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Ghislaine GARMILIS. Séminaire « Philosophie et management » ... La convivialité » dans le contexte de l’œuvre d’Ivan Illich.

Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/laconvivialiteIllich.doc


Ghislaine GARMILIS
La convivialité, Ivan Illich Séminaire « Philosophie et management »
Professeur Yvon Pesqueux DEA 124 – Année 2002-2003

Plan de la fiche de lecture
1. Biographie de l’auteur
a. Vie et œuvre
b. Principales œuvres d’Ivan Illich
c. « La convivialité » dans le contexte de l’œuvre d’Ivan Illich

2. Postulats et concepts-clés
a. Postulats
b. Concepts-clés développés dans l’œuvre

3. Résumé de l’ouvrage

4. Commentaires et critiques
a. Mode de démonstration
b. Actualité de la question



1. BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

a. Vie et Œuvre

Ivan Illich est né à Vienne en 1926. Il fut d’abord étudiant au Piaristengymnasium de Vienne de 1936 à 1941 avant d’être expulsé par les occupants Nazis à cause des origines juives de sa mère1. Il poursuivit ensuite ses études secondaires à l’Université de Florence en Italie, puis, dans le but de devenir prêtre, il étudia la théologie et la philosophie à l’Université grégorienne de Rome avant d’obtenir un doctorat en histoire à l’Université de Salzburg en 19512.
De 1951 à 1956, Ivan Illich fut nommé prêtre à Washington Heights dans l’état de New York. Sa congrégation était principalement composée d’irlandais et de portoricains. C’est à ce moment qu’Ivan Illich développa son intérêt pour la culture sud-américaine : il apprit l’espagnol et se fit voix contre la « culture dominante de l’ignorance »3 .
A à peine trente ans, Ivan Illich devient le vice-recteur de l’Université catholique de Ponce à Porto Rico. Quatre ans plus tard seulement, il fut contraint de quitter son poste en partie du fait de ses idées contestataires sur l’éducation et l’avortement qui lui attirèrent les foudres de l’évêque de Ponce4.
Après avoir traversé en bus et à pied toute l’Amérique latine, il s’installe à Cuernavaca au Mexique et fonde le CIDOC (Centre international de documentation culturelle). Le centre accueille principalement des missionnaires américains venus se familiariser avec la langue et la culture des membres portoricains de leur congrégation installés aux Etats-Unis. Le CIDOC est toutefois plus connu pour être un lieu de réflexion pour les intellectuels du monde entier qui remettent en cause la société capitaliste5.
Au CIDOC, la remise en cause de la société passe par celle de ses institutions, notamment l’école, la médecine, les transports, et enfin l’Eglise catholique, cette dernière se perpétuerait par l’éducation et le travail de ses membres. Les opinions libérales d’Ivan Illich le conduisirent à se détacher de l’Eglise catholique d’abord en coupant les liens entre le CIDOC et l’église en 1968, puis en quittant sa fonction de prêtre en 1969 1.

La renommée d’Ivan Illich fut à son apogée après la publication dans les années 1970 de Une société sans école et de La convivialité. Cependant, dans les années 1980, l’intérêt pour une réforme de l’éducation et des institutions en général déclina ainsi que celui inspiré par les travaux du CIDOC. Ce déclin d’intérêt peut notamment être imputé au développement de la centralisation et de la bureaucratisation des institutions nord-américaines 2.

Ivan Illich poursuivit néanmoins ses travaux sur ces mêmes thèmes et explora aussi des sujets nouveaux comme la complémentarité des sexes dans la société (Gender, 1982) et l’alphabétisation (ABC : The Alphabetization of the Popular Mind, 1988) 3.

Après les années 1980, Ivan Illich passa son temps entre le Mexique, les Etats-Unis, et l’Allemagne. A cette période, il enseigna la Philosophie et les sciences à l’Université Penn State aux Etats-Unis et à l’Université de Brême en Allemagne. Au début des années 1990, il apprit être atteint d’un cancer et, en accord avec ses idées, décida de se soigner par ses propres moyens, contre l’avis de ses médecins qui lui suggérait un traitement sédatif qui aurait rendu son travail impossible. Il fut donc capable de finir son dernier ouvrage A history of pain avant de mourir le 2 décembre 2002 à Brême, à l’age de soixante-seize ans 4.

b. Principales œuvres d’Ivan Illich

Illich I., 1970, Celebration of awareness. Doubleday.
Illich I., 1971, Deschooling Society. Harper & Row.
Illich I., 1971, Tradition and Revolution. Macmillan of Canada.
Illich I., 1974, Energy and equity. Harper & Row.
Illich I., 1975, Tools for conviviality. Fontana & Collins.
Illich I., 1976, After Deschooling, what? Writers and Readers Publ. Corp.
Illich I., 1976, Imprisoned in the global classroom. Writers and Readers Publ. Corp.
Illich I., 1977, Limits to medicine: Medical nemesis: the Exploration of health. Penguin.
Illich I., 1978, Toward a history of needs. Pantheon.
Illich I. and Pattanayak D., 1981, Multilingualism and mother-tongue education. Oxford UP
Illich I., 1981, Shadow Work. M. Boyars.
Illich I., 1982, Gender. Pantheon.
Illich I., 1988, ABC: The alphabetization of the popular mind. North Point Press.
Illich I., 1993, In the vineyard of the text. University of Chicago Press.

c. « La convivialité » dans le contexte de l’œuvre d’Ivan Illich

Les idées d’Ivan Illich ont certainement été influencées par le contexte historique des années 1960 qui se sont caractérisées par une critique radicale de la société capitaliste et de ses institutions.

Ivan Illich a, en premier lieu, remis en cause l’Eglise catholique. Celle-ci veille à sa perpétuelle continuité par l’éducation et le travail de ses membres. D’un état premier de moyen, elle devient une fin en soi, en tant qu’institution. C’est ce même mode de démonstration qu’Ivan Illich va employer pour démontrer les effets pervers de l’école dans Une société sans école (1971). Celle-ci n’accomplit plus son devoir d’enseignement, elle vend un produit : l’éducation.

Le thème de l’éducation est repris dans La convivialité.

Cet ouvrage s’attaque à la société industrielle en général et aborde notamment les institutions de la santé, des transports, du logement et bien sûr de l’école. Dans son avant propos à La convivialité, Ivan Illich précise que « l’idée d’une analyse multidimensionnelle de la surcroissance industrielle a été formulée pour la première fois en 1971 dans un texte élaboré […] comme texte préparatoire à une réunion latino-amméricaine tenue au CIDOC en janvier 1972 »1 (p.7). Il n’est en effet pas rare que les livres et articles d’Ivan Illich soient tirés de conférences, d’entretiens ou de séminaires animés par l’auteur. Ceci est un moyen pour confronter ses idées et les soumettre à ses contradicteurs, en vue, on peut le supposer, d’en affiner l’argumentation.

Les idées émises dans La convivialité ont participé à la reconnaissance d’Ivan Illich au niveau international et furent discutées dans tous les milieux. L’auteur lui-même approfondira l’idée d’une reconstruction de la société dans différents ouvrages comme Towards a History of Needs (1978) and Shadow Works (1981) qui s’intéressent tout particulièrement au problème du partage des ressources et des biens entre les pays « développés » et les pays « sous-développés »1.

2. POSTULATS ET CONCEPTS CLES

a. Postulats

La société industrielle crée les besoins des consommateurs :

Les industries et les institutions créent tous les jours des nouveaux produits ou biens pour les mettre sur le marché. Ceux-ci peuvent être matériels comme une voiture ou immatériels comme l’éducation. Par exemple, il y a quelques années, les téléphones portables n’étaient pas très courants. Mais grâce à la publicité et au travail de développement entrepris par les entreprises de communication, les téléphones portables se trouvent aujourd’hui entre presque toutes les mains et l’on se demande comment il était possible de vivre une vie sociale et professionnelle sans eux. De même, les compacts disks ont détrôné les cassettes audio. Le passage à la nouvelle technologie a été imposé par les fabricants de chaînes Hifi, qui n’y incorporent pratiquement plus de lecteurs de cassette. Les producteurs de musique ont aussi participé au développement des CDs en n’utilisant que ce support pour diffuser les nouveautés musicales. On imagine tout à fait que le même phénomène est en train de se produire aujourd’hui pour les cassettes vidéo et les Digital Video Disks. Les produits immatériels subissent la même évolution que les produits matériels. Au niveau de l’éducation par exemple, le niveau d’étude attendu par les entreprises augmente régulièrement du fait de la pression de l’institution de l’éducation qui prescrit qu’un haut niveau d’étude est synonyme de compétence et d’intelligence.

Le mode de vie urbain participe à la dépendance envers l’institution de la santé :

Il est un fait que la vie en ville enferme l’homme dans un milieu artificiel où il n’est ni en contact avec la nature, ni avec la mort qui y est inhérente. Cela a un double effet sur l’homme. D’un côté, la vie dans un contexte pollué et hermétique, le rend sujet à tout type de maladies et d’allergies. D’autre part, la méconnaissance de la mort dans le milieu naturel engendre une peur panique de cette dernière chez l’homme. Ces deux phénomènes amènent l’homme a être dépendant de la médecine qui seule semble répondre aux peurs et angoisses de ses patients.

La société de consommation ne répond pas aux attentes profondes des individus :

Tout comme la société ne prépare pas à l’approche de la mort, elle ne répond pas non plus aux attentes spirituelles ou au désir de l’homme de trouver un sens à sa vie. La vie dans ce type de société se conjugue en terme d’avoir et non en terme d’être et de devenir. Les institutions stimulent le désir de possession et le fait passer pour de l’ambition. La possession matérielle et la réussite sociale deviennent synonymes. La poursuite du bonheur se fait donc à travers l’ascension sociale et par la possession d’une belle maison, du dernier modèle de voiture ou de téléphone portable.

L’homme est esclave de l’outil :

Tous les types d’institutions dictent les règles que doivent suivre les individus. L’école décide qui est capable et qui ne l’est pas de poursuivre ses études. Certains individus sont exclus du système éducatif sans que ne soit prise en compte la situation personnelle de chacun. La sélection est effectuée selon des critères sociaux et financiers et le niveau d’adaptation au système scolaire. De même, les individus sont aussi obligés de vivre au rythme de la bureaucratie administrative; l’attente d’un passeport ou d’un visa par exemple peut déterminer la vie de certains et briser des familles. Enfin, les grandes sociétés dominent leurs employés par l’argent et l’espoir de réussite sociale. Ainsi, les hommes mettent de côté leur vie personnelle et sentimentale pour répondre à l’obligation de présence sur le lieu de travail imposée par leurs supérieurs hiérarchiques, obligation exprimée explicitement ou de façon plus perverse et implicite.

b. Concepts clés développés dans l’œuvre

Dans son ouvrage La convivialité, Ivan Illich définit plusieurs concepts qui sont pour la plupart passés dans le vocabulaire courant. Les concepts développés sont à la base de son argumentation et leurs définitions même fondent le radicalisme de l’auteur.

Société industrielle :

Dans La convivialité, Ivan Illich remet en cause la société industrielle et son impact sur l’humain. Cependant, l’auteur ne donne pas de définition précise de ce terme. On peut néanmoins en trouver une définition dans le dictionnaire des notions philosophiques qui décrit la société industrielle comme un « type de société qui, à partir du milieu du XVIII° siècle et au cours du XIX° siècle, s’est constitué en Europe à la faveur de la « révolution industrielle ». Supplantant d’abord en Angleterre, puis en France et dans tout l’Occident, la société traditionnelle (rurale, paysanne et artisanale), la société industrielle se caractérise par le machinisme (emploi systématique des machines dans la production économique, en remplacement de la force musculaire), la tendance à la production croissante (« reproduction élargie » du capital, K. Marx), l’urbanisation (explosion démographique et dépendance de la campagne par rapport à la ville), l’internationalisation du marché, etc »1.

Société conviviale :

Une société conviviale est « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » (p.13).
Ivan Illich précise qu’il emprunte le terme de convivialité à Brillat-Savarin qui l’utilisa dans sa Physiologie du goût : Méditations sur la gastronomie transcendantale. Dans l’acceptation que l’auteur donne au terme, « c’est l’outil qui est convivial et non l’homme » (p.13).

Outil :

Ivan Illich utilise une définition très large de la notion d’outil. Il emploie donc le terme d’outil au sens « d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est à dire mis au service d’une intentionnalité » (p.43).

Outil convivial :

« L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour s’en servir; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité » (p.45).

Austérité :

« L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial […est] austère. […] L’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié » (p.13-14).

Monopole radical :

Un monopole radical est « la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque. Dans un tel cas, un procès de production industriel exerce un contrôle exclusif sur la satisfaction d’un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles » (p.80).

3. RESUME DE L’OUVRAGE

Chapitre I : Deux seuils de mutation

Avec le développement de la médecine moderne, la santé est devenue une marchandise comme une autre dans une économie de croissance. De moyen, elle est devenue fin. Aujourd’hui, on s’intéresse davantage au nombre de patients qu’à leur bien-être. Par ailleurs, si la médecine se targue d’avoir amélioré la santé générale, il ne faut pas oublier la participation de l’évolution de l’habitat ainsi que celle de l’alimentation et de l’hygiène.

L’évolution de la médecine n’est pas toujours synonyme de mieux-être pour la population. D’une part, une meilleure santé permet à l’industrie de faire travailler ses employés « dans des conditions plus déshumanisantes » (p.16). D’autre part, l’utilisation sans frein de la médecine suscite une dépendance de la part des patients qui souffrent chaque jour davantage des nouvelles maladies que la résistance aux traitements engendre inévitablement. Enfin, la médecine bénéficie du mode de vie urbain, mode de vie fondamentalement nuisible à la santé.
Le recours à une profession spécialisée pour le soin des malades a un double effet négatif. La population devient soumise et dépendante à un corps de spécialistes dont les services deviennent de plus en plus chers. Bien sûr, cela élargit l’écart entre les populations riches et celles plus défavorisées, mais aussi celui entre les pays « développés » et les pays « sous-développés ». Dans les pays « développés », la population vieillit et les gens passent leur vie à économiser pour pouvoir bénéficier de soins médicaux coûteux. Dans les pays « sous-développés », la population augmente jusqu’à dépasser la capacité d’accueil de l’environnement naturel.

La crise de la médecine est symptomatique de la crise que subissent toutes les institutions industrielles. En effet, pour toutes ces institutions, on peut parler de deux seuils de mutation. « Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini » (p.23) et l’on est capable de mesurer les progrès obtenus. Dans un second temps, le progrès devient un moyen pour un corps de spécialistes de devenir le seul détenteur du savoir et des valeurs. A travers ces deux seuils de mutation, on assiste à une « escalade du pouvoir de s’autodétruire » (p.24).

Chapitre II : La reconstruction conviviale

L’outil et la crise

C’est la perversion de l’outil qui est à l’origine de la crise actuelle. On a voulu se servir de l’outil pour remplacer l’esclave, mais c’est l’esclavage de l’homme par l’outil qui s’est réellement produit. On est passé d’une relation de l’homme à l’outil à une relation de l’outil à l’homme. Dans cette situation, l’homme doit adapter son rythme de vie à l’outil.
Pour contrer l’avènement de la crise de la société industrielle, il faut revoir les fondements de la relation de l’homme à l’outil en profondeur. Il est nécessaire de concevoir une société constituée d’outils justes. « L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnelle » (p.27). Une société dotée d’outils justes et efficaces est conviviale car elle permet la réalisation de la liberté individuelle par la créativité, le don spontané et le retour à des valeurs éthiques.

L’alternative

Pour passer de la productivité industrielle à la convivialité, la première étape est d’éliminer l’industrie et la bureaucratie. La seconde étape est d’instaurer la convivialité « au cœur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l’exercice optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : l’énergie personnelle que contrôle la personne » (p.29). Il est aussi important de noter que la mise en place de la convivialité est du ressort des individus et non d’experts ou de spécialistes.

Les valeurs de base

Accepter la croissance industrielle, c’est accepter l’inégalité de distribution de l’énergie et du pouvoir. Si l’homme lève la voix contre cette inégalité et abolit les outils et les lois qui entravent à sa liberté, il pourra forger son devenir à sa façon. Pour ce faire, il devra défendre des valeurs essentielles et complémentaires comme la survie, l’équité et l’autonomie créatrice.

Le prix de cette inversion

Le passage à la convivialité ne se fera pas sans un choix difficile, bien qu’inévitable. Pour faire ce choix, l’homme doit être conscient des souffrances engendrées par la croissance industrielle. De là, il lui sera possible de renoncer au pouvoir et de se consacrer au service des autres. De même, il envisagera de se défaire de sa dépendance à l’outil et apprendra à dépendre de l’autre. Ainsi, il atteindra « la joie de la sobriété et l’austérité libératrice » (p.33).

Les limites de ma démonstration

1. Il n’est pas question ici de proposer « une utopie normative, mais les conditions formelles d’une procédure qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement son utopie réalisable » (p.33).

2. Le but de cet ouvrage n’est pas non plus de définir « un traité d’organisation des institutions ni un manuel technique de fabrication d’outil juste ni un mode d’emploi de l’institution conviviale » (p.33), mais de déterminer des indicateurs mesurant la négativité des outils employés par l’homme.

3. L’objet de cette argumentation est « la structure de l’outil, non la structure de caractère de l’individu et de la communauté » (p.35).

4. L’ouvrage ne s’occupe pas non plus « de stratégie ou de tactique politique » (p.36). En effet, les dirigeants politiques actuels seront naturellement éliminés avec la destruction des outils (institutions politiques) qui les rendent nécessaires.

5. « Ce manifeste ne peut être ni un traité ni même un abrégé d’éthique » (p.37). L’objet est seulement de définir les valeurs fondamentales à l’élaboration d’une théorie de justice.

6. Le propos ici est de définir « une théorie sur l’efficacité et la distribution des moyens de productions, pas une théorie qui porte directement sur la réorganisation financière » (p.38).

L’industrialisation du manque

En devenant fins plutôt que moyens, les institutions enchaînent la conscience de l’homme en lui dictant ses demandes et les façons d’obtenir satisfaction. En définissant des échelles de valeurs et de réussite (sociale, scolaire…), la société industrielle interdit à l’homme de faire ses propres choix et d’agir en accord avec ses valeurs. De plus, la définition d’un code de valeur qui ne prend pas en compte la créativité individuelle de chacun engendre une inégalité au niveau de l’éducation, de la santé, de l’accès aux transports et au logement. Se libérer de ce conditionnement à une conformité définie par les institutions nécessite la volonté de reconnaître sa capacité à se satisfaire soi-même.

L’autre possibilité : une structure conviviale

L’alternative à l’aliénation de l’homme par la société industrielle est une société conviviale donnant à l’homme la possibilité d’exprimer sa créativité dans l’action grâce à des outils correspondants à ses valeurs propres. L’homme a le choix d’arrêter de vivre dans le désir de possession. Il doit pour cela redéfinir ses outils au sens large. C’est à dire qu’il doit remettre en question les institutions et toutes les formes de relations sociales. Les outils développés varieront selon les cultures et les modes de vie que chacun choisira. Les outils conviviaux (ou maniables) mettent à profit l’énergie que l’homme puise en lui-même dans le but qu’il se fixe alors que les outils de types industriels (ou manipulables) exigent une énergie extérieure à l’homme et définissent le devenir de celui-ci.

L’équilibre institutionnel

En atteignant le second seuil de mutation définit précédemment, les institutions deviennent fins plutôt que moyens et pervertissent l’usage des outils maniables. Il est important de noter qu’il n’est pas nécessaire de détruire toutes les institutions actuelles. En effet, ce qui importe, c’est que la société conviviale atteigne un équilibre entre l’outillage et l’accomplissement personnel de la population. La convivialité ne définit pas des règles à suivre à la lettre mais bien des limites à ne pas dépasser pour sauvegarder la dignité humaine.

L’aveuglement présent et l’exemple du passé

Aujourd’hui, il est commun de croire que l’homme possède les outils alors que ces derniers ont réduit l’homme en esclavage : l’homme vit au rythme d’outils dont l’usage accroît de jour en jour sa dépendance et son impuissance face à l’industrialisation.

Une nouvelle compréhension du travail

Au XII° siècle, le mot travail désignait une épreuve douloureuse. A partir du XVI° siècle, il est possible d’utiliser ce mot pour parler d’ouvrage ou de labeur. « A l’œuvre de l’homme artiste et libre, au labeur de l’homme contraint par autrui ou par la nature, s’ajoute alors le travail au rythme de la machine » (p.57). C’est ainsi qu’au XIX° siècle, il est à peine possible de distinguer ces trois termes de travail, labeur et ouvrage. Cela est symptomatique de l’apogée de l’idéologie de la production industrielle.

La déprofessionnalisation

La société industrielle est synonyme du plein-pouvoir de corps de spécialistes qui dictent des codes de valeurs. Il en est ainsi pour la médecine, les transports et le logement. Le corps médical se veut aujourd’hui un monopole de la santé et il est impossible de se soigner seul et de mourir dignement, entouré de ses proches. La classification des transports par la vitesse accentue les différences sociales entre ceux qui ont les moyens de voyager rapidement et les autres. Enfin, les lois sur le logement qui imposent des minima de confort interdisent à l’homme de créer son propre cadre de vie et amènent les plus démunis à vivre dans des conditions déshumanisantes. Tant que des spécialistes et des experts en tout genre conditionneront notre manière d’envisager la vie, la mise en place d’une société conviviale ne sera pas possible.

Chapitre III : L’équilibre

Vivre au rythme des outils demande à l’homme de se pervertir davantage chaque jour. Il faut, en effet, noter que le développement industriel menace la population de cinq manières à la fois distinctes et interconnectées :

1. « La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué.

2. L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action.

3. La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.

4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est à dire à la politique.

5. Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel » (p.74).

La dégradation de l’environnement

Les causes de la dégradation de l’environnement sont multiples. D’une part, le surpeuplement rend les populations dépendantes de ressources limitées. D’autre part, la surabondance contraint chacun à dépenser plus énergie. Enfin, l’utilisation d’outils pervertis participe largement à la dégradation de l’écologie. Contre la crise de l’écologie, il faut s’attaquer à ces trois sources en limitant les naissances, la consommation et le gaspillage et en apprenant à travailler ensemble de manière conviviale. Les causes de la crise de l’écologie sont tout naturellement les conséquences de la société industrielle.

Le monopole radical

La production surefficiente a rendu l’homme sujet à un monopole radical. C’est à dire qu’il est devenu dépendant des produits industriels et qu’il a perdu conscience de sa capacité à se satisfaire simplement par des modes de production non industriels. Se défendre contre ce monopole radical implique qu’il faille dépasser ses intérêts particuliers et s’unir politiquement pour mettre un terme à la croissance industrielle.

La surprogrammation

Il existe deux types de savoirs. Le premier naît des rapports entres les hommes à travers l’utilisation d’outils conviviaux. Le second n’est qu’un « dressage intentionnel et programmé » (p.88) à l’emploi des outils créés par la société industrielle. « Le savoir global d’une société s’épanouit quand, à la fois, se développent le savoir acquis spontanément et le savoir reçu d’un maître; alors rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement » (p.89-90). Tant que le savoir sera mis sur le marché des biens échangeables, l’homme subira le monopole radical industriel et ne pourra s’accomplir dans une société conviviale.

La polarisation

Il est urgent de prendre conscience que le mode de production industriel concentre inévitablement le pouvoir entre les mains de quelques personnes qui vont décider du devenir de chacun. Par des moyens comme l’impôt, on essaye de redistribuer les richesses mais ce n’est que repousser la nécessité d’en venir à une société conviviale qui redéfinira la répartition du pouvoir entre tous les hommes, de tous les pays, riches ou pauvres.

L’usure [obsolescence]

L’industrialisation engendre des inégalités entre hommes d’un même pays et entre les pays. La mise sur le marché de nouveaux produits à chaque instant implique la mesure du niveau social des individus et des pays par le niveau d’usure des produits possédés. Plus on acquière des produits neufs et en vogue, plus on se place haut dans l’échelle sociale.

L’insatisfaction

Nous avons vu précédemment que l’outil surefficient menace l’équilibre de la vie, de l’énergie, du savoir, du pouvoir et enfin qu’il menace le droit à l’histoire. Nous avons aussi vu qu’il est possible de déterminer les limites à fixer aux outils pour qu’ils ne nuisent plus à ces équilibres fragiles. Il est toutefois un fait que la recherche scientifique actuelle se borne à créer des nouvelles techniques qui rendront l’homme encore plus dépendant des outils. De plus, la recherche s’évertue à manipuler l’espèce humaine pour lui permettre de continuer à consommer sans relâche. Il faut abandonner ce type de recherche et développer une recherche qui créera des outils conviviaux et qui définira les seuils et les limites de ces mêmes outils pour que leurs fins ne soient pas perverties.

Chapitre IV : Les trois obstacles à l’inversion politique

L’outil est convivial lorsque l’homme en a le contrôle et la responsabilité. Il y a cependant trois obstacles à la naissance de l’outil convivial : « l’idolâtrie de la science, la corruption du langage quotidien et la dévaluation des procédures formelles qui structurent la prise des décisions sociales » (p.124).

La démythologisation de la science

La science, qui est devenue une institution gérée par un corps d’experts, enlève à l’homme sa capacité à créer et à imaginer. Cette perversion de la science qui nie la nature de l’homme, est fondée sur la croyance que le savoir scientifique est supérieur à celui de l’individu. C’est ainsi que la science définit les valeurs et les normes que les hommes doivent respecter au lieu de les laisser revendiquer leur droits et leurs besoins.

La redécouverte du langage

Le langage d’aujourd’hui reflète « le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation » (p.130). L’homme ne pense plus qu’en terme de consommation. Pour accéder à la convivialité, il faut développer un nouveau degré de conscience et utiliser le langage pour revendiquer nos droits et notre créativité.

Le recouvrement du droit

La loi et le droit sont le reflet de l’idéologie de la société. Actuellement, l’institution légale est en accord avec les valeurs de la société industrielle. Il n’est pas nécessaire de détruire cette institution pour parvenir à la mise en place d’une société conviviale. Il faut simplement se réapproprier la structure légale pour qu’elle reflète pleinement les caractéristiques de la convivialité.

L’exemple du droit coutumier

Le fonctionnement du droit coutumier montre bien que l’évolution de ce dernier dépend des valeurs et des actions des juges. L’adhérence de ceux-ci à la convivialité est donc indispensable au passage de la société industrielle à la société conviviale car un changement de société n’est pas possible sans l’utilisation des procédures juridiques et politiques. Pour participer à la révolution, le législateur libéré doit remettre en cause la société de croissance et réévaluer « systématiquement des évidences et des certitudes trop bien établies » (p.140).

Chapitre V : L’inversion politique

La société peut choisir de rester dans sa position actuelle de négation de la liberté et de la créativité de ses membres; ou elle peut transformer le politique et le juridique pour instaurer une société conviviale qui respecte la nature des hommes.

Les mythes et les majorités

Si le choix du passage à une société conviviale est difficile pour tous, c’est parce que chaque individu, à son niveau, participe et profite de la société industrielle. Il ne faut cependant pas négliger le nombre de personnes déjà conscientes des méfaits de la société actuelle. Si elles se taisent à présent, c’est à cause de « la mythologie politique » (p.146). Celle-ci est fondée sur l’idéologie commune d’individus dont la représentation politique semble former une majorité. Or, ces individus sont de milieux et de professions différents ce qui annule la notion de majorité qui leur est appliquée.

De la catastrophe à la crise

La société industrielle approche du second seuil de mutation. Les pouvoirs en place tentent tant bien que mal de consolider les failles du système. Or, l’atteinte inévitable du second seuil de mutation de la société provoquera la perte de confiance du public dans toutes les institutions. L’avènement de la crise se produira certainement d’une manière fortuite. Ce pourrait être en tout premier lieu un effondrement de la bourse de Wall Street, ce qui aurait pour conséquence de déséquilibrer la société en profondeur.

A l’intérieur de la crise

Déjà aujourd’hui, il y a des forces en travail qui tentent d’amener la société à se transformer. Le moyen le plus approprié pour étendre la conviction que la convivialité est nécessaire est le langage et la capacité « de manier un outil social qui convienne à la détermination du bien public » (p.152). Cette utilisation consciente d’outils conviviaux permettra d’éviter que la révolution elle-même ne devienne une institution.

La mutation soudaine

Les individus doivent dorénavant choisir entre une croissance sans fin qui les aliène et une société conviviale qui ne tend qu’à leur accomplissement personnel. Cette acceptation de limites de la croissance ne peut se faire sans l’accord participatif des collectivités. Cela renforce l’idée selon laquelle une révolution sociale ne peut se faire hors des structures politiques et juridiques et sans l’utilisation d’outils conviviaux.

4. COMMENTAIRES ET CRITIQUES

a. Mode de démonstration

La démonstration qu’effectue Ivan Illich dans La convivialité peut être qualifiée d’instinctive et de suggestive. En effet, il élabore un raisonnement qui lui est propre, c’est à dire qu’il ne se fonde pas sur des analyses socio-culturelles ou des études empiriques admises et vérifiables. De plus, l’auteur ne se place pas dans un courant théorique avéré, ce qui appauvri le fondement théorique de sa démonstration. Par ailleurs, il admet comme évidents des postulats dont le caractère radical peut choquer et rendre ses remarques inacceptables. C’est ce qui peut en partie expliquer le refus de sa théorie sur les institutions par les membres de ces mêmes institutions. Le fait, par exemple, de condamner l’école si violemment et de remettre en cause sa fonction même, a certainement limité l’impact de ses dires sur des enseignants pourtant prêts à questionner le milieu éducatif.

Si le caractère radical des propos de l’auteur peut choquer de prime abord, c’est surtout le manque de solutions à sa critique de la société industrielle qui fait défaut. En effet, Ivan Illich suggère l’utopie d’une société fondée sur le respect de l’autre, la liberté et l’imagination créatrice de chacun, mais ne propose pas de moyens réalistes d’y parvenir. Dans un sens, cela rappelle l’utopie émise par Karl Marx, dont on a pu voir les dérives lors de son application sur des individus bien réels et non débarrassés de leur conditionnement pré-révolutionnaire. Si Ivan Illich donne une image assez claire de la négativité des outils industriels sur l’homme, la notion d’outils conviviaux reste néanmoins trop vague pour être développée correctement. De plus, chacun peut comprendre et envisager la convivialité de façon personnelle. Ivan Illich précise bien que le développement de la convivialité peut varier selon les différentes cultures, mais qu’en est-il du fait que des individus appartenant à une même culture, un même pays, peuvent donner un sens différent à leur vie ?

b. Actualité de la question

Ivan Illich est accusé d’être un penseur utopiste d’autant plus critiqué qu’il s’est retiré rapidement du débat sur l’éducation. Cependant, il faut reconnaître qu’il a largement participé à la naissance non seulement du débat sur l’éducation dans les années 1970 (1 ) mais sur celui plus général de la remise en cause de la société industrielle.

A la lecture de La convivialité trente ans après sa première publication, il est frappant de constater que le débat soulevé par Ivan Illich est toujours d’actualité. Il semble cependant que l’auteur se soit trompé quant à l’avènement de la révolution qui devait être imminent. D’un autre côté, la description faite de la société est plus qu’actuelle et le débat sur les institutions toujours en cours. Aujourd’hui, les questions sur l’impact des outils sur l’humain tournent autour de l’éthique. Par exemple, les découvertes de la biologie et particulièrement les techniques du clonage humain soulèvent des interrogations fondamentales sur le devenir de l’humanité. A un moindre niveau, on questionne l’impact des ordinateurs et d’internet sur la vie quotidienne et sur les relations sociales. Par ailleurs, la privatisation croissante des services d’ordre public, comme la santé ou les transports, implique un pouvoir grandissant des institutions sur les individus et des conditions d’accès à ces mêmes services.

A la lumière des récents scandales financiers (Enron, Worldcom…), il est intéressant de constater qu’Ivan Illich prévoyait que la crise de la société industrielle se déclencherait à Wall street, ce qui entraînerait une perte de confiance dans les institutions. C’est justement une crise de la confiance que les institutions actuelles essayent d’endiguer par des mesures et des règles supplémentaires. Or, malgré toutes les nouvelles réglementations, certains soulignent que c’est la motivation du profit à tout prix qu’il faut contrer. Par ailleurs, il faut aussi noter que de nombreux groupes s’opposent à la surcroissance industrielle. Des mouvements comme ATTAC ou L’Europe des consciences fondée par l’Abbé Pierre remettrent en cause la mondialisation de l’économie et le conflit Nord-Sud qu’elle implique. Il semble donc que l’éveil des consciences à la condition d’esclavage des individus par les outils soit en cours. Si l’heure de la remise en cause de la société actuelle est difficile à prévoir, tout semble aujourd’hui conforter l’idée qu’une transformation profonde des institutions est inévitable.