delà à sa mémoire dont il est question [14]. Au-delà des enjeux d’ordre économique, politique et culturel d’une telle transformation, c’est la dimension anthropologique de l’écriture qui est remise en cause.

Trois conditions indispensables

Sur tous les supports d’écriture qui ont traversé l’histoire, le lecteur peut visuellement avoir accès au texte sans autre forme de procès. En revanche, la lecture sur un écran d’ordinateur est tributaire de deux conditions nécessaires et indispensables. Il faut d’une part qu’il y ait un dispositif technique qui permette de transformer les données illisibles enregistrées sur la matière mémoire en un texte lisible à l’écran. D’autre part, il faut une source d’énergie pour alimenter le dispositif [15]. En d’autres termes, sans énergie et sans dispositif technique appropriés, l’écriture informatique n’existe pas ou au mieux peut être considérée comme invisible. Autrement dit, le dispositif technique dédié à l’écriture est arrivé à un tel stade « d’hypertélie », au sens où l’entend Simondon [16], qu’il ne peut plus remplir la fonction à laquelle il est dédié sans une assistance extérieure.

Reste une troisième condition indispensable au fonctionnement du dispositif technique, le texte. De fait, pour avoir accès aux données électroniques évoquées à l’instant nous utilisons des outils « textuels » construits à la croisée de l’électronique, de l’informatique et du textuel. Et c’est là, sans doute, un des paradoxes les plus inattendus des médias informatisés.

La technique comme écriture

L’écriture et le texte se trouvent placés au coeur des ordinateurs. Ils en sont tout à la fois l’objet et l’outil. L’objet, en ce qu’ils sont avant tout dédiés aux pratiques d’écriture ; l’outil, car les logiciels réalisés pour faire fonctionner la machine sont écrits selon une logique textuelle. On assiste donc à un phénomène singulier : pour afficher un texte à l’écran, il faut employer des logiciels qui sont eux-mêmes des outils « textuels ». On ne peut produire un texte à l’écran sans ces outils d’écriture situés « en amont ». Le texte qui apparaît à l’écran est placé dans un autre texte, un architexte qui régit le texte et lui permet d’exister [17].

De ce point de vue, on peut dès lors considérer l’informatique comme une pratique d’écriture à part entière. Mais cette écriture est particulière en ce qu’elle est constituée de « couches de textes » successives qui doivent réaliser la transition entre les codes illisibles de la machine et les langages socialisés de l’homme.

L’écriture comme technique

Mais si l’écriture est ainsi instrumentalisée, dans un mouvement inverse et complémentaire, elle humanise le dispositif technique ou, à tout le moins, permet à l’usager d’accéder à la machine. Pour faire fonctionner l’ordinateur, on utilise en effet des moyens qui relèvent de l’écriture ou de la lecture. Et dans l’univers quotidien des hommes où les activités les plus diverses sont de plus en plus médiatisées par des machines, l’activité de « lettrure » [18] devient une activité vitale sans laquelle il n’est plus d’action possible.

On soulignera alors ce nouveau paradoxe : illisibles par l’homme ou incompréhensibles à l’utilisateur moyen, les procédures propres à l’écriture informatique sont néanmoins à l’origine de la lecture et de l’écriture à l’écran. Or le texte à l’écran va à son tour permettre de domestiquer la machinerie informatique. Le texte est alors cet outil qui rend possible le fonctionnement du dispositif technique ou du moins lui donne accès. C’est par ce « texte-outil » et à travers lui que s’élaborent pratiques et usages d’écriture-lecture.

Pour radicaliser mon propos, je dirai que sur cet "unimédia" qu’est l’écran, tout est texte, image et « image de texte » et l’essentiel advient à travers un texte mis en scène grâce à des procédés « architextuels », eux-mêmes programmés par la syntaxe informatique. Le dispositif est ainsi défini comme une « machine textuelle » à laquelle on accède et que l’on manipule à travers et par des modalités d’écriture.

Lettrure espace et mémoire

Voici donc la machine textuelle constituée en média et placée dans une relation paradoxale au texte et à la technique. L’activité de lettrure, de lecture et d’écriture, étant à son tour située dans le cadre des médias informatisés, j’aimerais désormais l’aborder sous un autre angle et proposer quelques hypothèses relatives à l’espace du document, à ses modes d’appropriation et de mémorisation. En toile de fond, cette interrogation : quelles relations y a-t-il entre la mémoire, la pratique de lettrure et les dispositifs techniques ?

Nous savons que les modalités, les pratiques, les habitudes de lecture et d’écriture s’élaborent conjointement aux « technologies intellectuelles » mises en place au cours de l’histoire. Christian Jacob précise notamment que « la matérialité du livre et les contraintes de son maniement affectent les modalités d’appropriation du texte, le processus de construction du sens ». Il affirme en outre que ceci est « vrai pour le livre manuscrit, imprimé ou affiché sur l’écran d’ordinateur » [19]. Derrière cette remarque, il convient de déployer une herméneutique du « sens formel » [20] que les lecteurs-utilisateurs sont censés convoquer dans la reconnaissance des textes de réseaux auxquels ils sont confrontés.

De la mémoire orale à l’espace écrit

Nous savons que le passage de l’oral à l’écrit s’est notamment traduit dans notre société par un phénomène de sémiotisation visuelle de la pratique à travers l’espace de la page. Autrement dit, si je reprends les travaux d’Illich sur Le Didascalicon ou L’Art de lire de Hugues de Saint Victor qui sont exemplaires en la matière, nous assistons dans l’Occident médiéval, au tournant des XIIe et XIIIe siècles, à la deuxième révolution fondamentale du livre ; la première étant liée au passage du volumen au codex [21].

De l’usage de la « scriptio continua », c’est-à-dire cette écriture continue qui ne connaît pas encore la séparation des mots, des phrases ou des paragraphes, je retiendrai avant tout la concomitance d’une lecture lente et à haute voix, qui devait au préalable passer par un temps de déchiffrement, et la pratique simultanée de techniques mnémoniques. Une pratique de la mémoire qui accompagne la lecture de ces textes enfermés dans leur compacité visuelle, fatalement difficiles d’accès et réservés à une élite « professionnelle » [22]. « Dans tous les anciens livres », en effet, « la tâche de séparer les mots était accomplie par le lecteur plutôt que par le scribe. » Une inversion des tâches dans la pratique d’écriture-lecture qui nous semble aujourd’hui incongrue, mais qui n’allait pas sans conséquences et qui va se démultiplier lorsqu’il s’agira des réseaux [23].

Une lecture lente et méditée [24] précédait l’acte socialisé consistant à donner à entendre. La lecture nécessitait un apprentissage, une familiarité avec le texte reposant sur un travail de mémoire. Pour Ivan Illitch « l’art de la mémoire est étroitement enchevêtré avec l’art de la lecture » [25], partant avec l’art de la représentation des connaissances. Au début du XIIe siècle, dans son célèbre Art de lire, Hugues de Saint-Victor préconisait l’entraînement de la mémoire comme préalable nécessaire à la lecture [26]. Et cette lecture était un « marmottement », une « activité corporellement motrice », d’ingestion, d’incorporation. On ne rappellera jamais assez combien le corps était alors engagé dans ce qui nous semble aujourd’hui une activité distanciée. Le lecteur faisait corps avec ce texte linéaire qui réclamait un acte d’adhésion, un acte de foi, et non le recul intellectuel que voit poindre la naissance de l’université médiévale.

Historiquement, nous sommes à un moment d’articulation essentiel qui va se traduire par le passage d’une mémorisation orale et corporelle à une sémiotisation visuelle de la mémoire. « L’art oratoire grec prélittéraire et le chant épique n’étaient pas fondés sur la mémoire visuelle, mais sur la remémoration prononcées au rythme de la lyre » [27]. Ce passage culturel de la mémoire de la voix à la mémoire de l’oeil va entraîner une véritable révolution des mentalités. « La lectio », c’est-à-dire l’acte de lecture tel qu’il se pratique dans son « marmottement » continuel va alors se diviser entre deux pratiques, celle de la prière et celle de l’étude [28].

Autrement dit, pour reprendre la question dans les mêmes termes que Leroi-Gourhan, le livre fait l’objet du même processus d’extériorisation que l’outil. Et si la « technique est avant tout une mémoire », comme le rappelle Bernard Stiegler [29], le livre l’est alors à double titre. Mémoire de support en tant qu’outil, mais également mémoire du langage, car c’est lui aussi un média au sens où nous l’entendions à l’instant.

L’écrit de réseau comme mise en abîme de la mémoire dans la pratique socialisée de l’édition

Le dernier temps de mon exposé repose sur une extension des remarques précédentes. Pour l’illustrer très brièvement, je m’inspirerai de quelques-unes des thèses que nous avons développées dans un programme de recherche mené pour la Bibliothèque publique d’information (Beaubourg) [30].

De la même manière que le lecteur de la Renaissance s’est vu investi des pratiques du scribe médiéval, endossant par là-même une part de la culture et de la mémoire de l’écrit autrefois assumée par le scribe seul, le lecteur des écrits de réseaux se trouve investi des savoirs cristallisés par le média. Outre les techniques culturelles propres à l’univers informatique, les pratiques de l’internaute se sont, par la force des choses, amplifiées pour s’ouvrir à des domaines jusque-là réservés à un ensemble de corps de métiers qui réalisaient le livre : documentalistes, imprimeurs, éditeurs, diffuseur...

Ce phénomène est notamment dû au fait que l’une des caractéristiques de l’écrit d’écran est de rassembler sur un seul média, l’écran considéré comme « unimédia », l’ensemble des signes, objets et pratiques de la « lettrure ». Autrement dit, l’écran ne se contente plus de cristalliser la mémoire du scripteur et du lecteur, mais également celles relatives aux pratiques éditoriales qu’il convoque et aux savoirs techniques qu’il mobilise. Contrairement à ce que l’on a coutume d’accréditer -notamment dans le discours d’escorte relatant l’aisance, la facilité ou l’accessibilité à l’information permise par les réseaux- le lecteur internaute est confronté à une très grande richesse, mais également une très grande complexité de son espace de lecture.

L’hybridation des formes texte auxquelles les concepteurs ont recours interdit toute lecture exhaustive des couches convoquées sur un même écran. Le lecteur doit donc faire des choix. Au cours de notre enquête, Yves Jeanneret a ainsi proposé l’idée d’une « prédilection sémiotique », c’est-à-dire d’un choix opéré par les lecteurs en fonction d’un certain nombre de contraintes, de savoirs mobilisés ou d’impératifs stratégiques de lecture. Ces choix se font souvent par défaut, manque de connaissances croisées, perception incomplète des possibilités, freins liés à l’illisibilité, pratiques hybrides, incohérentes ou fallacieuses des sites...

Cela veut notamment dire que les textes de réseau mobilisent un savoir accru et démultiplient l’extériorisation de la mémoire à travers une sémiotisation des pratiques à l’écran. On a vu à l’instant, à travers l’exemple proposé par Illitch, comment l’oralité propre à l’écrit médiéval avait trouvé sa juste trans-formation dans l’espace de la page. Ce phénomène de sémiotisation visuelle de l’activité corporelle complexe qu’était la lecture oralisée est singulièrement amplifié lorsqu’il s’agit des écrits de réseaux. Si l’on prend une messagerie électronique par exemple, ce n’est pas seulement la pratique de lecture qui est trans-formée pour être traduite visuellement à l’écran mais bien toute l’activité relative à la correspondance : écrire une lettre, la glisser dans une enveloppe, l’adresser, la poster, l’expédier, la recevoir, la lire... bref tout une activité socio-économique, des dispositifs techniques, un échange communicationnel à travers des pratiques culturelles... qui se voient réduits ou cristallisés à la surface de l’écran. Cet ensemble complexe est traduit par des codes visuels, sémiotiques et techniques dont l’usager doit percevoir le rôle, la fonction et la mémoire. Cette nouvelle forme textuelle emprunte elle-même à la mémoire textuelle contemporaine tout en forgeant de nouvelles modalités permises par les spécificités du média.

La « libération de la mémoire individuelle » dont parle Leroi-Gourhan à propos des outils s’est donc doublée sur le même dispositif d’une « libération » d’une part des langages symboliques (eux-mêmes pratiques mnémotechniques), et d’autre part des pratiques sociales constituant ainsi une mémoire collective fort complexe et d’une autre nature.

Attendu que notre colloque se déroule à l’Enssib, école dédiée aux savoirs de la bibliothèque, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur l’avenir et la perpétuation de notre mémoire ? Sachant que nous ne pouvons enregistrer le flux croissant des écrits de réseaux, que la mémoire de l’écriture est désormais tributaire de dispositifs techniques frappés d’hypertélie réclamant une source d’énergie appropriée ; sachant que, dédiés à l’échange social, ces médias offrent la particularité de mettre en abîme la mémoire de l’outil, celle des langages symboliques ainsi que celle des pratiques elles-mêmes ; que parviendrons-nous, que désirerons-nous, demain, retenir de la mémoire des écrits de réseaux, ces nouvelles « mnémotechnologies » qui ont précisément pour fonction d’extérioriser la mémoire humaine ? Quelle place ferons-nous aux pratiques mnémoniques que les langages symboliques devront assumer pour configurer la mémoire collective dans laquelle l’outil trouvera toute sa dimension opératoire ?



Notes

[1] Christian Vandendorpe, « L’hypertexte et l’avenir de la mémoire », Le Débat, n° 115, mai-août 2001, p. 145-155.

[2] Bernard Stiegler, « Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé », Les Cahiers de médiologie, n°6, p. 189.

[3] Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, « La mémoire et les rythmes », Albin Michel, 1965, p. 9.

[4] Ibid. p. 23.

[5] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Presses universitaires du Septentrion, 2000.

[6] Jacques Perriault, La Logique de l’usage : essai sur les machines à communiquer, Flammarion, 1989.

[7] Régis Transmettre, Odile Jacob, 1997.

[8] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Légitimité, liberté, providence. La reconnaissance du politique par les médias », Recherches en communication, n° 6, Université catholique de Louvain, Belgique, 1996.

[9] Emmanuël Souchier, « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture et informatique », Communication & langages, n° 107, 1996.

[10] Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, « Écriture numérique ou médias informatisés ? », Pour la Science - Scientific American, Dossier n° 33, Du signe à l’écriture, octobre-janvier 2002.

[11] Joëlle Le Marec, Ce que le « terrain » fait aux concepts : vers une théorie des composites, Habilitation à diriger les recherches, Université Paris 7 Denis Diderot, 2002.

[12] Emmanuël Souchier, « De la lettrure à l’écran. Vers une lecture sans mémoire ? », Texte, n° 25-26, Mnémotechnologies ? texte et mémoire, Trinity College, Université de Toronto, Canada, 2000.

[13] Emmanuël Souchier, « Histoires de page et pages d’histoire », L’aventure des écritures, La page, Bibliothèque nationale de France, (sous la dir. de Anne Zali), 1999.

[14] On comprend dès lors le rôle des catégories socioprofessionnelles ayant la maîtrise de ces outils et le pouvoir qu’elles peuvent tirer d’une telle situation, comparable au pouvoir qu’exerçaient les scribes dans d’autres sociétés.

[15] Là réside sans doute la principale différence entre le livre traditionnel et le livre électronique.

[16] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, [1958] 1989, Éd. Aubier.

[17] 17] Les architextes (du grec archè, origine et commandement), sont les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture. Sur les débats que pose cette notion voir Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Le multimédia en recherche, Xoana. Images et sciences sociales, n° 6-7, 1999.

[18] Dans la traduction qu’elle propose de l’ouvrage d’Illich et Sanders, Maud Sissung explique que « la langue française ne possède pas d’équivalent du mot anglais litteracy, qui désigne la capacité de lire et d’écrire ». Elle précise toutefois que le français a possédé un mot pour désigner cette capacité, « la lettrure, terme que l’on rencontre dans des textes du XIIe et du XIIIe siècles et sous toutes les orthographes possibles ». Ivan Illich & Barry Sanders, ABC : l’alphabétisation de l’esprit populaire, trad. Maud Sissung, La Découverte, [1988]1990, p. 9.

[19] Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations alexandrines », Le pouvoir des bibliothèques, Paris, Albin Michel, 1996, p. 47.

[20] Sur l’adaptation sémiotique de cette notion littéraire empruntée à Jacques Roubaud (La Fleur inverse, essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986), voir Emmanuël Souchier, « Introduction » au Traité des vertus démocratiques de Raymond Queneau (Gallimard, 1993), Elizabeth Lavault, Forme et mémoire d’une contrainte. Poïé6 de la sextine dans les romans d’Hortense de Jacques Roubaud (Thèse de doctorat de l’Université Paris 7 Denis Diderot, 2002). Du point de vue de l’histoire de l’écriture et des médias, voir Jean-Marie Durand, « Espace et écritures en cunéiforme », Écritures. Systèmes idéographiques et pratiques expressives, Le Sycomore, 1982, p. 52-56), Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer, (Artaud, 1975, p. 258), Roger Chartier, Culture écrite et société, L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), (Albin Michel, 1996, p. 35).

[21] Voir notamment Robert Marichal, « Du volumen au codex », Henri-Jean Martin et Jean Vezin (sous la dir. de), Mise en page et mise en texte du livre manuscrit (Éd. du Cercle de la Librairie, Promodis, 1990, p. 45-54), Jean Irigouin, « Du volumen au codex ? », Alain Mercier (sous la dir. de), Les trois révolutions du Livre (Musée des Arts et métiers ? Imprimerie nationale, 2002, p. 89-91).

[22] Eric A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspéro, 1981, p. 31.

[23] « Dans une société où la lecture était presque toujours orale », « le lecteur ne pouvait pas cacher un manque de compréhension de sa part à l’auditeur. Lire convenablement ( ?) demandait une expérience et une familiarité avec le texte. » Paul Saenger, « La naissance de la coupure et la séparation des mots », Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, Henri-Jean Martin et Jean Vézin (sous la dir. de) (Éd. du Cercle de la Librairie, Promodis, 1990, p. 449).

[24] Armando Petrucci, « La lecture des clercs », Le Grand Atlas des littératures, Encyclopédie Universalis, 1990, p. 266.

[25] Ivan Illitch, Du lisible au visible. Sur l’Art de lire de Hugues de Saint-Victor, Paris, Cerf, 1991, p. 46-50.

[26] Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire. Didascalicon, éd. de Michel Lemoine, Cerf, 1991.

[27] Illich souligne en outre qu’« il y a une analogie patente entre la découverte du ?mot ? et de la ?syntaxe ? au tournant du Ve siècle avant J.-C., et la découverte de la mise en page et de l’index, peu avant la fondation de l’Université en Europe ».

[28] Ivan Illitch, Du lisible au visible, op. cit., p. 79.

[29] Bernard Stiegler, Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé, op. cit., p. 189.

[30] Voir Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (sous la dir. de), Lire, écrire, réécrire : objets signes et pratiques des médias informatisés, BPI - Beaubourg, « Études et recherches », 2003.