Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/laconvivialiteIllich.doc
Ghislaine GARMILIS
La convivialité, Ivan Illich Séminaire « Philosophie
et management »
Professeur Yvon Pesqueux DEA 124 – Année 2002-2003
Plan de la fiche de lecture
1. Biographie de l’auteur
a. Vie et œuvre
b. Principales œuvres d’Ivan Illich
c. « La convivialité » dans le contexte de l’œuvre
d’Ivan Illich
2. Postulats et concepts-clés
a. Postulats
b. Concepts-clés développés dans l’œuvre
3. Résumé de l’ouvrage
4. Commentaires et critiques
a. Mode de démonstration
b. Actualité de la question
1. BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR a. Vie
et Œuvre
Ivan Illich est né à Vienne en 1926. Il fut d’abord
étudiant au Piaristengymnasium de Vienne de 1936 à
1941 avant d’être expulsé par les occupants Nazis
à cause des origines juives de sa mère1. Il poursuivit
ensuite ses études secondaires à l’Université
de Florence en Italie, puis, dans le but de devenir prêtre,
il étudia la théologie et la philosophie à
l’Université grégorienne de Rome avant d’obtenir
un doctorat en histoire à l’Université de Salzburg
en 19512.
De 1951 à 1956, Ivan Illich fut nommé prêtre
à Washington Heights dans l’état de New York.
Sa congrégation était principalement composée
d’irlandais et de portoricains. C’est à ce moment
qu’Ivan Illich développa son intérêt pour
la culture sud-américaine : il apprit l’espagnol et
se fit voix contre la « culture dominante de l’ignorance
»3 .
A à peine trente ans, Ivan Illich devient le vice-recteur
de l’Université catholique de Ponce à Porto
Rico. Quatre ans plus tard seulement, il fut contraint de quitter
son poste en partie du fait de ses idées contestataires sur
l’éducation et l’avortement qui lui attirèrent
les foudres de l’évêque de Ponce4.
Après avoir traversé en bus et à pied toute
l’Amérique latine, il s’installe à Cuernavaca
au Mexique et fonde le CIDOC (Centre international de documentation
culturelle). Le centre accueille principalement des missionnaires
américains venus se familiariser avec la langue et la culture
des membres portoricains de leur congrégation installés
aux Etats-Unis. Le CIDOC est toutefois plus connu pour être
un lieu de réflexion pour les intellectuels du monde entier
qui remettent en cause la société capitaliste5.
Au CIDOC, la remise en cause de la société passe par
celle de ses institutions, notamment l’école, la médecine,
les transports, et enfin l’Eglise catholique, cette dernière
se perpétuerait par l’éducation et le travail
de ses membres. Les opinions libérales d’Ivan Illich
le conduisirent à se détacher de l’Eglise catholique
d’abord en coupant les liens entre le CIDOC et l’église
en 1968, puis en quittant sa fonction de prêtre en 1969 1.
La renommée d’Ivan Illich fut à son apogée
après la publication dans les années 1970 de Une société
sans école et de La convivialité. Cependant, dans
les années 1980, l’intérêt pour une réforme
de l’éducation et des institutions en général
déclina ainsi que celui inspiré par les travaux du
CIDOC. Ce déclin d’intérêt peut notamment
être imputé au développement de la centralisation
et de la bureaucratisation des institutions nord-américaines
2.
Ivan Illich poursuivit néanmoins ses travaux sur ces mêmes
thèmes et explora aussi des sujets nouveaux comme la complémentarité
des sexes dans la société (Gender, 1982) et l’alphabétisation
(ABC : The Alphabetization of the Popular Mind, 1988) 3.
Après les années 1980, Ivan Illich passa son temps
entre le Mexique, les Etats-Unis, et l’Allemagne. A cette
période, il enseigna la Philosophie et les sciences à
l’Université Penn State aux Etats-Unis et à
l’Université de Brême en Allemagne. Au début
des années 1990, il apprit être atteint d’un
cancer et, en accord avec ses idées, décida de se
soigner par ses propres moyens, contre l’avis de ses médecins
qui lui suggérait un traitement sédatif qui aurait
rendu son travail impossible. Il fut donc capable de finir son dernier
ouvrage A history of pain avant de mourir le 2 décembre 2002
à Brême, à l’age de soixante-seize ans
4.
b. Principales œuvres d’Ivan Illich
Illich I., 1970, Celebration of awareness. Doubleday.
Illich I., 1971, Deschooling Society. Harper & Row.
Illich I., 1971, Tradition and Revolution. Macmillan of Canada.
Illich I., 1974, Energy and equity. Harper & Row.
Illich I., 1975, Tools for conviviality. Fontana & Collins.
Illich I., 1976, After Deschooling, what? Writers and Readers Publ.
Corp.
Illich I., 1976, Imprisoned in the global classroom. Writers and
Readers Publ. Corp.
Illich I., 1977, Limits to medicine: Medical nemesis: the Exploration
of health. Penguin.
Illich I., 1978, Toward a history of needs. Pantheon.
Illich I. and Pattanayak D., 1981, Multilingualism and mother-tongue
education. Oxford UP
Illich I., 1981, Shadow Work. M. Boyars.
Illich I., 1982, Gender. Pantheon.
Illich I., 1988, ABC: The alphabetization of the popular mind. North
Point Press.
Illich I., 1993, In the vineyard of the text. University of Chicago
Press.
c. « La convivialité » dans le contexte
de l’œuvre d’Ivan Illich
Les idées d’Ivan Illich ont certainement été
influencées par le contexte historique des années
1960 qui se sont caractérisées par une critique radicale
de la société capitaliste et de ses institutions.
Ivan Illich a, en premier lieu, remis en cause l’Eglise
catholique. Celle-ci veille à sa perpétuelle continuité
par l’éducation et le travail de ses membres. D’un
état premier de moyen, elle devient une fin en soi, en tant
qu’institution. C’est ce même mode de démonstration
qu’Ivan Illich va employer pour démontrer les effets
pervers de l’école dans Une société sans
école (1971). Celle-ci n’accomplit plus son devoir
d’enseignement, elle vend un produit : l’éducation.
Le thème de l’éducation est repris dans
La convivialité.
Cet ouvrage s’attaque à la société industrielle
en général et aborde notamment les institutions de
la santé, des transports, du logement et bien sûr de
l’école. Dans son avant propos à La convivialité,
Ivan Illich précise que « l’idée d’une
analyse multidimensionnelle de la surcroissance industrielle a été
formulée pour la première fois en 1971 dans un texte
élaboré […] comme texte préparatoire
à une réunion latino-amméricaine tenue au CIDOC
en janvier 1972 »1 (p.7). Il n’est en effet pas rare
que les livres et articles d’Ivan Illich soient tirés
de conférences, d’entretiens ou de séminaires
animés par l’auteur. Ceci est un moyen pour confronter
ses idées et les soumettre à ses contradicteurs, en
vue, on peut le supposer, d’en affiner l’argumentation.
Les idées émises dans La convivialité ont participé
à la reconnaissance d’Ivan Illich au niveau international
et furent discutées dans tous les milieux. L’auteur
lui-même approfondira l’idée d’une reconstruction
de la société dans différents ouvrages comme
Towards a History of Needs (1978) and Shadow Works (1981) qui s’intéressent
tout particulièrement au problème du partage des ressources
et des biens entre les pays « développés »
et les pays « sous-développés »1.
2. POSTULATS ET CONCEPTS CLES
a. Postulats
La société industrielle crée les besoins
des consommateurs :
Les industries et les institutions créent tous les jours
des nouveaux produits ou biens pour les mettre sur le marché.
Ceux-ci peuvent être matériels comme une voiture ou
immatériels comme l’éducation. Par exemple,
il y a quelques années, les téléphones portables
n’étaient pas très courants. Mais grâce
à la publicité et au travail de développement
entrepris par les entreprises de communication, les téléphones
portables se trouvent aujourd’hui entre presque toutes les
mains et l’on se demande comment il était possible
de vivre une vie sociale et professionnelle sans eux. De même,
les compacts disks ont détrôné les cassettes
audio. Le passage à la nouvelle technologie a été
imposé par les fabricants de chaînes Hifi, qui n’y
incorporent pratiquement plus de lecteurs de cassette. Les producteurs
de musique ont aussi participé au développement des
CDs en n’utilisant que ce support pour diffuser les nouveautés
musicales. On imagine tout à fait que le même phénomène
est en train de se produire aujourd’hui pour les cassettes
vidéo et les Digital Video Disks. Les produits immatériels
subissent la même évolution que les produits matériels.
Au niveau de l’éducation par exemple, le niveau d’étude
attendu par les entreprises augmente régulièrement
du fait de la pression de l’institution de l’éducation
qui prescrit qu’un haut niveau d’étude est synonyme
de compétence et d’intelligence.
Le mode de vie urbain participe à la dépendance
envers l’institution de la santé :
Il est un fait que la vie en ville enferme l’homme dans un
milieu artificiel où il n’est ni en contact avec la
nature, ni avec la mort qui y est inhérente. Cela a un double
effet sur l’homme. D’un côté, la vie dans
un contexte pollué et hermétique, le rend sujet à
tout type de maladies et d’allergies. D’autre part,
la méconnaissance de la mort dans le milieu naturel engendre
une peur panique de cette dernière chez l’homme. Ces
deux phénomènes amènent l’homme a être
dépendant de la médecine qui seule semble répondre
aux peurs et angoisses de ses patients.
La société de consommation ne répond
pas aux attentes profondes des individus :
Tout comme la société ne prépare pas à
l’approche de la mort, elle ne répond pas non plus
aux attentes spirituelles ou au désir de l’homme de
trouver un sens à sa vie. La vie dans ce type de société
se conjugue en terme d’avoir et non en terme d’être
et de devenir. Les institutions stimulent le désir de possession
et le fait passer pour de l’ambition. La possession matérielle
et la réussite sociale deviennent synonymes. La poursuite
du bonheur se fait donc à travers l’ascension sociale
et par la possession d’une belle maison, du dernier modèle
de voiture ou de téléphone portable.
L’homme est esclave de l’outil :
Tous les types d’institutions dictent les règles que
doivent suivre les individus. L’école décide
qui est capable et qui ne l’est pas de poursuivre ses études.
Certains individus sont exclus du système éducatif
sans que ne soit prise en compte la situation personnelle de chacun.
La sélection est effectuée selon des critères
sociaux et financiers et le niveau d’adaptation au système
scolaire. De même, les individus sont aussi obligés
de vivre au rythme de la bureaucratie administrative; l’attente
d’un passeport ou d’un visa par exemple peut déterminer
la vie de certains et briser des familles. Enfin, les grandes sociétés
dominent leurs employés par l’argent et l’espoir
de réussite sociale. Ainsi, les hommes mettent de côté
leur vie personnelle et sentimentale pour répondre à
l’obligation de présence sur le lieu de travail imposée
par leurs supérieurs hiérarchiques, obligation exprimée
explicitement ou de façon plus perverse et implicite.
b. Concepts clés développés dans l’œuvre
Dans son ouvrage La convivialité, Ivan Illich définit
plusieurs concepts qui sont pour la plupart passés dans le
vocabulaire courant. Les concepts développés sont
à la base de son argumentation et leurs définitions
même fondent le radicalisme de l’auteur.
Société industrielle :
Dans La convivialité, Ivan Illich remet en cause la société
industrielle et son impact sur l’humain. Cependant, l’auteur
ne donne pas de définition précise de ce terme. On
peut néanmoins en trouver une définition dans le dictionnaire
des notions philosophiques qui décrit la société
industrielle comme un « type de société qui,
à partir du milieu du XVIII° siècle et au cours
du XIX° siècle, s’est constitué en Europe
à la faveur de la « révolution industrielle
». Supplantant d’abord en Angleterre, puis en France
et dans tout l’Occident, la société traditionnelle
(rurale, paysanne et artisanale), la société industrielle
se caractérise par le machinisme (emploi systématique
des machines dans la production économique, en remplacement
de la force musculaire), la tendance à la production croissante
(« reproduction élargie » du capital, K. Marx),
l’urbanisation (explosion démographique et dépendance
de la campagne par rapport à la ville), l’internationalisation
du marché, etc »1.
Société conviviale :
Une société conviviale est « une société
où l’outil moderne est au service de la personne intégrée
à la collectivité, et non au service d’un corps
de spécialistes. Conviviale est la société
où l’homme contrôle l’outil » (p.13).
Ivan Illich précise qu’il emprunte le terme de convivialité
à Brillat-Savarin qui l’utilisa dans sa Physiologie
du goût : Méditations sur la gastronomie transcendantale.
Dans l’acceptation que l’auteur donne au terme, «
c’est l’outil qui est convivial et non l’homme
» (p.13).
Outil :
Ivan Illich utilise une définition très large de la
notion d’outil. Il emploie donc le terme d’outil au
sens « d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit
né de l’activité fabricatrice, organisatrice
ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique,
il soit simplement approprié par la main pour réaliser
une tâche spécifique, c’est à dire mis
au service d’une intentionnalité » (p.43).
Outil convivial :
« L’outil est convivial dans la mesure où chacun
peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou
aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il
détermine lui-même. L’usage que chacun en fait
n’empiète pas sur la liberté d’autrui
d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme
pour s’en servir; on peut le prendre ou non. Entre l’homme
et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité
» (p.45).
Austérité :
« L’homme qui trouve sa joie et son équilibre
dans l’emploi de l’outil convivial […est] austère.
[…] L’austérité n’a pas vertu d’isolation
ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin,
elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu
ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité
comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement
ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité
fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse
et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia,
l’amitié » (p.13-14).
Monopole radical :
Un monopole radical est « la domination d’un type de
produit plutôt que celle d’une marque. Dans un tel cas,
un procès de production industriel exerce un contrôle
exclusif sur la satisfaction d’un besoin pressant, en excluant
tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles
» (p.80).
3. RESUME DE L’OUVRAGE
Chapitre I : Deux seuils de mutation
Avec le développement de la médecine moderne, la santé
est devenue une marchandise comme une autre dans une économie
de croissance. De moyen, elle est devenue fin. Aujourd’hui,
on s’intéresse davantage au nombre de patients qu’à
leur bien-être. Par ailleurs, si la médecine se targue
d’avoir amélioré la santé générale,
il ne faut pas oublier la participation de l’évolution
de l’habitat ainsi que celle de l’alimentation et de
l’hygiène.
L’évolution de la médecine n’est pas toujours
synonyme de mieux-être pour la population. D’une part,
une meilleure santé permet à l’industrie de
faire travailler ses employés « dans des conditions
plus déshumanisantes » (p.16). D’autre part,
l’utilisation sans frein de la médecine suscite une
dépendance de la part des patients qui souffrent chaque jour
davantage des nouvelles maladies que la résistance aux traitements
engendre inévitablement. Enfin, la médecine bénéficie
du mode de vie urbain, mode de vie fondamentalement nuisible à
la santé.
Le recours à une profession spécialisée pour
le soin des malades a un double effet négatif. La population
devient soumise et dépendante à un corps de spécialistes
dont les services deviennent de plus en plus chers. Bien sûr,
cela élargit l’écart entre les populations riches
et celles plus défavorisées, mais aussi celui entre
les pays « développés » et les pays «
sous-développés ». Dans les pays « développés
», la population vieillit et les gens passent leur vie à
économiser pour pouvoir bénéficier de soins
médicaux coûteux. Dans les pays « sous-développés
», la population augmente jusqu’à dépasser
la capacité d’accueil de l’environnement naturel.
La crise de la médecine est symptomatique de la crise que
subissent toutes les institutions industrielles. En effet, pour
toutes ces institutions, on peut parler de deux seuils de mutation.
« Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à
la solution d’un problème clairement défini
» (p.23) et l’on est capable de mesurer les progrès
obtenus. Dans un second temps, le progrès devient un moyen
pour un corps de spécialistes de devenir le seul détenteur
du savoir et des valeurs. A travers ces deux seuils de mutation,
on assiste à une « escalade du pouvoir de s’autodétruire
» (p.24).
Chapitre II : La reconstruction conviviale
L’outil et la crise
C’est la perversion de l’outil qui est à l’origine
de la crise actuelle. On a voulu se servir de l’outil pour
remplacer l’esclave, mais c’est l’esclavage de
l’homme par l’outil qui s’est réellement
produit. On est passé d’une relation de l’homme
à l’outil à une relation de l’outil à
l’homme. Dans cette situation, l’homme doit adapter
son rythme de vie à l’outil.
Pour contrer l’avènement de la crise de la société
industrielle, il faut revoir les fondements de la relation de l’homme
à l’outil en profondeur. Il est nécessaire de
concevoir une société constituée d’outils
justes. « L’outil juste répond à trois
exigences : il est générateur d’efficience sans
dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni
esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action
personnelle » (p.27). Une société dotée
d’outils justes et efficaces est conviviale car elle permet
la réalisation de la liberté individuelle par la créativité,
le don spontané et le retour à des valeurs éthiques.
L’alternative
Pour passer de la productivité industrielle à la convivialité,
la première étape est d’éliminer l’industrie
et la bureaucratie. La seconde étape est d’instaurer
la convivialité « au cœur de systèmes politiques
qui protègent, garantissent et renforcent l’exercice
optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : l’énergie
personnelle que contrôle la personne » (p.29). Il est
aussi important de noter que la mise en place de la convivialité
est du ressort des individus et non d’experts ou de spécialistes.
Les valeurs de base
Accepter la croissance industrielle, c’est accepter l’inégalité
de distribution de l’énergie et du pouvoir. Si l’homme
lève la voix contre cette inégalité et abolit
les outils et les lois qui entravent à sa liberté,
il pourra forger son devenir à sa façon. Pour ce faire,
il devra défendre des valeurs essentielles et complémentaires
comme la survie, l’équité et l’autonomie
créatrice.
Le prix de cette inversion
Le passage à la convivialité ne se fera pas sans un
choix difficile, bien qu’inévitable. Pour faire ce
choix, l’homme doit être conscient des souffrances engendrées
par la croissance industrielle. De là, il lui sera possible
de renoncer au pouvoir et de se consacrer au service des autres.
De même, il envisagera de se défaire de sa dépendance
à l’outil et apprendra à dépendre de
l’autre. Ainsi, il atteindra « la joie de la sobriété
et l’austérité libératrice » (p.33).
Les limites de ma démonstration
1. Il n’est pas question ici de proposer « une utopie
normative, mais les conditions formelles d’une procédure
qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement
son utopie réalisable » (p.33).
2. Le but de cet ouvrage n’est pas non plus de définir
« un traité d’organisation des institutions ni
un manuel technique de fabrication d’outil juste ni un mode
d’emploi de l’institution conviviale » (p.33),
mais de déterminer des indicateurs mesurant la négativité
des outils employés par l’homme.
3. L’objet de cette argumentation est « la structure
de l’outil, non la structure de caractère de l’individu
et de la communauté » (p.35).
4. L’ouvrage ne s’occupe pas non plus « de stratégie
ou de tactique politique » (p.36). En effet, les dirigeants
politiques actuels seront naturellement éliminés avec
la destruction des outils (institutions politiques) qui les rendent
nécessaires.
5. « Ce manifeste ne peut être ni un traité ni
même un abrégé d’éthique »
(p.37). L’objet est seulement de définir les valeurs
fondamentales à l’élaboration d’une théorie
de justice.
6. Le propos ici est de définir « une théorie
sur l’efficacité et la distribution des moyens de productions,
pas une théorie qui porte directement sur la réorganisation
financière » (p.38).
L’industrialisation du manque
En devenant fins plutôt que moyens, les institutions enchaînent
la conscience de l’homme en lui dictant ses demandes et les
façons d’obtenir satisfaction. En définissant
des échelles de valeurs et de réussite (sociale, scolaire…),
la société industrielle interdit à l’homme
de faire ses propres choix et d’agir en accord avec ses valeurs.
De plus, la définition d’un code de valeur qui ne prend
pas en compte la créativité individuelle de chacun
engendre une inégalité au niveau de l’éducation,
de la santé, de l’accès aux transports et au
logement. Se libérer de ce conditionnement à une conformité
définie par les institutions nécessite la volonté
de reconnaître sa capacité à se satisfaire soi-même.
L’autre possibilité : une structure conviviale
L’alternative à l’aliénation de l’homme
par la société industrielle est une société
conviviale donnant à l’homme la possibilité
d’exprimer sa créativité dans l’action
grâce à des outils correspondants à ses valeurs
propres. L’homme a le choix d’arrêter de vivre
dans le désir de possession. Il doit pour cela redéfinir
ses outils au sens large. C’est à dire qu’il
doit remettre en question les institutions et toutes les formes
de relations sociales. Les outils développés varieront
selon les cultures et les modes de vie que chacun choisira. Les
outils conviviaux (ou maniables) mettent à profit l’énergie
que l’homme puise en lui-même dans le but qu’il
se fixe alors que les outils de types industriels (ou manipulables)
exigent une énergie extérieure à l’homme
et définissent le devenir de celui-ci.
L’équilibre institutionnel
En atteignant le second seuil de mutation définit précédemment,
les institutions deviennent fins plutôt que moyens et pervertissent
l’usage des outils maniables. Il est important de noter qu’il
n’est pas nécessaire de détruire toutes les
institutions actuelles. En effet, ce qui importe, c’est que
la société conviviale atteigne un équilibre
entre l’outillage et l’accomplissement personnel de
la population. La convivialité ne définit pas des
règles à suivre à la lettre mais bien des limites
à ne pas dépasser pour sauvegarder la dignité
humaine.
L’aveuglement présent et l’exemple du
passé
Aujourd’hui, il est commun de croire que l’homme possède
les outils alors que ces derniers ont réduit l’homme
en esclavage : l’homme vit au rythme d’outils dont l’usage
accroît de jour en jour sa dépendance et son impuissance
face à l’industrialisation.
Une nouvelle compréhension du travail
Au XII° siècle, le mot travail désignait une épreuve
douloureuse. A partir du XVI° siècle, il est possible
d’utiliser ce mot pour parler d’ouvrage ou de labeur.
« A l’œuvre de l’homme artiste et libre,
au labeur de l’homme contraint par autrui ou par la nature,
s’ajoute alors le travail au rythme de la machine »
(p.57). C’est ainsi qu’au XIX° siècle, il
est à peine possible de distinguer ces trois termes de travail,
labeur et ouvrage. Cela est symptomatique de l’apogée
de l’idéologie de la production industrielle.
La déprofessionnalisation
La société industrielle est synonyme du plein-pouvoir
de corps de spécialistes qui dictent des codes de valeurs.
Il en est ainsi pour la médecine, les transports et le logement.
Le corps médical se veut aujourd’hui un monopole de
la santé et il est impossible de se soigner seul et de mourir
dignement, entouré de ses proches. La classification des
transports par la vitesse accentue les différences sociales
entre ceux qui ont les moyens de voyager rapidement et les autres.
Enfin, les lois sur le logement qui imposent des minima de confort
interdisent à l’homme de créer son propre cadre
de vie et amènent les plus démunis à vivre
dans des conditions déshumanisantes. Tant que des spécialistes
et des experts en tout genre conditionneront notre manière
d’envisager la vie, la mise en place d’une société
conviviale ne sera pas possible.
Chapitre III : L’équilibre
Vivre au rythme des outils demande à l’homme de se
pervertir davantage chaque jour. Il faut, en effet, noter que le
développement industriel menace la population de cinq manières
à la fois distinctes et interconnectées :
1. « La surcroissance menace le droit de l’homme à
s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué.
2. L’industrialisation menace le droit de l’homme à
l’autonomie dans l’action.
3. La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement
menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit
à la parole, c’est à dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d’usure menace le
droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent
à travers le langage, le mythe et le rituel » (p.74).
La dégradation de l’environnement
Les causes de la dégradation de l’environnement sont
multiples. D’une part, le surpeuplement rend les populations
dépendantes de ressources limitées. D’autre
part, la surabondance contraint chacun à dépenser
plus énergie. Enfin, l’utilisation d’outils pervertis
participe largement à la dégradation de l’écologie.
Contre la crise de l’écologie, il faut s’attaquer
à ces trois sources en limitant les naissances, la consommation
et le gaspillage et en apprenant à travailler ensemble de
manière conviviale. Les causes de la crise de l’écologie
sont tout naturellement les conséquences de la société
industrielle.
Le monopole radical
La production surefficiente a rendu l’homme sujet à
un monopole radical. C’est à dire qu’il est devenu
dépendant des produits industriels et qu’il a perdu
conscience de sa capacité à se satisfaire simplement
par des modes de production non industriels. Se défendre
contre ce monopole radical implique qu’il faille dépasser
ses intérêts particuliers et s’unir politiquement
pour mettre un terme à la croissance industrielle.
La surprogrammation
Il existe deux types de savoirs. Le premier naît des rapports
entres les hommes à travers l’utilisation d’outils
conviviaux. Le second n’est qu’un « dressage intentionnel
et programmé » (p.88) à l’emploi des outils
créés par la société industrielle. «
Le savoir global d’une société s’épanouit
quand, à la fois, se développent le savoir acquis
spontanément et le savoir reçu d’un maître;
alors rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement »
(p.89-90). Tant que le savoir sera mis sur le marché des
biens échangeables, l’homme subira le monopole radical
industriel et ne pourra s’accomplir dans une société
conviviale.
La polarisation
Il est urgent de prendre conscience que le mode de production industriel
concentre inévitablement le pouvoir entre les mains de quelques
personnes qui vont décider du devenir de chacun. Par des
moyens comme l’impôt, on essaye de redistribuer les
richesses mais ce n’est que repousser la nécessité
d’en venir à une société conviviale qui
redéfinira la répartition du pouvoir entre tous les
hommes, de tous les pays, riches ou pauvres.
L’usure [obsolescence]
L’industrialisation engendre des inégalités
entre hommes d’un même pays et entre les pays. La mise
sur le marché de nouveaux produits à chaque instant
implique la mesure du niveau social des individus et des pays par
le niveau d’usure des produits possédés. Plus
on acquière des produits neufs et en vogue, plus on se place
haut dans l’échelle sociale.
L’insatisfaction
Nous avons vu précédemment que l’outil surefficient
menace l’équilibre de la vie, de l’énergie,
du savoir, du pouvoir et enfin qu’il menace le droit à
l’histoire. Nous avons aussi vu qu’il est possible de
déterminer les limites à fixer aux outils pour qu’ils
ne nuisent plus à ces équilibres fragiles. Il est
toutefois un fait que la recherche scientifique actuelle se borne
à créer des nouvelles techniques qui rendront l’homme
encore plus dépendant des outils. De plus, la recherche s’évertue
à manipuler l’espèce humaine pour lui permettre
de continuer à consommer sans relâche. Il faut abandonner
ce type de recherche et développer une recherche qui créera
des outils conviviaux et qui définira les seuils et les limites
de ces mêmes outils pour que leurs fins ne soient pas perverties.
Chapitre IV : Les trois obstacles à l’inversion
politique
L’outil est convivial lorsque l’homme en a le contrôle
et la responsabilité. Il y a cependant trois obstacles à
la naissance de l’outil convivial : « l’idolâtrie
de la science, la corruption du langage quotidien et la dévaluation
des procédures formelles qui structurent la prise des décisions
sociales » (p.124).
La démythologisation de la science
La science, qui est devenue une institution gérée
par un corps d’experts, enlève à l’homme
sa capacité à créer et à imaginer. Cette
perversion de la science qui nie la nature de l’homme, est
fondée sur la croyance que le savoir scientifique est supérieur
à celui de l’individu. C’est ainsi que la science
définit les valeurs et les normes que les hommes doivent
respecter au lieu de les laisser revendiquer leur droits et leurs
besoins.
La redécouverte du langage
Le langage d’aujourd’hui reflète « le monopole
que le mode industriel de production exerce sur la perception et
la motivation » (p.130). L’homme ne pense plus qu’en
terme de consommation. Pour accéder à la convivialité,
il faut développer un nouveau degré de conscience
et utiliser le langage pour revendiquer nos droits et notre créativité.
Le recouvrement du droit
La loi et le droit sont le reflet de l’idéologie de
la société. Actuellement, l’institution légale
est en accord avec les valeurs de la société industrielle.
Il n’est pas nécessaire de détruire cette institution
pour parvenir à la mise en place d’une société
conviviale. Il faut simplement se réapproprier la structure
légale pour qu’elle reflète pleinement les caractéristiques
de la convivialité.
L’exemple du droit coutumier
Le fonctionnement du droit coutumier montre bien que l’évolution
de ce dernier dépend des valeurs et des actions des juges.
L’adhérence de ceux-ci à la convivialité
est donc indispensable au passage de la société industrielle
à la société conviviale car un changement de
société n’est pas possible sans l’utilisation
des procédures juridiques et politiques. Pour participer
à la révolution, le législateur libéré
doit remettre en cause la société de croissance et
réévaluer « systématiquement des évidences
et des certitudes trop bien établies » (p.140).
Chapitre V : L’inversion politique
La société peut choisir de rester dans sa position
actuelle de négation de la liberté et de la créativité
de ses membres; ou elle peut transformer le politique et le juridique
pour instaurer une société conviviale qui respecte
la nature des hommes.
Les mythes et les majorités
Si le choix du passage à une société conviviale
est difficile pour tous, c’est parce que chaque individu,
à son niveau, participe et profite de la société
industrielle. Il ne faut cependant pas négliger le nombre
de personnes déjà conscientes des méfaits de
la société actuelle. Si elles se taisent à
présent, c’est à cause de « la mythologie
politique » (p.146). Celle-ci est fondée sur l’idéologie
commune d’individus dont la représentation politique
semble former une majorité. Or, ces individus sont de milieux
et de professions différents ce qui annule la notion de majorité
qui leur est appliquée.
De la catastrophe à la crise
La société industrielle approche du second seuil de
mutation. Les pouvoirs en place tentent tant bien que mal de consolider
les failles du système. Or, l’atteinte inévitable
du second seuil de mutation de la société provoquera
la perte de confiance du public dans toutes les institutions. L’avènement
de la crise se produira certainement d’une manière
fortuite. Ce pourrait être en tout premier lieu un effondrement
de la bourse de Wall Street, ce qui aurait pour conséquence
de déséquilibrer la société en profondeur.
A l’intérieur de la crise
Déjà aujourd’hui, il y a des forces en travail
qui tentent d’amener la société à se
transformer. Le moyen le plus approprié pour étendre
la conviction que la convivialité est nécessaire est
le langage et la capacité « de manier un outil social
qui convienne à la détermination du bien public »
(p.152). Cette utilisation consciente d’outils conviviaux
permettra d’éviter que la révolution elle-même
ne devienne une institution.
La mutation soudaine
Les individus doivent dorénavant choisir entre une croissance
sans fin qui les aliène et une société conviviale
qui ne tend qu’à leur accomplissement personnel. Cette
acceptation de limites de la croissance ne peut se faire sans l’accord
participatif des collectivités. Cela renforce l’idée
selon laquelle une révolution sociale ne peut se faire hors
des structures politiques et juridiques et sans l’utilisation
d’outils conviviaux.
4. COMMENTAIRES ET CRITIQUES
a. Mode de démonstration
La démonstration qu’effectue Ivan Illich dans La convivialité
peut être qualifiée d’instinctive et de suggestive.
En effet, il élabore un raisonnement qui lui est propre,
c’est à dire qu’il ne se fonde pas sur des analyses
socio-culturelles ou des études empiriques admises et vérifiables.
De plus, l’auteur ne se place pas dans un courant théorique
avéré, ce qui appauvri le fondement théorique
de sa démonstration. Par ailleurs, il admet comme évidents
des postulats dont le caractère radical peut choquer et rendre
ses remarques inacceptables. C’est ce qui peut en partie expliquer
le refus de sa théorie sur les institutions par les membres
de ces mêmes institutions. Le fait, par exemple, de condamner
l’école si violemment et de remettre en cause sa fonction
même, a certainement limité l’impact de ses dires
sur des enseignants pourtant prêts à questionner le
milieu éducatif.
Si le caractère radical des propos de l’auteur peut
choquer de prime abord, c’est surtout le manque de solutions
à sa critique de la société industrielle qui
fait défaut. En effet, Ivan Illich suggère l’utopie
d’une société fondée sur le respect de
l’autre, la liberté et l’imagination créatrice
de chacun, mais ne propose pas de moyens réalistes d’y
parvenir. Dans un sens, cela rappelle l’utopie émise
par Karl Marx, dont on a pu voir les dérives lors de son
application sur des individus bien réels et non débarrassés
de leur conditionnement pré-révolutionnaire. Si Ivan
Illich donne une image assez claire de la négativité
des outils industriels sur l’homme, la notion d’outils
conviviaux reste néanmoins trop vague pour être développée
correctement. De plus, chacun peut comprendre et envisager la convivialité
de façon personnelle. Ivan Illich précise bien que
le développement de la convivialité peut varier selon
les différentes cultures, mais qu’en est-il du fait
que des individus appartenant à une même culture, un
même pays, peuvent donner un sens différent à
leur vie ?
b. Actualité de la question
Ivan Illich est accusé d’être un penseur
utopiste d’autant plus critiqué qu’il s’est
retiré rapidement du débat sur l’éducation.
Cependant, il faut reconnaître qu’il a largement participé
à la naissance non seulement du débat sur l’éducation
dans les années 1970 (1 ) mais sur celui plus général
de la remise en cause de la société industrielle.
A la lecture de La convivialité trente ans après sa
première publication, il est frappant de constater que le
débat soulevé par Ivan Illich est toujours d’actualité.
Il semble cependant que l’auteur se soit trompé quant
à l’avènement de la révolution qui devait
être imminent. D’un autre côté, la description
faite de la société est plus qu’actuelle et
le débat sur les institutions toujours en cours. Aujourd’hui,
les questions sur l’impact des outils sur l’humain tournent
autour de l’éthique. Par exemple, les découvertes
de la biologie et particulièrement les techniques du clonage
humain soulèvent des interrogations fondamentales sur le
devenir de l’humanité. A un moindre niveau, on questionne
l’impact des ordinateurs et d’internet sur la vie quotidienne
et sur les relations sociales. Par ailleurs, la privatisation croissante
des services d’ordre public, comme la santé ou les
transports, implique un pouvoir grandissant des institutions sur
les individus et des conditions d’accès à ces
mêmes services.
A la lumière des récents scandales financiers (Enron,
Worldcom…), il est intéressant de constater qu’Ivan
Illich prévoyait que la crise de la société
industrielle se déclencherait à Wall street, ce qui
entraînerait une perte de confiance dans les institutions.
C’est justement une crise de la confiance que les institutions
actuelles essayent d’endiguer par des mesures et des règles
supplémentaires. Or, malgré toutes les nouvelles réglementations,
certains soulignent que c’est la motivation du profit à
tout prix qu’il faut contrer. Par ailleurs, il faut aussi
noter que de nombreux groupes s’opposent à la surcroissance
industrielle. Des mouvements comme ATTAC ou L’Europe des consciences
fondée par l’Abbé Pierre remettrent en cause
la mondialisation de l’économie et le conflit Nord-Sud
qu’elle implique. Il semble donc que l’éveil
des consciences à la condition d’esclavage des individus
par les outils soit en cours. Si l’heure de la remise en cause
de la société actuelle est difficile à prévoir,
tout semble aujourd’hui conforter l’idée qu’une
transformation profonde des institutions est inévitable.
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