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Ivan Illich ou la bonne nouvelle

Origine : http://assoreveil.org/illich.html

Un des plus grands critiques de la société industrielle, Ivan Illich, est mort le 2 décembre 2002.

Jean-Pierre Dupuy [1], qui contribua beaucoup à faire connaître ses idées dans les années 70,

En résume ici l'esprit de c e texte.

Vorace consommateur d'énergie et de ressources non renouvelables, notre mode de vie est à terme irrémédiablement condamné. On imagine mal qu'il puisse durer encore plus d'un demi siècle. Un épuisement prochain des ressources fossiles à bas coût, associé aux effets du réchauffement climatique rend désormais impensable son extension dans le temps et dans l'espace.

Nous sommes au pied du mur. Nous devons dire ce qui compte le plus pour nous : notre exigence éthique d'égalité, qui débouche sur des principes d'universalisa­tion, ou bien notre mode de déve­loppement. Ou bien la partie privilégiée de la planète s'isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu'elle se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés pour compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien s'invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l'échelle de l'humanité.

Mets peu appétissants

Il y a cependant une bonne nouvelle. C'est la mort sereine d'Ivan Illich, il y a quelques semaines, qui nous rappelle que nous l'avons déjà reçue, mais que nous ne l'avons pas entendue. C'était dans les années soixante dix, l'époque où ce critique radical de la société industrielle eut le plus d'influence. La bonne nouvelle, c'est que ce n'est pas d'abord pour éviter les effets secondaires négatifs d'une chose qui serait bonne en soi qu'il nous faut renoncer à notre mode de vie - comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d'un mets exquis et les risques afférents. Non, c'est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux.

Comment peut-on dire que le mets est mauvais, puisque tous les peuples de la terre veulent y goûter ? Il faut, pour le montrer, tout un travail pédagogique que je ne peux qu'esquisser ici.

Contre productivité

L’arme principale de la critique illichienne est le concept de « contre productivité ». Passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu'elles sont censées servir : la médecine corrompt la santé, l'école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d'information détruisent le sens, le recours à l'énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future et, last but not least, l'alimentation industrielle se transforme en poison. Nous y sommes.

Derrière ce qui peut apparaître comme des provocations, se cache en fait une analyse minutieuse et rigoureuse des mécanismes de la contre productivité. Toute valeur d'usage peut être produite de deux façons, en mettant en oeuvre deux modes de production : un mode autonome et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en s'éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l'éducation de la part d'un professeur payé pour cela. On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d'un thérapeute professionnel. On peut avoir un rapport à l'espace que l'on habite, fondé sur des déplacements à faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental à l'espace, le but étant de le franchir, de l'annuler, le plus rapidement possible, transporté par des engins à moteur. On peut rendre service à quelqu'un qui vous demande de l'aide; on peut lui répondre : il y a des services pour cela.

Contrairement à ce que produit le mode hétéronome de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général être mesuré, évalué, comparé, additionné à d'autres valeurs. Les valeurs d'usage produites par le mode autonome échappent à l'emprise de l'économiste ou du comptable national. Il ne s'agit certes pas de dire que le mode hétéronome est un mal en soi, loin de là. Mais la grande question qu'Illich eut le mérite de poser est celle de l'articulation entre les deux modes. Il ne s'agit pas de nier que la production hétéronome peut vivifier intensément les capacités autonomes de production de valeurs d'usage. Simplement l'hétéronomie n'est ici qu'un détour de production au service d'une fin qu'il ne faut pas perdre de vue : l'autonomie. Or l'hypothèse d'Illich est que la « synergie positive » entre les deux modes n'est possible que dans certaines conditions très précises. Passés certains seuils critiques de développement, la production hétéronome engendre une complète réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique, telle que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en place le cercle vicieux divergent de la contre productivité. L’appauvrissernent des liens qui unissent l'homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes, qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. Cette analyse démontre lumineusement pourquoi nous sommes tant attachés à cela même qui nous détruit.

Ivan Illich est mort - et la résonance tolstoïenne de cette phrase n'échappera à personne - mais ses idées sont promises à un bel avenir.

Cet article a été publié dans le n°9 de février 2003, de la revue l’Écologiste, édition française de The Ecologist.

4 numéros par an – 6 E le numéro. L’Ecologiste, 25 rue de Fécamp 75012 PARIS – site Internet : http://www.ecologiste.org Il est reproduit ici avec l’autorisation de la revue.

Notes

[1] Jean-Pierre DUPUY, ami d’Illich, est professeur à l’École Polytechnique et à Standfort. Il a écrit notamment « Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain » (Seuil 2002) et « Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre » (Bayard, 2002)


Ivan Illich ou la bonne nouvelle
par Jean-Pierre Dupuy
article paru dans le journal Le Monde du 27 décembre 2002

Origine http://fubicy.org/valence/illich.htm

Vorace consommateur d'énergie et de ressources rares non renouvelables, notre mode de vie est à terme irrémédiablement condamné. On imagine mal qu'il puisse durer encore plus d'un demi-siècle. Beaucoup d'entre nous ne serons plus de ce monde, mais nos enfants, si. Si nous nous soucions d'eux, il serait plus que temps que nous prenions conscience de ce qui les attend. Deux raisons principales justifient ce pronostic.

L'exploitation à bas coût des ressources fossiles touche à sa fin. Chaque année qui passe nous rapproche du terme, d'autant plus que les besoins énergétiques à l'échelle de la planète croissent très vite. Or les régions du monde où les ressources sont concentrées sont parmi les plus chaudes de la planète, du point de vue géopolitique.

La seconde raison est certainement la plus grave. Pas une semaine ne passe sans qu'un nouveau symptôme du réchauffement climatique ne confirme cela sur quoi maintenant tous les experts s'accordent : ce réchauffement existe bel et bien, il est essentiellement dû à l'activité des hommes et ses effets seront beaucoup plus sérieux que ce que l'on imaginait il y a peu encore.

Tandis que les glaciers andins disparaissent à une vitesse record, la désertification du pourtour de la Méditerranée s'étend, et l'eau devient un bien de plus en plus rare.

Les experts savent que les objectifs du protocole de Kyoto, foulés aux pieds par la puissance américaine, sont dérisoires par rapport à ce qu'il faudrait viser pour mettre un terme à l'augmentation de la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère : diviser par deux les émissions à l'échelle de la planète. La condition sine qua non pour y arriver est d'empêcher les pays en voie de développement de suivre le modèle de croissance qui est le nôtre. Si nous, les pays industrialisés, n'y renonçons pas nous-mêmes, notre message n'a pas la moindre chance d'être entendu.

L'optimisme scientiste nous invite à prendre patience. Bientôt, nous souffle-t-il, les ingénieurs sauront trouver le moyen de passer les obstacles qui nous barrent la route. Rien n'est moins sûr. Les spécialistes du nucléaire pensent qu'ils ont des réponses à la question lancinante des déchets, mais ils savent aussi que le public sera de plus en plus réticent à les accepter. Ils ne peuvent garantir ni la sûreté des centrales ni celle de la chaîne de transport face aux menaces terroristes. A l'échelle planétaire, l'énergie nucléaire ne trouvera de toute façon pas assez de combustible pour se déployer plus que marginalement, sauf à recourir aux surgénérateurs ou à une aléatoire extraction de l'uranium marin.

Quant aux énergies renouvelables, biomasse, éoliennes et autres, c'est pour des raisons techniques, de dispersion entre autres, qu'elles seront cruellement insuffisantes. Le recours massif au charbon fossile, dont les ressources planétaires sont considérables, sera une tentation à laquelle il faudra énergiquement résister, sous peine d'aggraver encore plus le réchauffement climatique. On frémit d'effroi lorsqu'on apprend qu'aucun scénario dressé par les organismes spécialisés ne comporte de solution réaliste pour passer le cap des années 2040-2050.

Nous sommes au pied du mur. Nous devons dire ce qui compte le plus pour nous : notre exigence éthique d'égalité, qui débouche sur des principes d'universalisation, ou bien notre mode de développement. Ou bien la partie privilégiée de la planète s'isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu'elle se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés-pour-compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien s'invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l'échelle de l'humanité.

Il y a cependant une bonne nouvelle. La mort sereine d'Ivan Illich, il y a quelques jours, nous rappelle que nous l'avons déjà reçue, mais que nous ne l'avons pas entendue. C'était dans les années 1970, l'époque où ce critique radical de la société industrielle eut le plus d'influence. La bonne nouvelle est que ce n'est pas d'abord pour éviter les effets secondaires négatifs d'une chose qui serait bonne en soi qu'il nous faut renoncer à notre mode de vie – comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d'un mets exquis et les risques afférents. Non, c'est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux.

Comment peut-on dire que le mets est mauvais, puisque tous les peuples de la Terre veulent y goûter ? Il faut, pour le montrer, tout un travail pédagogique que je ne peux qu'esquisser ici.

L'arme principale de la critique illichienne est le concept de "contre-productivité". Passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu'elles sont censées servir : la médecine corrompt la santé, l'école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d'information détruisent le sens, le recours à l'énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future et, last but not least, l'alimentation industrielle se transforme en poison. Nous y sommes.

Derrière ce qui peut apparaître comme des provocations, se cache en fait une analyse minutieuse et rigoureuse des mécanismes de la contre-productivité. Toute valeur d'usage peut être produite de deux façons, en mettant en œuvre deux modes de production : un mode autonome et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en s'éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l'éducation de la part d'un professeur payé pour cela. On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d'un thérapeute professionnel. On peut avoir un rapport à l'espace que l'on habite, fondé sur des déplacements à faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental à l'espace, le but étant de le franchir, de l'annuler, le plus rapidement possible, transporté par des engins à moteur. On peut rendre service à quelqu'un qui vous demande de l'aide ; on peut lui répondre : il y a des services pour cela.

Contrairement à ce que produit le mode hétéronome de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général être mesuré, évalué, comparé, additionné à d'autres valeurs. Il ne s'agit certes pas de dire que le mode hétéronome est un mal en soi, loin de là. Mais la grande question qu'Illich eut le mérite de poser est celle de l'articulation entre les deux modes. La production hétéronome peut certes vivifier intensément les capacités autonomes de production de valeurs d'usage. Simplement, l'hétéronomie n'est ici qu'un détour de production au service d'une fin qu'il ne faut pas perdre de vue : l'autonomie.

L'hypothèse d'Illich est que la "synergie positive" entre les deux modes n'est possible que dans certaines conditions très précises. Passés certains seuils critiques de développement, la production hétéronome engendre une telle réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en place le cercle vicieux divergent de la contre-productivité. L'appauvrissement des liens qui unissent l'homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. Cette analyse démontre lumineusement pourquoi nous sommes tant attachés à cela même qui nous détruit.

Ivan Illich est mort, mais ses idées sont promises à un bel avenir.

Jean-Pierre Dupuy enseigne à l'Ecole polytechnique (Centre de recherche en épistémologie appliquée) et à l'université Stanford (Californie).