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Ce texte a une histoire. Une première rédaction en
français, établie avec l’aide de Luce Giard
et de Vincent Bardet, parut dans le Monde en trois livraisons (mai
1973). Développée et remaniée, elle fut l’objet
d’une première édition. Sur cette trame, complétée
et enrichie de travaux conduits au Cidoc de Cuernavaca, fut établie
une version anglaise plus longue et plus détaillée
qui engendra ensuite, par le même processus, une nouvelle
version en allemand.
Cette seconde édition en français a été
traduite de l’allemand, puis collationnée avec les
précédentes versions française et anglaise.
On espère ainsi ne pas avoir privilégié ces
enrichissements successifs aux dépens de la précision
ou de la cohérence de l’argumentation.
On a par ailleurs fait suivre ce texte d’une annexe rédigée
par Jean-Pierre Dupuy. Elle donne les résultats d’un
calcul dont le principe est exposé clans ce livre, et qui
porte sur ce que l’on a appelé la « vitesse généralisée
» de l’automobiliste français.
- L’éditeur
CHAPITRE I
La crise de l’énergie
Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une
crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme
cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction
inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un
état social fondé sur l’équité
et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle.
Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer
l’homme. Pour élucider cette contradiction et démasquer
cette illusion, il faut reconsidérer la réalité
que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation
de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs
pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi
de l’énergie viole la société et détruit
la nature.
Les avocats de la crise de l’énergie défendent
et répandent une singulière image de l’homme.
D’après leur conception, l’homme doit se soumettre
à une continuelle dépendance à l’égard
d’esclaves producteurs d’énergie qu’il
lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à
moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’homme
a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande
partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une
société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves
que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune
aux idéologies opposées qui sont en vogue à
présent. Mia sa justesse est mise en doute par l’inéquité,
les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès
lors que cest hordes voraces d’escalves dépassent d’un
certain degré le nombre des hommes. Les propagandistes de
la crise de l’énergie soulignent le problème
de la péurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me
demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves.
Les politiques de l’énergie qui seront appliquées
dans les dix prochaines années décideront de la marge
de liberté don’t jouira une société en
l’an 2000. Une politique de basse consommation d’énergie
permet une grande variété de modes de vie et de cultures.
La technique moderne peut être économe en matière
d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes
options politiques. Si, au contraire, une société
se prononce pour une forte consommation d’énergie,
alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure
par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste
ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.
Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés
— surtout celles qui sont pauvres — sont libres d’orienter
leur politique de l’énergie dans l’une de ces
trois directions : elles peuvent lier leur prospérité
à une forte consommation d’énergie par tête,
ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie,
ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie
mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie,
une gestion serrée des approvisionnements en carburants rares
et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la réorganisation
de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique.
Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses
publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser
une immense réorganisation de l’infrastructure. Toutes
deux réitèrent l’intérêt de Hobbes,
elles rationalisent l’institution d’un Léviathan
appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent
l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux,
comme le métro-express à pilotage automatique, sont
des ornements bourgeois qui permettent de substituer l’ex-
ploitation écologique une exploitation sociale et psychologique.
Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à
peine considérée : on prend encore pour une utopie
la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature
et d’une puissance mécanique limitée. Certes,
on commence à accepter une limitation écologique du
maximum d’énergie consommée par personne, en
y voyant une condition de survie, mais on ne reconnaît pas
dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire
à tout ordre social qui soit à la fois justifiable
scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de carburant,
c’est l’abondance d’énergie qui mené
a l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés
sous le signe de l’équité, il faut qu’une
société limite d’elle-même la consommation
d’énergie de ses plus puissants citoyens. La première
condition en est une technique économe en énergie,
même si celle-ci ne peut garantir le règne de l’équité.
De plus, cette troisième possibilité est la seule
qui s’offre à toutes les nations : aujourd’hui,
aucun pays ne manque de matières premières ou de connaissances
nécessaires pour réaliser une telle politique en moins
d’une génération. La démocratie de participation
suppose une technique de faible consommation énergétique
et, réciproquement, seule une volonté politique de
décentralisation peut créer les conditions d’une
technique rationnelle.
On néglige en général le fait que l’équité
et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une
avec l’autre que jusqu’à un certain point. En
deçà d’un seuil déterminé d’énergie
par tête, les moteurs améliorent les conditions du
progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation
d’énergie augmente aux dépens de l’équité.
Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette
énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici
d’une limitation de la capacité technique à
mieux répartir ce contrôle de l’énergie,
mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les
rythmes sociaux et l’espace vital.
On croit souvent trouver un remède universel à ces
maux dans l’hypothèse de carburants non polluants et
disponibles en abondance, mais c’est là retourner au
sophisme politique qui imagine pouvoir accorder, dans certaines
conditions politiques, le règne d’une équité
et d’une consommation d’énergie également
illimitées. On confond bien-être et abondance énergétique,
telle que l’énergie nucléaire la promet pour
1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons
à négliger toute limitation énergétique
socialement motivée et à nous laisser aveugler par
des considérations écologiques : nous accorderons
à l’écologiste que l’emploi de forces
d’origine non physiologique pollue l’environnement,
et nous ne verrons pas qu’au-delà d’un certain
seuil, les forces mécaniques corrompent le milieu social.
Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes
quantités d’énergie est indépendant du
seuil auquel la transformation de l’énergie se retourne
en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kwh ou en calories,
est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie
socialement critiques doit d’abord être élucidé
en théorie avant qu’on puisse discuter la question
politique de la consommation d’énergie à laquelle
une société doit limiter ses membres.
Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au-delà
d’une certaine valeur du PNB, les frais du contrôle
social croissent plus vite que ledit PNB et deviennent l’activité
institutionnelle qui détermine toute l’économie.
La thérapie que dispensent éducateurs, psychiatres
et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes
établis par les planificateurs, les gestionnaires et les
directeurs de vente, et compléter l’action des services
de renseignements, de l’armée et de la police. Mon
analyse de l’industrie scolaire avait pour objet de le prouver
dans un domaine restreint. Ici je voudrais avancer une raison de
ce que plus d’énergie consommée demande plus
de domination sur autrui. Je prétends qu au-delà d’un
niveau critique de consommation d’énergie par tête,
dans toute société, le système politique et
le contexte culturel doivent dépérir. Dès que
le quantum critique d’énergie consommée par
personne est dépassé, aux garanties légales
qui protégeaient les initiatives individuelles concrètes
on substitue une éducation qui sert les visées abstraites
d’une technocratie. Ce quantum marque la limite où
l’ordre légal et l’organisation politique doivent
s’effondrer, où la structure technique des moyens de
production fait violence à la structure sociale.
Même si on découvrait une source d’énergie
propré et abondante, la consommation massive d’énergie
aurait toujours sur le corps, social le même effet que l’intoxication
par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante.
Un peuple peut choisir entre la méthadone et une désintoxication
volontaire dans la solitude, entre le maintien de l’intoxication
et une victoire douloureuse sur le manque, mais nulle société
ne peut s’appuyer là-dessus pour que ses membres sachent
en même temps agir de façon autonome et dépendre
d’une consommation énergétique toujours en hausse.
A mon avis, dès que le rapport entre force mécanique
et énergie métabolique dépasse un seuil fixe
déterminable, le règne de la technocratie s’instaure.
L’ordre de grandeur où ce seuil se place est largement
indépendant du niveau technique atteint, pourtant dans les
pays assez riches et très riches sa seule existence semble
reléguée au point aveugle de l’imagination sociale.
Comme les États-Unis, le Mexique a dépassé
ce seuil critique; dans les deux cas, tout input supplémentaire
d’énergie ne fait qu'augmenter l’inégalité,
l’inefficacité et l’impuissance. Bien que le
revenu par habitant atteigne dans le premier pays 5 000 dollars
et dans le second 500 dollars, les énormes intérêts
investis dans l’infrastructure industrielle les poussent tous
deux à accroître encore leur consommation d’énergie.
Les idéologues américains ou mexicains donnent à
leur insatisfaction le nom de crise de l’énergie, et
les deux pays s’aveuglent pareillement sur le fait que ce
n’est pas la pénurie de carburants, ni l’utilisation
gaspilleuse, irrationnelle et nuisible à l’environnement
de l’énergie disponible qui menacent la société,
mais bien plutôt les efforts de l’industrie pour gaver
la société de quanta d’énergie qui inévitablement
dégradent, dépouillent et frustrent la plupart des
gens. Un peuple peut être suralimenté par la surpuissance
de ses outils tout aussi bien que par la survaleur calorique de
sa nourriture, mais il s’avouera plus difficilement la sursaturation
énergétique que la nécessité de changer
de régime alimentaire.
La quantité d’énergie consommée par
tête qui représente un seuil critique pour une société,
se place dans un ordre de grandeur que peu de nations, sauf la Chine
de la révolution culturelle, ont pris en considération.
Cet ordre de grandeur dépasse largement le nombre de kwh
dont disposent déjà les quatre cinquièmes de
l’humanité, et il reste très inférieur
à l’énergie totale que commande le conducteur
d’une petite voiture de tourisme. Ce chiffre apparaît,
aux yeux du sur-consommateur comme a ceux du sous-consommateur,
comme dépourvu de sens. Pour les anciens élèves
de n’importe quel collège, prétendre limiter
le niveau d’énergie revient à détruire
l’un des fondements de leur conception du monde. Pour la majorité
des Latino-Américains, atteindre ce même niveau d’énergie
signifie accéder au monde du moteur. Les uns et les autres
n’y parviennent que difficilement. Pour les primitifs, l’abolition
de l’esclavage est subordonnée à l’introduction
d’une technique moderne appropriée; pour les pays riches,
le seul moyen d’éviter une exploitation encore plus
dure consiste à reconnaître l’existence d’un
seuil de consommation d’énergie, au-delà duquel
la technique dictera ses exigences à la société.
En matière biologique comme en matière sociale, on
peut digérer un apport calorique tant qu’il reste dans
la marge étroite qui sépare assez de trop.
La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement
ambigu. Déterminer la juste quantité d’énergie
à employer et la façon adéquate de contrôler
cette même énergie, c’est se placer à
la croisée des chemins. A gauche, peut-être un déblocage
et une reconstruction politique d’où naîtrait
une économie post-industrielle fondée sur le travail
personnel, une basse consommation d’énergie et la réalisation
concrète de l’equité. A droite, le souci hystérique
de nourrir la machine redouble l’escalade de la croissance
solidaire de l’institution et du capital et n’offre
pas d’autre avenir qu’une apocalypse hyper-industrielle.
Choisir la première voie, c’est retenir le postulat
suivant : quand la dépense d’énergie par tête
dépasse un certain seuil critique, l’énergie
échappe au contrôle politique. Que des planificateurs
désireux de maintenir la production industrielle à
son maximum promulguent une limitation écologique à
la consommation d’énergie ne suffira pas à éviter
l’effondrement social. Des pays riches comme les États-Unis,
le Japon ou la France ne verront pas le jour de l’asphyxie
sous leurs propres déchets, simplement parce qu’ils
seront déjà morts dans un coma énergétique.
A l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou,
pour un temps encore, la Chine sont assez musclés pour savoir
s’arrêter juste avant le collapsus. Ils pourraient dès
à présent décider de maintenir leur consommation
d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches devront
aussi respecter pour survivre.
Choisir un type d’économie consommant un minimum d’énergie
demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances
et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts
économiques n’est qu’une longue chaîne
d’obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de
l’homme en esclavagiste qu’installe aujourd’hui
la faim, entretenue par les idéologies, d’une quantité
croissante d’énergie. Dans les pays où le développement
industriel a fait naître l’abondance, la crainte de
la crise de l’énergie suffit à augmenter les
impôts bientôt nécessaires pour que des méthodes
industrielles nouvelles, plus propres et davantage encore porteuses
de mort remplacent celles qu’a rendues désuètes
une surexpansion dépourvue d’efficacité. Aux
leaders des peuples que ce même proces d’industrialisation
a dépossédés, la crise de l’énergie
sert d’alibi pour centraliser la production, la pollution
et le pouvoir de contrôle, pour chercher, dans un sursaut
désespéré, à égaler les pays
mieux pourvus de moteurs. Maintenant les pays riches exportent leur
crise et prêchent aux petits et aux pauvres le nouvel évangile
du culte puritain de l’énergie. En semant dans le tiers
monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économe
en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on
ne leur en enlève, on leur refile les produits coûteux
d’usines déjà démodées. Dès
qu’un pays pauvre accepte la doctrine que plus d’énergie
bien gérée fournira toujours plus de biens à
plus de gens, il est aspiré dans la course à l’esclavage
par l’augmentation de la production industrielle. Quand les
pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant
dépendants de l’énergie, ils renoncent définitivement
à la possibilité d’une technique libératrice
et d’une politique de participation : à leur place,
ils acceptent un maximum de consommation énergétique
et un maximum de contrôle social sous la forme de l’éducation
moderne.
A la paralysie de la société moderne, on donne le
nom de crise de l’énergie; on ne peut la vaincre en
augmentant l’input d’énergie. Pour la résoudre,
il faut d’abord écarter l’illusion que notre
prospérité dépend du nombre d’esclaves
fournisseurs d’énergie dont nous disposons. A cet effet,
il faut déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie
corrompt, et unir toute la communauté dans un procès
politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation.
Parce que ce genre de recherche va à l’opposé
des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne
le nom de contre-recherche. Elle compte trois étapes. D’abord
la nécessité de limiter la consommation d’énergie
par tête doit être reconnue comme un impératif
théorique et social. Ensuite il faut déterminer l’intervalle
de variation où se situent ces grandeurs critiques. Enfin
chaque société doit fixer le degré d’injustice,
de destruction et d’endoctrinement que ses membres sont prêts
à accepter pour le plaisir d’idolâtrer les machines
puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.
La nécessité de conduire une recherche politique
sur la consommation d’énergie socialement optimale
peut être illustrée sur l’exemple de la circulation.
D’après Herendeen, les États-Unis dépensent
42 % de leur énergie totale pour les voitures : pour les
fabriquer, les entretenir, chercher une place où les garer,
faire un trajet ou entrer en collision. La plus large part de cette
énergie est utilisée au transport des personnes. Dans
cette seule intention, 250 millions d’Américains dépensent
plus de carburant que n’en consomment, tous ensemble, les
1 300 millions de Chinois et d’Indiens. Presque toute cette
énergie est brûlée en une immense danse d’imploration,
pour se concilier les bienfaits de l’accélération
mangeuse-de-temps. Les pays pauvres dépensent moins d’énergie
par personne, mais au Mexique ou au Pérou on consacre à
la circulation une plus grande part de l’énergie totale
qu’aux États-Unis, et cela pour le seul profit d’une
plus faible minorité de la population. Le volume de cette
activité la rend commode et significative pour que soit démontrée,
sur l’exemple du transport des personnes, l’existence
de quanta d’énergie socialement critiques.
Dans la circulation, l’énergie dépensée
pendant un certain temps se transforme en vitesse. Aussi le quantum
critique prend ici la forme d’une limite de vitesse. Chaque
fois que cette limite a été dépassée,
on a vu s’établir le même processus de dégradation
sociale sous l’effet de hauts quanta d’énergie.
Au XIXe siècle, en Occident, dès qu’un moyen
de transport public a pu franchir plus de 25 kilomètres à
l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’espace
et de temps. Le transport motorisé s’est assuré
le monopole des déplacements et il a figé la mobilité
personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante
années qui ont suivi la construction du premier chemin de
fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un passager
(quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été
multipliée par cent. Quand ils produisent plus d’une
certaine proportion d’énergie, les transformateurs
mécaniques de carburants minéraux interdisent aux
hommes d’utiliser leur énergie métabolique et
les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport.
Cet effet de la vitesse sur l’autonomie de l’homme n’est
affecté que marginalement par les caractéristiques
techniques des véhicules à moteur ou par l’identité
des personnes et des groupes qui détiennent la propriété
légale des lignes aériennes, des autobus, des trains
et des voitures. Une vitesse élevée est le facteur
critique qui fait des transports un instrument d’exploitation
sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques
et l’établissement de rapports sociaux fondés
sur une égale participation n’est possible que là
où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie
de participation, c’est retenir une technique économe
en matière d’énergie. Entre des hommes libres,
des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une
bicyclette, et pas plus vite.
Je voudrais illustrer la question générale d’une
consommation d’énergie ayant sa valeur sociale optimale
avec l’exemple précis du transport. Encore ici me bornerai-je
à traiter du transport des personnes, de leurs bagages et
de tout ce qui est indispensable (carburants, matériaux,
outils) à l’entretien des routes et des véhicules.
J’omets volontairement ce qui concerne le transport des marchandises
et celui des messages. Bien que le même schéma d’argumentation
soit acceptable dans ces deux derniers cas, il faudrait donner à
la démonstration détaillée un autre tour et
je me réserve d’en traiter ultérieurement.
CHAPITRE II
L’industrie de la circulation
La circulation totale est le résultat de deux différents
modes d’utilisation de l’énergie. En elle se
combinent la mobilité personnelle ou transit autogène
et le transport mécanique des gens. Par transit je désigne
tout mode de locomotion qui se fonde sur énergie métabolique
de l’homme, et par transport, toute forme de déplacement
qui recourt à d’autres sources d’énergie.
Désormais ces sources d’ énergie seront surtout
des moteurs, puisque les animaux, dans un monde surpeuplé
et dans la mesure où ils ne sont pas, tels l’âne
et le chameau, des mangeurs de chardons, disputent à l’homme
avec acharnement leur nourriture. Enfin je borne mon examen aux
déplacements des personnes à l’extérieur
de leurs habitations.
Dès que les hommes dépendent du transport non seulement
pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets
quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation,
entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre
liberté individuelle et itinéraires obligés
apparaissent en toute clarté. La dépendance forcée
à l’égard de l’automobile dénie
à une société de vivants cette mobilité
dont la mécanisation des transports était le but premier.
L’esclavage de la circulation commence.
Vite expédié, sans cesse véhiculé,
l’homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner,
aller à l’aventure ou en pèlerinage. Pourtant
il doit être sur pied aussi longtemps que son grand-père.
Aujourd’hui un Américain parcourt en moyenne autant
de kilomètres à pied que ses aïeux, mais c’est
le plus souvent dans des tunnels, des couloirs sans fin, des parkings
ou des grands magasins.
A pied, les hommes sont plus ou moins à égalité.
Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6
kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute
direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu
légalement ou physiquement. Améliorer cette mobilité
naturelle par une nouvelle technique de transport, cela devrait
lui conserver son propre degré d’efficacité
et lui ajouter de nouvelles qualitées : un plus grand rayon
d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités
accrues pour les handicapés. Au lieu de quoi, partout jusqu’ici,
le développement de l’industrie de la circulation a
eu des conséquences opposées. Dès que les machines
ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine
puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité
entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant
un réseau d’itinéraires obligés produits
industriellement, engendré un manque de temps sans précédent.
Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain
seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne
entre leur logement et leur travail.
Si on concède au système de transport plus d’un
certain quantum d’énergie, cela signifie que plus de
gens se déplacent plus vite sur de plus longues distances
chaque jour et consacrent au transport de plus en plus de temps.
Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité
d’aller son propre chemin. On constitue d’extrêmes
privilèges au prix d’un asservissement général.
En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances
illimitées, tandis que la majorité perd son temps
en trajets imposes pour contourner parkings et aérodromes.
La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre
des lieux éloignés que sa fugitive présence
rend séduisants et désirables, tandis que la majorité
est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus
vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet
ou à s’en reposer.
Aux États-Unis, les quatre cinquièmes du temps passé
sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison,
leur lieu de travail et le supermarché. Et les quatre cinquièmes
des distances parcourues en avion chaque année pour des congrès
ou des voyages de vacances le sont par 1,5 % de la population, c’est-à-dire
par ceux que privilégient leur niveau de revenus et leur
formation professionnelle. Plus rapide est le véhicule emprunté,
plus forte est la prime versée par ce mode de taxation dégressive.
A peine 0,2 % de la population américaine peut choisir de
prendre l’avion plus d’une fois par an, et peu d’autres
pays peuvent ouvrir aussi largement l’accès aux avions
à réaction.
Le banlieusard captif du trajet quotidien et le voyageur sans souci
sont pareillement dépendants du transport. Tous deux ont
perdu leur liberté. L’espoir d’un occasionnel
voyage-éclair à Acapulco ou à un congrès
du Parti fait croire au membre de la classe moyenne qu’il
a « réussi » et fait partie du cercle étroit,
puissant et mobile des dirigeants. Le rêve hasardeux de passer
quelques heures attaché sur un siège propulsé
à grande vitesse rend même l’ouvrier complice
consentant de la déformation imposée àl’espace
humain et le conduit à se résigner à l’aménagement
du pays non pour les hommes mais pour les voitures.
Physiquement et culturellement l’homme a lentement évolué
en harmonie avec sa niche cosmique. De ce qui est le milieu animal,
il a appris en une longue histoire à faire sa demeure. Son
image de soi appelle le complément d’un espace de vie
et d’un temps de vie intégrés au rythme de son
propre mouvement. L’harmonie délibérée
qui accorde cet espace, ce temps et ce rythme est justement ce qui
le détermine comme homme. Si, dans cette correspondance,
le rôle premier est donné à la vitesse d’un
véfiicule, au lieu de l’être à la mobilité
de l’individu, alors l’homme est rabaissé du
rang d’architecte du monde au statut de simple banlieusard.
L’Américain moyen consacre plus de mille six cents
heures par an à sa voiture. Il y est a ssis, qu’elle
soit en marche ou à l’arrêt; il la gare ou cherche
à le faire; il travaille pour payer le premier versement
comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages,
l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses
seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à
sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les
moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps
absorbé par des activités secondaires imposées
par la circulation : le temps passé à l’hôpital,
au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier
la publicité automobile ou à recueillir des conseils
pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout
on constate que le coût total des accidents de la route et
celui des universités sont du même ordre et qu’ils
croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice
encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il
exerce une activité professionnelle, l’Américain
moyen dépense mille six cents heures chaque année
pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente
à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans
un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les
gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils
veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement
3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence
entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à
ce que la majorité franchit plus de kilomètres en
une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures
sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie
conditionnées et inégalement réparties par
l’industrie de la circulation 1.
1. Pour des chiffres caractérisant la situation française,
voir l’annexe.
CHAPITRE III
Le gel de l’imagination
Passé un certain seuil de consommation d’énergie,
l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace
social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce
comme un coin dans le coeur de la ville et sépare les anciens
voisins. La route fait reculer les champs hors de portée
du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied.
Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin
au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter
un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de
visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital
le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès
que les poids lourds atteignent un village élevé des
Andes, une partie du marché local disparaît. Puis,
lorsque l’école secondaire s’installe sur la
place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée,
de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à
ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère
rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur
la côte, à des centaines de kilomètres.
Malgré la différence des apparences superficielles
qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes
effets déformants sur la perception de l’espace, du
temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans
les pays riches. Partout l’industrie type d’homme adapté
du transport forge un nouveau aux horaires à la nouvelle
géographie et aux nouveaux horaires qui sont son oeuvre.
L’industrie du transport façonne son produit : l’usager.
Chassé du monde où les personnes sont douées
d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver
au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus te
temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train,
l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour
franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon
de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses
pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne
le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer
moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis
qu’empruntent les privilégiés pour échapper
à l’exaspération créée par la
circulation. Enchaîné à l’horaire de son
train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé
par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui
se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa
poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de
l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux
ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager
se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse
augmentent l’inégalité, le manque de temps et
sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche
à l’espoir fou d’obtenir plus de ia même
chose : une circulation améliorée par des transports
plus rapides. Il réclame des améliorations techniques
des véhicules, des voies de circulation et des horaires;
ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise
des transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport.
Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour
être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur.
Il oublie que de toute accélération supplémentaire,
il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts
directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect
du remplacement des voitures privées par des transports publics
aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés
par l’abandon de l’automobile et le recours à
la force musculaire de chacun.
L’usager ne voit pas l’absurdité d’une
mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle
de l’espace, du temps et du rythme propre a été
déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté
de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager
du transport. Sa manie des déplacements lui enlève
le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont
ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps
emporté à toute vitesse à travers l’espace
inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés
sans rendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine.
Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé,
sans lieu.
Devenu un objet qu’on achemine, l’homme parle un nouveau
langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un,
il téléphone pour « entrer en contact ».
Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté
d’être transporté. Il a perdu confiance dans
le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir
marcher et parler. Il croit que l’activité politique
consiste à réclamer une plus large consommation de
ces services qui l’assimilent à une simple marchandise.
Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomies,
mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat
pas pour garantir sa liberté de se déplacer à
son gré et de parler aux autres à sa manière,
mais pour asseoir son droit d’être véhiculé
et informé. Il désire de meilleurs produits et ne
veut pas rompre l’enchaînement à ces produits.
Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération
appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et,
qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront
le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.
CHAPITRE IV
Le prix du temps
La vitesse incontrôlée est coûteuse et de moins
en moins de gens peuvent se l’offrir. Tout surcroît
de vitesse d’un véhicule augmente son coût de
propulsion, le prix des voies de circulation nécessaires
et, ce qui est plus grave, la largeur de l’espace que son
mouvement dévore. Dès qu’un certain seuil de
consommation d’énergie est dépassé par
les voyageurs les plus rapides, il se crée à l’échelle
du monde entier une structure de classe de capitalistes de la vitesse.
La valeur d’échange du temps reprend la première
place, comme le montre le langage : on parle du temps dépensé,
économisé, investi, gaspillé, mis à
profit. A chacun la société colle une étiquette
de prix qui indique sa valeur horaire : plus on va vite, plus l’écart
des prix se creuse. Entre l’égalité des chances
et la vitesse, il y a corrélation inverse.
Une vitesse élevée capitalise le temps de quelques-uns
à d’énormes taux, mais paradoxalement cela coûte
un énorme prix à ceux dont le temps est jugé
beaucoup moins précieux. A Bombay il n’y a pas beaucoup
de possesseurs de voitures : à ces derniers, il suffit d’une
matinée pour se rendre à Poona. L’économie
moderne les oblige à faire ce trajet une fois par semaine.
Deux générations plus tôt, le voyage aurait
pris une semaine, on l’aurait fait une fois par an. Mais ces
rares automobiles qui stimulent en apparence les échanges
économiques, en fait dérangent la circulation normale
des bicyclettes et des pousse-pousse qui traversent par milliers
le centre de Bombay. Ici l’automobile paralyse toute une société.
La perte de temps imposée à tous et la mutilation
d’une société augmentent plus vite que le gain
de temps dont quelques-uns bénéficient pour leurs
excursions. Partout la circulation augmente indéfiniment
à mesure qu’on dispose de puissants moyens de transport.
Plus on a la possibilité d’être transporté,
plus on manque de temps. Passé un seuil critique, l’industrie
du transport fait perdre plus de temps qu’elle n’en
fait gagner. L’utilité marginale d’un accroissement
de la vitesse de quelques-uns est acquise au prix de la désutilité
marginale croissante de cette accélération pour la
majorité.
Au-delà d’une vitesse critique, personne ne «
gagne » du temps sans en faire « perdre » à
quelqu’un d’autre. Celui qui réclame une place
dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps
vaut plus cher que celui du passager d’un véhicule
plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque passager
se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui
et dépouille la masse de la société. L’accélération
de sa voiture lui assure le transfert net d’une part de temps
vital. L’importance de ce transfert se mesure en quanta de
vitesse. Il défavorise ceux qui restent en arrière
et parce que ces derniers composent la majorité, l’affaire
pose des problèmes éthiques plus généraux
que la dialyse rénale ou les transplantations d’organes.
Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules
à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux
seuls peuvent surmonter. L’absence devient alors la règle,
et la présence, l’exception. Une nouvelle piste à
travers le sertão brésilien inscrit la grande ville
à l’horizon du paysan qui a à peine de quoi
survivre, mais elle ne la met pas à sa portée. La
nouvelle voie express qui traverse Chicago étend la ville,
mais elle aspire vers la périphérie tous ceux qui
ont les moyens d’éviter un centre dégradé
en ghetto. Une accélération croissante aggrave l’exploitation
des plus faibles, dans l’Illinois comme en Iran.
Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur,
la vitesse de l’homme est restée la même. Quel
que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchissaient
pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca,
ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni
la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière.
Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient
30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : «
Napoléon va à la même lenteur que César.
» L’Empereur savait qu’« on mesure la prospérité
publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait
guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on
mettait deux cents heures à 1’époque romaine,
et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782.
Le XIXe siècle a, le premier, accéléré
le mouvement des hommes. En 1830, le même trajet ne demandait
plus que cent dix heures, mais à condition d’y mettre
le prix : cette année-là, 1 150 équipages versèrent
et provoquèrent plus d’un millier de décès.
Puis le chemin de fer suscita un brusque changement. En 1855 Napoléon
III pouvait se vanter d’avoir franchi d’un trait la
distance Paris-Marseille à la moyenne de 96 kilomètres
à l’heure. Entre 1850 et 1900, la distance moyenne
parcourue en un an par chaque Français a été
multipliée par cent. C’est en 1893 que le réseau
ferroviaire anglais atteignit son extension maximum. Alors les trains
de voyageurs se trouvèrent à leur coût optimum
calculé en temps nécessaire pour les entretenir et
les conduire à destination.
Au degré suivant d’accélération, le
transport commença à dominer la circulation, et la
vitesse, à classer les destinations selon une hiérarchie.
Puis le nombre de chevaux-vapeur utilisés détermina
la classe de tout dirigeant en voyage, selon une pompe dont même
les rois n’avaient pas osé rêver. Chacune de
ces étapes a rabaissé d’autant le rang de ceux
qui sont limités à un moindre kilométrage annuel.
Quant à ceux qui nilont que leur propre force pour se déplacer,
ils sont considérés comme des outsiders sous-développés.
Dis-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai
qui tu es. Celui qui peut profiter de l’argent des contribuables
dont se nourrit Concorde, appartient sans aucun doute au gratin.
En l’espace des deux dernières générations,
la voiture est devenue le symbole d’une carrière réussie,
tout comme l’école est devenue celui d’un avantage
social de départ. Une telle concentration de puissance doit
produire sa propre justification. Dans les États capitalistes,
on dépense les deniers publics pour permettre à un
homme de parcourir chaque année plus de kilomètres
en moins de temps, pour la seule raison qu’on a déjà
investi encore plus d’argent pour allonger la durée
de sa scolarité. Sa valeur présumée comme moyen
intensif de production du capital détermine les conditions
de son transport. Mais la haute valeur sociale des capitalistes
du savoir n’est pas le seul motif pour estimer leur temps
de manière privilégiée. D’autres étiquettes
idéologiques sont aussi utiles pour ouvrir l’accès
au luxe dont d’autres gens paient le prix. Si maintenant il
faut répandre les idées de Mao en Chine avec des avions
à réaction, cela signifie seulement que, dès
à présent, deux classes sont nécessaires pour
conserver les acquis de la Longue Marche, l’une qui vive au
milieu des masses et l’autre, au milieu des cadres. Sans doute,
dans la Chine populaire, la suppression des niveaux intermédiaires
a-t-elle permis une concentration efficace et rationnelle du pouvoir,
néanmoins elle marque aussi une nouvelle différence
entre le temps du conducteur de bœufs et celui du fonctionnaire
qui voyage en avion à réaction. L’accélération
concentre inévitablement les chevaux-vapeur sous le siège
de quelques personnes et ajoute au croissant manque de temps du
banlieusard le sentiment qu’il reste à la traîne.
Ordinairement on soutient par un double argument la nécessité
de maintenir dans une société industrielle des privilèges
disproportionnés. On tient ce privilège pour un préliminaire
nécessaire pour que la prospérité de la population
tout entière puisse augmenter, ou bien on y voit l’instrument
de rehaussement du standing d’une minorité défavorisée.
L’exemple de l’accélération révèle
clairement l’hypocrisie de ce raisonnement. A long terme,
l’accélération du transport n’apporte
aucun de ces bénéfices. Elle n’engendre qu’une
demande universelle de transport motorisé et qu’une
séparation des groupes sociaux par niveau de privilèges
en creusant des écarts inimaginables jusque-là. Passé
un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité.
Au rythme du plus rapide moyen de transport, on voit gonfler le
traitement de faveur réservé à quelques-uns
aux frais des autres.
CHAPITRE V
La vitesse mangeuse de temps
Il ne faudrait pas négliger le fait que la vitesse de pointe
de quelques-uns se paie d’un autre prix qu’une vitesse
élevée accessible à tous. La classification
sociale par degrés de vitesse impose un transfert net de
puissance : les pauvres travaillent et payent pour rester à
la traîne. Si les classes moyennes d’une société
fondée sur la vitesse peuvent s’efforcer d’oublier
cette discrimination, elles ne sauraient supporter une croissance
indéfinie des coûts. Certaines dépenses sautent
aux yeux actuellement, par exemple la destruction de l’environnement
ou l’exploitation, avec l’aide des militaires, de matières
premières disponibles en quantités limitées.
Peut-être voilent-elles un prix de l’accélération
encore plus lourd. Que chacun puisse se déplacer à
grande vitesse, cela signifie qu’il lui restera une part de
temps moindre et que toute la société dépensera
une plus grande part du temps disponible à transporter les
gens. Des voitures qui dépassent la vitesse critique ont
tendance à imposer l’inégalité, mais
elles installent aussi une industrie auto-suffisante qui cache l’inefficacité
du système de transport sous une apparence de raffinement
technologique. J’estime que limiter la vitesse ne sert pas
seulement à défendre l’équité,
mais à préserver l’efficacité des moyens
de transport, c’est-à-dire à augmenter la distance
totale parcourue en diminuant le temps total consacré à
cet effet.
On n’a guère étudié les conséquences
de la voiture sur le budget-temps (par 24 heures) des individus
comme des sociétés. Les travaux déjà
faits pour le transport fournissent des statistiques sur le temps
nécessaire par kilomètre, sur la valeur de ce temps
calculée en dollars ou sur la durée des trajets. Mais
rien n’est dit des frais de transport cachés : comment
le transport dévore le temps vital, comment la voiture multiplie
le nombre des voyages nécessaires, combien de temps on passe
à se préparer à un déplacement. De plus,
on n’a pas de critère pour estimer la valeur de frais
encore plus cachés : le sur-loyer accepté pour resider
dans un quartier bien relié au réseau des transports,
les dépenses engagées pour préserver un secteur
du bruit, de la saleté et des dangers physiques dus aux voitures.
Ce n’est pas parce qu’on ne calcule pas les dépenses
en budget-temps social qu’il faut croire ce calcul impossible,
encore moins faut-il négliger d’utiliser le peu d’informations
recueillies. Elles montrent que partout, dès qu’une
voiture dépasse la vitesse de 25 kilomètres à
l’heure, elle provoque un manque de temps croissant. Ce seuil
franchi par l’industrie, le transport fait de l’homme
un errant d’un nouveau genre : un éternel absent toujours
éloigné de son lieu de destination, incapable de l’atteindre
par ses propres moyens, et pourtant obligé de s’y rendre
chaque jour. Aujourd’hui les gens travaillent une bonne partie
de la journée seulement pour gagner l’argent nécessaire
pour aller travailler. Depuis deux générations, dans
les pays industrialisés, la durée du trajet entre
le logement et le lieu de travail a augmenté plus vite que
n’a diminué, dans la même période, la
durée de la journée de travail. Le temps qu’une
société dépense en transport augmente proportionnellement
à la vitesse du moyen de transport public le plus rapide.
À présent, le Japon précède les États-Unis
dans ces deux domaines. Quand la voiture brise la barrière
qui protège l’homme de l’aliénation et
l’espace de la destruction, le temps vital est dévoré
par les activités nées du transport.
Que cette voiture qui file à toute allure sur la route soit
le bien de l’État ou d’un particulier, cela ne
change rien au manque de temps et à la surprogrammation accrus
par chaque accélération. Pour transporter un passager
sur une distance donnée, un autobus a besoin de trois fois
moins d’essence qu’une voiture de tourisme. Un train
de banlieue est dix fois plus efficace qu’une telle voiture.
Autobus et trains pourraient devenir encore plus efficaces et moins
nuisibles à l’environnement. Transformés en
propriété publique et gérés rationnellement,
les deux pourraient être exploités et organisés
de façon à considérablement rogner les privilèges
que le régime de propriété privée et
une organisation incompétente suscitent. Mais, tant que n’importe
quel système de véhicules s’impose à
nous avec une vitesse de pointe illimitée, nous sommes obligés
de dépenser plus de temps pour payer le transport, porte
à porte, de plus de gens, ou de verser plus d’impôts
pour qu’un petit groupe voyage beaucoup plus loin et plus
vite que tous les autres. La part du budget-temps social consacrée
au transport est déterminée par l’ordre de grandeur
de la vitesse de pointe permise par ledit système de transport.
CHAPITRE VI
Le monopole radical de l’industrie
Quand on évoque le plafond de vitesse à ne pas dépasser,
il faut revenir à la distinction déjà faite
entre le transit autogène et le transport motorisé
et définir leur quote-part respective dans la totalité
des déplacements des personnes qui constituent la circulation.
Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation
intensive du capital, et le transit, sur un recours intensif au
travail du corps. Le transport est un produit de l’industrie
dont les usagers sont les clients. C’est une marchandise affectée
de rareté. Toute amélioration du transport se réalise
sous condition de rareté accrue, tandis que la vitesse, et
donc le coût, augmentent. Les conflits suscités par
l’insuffisance du transport prennent la forme d’un jeu
où l’un gagne ce que l’autre perd. Au mieux,
un tel conflit admet une solution à la manière du
dilemme des deux prisonniers décrit par A. Rapoport : si
tous deux coopèrent avec leur gardien, leur peine de prison
sera écourtée.
Le transit n’est pas un produit industriel, c’est l’opération
autonome de ceux qui se déplacent. Il a par définition
une utilité, mais pas de valeur d’échange, car
la mobilité personnelle est sans valeur marchande. La capacité
de participer au transit est innée chez l’homme et
plus ou moins également partagée entre des individus
valides ayant le même âge. L’exercice de cette
capacité peut être limité quand on refuse à
une catégorie déterminée de gens le droit d’emprunter
un chemin déterminé, ou encore quand une population
manque de chaussures ou de chemins. Les conflits sur les conditions
de transit prennent la forme d’un jeu où tous les partenaires
peuvent en même temps obtenir un gain en mobilité et
en espace de mouvement.
La circulation totale résulte donc de deux modes de production,
l’un appuyé sur l’utilisation intensive du capital,
l’autre sur le recours intensif au travail du corps. Les deux
peuvent se compléter harmonieusement aussi longtemps que
les outputs autonomes sont protégés de l’invasion
du produit industriel.
Les maux de la circulation sont dus, à présent, au
monopole du transport. L’attrait de la vitesse a séduit
des milliers d’usagers qui croient au progrès et acceptent
les promesses d’une industrie fondée sur l’utilisation
intensive du capital. L’usager est persuadé que les
véhicles surpuissants lui permettent de dépasser l’autonomie
limitée don’t il a joui tant qu’il s’est
déplacé par ses seuls moyens ; aussi consent-il à
la domination du transport organisé aux dépens du
transit autonome. La destruction de l’environnement est encore
la moindre des conséquences néfastes de ce choix.
D’autres, plus graves, touchent la multiplication des frustrations
physiques, la désutilité croissante de la production
continuée, la soumission à une inégale répartition
du pouvoir — autant de manifestations d’une distorsion
de la relation entre le temps de vie et l’espace de vie. Dans
un monde aliéné par le transport, l’usager devient
un consommateur hagard, harassé de distances qui ne cessent
de s’allonger.
Toute société qui impose sa règle aux modes
de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport.
Partout où non seulement l’exercice de privilèges,
mais la satisfaction des plus élémentaires besoins
sont liés à l’usage de véhicules surpuissants,
une accélération involontaire des rythmes personnels
se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport
motorisé, l’industrie contrôle la circulation.
Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité
naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole
commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou
que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre
des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant
fait plus : il engendre lui-même la distance qui aliène.
A cause de son caractère caché, de son retranchement,
de son pouvoir de structurer la société, je juge ce
monopole radical. Quand une industrie s’arroge le droit de
satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là
l’objet d’une réponse individuelle, elle produit
un tel monopole. La consommation obligatoire d’un bien qui
consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé)
restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage
surabondante (la capacité innée de transit). La circulation
nous offre l’exemple d’une loi économique générale
: tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse
un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction
d’un besoin. Passé un certain seuil, l’école
obligatoire ferme l’accès au savoir, le système
de soins médicaux détruit les sources non thérapeutiques
de la santé, le transport paralyse la circulation.
D’abord le monopole radical est institué par l’adaptation
de la société aux fins de ceux qui consomment les
plus forts quanta; puis il est renforcé par l’obligation,
faite à tous, de consommer le quantum minimum sous lequel
se présente le produit. La consommation forcée prend
des formes différentes, selon, qu’il s’agit d’objets
matériels où se concrétise de l’énergie
(vêtements, logement, etc.), d’actes où se communique
de l’information (éducation, médecine, etc.).
D’un domaine à l’autre, le conditionnement industriel
des quanta atteindra son niveau critique pour des valeurs différentes,
mais pour chaque grande classe de produits on peut fixer l’ordre
de grandeur ou se place le seuil critique. Plus la limite de vitesse
d’une société est haute, plus le monopole du
transport y devient accablant. Qu’il soit possible de déterminer
l’ordre de grandeur des vitesses auxquelles le transport commence
à imposer son monopole radical à la circulation, cela
ne suffit pas à prouver qu’il soit aussi possible de
simplement déterminer en théorie quelle limite supérieure
de vitesse une société devrait retenir.
Nulle théorie, mais la seule politique peut déterminer
jusqu’à quel degré un monopole est tolérable
dans une société donnée. Qu’il soit possible
de déterminer un degré d’instruction obligatoire
à partir duquel recule l’apprentissage par l’observation
et par l’action, cela ne permet pas au théoricien de
fixer le niveau d’industrialisation de la pédagogie
qu’une culture peut supporter. Seul le recours à des
procédures juridiques et, surtout, politiques peut conduire
à des mesures spécifiques, malgré leur caractère
provisoire, grâce auxquelles on pourra réellement imposer
une limite à la vitesse ou à la scolarisation obligatoire
dans une société. L’analyse sociale peut fournir
un schéma théorique afin de borner la domination du
monopole radical, mais seules des procédures politiques peuvent
déterminer le niveau de limitation à retenir volontairement.
Une industrie n’exerce pas sur toute une société
un monopole radical grâce à la rareté des biens
produits ou grâce à son habileté à évincer
les entreprises concurrentes, mais par son aptitude à créer
le besoin qu’elle est seule à pouvoir satisfaire.
Dans toute l’Amérique latine, les chaussures sont
rares et bien des gens n’en portent jamais. Ils marchent pieds
nus ou mettent d’excellentes sandales fabriquées par
les artisans les plus divers. Jamais le manque de chaussures n’a
limité leur transit. Mais dans de nombreux pays sud-américains,
les gens sont forcés de se chausser, dès lors que
le libre accès à l’école, au travail
et aux services publics est interdit aux va-nu-pieds. Les professeurs
et les fonctionnaires du Parti interprètent l’absence
de chaussures comme la marque d’une indifférence à
l’égard du « progrès ». Sans que
les promoteurs du développement national conspirent avec
les industriels de la chaussure, un accord accord implicite bannit
dans ces pays tout va-nu-pieds hors des services importants.
Comme les chausseurs, les écoles ont toujours été
un bien rare. Mais jamais une minorité privilégiée
d’élèves n’a pu à elle seule faire
de l’école un empêchement à l’acquisition
du savoir. Il a fallu rendre l’école obligatoire pour
une période limitée (et lui adjoindre la liberté,
illimitée, de lever des impôts) pour que l’éducateur
ait le pouvoir d’interdire aux sous-consommateurs de thérapie
éducative d’apprendre un métier sur le tas.
Une fois établie la scolarisation obligatoire, on a pu imposer
à la société toute une organisation sans cesse
plus complexe à laquelle ne peuvent s’adapter les non-scolarisés
et non-programmés.
Dans le cas de la circulation, l’éventuelle puissance
d’un monopole radical est très concevable. Imaginons
de pousser à son terme l’hypothèse d’une
parfaite distribution des produits de l’industrie du transport.
Ce serait l’utopie d’un système de transport
motorisé, libre et gratuit. La circulation serait exclusivement
réservée à un système de transport public,
financé par un impôt progressif sur le revenu où
il serait tenu compte de la distance du domicile à la plus
proche station du réseau et au lieu de travail, conçu
pour que le premier venu soit le premier servi, et sans aucun droit
de priorité au médecin, au touriste ou au PDG. Dans
ce paradis des fous, tous les voyageurs seraient égaux, et
tous également prisonniers seraient du transport. Privé
de l’usage de ses pieds, le citoyen de cette utopie motorisée
serait l’esclave du réseau de transport et l’agent
de sa prolifération.
Certains apprentis sorciers, déguisés en architectes,
proposent une issue illusoire au paradoxe de la vitesse. A leur
sens, l’accélération impose des inégalités,
une perte de temps et des horaires rigides pour la seule raison
que les gens ne vivent pas selon des rnodèles et dans des
formes bien adaptés aux véhicules. Ces architectes
futuristes voudraient que les gens vivent et travaillent dans des
chapelets de tours autarciques, reliées entre elles par des
cabines très rapides. Soleri, Doxiadis ou Fuller résoudraient
le problème créé par le transport à
grande vitesse en englobant tout l’habitat humain dans ce
problème. Au lieu de se demander comment conserver aux hommes
la surface de la terre, ils cherchent à créer des
réserves sur une terre abandonnée aux ravages des
produits industriels.
CHAPITRE VII
Le seuil insaisissable
Une vitesse de transport optimale paraît arbitraire ou autoritaire
à l’usager, tandis qu’au muletier elle semble
aussi rapide que le vol de l’aigle. Quatre ou six fois la
vitesse d’un homme à pied, c’est un seuil trop
bas pour être pris en considération par l’usager,
trop élevé pour représenter une limite possible
pour les deux tiers de l’humanité qui se déplacent
encore par leurs propres moyens.
Ceux qui planifient le logement, le transport ou l’éducation
des autres appartiennent tous à la classe des usagers. Leur
revendication de pouvoir découle de la valeur que leurs employeurs,
publics ou privés, attribuent à l’accélération.
Sociologues et ingénieurs savent composer sur ordinateurs
un modèle de la circulation à Calcutta ou à
Santiago et implanter des voies pour aérotrains d’après
leur conception abstraite d’un bon réseau de transport.
Leur foi dans l’efficacité de la puissance les aveugle
sur l’efficacité supérieure du renoncement à
son utilisation. En augmentant la charge énergétique,
ils ne font qu’amplifier des problèmes qu’ils
sont incapables de résoudre. Il ne leur vient pas à
l’esprit de renoncer à la vitesse et de choisir un
ralentissement général et une diminution de la circulation
pour dénouer l’imbroglio du transport. Ils ne songent
pas à améliorer leurs programmes en interdisant de
dépasser en ville la vitesse du vélo. Un préjugé
mécaniste les empêche d’optimiser les deux composantes
de la circulation dans le même modèle de simulation.
L’expert en développement qui, dans sa Land-Rover,
s’apitoie sur le paysan qui conduit ses cochons au marché,
refuse ainsi de reconnaître les avantages relatifs de la marche.
Il a tendance à oublier qu’ainsi, ce paysan dispense
dix hommes de son village d’aller au marché et de perdre
leur temps sur les chemins, alors que l’expert et tous les
membres de sa famille doivent, chacun pour son compte, toujours
courir les routes. Pour un tel homme, porté à concevoir
la mobilité humaine en termes de progrès indéfini,
il ne saurait y avoir de taux de circulation optimal, mais seulement
une unanimité passagère à un stade donné
de développement technique. L’enragé du développement
et son homologue africain, atteint par contagion, ignorent l’efficacité
optimale d’une technique « pauvre ». Sans doute
pour eux la limitation de la consommation d’énergie
sert à protéger l’environnement, une technique
« simple » apaisera provisoirement les pauvres, et une
vitesse limitée permettra à plus de voitures de rouler
sur moins de routes. Mais l’auto-limitation pour protéger
un moyen de la perte de sa propre fin, cela reste extérieur
à leurs considérations.
La plupart des Mexicains, sans parler des Indiens et des Africains,
sont dans une tout autre situation. Le seuil critique de vitesse
se situe bien au-delà de ce qu’ils connaissent ou attendent,
à quelques exceptions près. Ils appartiennent encore
à la catégorie des hommes qui se déplacent
par eux-mêmes. Plusieurs d’entre eux gardent le souvenir
d’une aventure motorisée, mais la plupart n’ont
jamais franchi le seuil critique de vitesse. Dans deux États
mexicains caractéristiques, le Guerrero et le Chiapas, en
1970, moins de 1 % de la population avait parcouru au moins une
fois plus de 15 kilomètres en une heure. Les véhicules
où ces gens s’entassent parfois rendent le voyage plus
facile, mais guère plus rapide qu’à bicyclette.
L’autocar de troisième classe ne sépare pas
le fermier de ses cochons et il les transporte tous ensemble au
marché, sans leur faire perdre de poids. Ce premier contact
avec le « confort » motorisé ne rend pas esclave
de la vitesse destructrice.
L’ordre de grandeur où situer la limite critique de
vitesse est trop bas pour être pris au sérieux par
l’usager et trop élevé pour concerner le paysan.
Ce chiffre est si évident qu’il en devient invisible.
Toutes les études sur la circulation s’occupent seulement
de servir l’avenir de l’industrie du transport. Aussi
l’idée d’adopter cet ordre de grandeur pour limiter
la vitesse rencontre-t-elle une résistance obstinée.
L’instaurer, ce serait priver de sa drogue l’homme industrialisé,
intoxiqué par de fortes doses d’énergie, et
interdire aux gens sobres de goûter un jour cette ivresse
inconnue.
Vouloir susciter sur ce point une contre-recherche ne constitue
pas seulement un scandale, mais aussi une menace. La frugalité
menace l’expert, censé savoir pourquoi le banlieusard
doit prendre son train à 8hl5 et à 8h4l et pourquoi
il convient d’employer tel ou tel mélange de carburants.
Que par un processus politique on puisse déterminer un ordre
de grandeur naturel, impossible à éluder et ayant
valeur de limite, cette idée reste étrangère
à l’échelle de valeurs et au monde de vérités
de l’usager. Chez lui, le respect des spécialistes
qu’il ne connaît même pas se transforme en aveugle
soumission. Si l’on pouvait trouver une solution politique
aux problèmes créés par les experts de la circulation,
alors on pourrait appliquer le même traitement aux problèmes
d’éducation, de santé ou d’urbanisme.
Si des profanes, participant activement à une procédure
politique, pouvaient déterminer l’ordre de grandeur
d’une vitesse optimale de circulation, alors les fondations
sur lesquelles repose la charpente des sociétés industrielles
seraient ébranlées. La recherche que je propose est
subversive. Elle remet en question l’accord général
sur la nécessité de développer le transport
et la fausse opposition politique entre tenants du transport public
et partisans du transport privé.
CHAPITRE VIII
Les degrés de la mobilité
Le roulement à billes a été inventé
il y a un siècle. Grâce à lui le coefficient
de frottement est devenu mille fois plus faible. En ajustant convenablement
un roulement à billes entre deux meules néolithiques,
un Indien peut moudre à présent autant de grain en
une journée que ses ancêtres en une semaine. Le roulement
à billes a aussi rendu possible l’invention de la bicyclette,
c’est-à-dire l’utilisation de la roue, —
la dernière, sans doute, des grandes inventions néolithiques
—, au service de la mobilité obtenue par la force musculaire
humaine. Le roulement à billes est ici le symbole d’une
rupture définitive avec la tradition et des directions opposées
que peut prendre le développement. L’homme peut se
déplacer sans l’aide d’aucun outil. Pour transporter
chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes,
il dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermodynamique
plus rentable que n’importe quel véhicule à
moteur et plus efficace que la plupart des animaux. Proportionnellement
à son poids, quand il se déplace, il produit plus
de travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou
l’esturgeon. Avec ce rendement, il a peuplé la terre
et fait son histoire. A ce même niveau, les sociétés
agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de
leur budget-temps à circuler hors des habitations ou des
campements.
A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus
vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois
moins d’énergie. En terrain plat, il lui suffit alors
de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son
corps sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait
qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son
énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé,
l’homme dépasse le rendement de toutes les machines
et celui de tous les animaux.
Si l’on ajoute à l’invention du roulement à
billes celles de la roue à rayons et du pneu, cette conjonction
a pour 1’histoire du transport plus d’importance que
tous les autres événements, à l’exception
de trois d’entre eux. D’abord, à 1’aube
de la civilisation, l’invention de la roue transféra
les fardeaux des épaules des hommes à la brouette.
Puis au Moyen Age, en Europe, les inventions du bridon, du collier
d’épaules et du fer à cheval multiplièrent
par cinq le rendement thermodynamique du cheval et transformèrent
l’économie en permettant de fréquents labourages
et la rotation des assolements. De plus, elles mirent à la
portée des paysans des champs éloignés : ainsi
on vit la population rurale passer de hameaux de six familles à
des villages de cent feux, groupés autour de l’église,
du marché, de la prison et, plus tard, de l’école.
Cela rendit possible la mise en culture de terres situées
plus au nord et déplaça le centre du pouvoir vers
des régions plus froides. Enfin, la construction par les
Portugais au XVe siècle des premiers vaisseaux de haute mer
posa, sous 1’égide du capitalisme européen naissant,
les fondements d’une économie de marché mondiale
et de l’impérialisme moderne.
L’invention du roulement à billes marqua une quatrième
révolution. Elle permit de choisir entre plus de liberté
et d’équité d’une part et une vitesse
et une exploitation accrues d’autre part. Le roulement à
billes est un élément fondamental dans deux formes
de déplacement, respectivement symbolisées par le
vélo et par l’automobile. Le vélo élève
la mobilité autogène de l’homme jusqu’à
un nouveau degré, au-delà duquel il n’y a plus
en théorie de progrès possible. A l’opposé,
la cabine individuelle accélérée a rendu les
sociétés capables de s’engager dans un rituel
de la vitesse qui progressivement les paralyse.
Que s’établisse un monopole d’emploi rituel
d’un outil potentiellement utile n’est pas un phénomène
nouveau. Il y a des millénaires, la roue déchargea
le porteur esclave de son fardeau, mais seulement dans les pays
d’Eurasie. Au Mexique, bien que très connue, la roue
ne fut jamais utilisée pour le transport, mais exclusivement
pour fabriquer de petites voitures destinées à des
dieux en miniature. Que la charrette ait été un objet
tabou dans l’Amérique d’avant Cortès ne
doit pas nous étonner davantage que le fait que le vélo
soit tabou dans la circulation moderne.
Il n’est absolument pas nécessaire que l’invention
du roulement à billes serve, à l’avenir, à
augmenter encore la consommation d’énergie et engendre
ainsi le manque de temps, le gaspillage de l’espace et des
privilèges de classe. Si le nouveau degré de mobilité
autogène offert par le vélo était protégé
de la dévaluation, de la paralysie et des risques corporels
pour le cycliste, alors il serait possible de garantir à
tout le monde une mobilité optimale et d’en finir avec
un système qui privilégie les uns et exploite les
autres au maximum. On pourrait contrôler les formes d’urbanisation,
si la structuration de l’espace était liée à
l’aptitude des honnnes à s’y déplacer.
Limiter absolument la vitesse, c’est retenir la forme la plus
décisive d’aménagement et d’organisation
de l’espace. Selon qu’on l’utilise dans une technique
vaine ou profitable, le roulement à billes change de valeur.
Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique
efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très
bas salaire, un Chinois consacre moins d’heures de travail
à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps
qu’un Américain à l’achat d’une
voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements
publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement
moins chers que la réalisation d’une infrastructure
adaptée à des véhicules rapides. Pour les vélos,
il ne faut de routes goudronnées que dans les zones de circulation
dense, et les gens qui vivent loin d’une telle route ne sont
pas isolés, comme ils le seraient s’ils dépendaient
de trains ou de voitures. La bicyclette élargit le rayon
d’action personnel sans interdire de passer où l’on
ne peut rouler : il suffit alors de pousser son vélo.
Le vélo nécessite une moindre place. Là où
se gare une seule voiture, on peut ranger dix-huit vélos,
et l’espace qu’il faut pour faire passer une voiture
livre a passage à trente vélos. Pour faire franchir
un pont à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies
d’une certaine largeur si l’on utilise des trains, quatre
si l’on utilise des autobus, douze pour des voitures, et une
seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est
le seul véhicule qui conduise l’homme de porte à
porte, à n’importe quelle heure, et par l’itinéraire
de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits sans
que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux
servir à la vie.
La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour
autant consommer des quantités élevées d’un
espace, d’un temps ou d’une énergie devenus également
rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus rapidement,
et la distance totale franchie annuellement est aussi plus élevée.
Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une
conquête technique, sans prétendre régenter
les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui.
Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter
sur celle des autres. Ce nouvel outil ne crée que des besoins
qu’il peut satisfaire, au lieu que chaque accroissement de
l’accélération produit par des véhicules
à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace.
Le roulement à billes et les pneus permettent à l’homme
d’instaurer un nouveau rapport entre son temps de vie et son
espace de vie, entre son propre territoire et le rythme de son être,
sans usurper l’espace-temps et le rythme biologique d’autrui.
Ces avantages d’un mode de déplacement moderne, fondé
sur la force individuelle, sont évidents, pourtant en général
on les ignore. On ne se sert du roulement à billes que pour
produire des machines plus puissantes ; on avance toujours l’idée
qu’un moyen de transport est d’autant meilleur qu’il
roule plus vite, mais on se dispense de la prouver. La raison en
est que si l’on cherchait à démontrer la chose,
on découvrirait qu’il n’en est rien aujourd’hui.
La proposition contraire est, en vérité, facile à
établir : à présent, on accepte son contenu
avec réticence, demain elle deviendra évidente.
Un combat acharné entre vélos et moteurs vient à
peine de s’achever. Au Vietnam, une armée sur-industrialisée
n’a pu défaire un petit peuple qui se déplaçait
à la vitesse de ses bicyclettes. La leçon est claire.
Des armées dotées d’un gros potentiel d’énergie
peuvent supprimer des hommes — à la fois ceux qu’elles
défendent et ceux qu’elles combattent —, mais
elles ne peuvent pas grand-chose contre un peuple qui se défend
lui-même. Il reste à savoir si les Vietnamiens utiliseront
dans une économie de paix ce que leur a appris la guerre
et s’ils sont prêts à garder les valeurs mêmes
qui leur ont permis de vaincre. Il est à craindre qu’au
nom du développement industriel et de la consommation croissante
d’énergie, les Vietnamiens ne s’infligent à
eux-mêmes une défaite en brisant de leurs mains ce
système équitable, rationnel et autonome, imposé
par les bombardiers américains à mesure qu’ils
les privaient d’essence, de moteurs et de routes.
CHAPITRE IX
Moteurs dominants et moteurs auxiliaires
Les hommes naissent dotés d’une mobilité presque
égale. Cette capacité innée plaide en faveur
d’une égale liberté d’aller où
bon leur semble. Les citoyens d’une société
fondée sur des principes de liberté, d’égalité
et de fraternité défendront de toute diminution ce
droit fondamental. Peu importe la nature de la menace, que ce soit
la prison, l’assignement à résidence, le retrait
du passeport ou l’enfermement dans un milieu qui nuit à
la mobilité naturelle à seule fin de transformer la
personne en usager du transport. Ce droit fondamental à la
liberté, à l’égalité et à
la joie de se déplacer ne tombe pas en désuétude
du simple fait que la plupart de nos contemporains sont attachés
à leur siège par leur ceinture de sécurité
idéologique. La capacité naturelle de transit est
le seul critère utile pour évaluer la contribution
réelle du transport à la circulation globale. Il n’y
a pas plus de transport que la circulation ne peut en supporter.
Il reste à souligner comment se distinguent les formes de
transport qui mutilent le droit de mobilité et celles qui
l’élargissent.
Le transport peut imposer une triple entrave à la circulation
: en brisant son flot, en isolant des catégories hiérarchisées
de destinations, en augmentant le temps perdu à circuler.
On a déjà vu que la clé de la relation entre
le transport et la circulation se trouve dans la vitesse maximale
du véhicule. On a vu aussi que, passé un certain seuil
de vitesse, le transport gêne la circulation. Il bloque la
mobilité en saturant l’espace de routes et de voitures,
il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés
définis par les degrés d’accélération
correspondants, il vole à chacun son temps de vie pour le
donner en pâture à la vitesse.
L’inverse vaut aussi. En deçà d’un certain
seuil de vitesse, les véhicules à moteur sont un facteur
d’appoint ou d’amélioration en rendant possibles
ou plus faciles certaines tâches. Des véhicules à
moteur peuvent transporter les vieillards, les infirmes, les malades
et les simples paresseux. Ascenseurs et tapis roulants peuvent hisser
sur une colline cyclistes et engins. Des trains peuvent servir aux
rotations quotidiennes, mais à la seule condition de ne pas
engendrer au terme des besoins qu’ils ne sauraient satisfaire.
Et le danger demeure que ces moyens de transport distancent les
vélos pour les trajets de chaque jour.
Bien sûr l’avantage d’une voiture est évident
pour celui que ne va pas à son lieu de travail, mais part
en voyage. Jusqu’à l’époque de la machine
à vapeur, le voyageur était ravi de pouvoir franchir
50 kilomètres par jour, que ce fût en bateau, à
cheval ou en calèche, soit 3 kilomètres par heure
d’un pénible voyage. Le mot anglais travel rappelle
encore combien il était dur de voyager : il vient du latin
trepalium, ce pal formé de trois épieux, instrument
de supplice ayant remplacé la croix dans le haut Moyen Age
chrétien. On oublie trop facilement que franchir 25 kilomètres
à 1’heure dans une voiture bien suspendue représente
un « progrès » longtemps inconcevable.
Un système moderne de transport qui se fixerait cette vitesse
d’acheminement permettrait à l’inspecteur Fix
de rattraper Phileas Fogg dans sa course autour du monde en moins
de la moitié des 80 jours fatidiques. Il faut voyager à
une vitesse qui laisse le temps du voyage rester celui du voyageur.
Si l’on demeure en deçà de ces limites, on allège
les couts temporels du voyage, pour la production comme pour le
voyageur.
Limiter l’énergie consommée et, donc, la vitesse
des moteurs ne suffit pas à protéger les plus faibles
contre l’exploitation des riches et des puissants : eux trouveront
encore le moyen de vivre et de travailler dans les bons quartiers,
de voyager régulièrement dans des wagons capitonnés
et de réserver une voie spéciale pour leurs médecins
ou les membres de leur comité central. Avec une vitesse maximale
limitée, on pourra réduire ces inégalités
à l’aide d’un ensemble d’impôts et
de moyens techniques. Avec des vitesses de pointe illimitées,
ni l’appropriation publique des moyens de transport ni l’amélioration
technique du contrôle n’aboliront l’exploitation
et l’inégalité croissantes. L’industrie
du transport est la clé de la production optimale de la circulation
tant qu’elle n’exerce pas de monopole radical sur la
productivité de chacun.
CHAPITRE X
Sous-équipement, sur-développement et maturité
technique
La combinaison du transport et du transit qui compose la circulation
nous offre un exemple de consommation d’énergie socialement
optimale, avec la nécessité d’imposer à
cette consommation des limites politiquement définies. La
circulation fournit aussi un modèle de la convergence des
intentions de développement dans le monde entier et un critère
de distinction entre pays sous-équipés et pays surindustrialisés.
Un pays est sous-équipé s’il ne peut fournir
à chaque acheteur la bicyclette qui lui conviendrait. Il
en est de même s’il ne dispose pas d’un réseau
de bonnes pistes cyclables et de nombreux moteurs auxiliaires à
faible consommation, utilisables sans frais. En 1975, il n’y
a aucune raison technique, économique ou écologique
de tolérer où que ce soit un tel retard. Ce serait
une honte si la mobilité naturelle de l’homme devait,
contre son gré, stagner plus bas que le degré optimal.
Un pays est surindustrialisé lorsque sa vie sociale est
dominée par l’industrie du transport qui détermine
les privilèges de classe, accentue la pénurie de temps,
enchaîne les gens à des réseaux et à
des horaires. Souséquipement et surindustrialisation semblent
être aujourd’hui les deux pôles du développement
potentiel. Mais hors de ce champ de tension, se trouve le monde
de la maturité technique, de l’efficacité post-industrielle
où un faible apport technique triomphe du contingentement
des marchandises rares qui résulte de l’hybris technique.
La maturité technique consiste à maintenir l’usage
du moteur dans ces limites au-delà desquelles il se transforme
en maître. La maturité économique consiste à
maintenir la production industrielle dans ces limites en deçà
desquelles elle fortifie et complète les formes autonomes
de production. C’est le royaume du vélo et des grands
voyages, de l’efficacité souple et moderne, un monde
ouvert de rencontres libres.
Pour les hommes d’aujourd’hui, le sous-équipement
est ressenti comme une impuissance face à la nature et à
la société. La surindustrialisation leur enlève
la force de choisir réellement d’autres modes de production
et de politique, elle dicte aux rapports sociaux leurs caractéristiques
techniques. Au contraire, le monde de la maturité technique
respecte la multiplicité des choix politiques et des cultures.
Évidemment, cette diversité décroît dès
que la société industrielle choisit la croissance
aux dépens de la production autonome.
La théorie ne peut fournir aucune mesure précise
du degré d’efficacité post-industrielle ou de
maturité technique dans une société donnée.
Elle se borne à indiquer l’ordre de grandeur où
doivent se situer ces caractéristiques techniques. Chaque
communauté dotée d’une histoire doit, selon
ses procédures politiques propres, décider à
quel degré lui deviennent intolérables la programmation,
la destruction de l’espace, le manque de temps et l’injustice.
La théorie peut souligner que la vitesse est le facteur critique
en matière de circulation, elle peut prouver la nécessité
d’une technique à faible consommation d’énergie,
mais elle ne peut fixer les limites politiquement réalisables.
Le roulement à billes peut provoquer une nouvelle prise de
conscience politique qui conserve aux masses le pouvoir sur les
outils de la société, ou bien il peut susciter une
dictature techno-fasciste.
Il est deux moyens d’atteindre la maturité technique
: par la libération de l’abondance ou par la libération
du manque. Les deux conduisent au même terme : la reconstruction
sociale de l’espace, chacun faisant alors l’expérience
toujours neuve de vivre et de se mouvoir là où se
trouve le centre du monde.
La libération de l’abondance doit commencer dans les
îlots de surcirculation dans les grandes villes, là
où les sur-développés trébuchent les
uns sur les autres, se laissant catapulter à grande vitesse
d’un rendezvous à l’autre, vivant à côté
d’inconnus qui se hâtent chacun autre part. Dans ces
pays, les pauvres sont sans cesse expédiés d’un
bout à l’autre de la ville, perdant ainsi leurs loisirs
et leur propre vie sociale. Chaque groupe social (le Noir, le PDG,
l’ouvrier, le commissaire) est isolé par la spécificité
de sa consommation de transport. Cette solitude au cœur de
l’abondance, dont tous ont à souffrir, éclatera
si les îlots de surcirculation dans les grandes villes s’étalent
et s’il s’ouvre des zones libres de tout transport où
les hommes redécouvrent leur mobilité naturelle. Ainsi,
dans cet espace dégradé des villes industrielles,
pourraient se développer les commencements d’une reconstruction
sociale ; les gens qui se disent aujourd’hui riches rompront
leurs liens avec le transport surefficace dès qu’ils
sauront apprécier l’horizon de leurs îlots de
circulation et redouter d’avoir à s’éloigner
de chez eux.
La libération du manque naît à l’opposé.
Elle brise le resserrement du village dans la vallée et débarrasse
de l’ennui d’un horizon étroit, de l’oppression
d’un monde isolé sur lui-même. Élargir
la vie au-delà du cercle des traditions est un but atteignable
en quelques années pour les pays pauvres, mais seulement
pour qui saura écarter la soumission au développement
industriel incontrôlé, soumission qu’impose l’idéologie
de la consommation énergétique sans limite.
La libération du monopole radical de l’industrie,
le choix joyeux d’une technique « pauvre » sont
possibles là où les gens participent à des
procédures politiques fondées sur la garantie d’une
circulation optimale. Cela exige qu’on reconnaisse l’existence
de quanta d’énergie socialement critiques, dont l’ignorance
a permis la constitution de la société industrielle.
Ces quanta d’énergie conduiront ceux qui consomment
autant, mais pas plus, à l’âge post-industriel
de la maturité technique.
Cette libération ne coûtera guère aux pauvres,
mais les riches payeront cher. Il faudra bien qu’ils en payent
le prix si l’accélération du système
de transport paralyse la circulation. Ainsi une analyse concrète
de la circulation révèle la vérité cachée
de la crise de l’énergie : les quanta d’énergie
conditionnés par l’industrie ont pour effets l’usure
et la dégradation du milieu, l’asservissement des hommes.
Ces effets entrent en jeu avant même que se réalisent
les menaces d’épuisement des ressources naturelles,
de pollution du milieu physique et d’extinction de la race.
Si l’accélération était démystifiée,
alors on pourrait choisir à l’est comme à l’ouest,
au nord comme au sud, en ville comme à la campagne, d’imposer
des limites à l’outil moderne, ces limites en deçà
desquelles il est un instrument de libération.
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