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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Ivan_Illich--La_perte_des_sens_par_Helene_Laberge
Présentation
Autrefois, le regard rayonnait vers l'objet, l'embrassant littéralement
des yeux. À l'ére du show, notre regard dépend
d'interfaces qui nous voilent le réel.
Texte
Parmi les maîtres auxquels on peut s'en remettre pour concevoir
le juste équilibre entre les exercices du corps et ceux de
l'esprit en éducation, Rabelais, qui le croirait, est l'un
des plus convaincants. Peut-être parce qu'il était
médecin et qu'il avait longuement exercé son esprit
critique à l'égard d'un Moyen Âge un peu trop
ascétique. L'emploi des journées de Gargantua est
un grand texte pédagogique. On y trouve abondance de précisions
sur les sports, les jeux et les exercices intellectuels qui formeront
l'homme harmonieux, mais on y trouve aussi, chose plus rare dans
les écrits de ce genre, plus rare encore dans la journée
des écoliers, une invitation à nourrir les sens en
entrant en contact avec le monde par leur intermédiaire.
«À peine levés, Gargantua et son maître
considèrent l'état du ciel: ils admirent et surtout
ils étudient la voûte céleste, ils notent les
différentes positions des étoiles. Le soir, avant
de se livrer au sommeil, ils reprendront les mêmes observations.[…]
Avant le souper, pour rentrer au logis, on traverse la campagne,
et on fait de la botanique en passant «par quelques prés
ou aultres lieux herbus, visitans les arbres et plantes; les conferens
avec les livres des anciens qui en ont escript... et en emportans
les pleines mains au logis...» 1
En attachant une telle importance à l'éducation des
sens, Rabelais indiquait le remède à un mal, devenu
aigu, dont on avait déjà lieu de craindre les effets
à son époque. Ce mal c'est la perte des sens. Dans
The Measure of Reality, Alfred W. Crosby montre comment la pantométrie,
l'habitude de tout mesurer, a permis à l'œil de se substituer
aux autres sens.2 On pourrait en conclure que, pendant ce temps,
la vision s'enrichissait. Elle se transformait certes mais rien
n'indique que cette transformation compensait l'atrophie des autres
sens.
C'est à cette transformation de l'œil, du regard plus
précisément, que s'intéresse Ivan Illich, dans
La perte des sens, paru en 2004, peu de temps après sa mort.
Il note au passage quelques rares études sur l'évolution
des sens : «Des douzaines de mots recouvrant les nuances de
la perception sont tombés en désuétude. En
ce qui concerne les fonctions du nez, il s'est trouvé quelqu'un
pour dénombrer les victimes : sur les cent cinquante-huit
mots allemands indiquant les variations de l'odeur employés
par les contemporains de Dürer, trente-deux seulement sont
encore utilisés.» 3
Le temps de Dürer est proche de celui de Rabelais. À
cette époque, nous apprend Illich dans ses considérations
sur l'évolution du régime optique, la distance entre
l'œil et le monde s'est déjà accrue. Ilich distingue
quatre grands régimes optiques :
«Dans le régime antique, le regard rayonne depuis
la pupille pour embrasser un objet, se fondre avec lui, au point
que l'œil est teinté aux couleurs de l'objet. La fin
de ce régime d'un regard qui embrasse tout commence dans
l'Égypte des Fatimides, autour de l'an mil.» 4
Il faut prendre ici le verbe embrasser dans son sens littéral.
Il ne s'agit pas d'une métaphore. Les opticiens antiques,
Euclide en particulier, imaginaient le regard sous la forme d'un
cône dont la base touchait, embrassait littéralement
l'objet. D'où une éthique du regard qui inspire ce
commentaire à Illich. «Je ne puis faire autrement que
de traiter de ce regard quand je parle de l'amitié médiévale
à mes étudiants. Freud aidant, il leur est difficile
d'imaginer comment Diane de Vérone pouvait embrasser de ses
chastes regards frère Jourdain de Saxe. » 5
Mais déjà à cette époque, la vision
était devenue plus abstraite. Dans le second régime
optique, le régime scolastique, le regard demeure actif,
«mais la vision n'intervient plus où se trouve l'objet:
l'œil a désormais le pouvoir d'extraire des universaux
des formes que les choses émettent par leur rayonnement.
[…] Un troisième régime naît de l'union
du regard et de l'objet à l'aube de la Renaissance; de plus
en plus l'œil est perçu comme un instrument sur le modèle
d'une caméra, d'un appareil photographique, dont diverses
techniques permettent d'étendre la portée. […]
Le quatrième âge est celui du show, un âge au
cours duquel l'œil devient dépendant de l'interface
(nos écrans) plutôt que de l'imagination.» 6
Nous ne créons plus les images, nous entrons dans le show
qui les rassemble. L'idée d'une nécessaire éducation
des sens a perdu toute pertinence, puisque l'œil n'embrasse
plus les objets et les êtres, que la bouche elle-même
ne les embrasse que par procuration, par l'intermédiaire
du show qui en a suggéré l'idée et le modèle.
Notre regard ne nous appartenant plus, nous n'en avons plus la responsabilité.
Mais l'esprit de Rabelais n'est pas mort, comme le prouve un intérêt
nouveau pour l'éducation du goût. Nous n'en sommes
toutefois pas encore au point d'imiter la grand'mère d'Ivan
Illich qui «se mit à l'aquarelle pour s'ouvrir les
yeux en vue de son premier voyage en Italie.»
Notes
1. Gabriel Compayré, Histoire critiques des doctrines de
l'éducation en France depuis le XVIe siècle, Paris,
Hachette et cie, 1883, 4e édition, tome I.
Le texte cité se trouve aussi dans l'Encyclopédie
de L'Agora dans le dossier Rabelais.
2. Alfred W. Crosby, The Measure of Reality, Cambridge University
Presse, 1977.
3. Ivan Illich, La perte des sens, Paris, Fayard 2004, p. 197
4. Ibidem, p.203
5. Ibidem, p.204
6. Ibid. p. 204
Source HÉLÈNE LABERGE, «La perte des sens»,
L'Agora, vol. 10, no 4, automne 2004
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