Origine http://ecolesdifferentes.free.fr/SILENCEILLICH.htm
Né à Vienne en 1926, il arrive aux États-Unis
en 1951, et travaille comme assistant auprès du pasteur d'une
paroisse portoricaine de New York. Entre 1956 et 1960, il est vice-recteur
de l'Université catholique de Porto Rico, où il met
sur pied un centre de formation pour les prêtres américains
qui doivent se familiariser avec la culture latino-américaine.
Illich fut co-fondateur du Center for Intercultural Documentation
(CIDOC) à Cuernavaca, Mexico. À compter de 1964, il
a dirigé des séminaires sur le thème «Alternatives
institutionnelles dans une société technologique»,
avec un accent spécial sur l'Amérique Latine. Il vit
désormais sur le mode de l'amitié. Polyglotte, homme
du Sud autant que du Nord, solidement enraciné en Occident
et familier avec l'Orient, Illich mérite pleinement la qualité
d'humaniste. Ses écrits sur l'école, la santé,
la convivialité, l'énergie ont eu un rayonnement universel,
provoquant de féconds débats dans de nombreux pays.
Vie et œuvre
«Illich est tout d'abord un penseur qui se situe dans un
contexte historique particulier, celui des années 60 —
période caractérisée par une critique radicale
de l'ordre capitaliste et de ses institutions sociales, et notamment
de l'école.
C'est aussi une personnalité complexe. On disait à
l'époque qu'Ivan Illich était un homme intelligent
qui aimait à s'entourer de gens intelligents et qu'il lui
était difficile de dissimuler son mépris à
l'égard des personnes qu'il trouvait stupides. Il pouvait
tout à la fois se montrer extrêmement cordial et tourner
brutalement en ridicule ceux qui l'interpellaient.
Travailleur infatigable, polyglotte, cosmopolite, il professait
des idées, que ce fût sur l'Église et son évolution,
sur la culture et l'éducation, sur la médecine ou
sur les transports dans les sociétés modernes, qui
toutes suscitèrent des controverses qui finirent par faire
de lui une des figures emblématiques de l'époque.
Cependant, Illich lui-même provoquait en partie la polémique
par sa personnalité, son style, ses méthodes de travail
ou le radicalisme de ses idées.
Pour les spécialistes de l'éducation, Ivan Illich
est le père de l'éducation sans école, l'auteur
qui condamne sans appel le système scolaire désigné
comme l'une des multiples institutions publiques qui exercent des
fonctions anachroniques, ne s'adaptent pas à la rapidité
des changements et ne servent qu'à stabiliser et à
protéger la structure de la société qui les
a produites.
Origine et destin
Illich, né à Vienne en 1926, fit ses études
dans des établissements religieux de 1931 à 1941.
Expulsé en vertu des lois antisémites qui le touchaient
par son ascendance maternelle, il termina ses études secondaires
à l'Université de Florence pour ensuite faire de la
théologie et de la philosophie à l'Université
grégorienne de Rome et, ultérieurement, obtenir un
doctorat d'histoire à l'Université de Salzbourg.
Alors que le Vatican le destinait à la carrière diplomatique,
Illich opta pour la prêtrise et fut nommé vicaire d'une
église paroissiale irlandaise et portoricaine à New
York. Il séjourna dans cette ville de 1951 à 1956.
En 1956, il quitta New York pour assumer la fonction de vice-recteur
de l'Université catholique de Ponse à Porto Rico.
L'intérêt qu'il portait au développement de
ce qu'il appelait la «sensibilité interculturelle»
l'amena à créer, peu de temps après sa nomination,
l'Instituto de Communicación Intercultural.
Cet institut, qui fonctionnait seulement durant les mois d'été,
avait pour mission d'enseigner l'espagnol à des ecclésiastiques
et à des laïcs américains qui seraient appelés
par la suite à travailler parmi les Portoricains émigrés
dans les villes d'Amérique du Nord. Bien que l'apprentissage
de l'espagnol constituât une partie importante des activités
de l'institut, Illich insistait sur le fait que le programme était
essentiellement destiné à développer, chez
des personnes appartenant à des cultures différentes,
l'aptitude à percevoir la signification des choses.
Ses relations avec l'Université de Ponse prirent fin en
1960 à la suite d'un désaccord avec l'évêque
du diocèse, celui-ci ayant interdit aux catholiques du lieu
de voter pour un candidat à la charge de gouverneur qui se
déclarait partisan du contrôle des naissances. De retour
à New York, il accepta une chaire de professeur à
l'Université de Fordham. Dans le même temps, poursuivant
sa démarche en matière de développement et
de renforcement des relations interculturelles, Illich fonda, en
1961, le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à
Cuernavaca (Mexique). Le CIDOC, conçu au départ pour
former des missionnaires américains travaillant en Amérique
latine, se transforma, au fil du temps, en un centre para-universitaire
où, par ailleurs, étaient mises en pratique les idées
d'Illich sur une éducation déscolarisée.
Depuis l'année de sa création jusqu'au milieu des
années 70, le CIDOC fut un lieu de rencontre pour de nombreux
intellectuels américains et latino-américains qui
réfléchissaient au problème de l'éducation
et de la culture. Le centre proposait des cours d'espagnol ainsi
que des ateliers sur des thèmes sociaux et politiques. Il
possédait, en outre, une bibliothèque prestigieuse,
et Illich dirigeait personnellement des séminaires consacrés
aux alternatives institutionnelles dans la société
technologique. C'est de cette époque que datent les fameux
débats passionnés entre Paolo Freire et Ivan Illich
sur l'éducation, la scolarisation et la conscientisation
ainsi que les dialogues entre Illich et d'autres spécialistes
de l'éducation, tous préoccupés de trouver
des moyens éducatifs permettant de transformer chaque moment
de la vie en une occasion d'apprendre, et ce, généralement,
en dehors du système scolaire.
La notoriété d'Illich, qui remonte à cette
période, est liée au départ à la critique
qu'il fait de l'Église institutionnelle, définie par
lui comme une grande entreprise qui forme et emploie des professionnels
de la foi pour assurer sa propre reproduction. Il extrapole ensuite
cette vision à l'institution scolaire et développe
la critique qui devait le mener, pendant quelques années,
à travailler sur sa proposition de société
sans école. Ses opinions sur la débureaucratisation
de l'Église dans le futur et sur la déscolarisation
de la société firent rapidement du CIDOC un lieu de
controverses religieuses, ce qui explique que Illich sécularisa
le centre en 1968 et abandonna le sacerdoce en 1969.
Pendant cette période, Illich élabore ce que l'on
pourrait appeler sa pensée éducative, publiant entre
la fin des années 60 et le milieu des années 70 ses
principaux ouvrages dans le domaine de l'éducation. Ultérieurement,
il change de perspectives et passe de l'analyse des effets de la
scolarisation sur la société à celle des problèmes
institutionnels dans les sociétés modernes.
Vers le milieu des années 70, bien que continuant à
résider au Mexique, Illich adresse ses écrits à
la communauté universitaire internationale et prend progressivement
ses distances avec l'Amérique latine. À la fin de
cette décennie, le philosophe et pédagogue quitte
définitivement le Mexique pour s'installer en Europe.»
MARCELA GARJADO, "Ivan Illich (1926- )", Perspectives
: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris,
UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n°
3-4, 1993, p. 733-743.
UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document
peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner
la source (mention apparaissant sur le document original)
Bibliographie
Traductions françaises
Libérer l'avenir. Paris, Seuil, 1971.
Une société sans école.
L'école obligatoire, la scolarité prolongée,
la course aux diplômes, autant de faux progrès qui
consistent à produire des élèves dociles, prêts
à consommer des programmes tout à fait préparés
par les "autorités" et à obéir aux
institutions. A cela il faut substituer des échanges entre
"égaux" et une véritable éducation
qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût
d'inventr et d'expérimenter.
L'auteur de Libérer l'avenir poursuit ici sa recherche,
pour les nations riches ou pauvres, d'un autre mode de vie : or
l'école doit pouvoir devenir le principal lieu d'une rupture
avec le conformisme.
Collect. Points Seuil
224 pages - 11 cm x 18 cm
Edition originale en anglais
La convivialité. Paris, Seuil, 1973.
Énergie et équité. Paris, Seuil, 1973.
Némésis Médicale. Paris, Seuil, 1975.
Le chômage créateur. Paris, Seuil, 1977.
Le travail fantôme. Paris, Seuil, 1981.
Le genre vernaculaire. Paris, Seuil, 1983.
H2O. Les eaux de l'oubli. [Paris], Lieu commun, 1988.
Du lisible au visible : la naissance du texte. Un commentaire du
Didascalicon de Hugues de Saint-Victor. Traduit par Jacques Mignon.
Paris, Cerf, 1991.
La perte des sens. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel
Dauzat. Paris, Fayard, 2004.
Œuvres complètes. Volume 1. Préface de Jean
Robert et Valentine Borremans. Paris, Fayard, 2004.
Comprend :
Libérer l’avenir (1971), Une société
sans école (1971),
Énergie et équité (1975), La Convivialité
(1973)
et Némésis médicale (1975).
Œuvres complètes. Volume 2. Paris, Fayard, 2005.
Comprend:
Le chômage créateur (1977),
Le travail fantôme (1981),
Le genre vernaculaire (1983),
H2O. Les eaux de l'oubli (1988),
Dans le miroir du passé et Du lisible au visible : la naissance
du texte (1991).
ILLICH "concrètement", "aujourd'hui"
...:
En France, et ailleurs, les Réseaux d'Échanges Réciproques
de Savoirs, par exemple...
"/.../De Vancouver (Habitat I, en 1976) à Rio (Sommet
de la Terre, 1992), des comités de quartier pour un budget
participatif aux associations pour une alternative à la mondialisation
néolibérale, les propos d’Ivan Illich ne semblent
pas oubliés, loin de là."
(Monde diplomatique - janvier 2003)
"/.../ Car les critiques formulées par Ivan Illich
sont corrosives. Qu’on en juge : la médecine rend malade
plus qu’elle ne guérit, l’automobile fait perdre
plus de temps qu’elle n’en fait gagner, l’école
déforme plus qu’elle n’éduque./.../"
(Alternatives Economiques)
Le droit d'apprendre
Ivan Illich dans Une société sans école proposait,
dès les années 70, une réflexion radicale sur
l'échec de l'enseignement à l'école.
Cette dernière, outil d'un Etat, peut-elle être pensée
aujourd'hui autrement comme il le suggérait il y a trente
ans ?
Je me suis replongée dans "Une société
sans école" de Ivan Illich (1) que j'avais lu sans doute
trop jeune, du temps que j'étais étudiante, non enseignante.
Je n'ai pas, à l'époque où je l'ai lu pour
la première fois, suivi les réactions du corps enseignant,
mais je subodore que l'effet a été un peu analogue
à celui produit sur le corps judiciaire par l'analyse de
la prison proposée par Michel Foucault dans Surveiller et
punir.
En effet, dans les deux cas, ce qui est proposé est la description
d'un échec. La prison, comme l'école, aggrave ce qu'elle
était censée améliorer. La prison crée
des délinquants, l'école crée des jeunes séparés
de leurs capacités d'apprendre et de comprendre.
Qui plus est, avec une redoutable efficacité, ces deux institutions
réussissent à persuader leurs victimes de ce qu'ils
ont mérité leur destin - on vous a donné votre
chance, vous ne l'avez pas saisie.
Et enfin, dans les deux cas, ce qui est proposé est que
cet échec n'en est pas véritablement un.
La vraie réussite de la prison, selon Michel Foucault est
de binariser les classes pauvres, de créer une opposition
entre braves gens et délinquants.
Les pires ennemis des délinquants sont ceux qui se présentent
comme ayant su rester honnêtes malgré toutes les difficultés,
et s'indignent souvent de ce qu'on ne s'intéresse pas à
eux, mais à ceux qui ont cédé à la tentation
et aux facilités. La vraie réussite de l'école
pourrait bien être du même type, selon l'analyse d'Illich.
Ceux qui échouent sauront que c'est leur incapacité
qui explique leur destin.
"Ni dans le Nord, ni dans le Sud, les écoles n'assurent
l'égalité. Au contraire, leur existence suffit à
décourager les pauvres, à les rendre incapables de
prendre en main leur propre éducation. Dans le monde entier,
l'école nuit à l'éducation parce qu'on la considère
comme seule capable de s'en charger" [p.22].
Depuis Illich, l'institution scolaire a été critiquée,
mais jamais, je pense, avec cette radicalité.
Car ce qu'il met en question ne peut être "réformé",
que ce soit par la bonne volonté des enseignants, par des
innovations pédagogiques, ou par la tentative d'évaluer
non plus l'acquisition des matières scolaires comme telles,
mais les compétences qu'elles donnent l'occasion d'acquérir.
La bonne volonté de "l'enfant au centre de l'école",
la critique constructiviste de la notion de transmission, la thèse
répétée selon laquelle l'apprentissage n'est
pas reproduction mais recréation peuvent sembler très
radicales mais elles ne touchent pas à ce qui, pour moi,
est crucial dans les thèses d'Illich : le scandale d'une
expropriation, la négation d'un droit fondamental, le droit
d'apprendre et pas seulement d'apprendre quelque chose, mais d'apprendre
à quelqu'un d'autre : "le droit d'enseigner une compétence
devrait être tout aussi reconnu que celui de la parole"
[p. 151].
La question cruciale n'était pas pour lui une définition
d'un quelconque socle de compétences, ni non plus d'une
"bonne" définition de l'apprentissage, c'était
d'abord et avant tout celle du monopole de l'école, c'est-à-dire
des enseignants seuls habilités à instruire.
L'école, selon Illich, repose sur le postulat que les jeunes
êtres humains sont comme des immigrés, de nouveaux
venus qui doivent se soumettre à un processus de naturalisation,
un processus qui doit les mettre à l'écart de leur
milieu naturel et les faire passer par une matrice sociale sous
responsabilité de l'Etat, un Etat dont l'enseignant accrédité
est d'abord le représentant [p.200-201].
Apprendre fonctionne dans les deux sens
On a souvent mis l'accent sur le fait que l'école, selon
Illich, préparait à la société de consommation,
avec la séparation entre le temps où l'on travaille
et celui où l'on consomme du loisir.
Je voudrais plutôt insister sur ce droit fondamental, qu'il
ne cesse de répéter, droit de tout humain à
apprendre, mais aux deux sens du terme, à s'instruire mais
aussi à transmettre ce qu'il sait à d'autres.
Apprendre fonctionne toujours dans les deux sens, et seul celui
ou celle qui a appris à quelqu'un d'autre sait qu'il sait,
et cela d'un savoir dont nul ne pourra le déposséder.
De ce point de vue, on peut dire que la situation a empiré,
et cela de deux points de vue au moins.
Dans les années 70, il était encore possible pour
un jeune d'apprendre un métier s'il trouvait un endroit où
on était intéressé à l'engager et à
lui transmettre les compétences nécessaires.
Aujourd'hui, on ne peut plus toucher un marteau, ou fixer un projecteur
sans le diplôme adéquat.
Et il ne s'agit pas simplement de la situation de l'emploi, c'est-à-dire
du vaste choix parmi des diplômés et des surdiplômés
que cette situation donne aux employeurs.
Il s'agit aussi des régulations étatiques qui ont
toujours plus affirmé la nécessité de diplômes
préalables, ce qui fait que le plupart des chemins qui pouvaient
permettre de se construire un métier sans en passer par l'institution
scolaire sont aujourd'hui interdits.
D'autre part, les savoirs eux-mêmes ne semblent plus valoir
d'être transmis.
Ne parle-t-on pas aujourd'hui de leur obsolescence rapide ?
Nul, y compris les enseignants, n'est plus désormais habilité
à se penser capable d'instruire quelqu'un d'autre, seulement
à le préparer à ce qu'on appelle une "société
de la connaissance", c'est-àdire, beaucoup plus
concrètement, à une course sans fin au renouvellement,
au recyclage, afin de garder leur désirabilité sur
le marché du travail.
Quant aux enseignants, eux aussi sont, depuis que l'école
est devenue matière à réforme pédagogique,
aux mains de plus diplômés qu'eux, ceux qui sont seuls
habilités à savoir comment le savoir doit se transmettre.
De fait, on pourrait dire que la pédagogie parfois inspirée
d'Illich, dans la mesure où elle exige des enseignants un
rapport toujours plus compliqué à leur savoir, affirme
toujours plus le monopole enseignant.
Qui oserait aujourd'hui expliquer à un enfant les rapports
entre addition et multiplication sans avoir été formé
à la pédagogie !
J'oserais dire que la leçon d'Illich a été
reprise dans la vieille ritournelle progressiste: "avant on
croyait (que chacun était capable de transmettre du savoir),
maintenant on sait (qu'il faut un professionnel pour cela)".
J'oserai donc dire que le diagnostic d'Ivan Illich est aujourd'hui
confirmé, cruellement confirmé.
J'ai souvent utilisé un exemple qu'utilise également
Illich, l'apprentissage de la conduite automobile, qui n'est pas
simple du tout mais qui, matière encore à une transmission
où celui qui sait conduire se sent habilité à
apprendre à conduire, connaît somme toute assez peu
d'échecs.
Et j'ai souvent ajouté que si l'on confiait à la
pédagogie la question des compétences propres à
la marche sur deux pieds et à sa vérification, une
majorité des humains marcherait à quatre pattes.
Aujourd'hui, une telle proposition ne fait même plus rire.
Mais on peut dire que le verdict est également éclairci
: ce ne sont pas les enseignants, en tant que personnes, qui sont
en cause, ils sont même désormais parmi les victimes
les plus remarquables de l'école, victimes des mécanismes
de définition monopolistique de l'enseignement qui, de nature
hiérarchique, ont fait des enseignants des éternels
assistés, jamais à la hauteur, dépourvus de
la confiance en leur capacité d'apprendre à d'autres
: exercer ce droit fondamental, cela se mérite et se vérifie
désormais.
Je ne voudrais pour exemple de cette crise désormais avérée
que l'affaire du voile.
Je n'ai pas ici à entrer dans la question du bien fondé
ou non de l'interdiction.
Je veux souligner que le fait même que cette question se
pose traduit un autre fait : l'école, la classe ne peuvent
plus être pensées comme des lieux dont la force leur
permettrait d'accueillir l'hétérogène, des
jeunes venus de tous les milieux sociaux et culturels, et de les
réunir dans une communauté d'apprentissage.
C'est bien plutôt un lieu qui a besoin d'être protégé,
qui pose le problème de l'exclusion de ce qui s'affirme comme
hétérogène.
Je voudrais en venir, maintenant, aux propositions d'Ivan Illich.
Je n'en dresserai pas le tableau.
Qu'il suffise de dire que ces propositions semblent avoir quelque
chose de visionnaire, comme si elles anticipaient l'Internet qui
semble être l'instrument privilégié des pratiques
de connection et de partage qu'elles mettent en scène.
Il est frappant d'ailleurs qu'Ivan Illich donne, dès son
époque, un rôle crucial aux ordinateurs, susceptibles
de connecter demandeurs et proposeurs de savoir.
Et les moteurs de recherche sur Internet font en effet exister
un gigantesque réseau d'échange de savoirs, diplômés
ou non.
Ce qui crée des rapports nouveaux, ce dont peuvent témoigner
par exemple les médecins, confrontés aujourd'hui,
pour le meilleur et pour le pire, à des patients qui contrôlent
et discutent tant leurs diagnostics que leurs prescriptions.
Une société sans école ?
Mais il ne s'agit pas seulement de devenir "amateurs"
: les possibilités d'auto-formation à l'usage des
instruments informatiques mis en ligne ont permis à une génération
d'amateurs de se passer effectivement de diplômes et de devenir
les producteurs des possibilités de recours au Net qui prolifèrent
aujourd'hui.
D'une manière ou d'une autre, les enseignants ont de fait
perdu leur monopole, et s'ils veulent faire valoir l'idée
qu'ils resteraient néanmoins les irremplaçables sources
d'un esprit critique indispensable au bon usage d'Internet, leur
formation va devoir connaître une transformation drastique.
De ce point de vue, on peut bel et bien comparer la mutation à
venir des régimes de savoir et de transmission à celle
qui a suivi l'invention de l'imprimerie.
Je rappellerai que l'imprimerie n'est pas seulement indissociable
de la Réforme protestante, mais aussi de la naissance des
sciences dites modernes et, de manière plus générale,
de toutes les significations modernes attachées tant au personnage
de l'auteur qu'au public auquel s'adresse cet auteur.
Pourtant, malgré cette dimension visionnaire, les propositions
d'Ivan Illich portant sur ce qui en anglais se disait "Deschooling
Society", ne me convainquent pas vraiment.
Plus précisément, elles me semblent présupposer
une société réconciliée, dont elles
montrent alors que l'institution scolaire monopolistique n'y aurait
pas sa place.
Les exernples que je viens de citer ont pour trait commun de concerner
des personnes se sentant habilitées à chercher ce
dont elles ont besoin sur le Net, c'est-àdire bénéficiant
d'un rapport positif aux possibilités de savoir.
Or, savoir ce dont on a besoin, avoir confiance dans ses possibilités
de le définir et de l'acquérir, c'est précisément
le trait commun sur lequel nous ne pouvons tabler aujourd'hui, ou
plus précisément qui, si nous tablons sur lui, deviendra
l'instrument de la plus impitoyable des sélections.
De fait, c'est ce chemin sélectif qui pourrait bien mener
à la fin de l'école au sens où celle-ci donnait
accès à des qualifications sur le marché du
travail : on peut prévoir la commercialisation sur le Net
d'enseignements programmés destinés à permettre
à ceux qui sont "motivés" de construire
les compétences, et aussi les loyautés, demandées
par des sociétés privées.
Il s'agira alors d'une privatisation des voies d'accès à
un emploi devenu encore plus sélectif, et qui prétendra
ne pas se satisfaire de la garantie attachée aux diplômes
publics afin de faire de l'(auto)-formation une ressource payante
et donc raréfiée.
Illich est un penseur d'avant la mise en rareté de l'emploi
et la définition active des jeunes comme consommateurs par
excellence.
Je ne suis pas sûre que ses propositions puissent susciter
l'appétit de ceux et celles dont le premier problème,
ce qui les désespère, est le composé assez
désespérant en effet de sentiment d'impuissance, de
cynisme, de désintérêt et de revendication du
droit à consommer que fabrique notre société.
Le Net prépare sans doute au monde en réseau dont
nous entretiennent les futurologues, mais on se préoccupe
fort peu du type d'appétit, de force, de confiance en soi
et dans les autres que réclame un tel monde.
Recréer un appétit du possible
C'est pourquoi il me semble qu'il convient ici de spéculer,
c'est-à-dire de tenter de recréer un sens des possibles,
un appétit du possible contre la conviction triste que le
diagnostic d'Illich est à ce point confirmé que la
voie qu'il proposait est bloquée.
On accuse souvent la spéculation de produire des utopies.
Mais il y a différents types d'utopies, et je dirais que,
aujourd'hui, les idées d'Illich sur l'auto-formation, sont
en risque de communiquer avec une utopie scolaire mensongère,
dont les élèves savent le caractère mensonger.
Rappelons-nous de ce qu'Illich disait des "écoles libérées"
de son époque :
elles "rêvent la 'pacification' de la génération
nouvelle 'à l'intérieur d'enclaves spécialement
aménagées, afin de la convaincre de poursuivre les
mêmes rêves que ses aînés"[p. II4].
Ces rêves, la génération nouvelle sait désormais
que la société où ils vivent les définit
comme obsolètes, et elle sait aussi que le "vrai monde",
celui du "dehors", n'a rien à voir avec les idéaux
pédagogiques censés mettre "au milieu" "l'enfant",
avec sa singularité, ses goûts et aptitudes particuliers.
Les élèves d'aujourd'hui savent parfaitement que,
dans notre société, ils ne seront pas "au milieu",
ils peuvent, lorsqu'ils sont bien lunés, se plier aux rêves
de leurs enseignants, accepter d'''autoconstruire" les
savoirs demandés, mais ils savent aussi qu'il s'agit d'un
"faire comme si" qui demande leur bonne volonté,
c'est -à -dire leur soumission : malheur à ceux qui
n'ont pas les moyens culturels et sociaux de savoir qu'il est de
leur intérêt de "faire plaisir au prof",
de le rassurer, d'accepter de jouer le jeu dans l'enclave des micro-mondes
pédagogiques.
Ma spéculation a pour point de départ le droit fondamental
affirmé par Illich, le droit d'apprendre ce que l'on a appris,
et il s'agit de le reprendre sur un mode qui ne communique pas avec
une société réconciliée, qui ne suppose
pas des élèves une force sur laquelle, dans le monde
éminemment malsain, empoisonnant qui est le nôtre,
on ne peut plus compter.
La question qui me fait penser est celle de la fabrique de cette
force, au plus loin du mot d'ordre contemporain selon lequel on
apprend "seul", à partir de qui on est.
L'école, la classe sont des lieux collectifs, les savoirs
qui y sont transmis sont issus de production collective, la force
qu'il s'agit de penser est la force dont peut être capable
un collectif.
Utopie, dira-t-on, mais utopie qui a eu, dans le passé,
un début de réalisation. En 1976 a été
publié un numéro de la revue Recherches dû à
Anne Querrien, sous le titre L'ensaignement (2).
Alors que les propositions d'Illich m'avaient laissées un
peu froide, ce qu'Anne Querrien racontait, l'histoire de l'école
mutuelle ne m'a jamais quittée, et me permet d'accueillir
avec appétit un monde où, en tout état de cause,
ce qu'a créé l'imprimerie, la différenciation
entre l'auteur qui propose, et le public qui prend connaissance,
et dont, parfois, émergera un nouvel auteur, est vouée
à disparaître.
Un monde qui pose le défi effectivement politique d'une
pratique de l'intelligence collective qu'aucun dispositif technique
comme tel ne peut suffire à créer.
Une école mutuelle
L'école mutuelle, dans la France de la Restauration, au
début du dix-neuvième siècle, était
une école pour pauvres, un instituteur pour soixante ou quatre-vingts
élèves, ou plus encore, et des élèves,
qui plus est, de tous les âges.
En d'autres termes, il s'agissait d'un enseignement "de masse",
doté d'un minimum de moyens, adressé à des
enfants qu'il s'agissait de sortir de la rue et à qui il
s'agissait de donner un savoir minimal conforme à leur classe
sociale : lire, écrire, compter - un socle de compétences,
comme on dirait aujourd'hui.
Bien sûr, prendre l'exemple d'une école sans moyens
en cette période où l'on dénonce le sous-financement
scolaire peut sembler politiquement incorrect. Mais penser avec
Illich, qui affirmait déjà que l'école monopolistique
exigerait sans cesse plus de moyens, pour un résultat toujours
plus décevant, impose de prendre ce risque.
Il ne s'agit pas de renoncer à revendiquer, mais de cesser
de rêver les utopies progressistes d'une école qui
aurait les moyens de respecter "chaque" enfant, dans sa
merveilleuse particularité, au sein d'une société
où, par la suite, ils devront apprendre les lois impitoyables
de la compétition de chacun contre tous.
L'école mutuelle a été fermée, et d'après
un débat parlementaire rapporté par Querrien, elle
l'a été parce qu'on lui reprochait deux choses.
D'abord, les élèves apprenaient en quelque trois
ans le curriculum prévu pour six.
Or, c'étaient des pauvres, à maintenir hors de la
rue, et il n'était pas question de les initier à des
savoirs qui n'étaient pas de leur classe.
D'autre part, les élèves apprenaient effectivement,
au sens de la compétence, mais ce qu'ils n'apprenaient pas
était le respect du savoir.
Et Anne Querrien remarque que beaucoup des organisateurs du mouvement
ouvrier ont en effet été issus de l'école mutuelle,
où ils n'avaient pas seulement appris à lire, à
écrire, à compter, mais aussi à se faire confiance
en euxmêmes et en leurs camarades.
En d'autres termes, pour paraphraser Illich, certains de ceux qui
sont issus des écoles mutuelles ont osé rêver
leur propre rêve, non ceux de leurs aînés, et
ont su, pour les faire exister, affronter un monde qui leur assignait
un destin de soumission.
Voici donc une école qui aurait été supprimée
pour cause de réussite !
On peut le comprendre si l'on se rend compte que cette réussite
tenait à la non soumission au postulat qui, selon Illich,
définit l'école, postulat selon lequel apprendre à
quelqu'un exige d'être diplômé.
Non soumission involontaire, c'était une école pour
pauvres, mais non soumission effective.
Chaque élève, lorsqu'il avait compris quelque chose,
l'expliquait à d'autres.
Dans un article paru en 1818 dans le journal Le Moniteur, on lit
"Chaque élève est toujours à sa vraie
place; les classes se suivent, se tiennent par la main plutôt
qu'elles ne sont séparées. Il y a plus, et dans chaque
classe ou sous-division, l'élève est constamment situé
au degré dont il s'est actuellement montré capable;
de la sorte, l'avantage unique de l'enseignement individuel se trouve
conservé et reproduit tout entier au sein d'une masse considérable.
Chacun est aussi actif et plus actif même que s'il était
tout seul. (. .. ) En dirigeant, ils se rendent compte à
eux-mêmes de ce qu'ils ont appris, c'est-à-dire exécutent
réellement l'exercice nécessaire pour bien savoir.
Tour à tour élèves et répétiteurs,
ils ne font que transmettre ce qu'ils ont reçu, indiquer
ce qu'ils ont tenté eux-mêmes avec succès. La
portion la plus difficile, la plus délicate, la plus ignorée,
du rôle de l'instituteur; je veux dire la bonne direction
des facultés, s'accomplit en quelque sorte toute seule pour
cet exercice toujours régulier, progressif, dans lequel l'attention
des enfants est entretenue; l'émulation, la sympathie imitative
s'accroissent par une classification plus vraie, qui rapproche mieux
les analogies et gradue mieux l'échelle à gravir"
(cité dans Querrien).
Il ne s'agit pas de faire de l'école mutuelle un modèle
à suivre, mais bien d'apprendre à partir de cette
réussite contingente, puisque produite sans avoir été
recherchée, que du contraire : la solidarité entre
la force d'apprendre et une définition de la classe affirmant
l'hétérogénéité comme une ressource,
non comme un obstacle ou une difficulté.
Ce qui signifie que, au lieu de poursuivre l'idéal d'homogénéité
correspondant à la "classe d'àge", le fonctionnement
de l'école mutuelle a besoin des différences pour
donner à chacun l'occasion de donner et de recevoir.
Et cela sans le moindre respect pour la pédagogie, pour
la bonne manière d'enseigner.
L'enseignant ne peut être partout, ne peut tout contrôler,
il doit faire confiance en ce qui seul importe : ce moment où
l'on se sent habilité à transmettre à un autre,
c'est-à-dire à actualiser une compétence que
nul, par la suite, ne pourra mettre en question.
Pour une classe hétérogène de ce genre, l'échec
est difficile à concevoir, car le fait de "ne pas comprendre"
constitue un défi important pour tous, demandant imagination
et coopération.
Et une telle classe fait également exister ce qu'Illich
demandait, que la compétence vérifiable soit activement
dissociée de la manière dont elle a été
acquise.
Car le groupe hétérogène, s'activant en tant
qu'hétérogène, est également un groupe
opaque à toute consigne quant à la "bonne manière"
d'apprendre.
La réussite même du groupe, la création d'une
force qui habilite ceux et celles qui en font partie à occuper
tous les sens du mot "apprenant" se traduit par l'impossibilité
d'observer les individus sur le mode objectif que permet l'idéal
d'homogénéité.
Et la dynamique d'ensemble, celle d'une classe qui cesse d'en être
une au sens où le terme même de classe désigne
la conformité à un critère commun, s'oppose
activement à la possibilité d'une évaluation
"objective" de chaque individu, c'est-à-dire aussi
à la possibilité de définir un individu abstrait,
évaluable isolément.
Il est possible que l'image de l'école mutuelle livrée
par Anne Querrien soit un peu idéalisée, mais cette
image me parle et suscite mon appétit.
Peut-être cet appétit vient-il de mes souvenirs d'ennui
profond, ennui de bonne élève qui avait appris à
se taire parce que ce en quoi elle différait ne pouvait jouer
aucun rôle dans une classe définie par un idéal
d'homogénéité désignant tant ceux et
celles qui traînent que ceux et celles qui vont trop vite
comme un problème, un écart à l'idéal.
Ennui dont je retrouve le goût lorsque je lis les instructions
pédagogiques visant à créer des situations
de problèmes où les élèves travaillent
en groupe.
Là aussi, ceux et celles qui auront compris que le problème
cache une matière scolaire s'ennuieront, et ceux et celles
qui ne trouveront pas le problème intéressant lâcheront.
Et dans tous les cas, la bonne volonté affichée pour
le problème sera toujours en risque d'être factice,
correspondant à la facticité d'un lieu où il
convient de faire "comme si", d'accepter les règles
du jeu défini par l'enseignant.
Proposer l'exemple de l'école mutuelle est, je l'ai souligné,
une spéculation, mais c'est aussi une manière de prolonger
la pensée d'Ivan Illich là où elle m'a le plus
touchée, dans l'affirmation du droit fondamental de transmettre
ce que l'on a appris, droit que nie l'idéal de l'homogénéité
supposée de la classe, droit dont les enseignants eux-mêmes,
désormais définis comme soumis aux instructions des
pédagogues ministériels, sont aujourd'hui dépouillés.
Et c'est aussi poser le problème de cet idéal d'homogénéité
qui permet une telle expropriation en cascade.
Ne rappelle-t-il pas l'idéal de la "clinique"
décrite par Foucault : tous les malades réunis dans
un lieu aseptisé, soumis au même traitement, c'est-à-dire
rendus comparables de manière à nourrir le savoir
médical ?
On rejoint ici la thèse d'Illich selon laquelle l'école
semble chargée d'un processus de "naturalisation"
faisant accéder les enfants au statut de "citoyens".
Le savoir pédagogique serait alors bel et bien analogue
au savoir médical, définissant l'apprentissage à
la manière d'une guérison, c'est-à-dire définissant
le milieu naturel des enfants comme ce dont ils doivent guérir
(3).
Les définitions contribuent toujours, lorsqu'il s'agit des
humains, à produire ce qu'elles définissent.
Confrontés au choix entre le "milieu scolaire"
et leur milieu de vie, bien des élèves aujourd'hui
semblent devenus capables de déchiffrer le caractère
factice du premier, et son incapacité à tenir ses
anciennes promesses méritocratiques - si tu acceptes nos
règles les portes de l'avenir s'ouvriront devant toi.
Mais ils sont alors produits par le contrechoix forcé
qui leur reste, adhérer à ce qu'ils savent être
défini comme "malsain".
Adhérer au désespoir.
Isabelle Stengers
Philosophe, chargée de cours à l'Université
libre de Bruxelles.
Extrait de la revue SILENCE n° 330 - Décembre 2005
Ce texte est lui-même extrait du compte-rendu du colloque
organisé par le Grappe, Groupe de réflexion et d'action
pour une politique écologique, "Quel monde voulons-nous
pour demain" de novembre 2004, et dont les actes ont été
publiés sous le titre Penser et agir avec Ivan Illich, balises
pour l'après-développement aux éditions Couleur
livres CE-Charleroi) et Chroniques Sociales CF-Lyon).
(1) Les pages citées renvoient à l'édition
Points Essais n°117, Paris, Seuil.
(2) Une retombée heureuse du colloque lllich est la réédition
de ce texte, sous le titre L'ensorcellement scolaire, aux éditions
des "Empêcheurs de penser en rond" cet automne 2005.
(3) Pour une toute autre conception du rapport entre école
et "milieu naturel", voir Deborah Meier, The Power of
their Ideas, Lessons for America from a Small School in Harlem.
Boston. Beacon Press. 1995. Ce livre suscite un appétit quelque
peu analogue, quoi que pour d'autres raisons, au récit d'Anne
Querrien.
Isabelle Stengers : "Utopie, dira-t-on, mais utopie qui a
eu, dans le passé, un début de réalisation.
En 1976 a été publié un numéro de la
revue Recherches dû à Anne Querrien, sous le titre
L'ensaignement (2).
Alors que les propositions d'Illich m'avaient laissées un
peu froide, ce qu'Anne Querrien racontait, l'histoire de l'école
mutuelle ne m'a jamais quittée, et me permet d'accueillir
avec appétit un monde où, en tout état de cause,
ce qu'a créé l'imprimerie, la différenciation
entre l'auteur qui propose, et le public qui prend connaissance,
et dont, parfois, émergera un nouvel auteur, est vouée
à disparaître.
Un monde qui pose le défi effectivement politique d'une
pratique de l'intelligence collective qu'aucun dispositif technique
comme tel ne peut suffire à créer. "
L'ENSAIGNEMENT
par Anne Querrien (Recherches - juin 1976)
Analyse de la généalogie de l'Ecole Primaire, des
choix politiques qui l'ont conduite à être une machine
de reproduction des inégalités, une machine génératrice
d'échecs scolaires et de déviants.
La forme contemporaine de l 'école résulte de choix
politiques qui ont peu à peu constitué la forme que
nous avons connue, et autour de laquelle se figent maintenant les
résistances à l' innovation.
Comment l'école convertit le désir de savoir, le
désir d'apprendre, en obligation de travailler, en obligation
de la fréquenter.
Comment elle fixe l'enfance à l'intérieur de ses
murs et transforme des groupes d'enfants en séries de citoyens.
Il n'était pas donné d'emblée qu'il en soit
ainsi.
Dans la première moitié du 19° siècle,
l'école devient progressivement la vraie place des enfants,
le lieu où on leur apprend à se tenir à leur
place.
Bien que d'origine religieuse, la méthodologie disciplinaire
élaborée par les Frères des Ecoles Chrétiennes
semble plus adéquate à cette tâche que celle
de l'Ecole Mutuelle où les enfants, s'apprenant mutuellement
les diverses matières, participent de l'autorité du
maître, et sont de plus animés de mouvement qui, bien
que très militarisés, rompent avec l'immobilisme passif
de l'Ecole des Frères.
La laïcité consistera seulement dans un changement
d'idéologie : l 'histoire et la morale à la place
du catéchisme - et de supérieur : le Ministre à
la place du Frère Directeur.
Machine réglée pour la conservation sociale, l'école
se détourne de sa fonction d'apprentissage. Ou plutôt
pour en perpétuer le mythe, elle organise l'échec
de la majorité. Elle sanctionne le Succès dans l'institution.
Il fallait la puissance de l'Etat pour imposer une telle normalisation,
et l'Etat a dû constituer de toutes pièces la machinerie
administrative nécessaire. Elle va bien au-delà de
la subvention et du budget. Elle passe par la construction, la formation,
la reglementation, l'Inspection.
Rien n'est laissé au hasard, les plus infimes détails
sont réglés centralement.
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