Origine : http://yonne.lautre.net/article.php3?id_article=217
Suite au décès d’Ivan Illich le 2 décembre
2002, hommage lui a été rendu dans la presse (1).
Nous nous efforcerons ici de déterminer dans quelles mesures
sa pensée si riche, si féconde peut exercer une influence
au sein de notre mouvement.
Critique radicale de la société industrielle et du
développement qu’elle implique, Illich n’offre
cependant pas de solutions clefs en main.
Sa pensée est de celles qui libèrent et non de celles
qui enferment, cela est suffisamment rare pour être souligné.
Elle invite à penser le monde par soi-même.
Le lecteur d’Illich n’éprouve pas le besoin
de le suivre sur ses pas, probablement parce que l’auteur,
sensible à l’autonomie de la personne, désire
que celle-ci vole de ses propres ailes. Celui qui fait du vélo
peut se passer rapidement de celui qui lui a appris.
Illich met donc son lecteur en selle.
Mais passons du vélo à l’automobile. «
Aussi longtemps qu’on attaquera le trust Ford pour la seule
raison qu’il enrichit Monsieur Ford, on entretiendra l’illusion
que les usines Ford pourraient enrichir la collectivité (...)
Certains outils sont toujours destructeurs quelles que soient les
mains qui les détiennent, que ce soit la mafia, les capitalistes,
une firme multinationale, l’État où même
un collectif de travailleurs » écrit-il dans «
La Convivialité ». Voilà des propos susceptibles
de nous interpeller.
Illich estime qu’au-delà de certains seuils critiques
de développement, la production hétéronome
(2) engendre une complète réorganisation du milieu
physique, institutionnel et symbolique telle que les capacités
autonomes sont paralysées. Se met alors en place ce qu’il
a appelé la contre-productivité.
Plus la production hétéronome croît, plus elle
devient un obstacle à la réalisation même des
objectifs qu’elle est sensée servir : la médecine
corrompt la santé, l’école bêtifie, le
transport immobilise, le recours à l’énergie
fossile menace de détruire la vie, l’alimentation industrielle
se transforme en poison ...
Illich ne critique pas la technique en tant que telle mais comme
fin en soi. A l’instar de son « Maître »,
Jacques Ellul (3), il pense que la société industrielle
porte en elle un projet. Il existe une « volonté »
sous-jacente de remplacer le tissu social, les liens de solidarité
qui constituent la trame d’une société par une
fabrication, un projet inédit de produire des relations des
hommes à leur voisin et à leur monde comme on produit
des automobiles ou des fibres de verre (4).
Contrairement à ce qu’on pense à droite comme
à gauche, le projet technicien n’est pas neutre, il
ne produit pas le bien ou le mal selon l’usage qu’on
fait de la technique. Il existe de manière autonome et vouloir
remettre l’économie au service de l’homme nécessite
d’en prendre conscience et d’en tirer les conséquences.
A l’opposé de la production hétéronome,
Illich propose la production autonome sous le vocable de convivialité
aujourd’hui galvaudé.
« Une société conviviale est une société
qui donne à l’homme la possibilité d’exercer
l’action la plus autonome et la plus créative à
l’aide d’outils moins contrôlables par autrui.
La productivité se conjugue en terme d’avoir, la convivialité
en terme d’être « Il s’en prend également
à ce qu’il nomme monopole radical. « On entend
généralement par monopole, le contrôle exclusif
par une firme de moyens de production d’un bien et d’un
service. »
Mais il existe un autre monopole plus sournois, le monopole radical
: « Par ce terme, j’entends la domination d’un
type de produit plutôt que celle d’une marque.
Dans un tel cas, un procès (5) de production industriel
exerce un contrôle exclusif sur la satisfaction d’un
besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à
des activités non industrielles ; que des gens soient obligés
de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler
sans moteur.
L’école, elle aussi, peut exercer un monopole radical
sur le savoir en le redéfinissant comme éducation.
Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de
la réalité que leur donne le maître, les autodidactes
sont officiellement étiquetés « non éduqués
».
Ivan Illich considère par ailleurs que « l’empêchement
à la restructuration de la société n’est
ni le manque d’informations sur les limites nécessaires,
ni le manque d’hommes résolus à les accepter
si elles deviennent inévitables, c’est le pouvoir de
la mythologie politique. »
En fait, chacun a sa raison pour désirer la croissance industrielle
et sa raison pour en sentir la menace. Mais, c’est la perte
d’autonomie des individus par rapport à la production
industrielle qui est l’obstacle majeur au changement.
Malgré son pessimisme quand à l’avenir, Illich
garde espoir : « Davantage de croissance conduit obligatoirement
au désastre, mais celui-ci présente un double visage.
L’évènement catastrophique peut être
la fin de la civilisation politique, ou même de l’espèce
« homme ». Ce peut-être aussi la Grande Crise,
c’est à dire l’occasion d’un choix sans
précédent. Prévisible et inattendue, la catastrophe
ne sera une crisis, au sens propre du mot, que si, au moment ou
elle frappe, les prisonniers du progrès demandent à
s’échapper du paradis industriel et qu’une porte
s’ouvre dans l’enceinte de la prison dorée.
Il faudra alors démontrer que l’évanouissement
du mirage industriel donne l’occasion de choisir un mode de
production convivial et efficace. Pour l’heure la préparation
à cette tâche est la clef d’une nouvelle pratique
politique.
Il faudra des groupes capables d’analyser avec cohérence
la catastrophe et de l’exprimer en langage ordinaire (...)
à l’heure du désastre, la catastrophe se transformera
en crise si un groupe de gens lucides gardant leur sang-froid sait
inspirer confiance à ses concitoyens. »
Des groupes tels qu’Attac n’ont-ils pas vocation à
se préparer à cette tâche ?
Tel est à nos yeux le type de question que nous devons sérieusement
nous poser.
Nul doute que les oeuvres d’Ivan Illich, qui seront rééditées
cette année, nous seront indispensables si l’on désire
s’assigner cette tâche.
Philippe Lalik & Jean-Pierre Masson.
Notes
(1) Le Monde du 6 décembre 2002 ; Le Monde Diplomatique
de Janvier 2003.
(2) Production hétéronome : le contraire de la production
autonome. Hétéronomie : Etat d’un individu,
d’un groupe, qui se soumet à des lois venues de l’extérieur
(3) Jacques Ellul : "Le Système technicien" (1977),
"La Technique ou l’enjeu du siècle" (1954)
(4) Lire Jean-Pierre Dupuy "Pour un catastrophisme éclairé"
(2002) C’est l’une des personnes qui ont introduit la
pensée d’Illich en France
(5) Procès : processus
Bibliographie non exhaustive : Libérer l’avenir (1969),
une Société sans école (1971), la Convivialité
(1973) Energie et équité (1973), Némésis
médicale (1975), Le chômage créateur (1977),
le Travail fantôme (1981), Le Genre vernaculaire (1983)
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