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origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Jacques_Ellul--Genese_et_declin_de_la_raison_instrumentale_par_Jean_Robert
Présentation
Convergences entre les pensées d'Ellul et d'Illich.
Le texte est publié dans l'ouvrage dirigé par Patrick
Troude-Chastenet : Jacques Ellul, penseur sans frontières,
L'Esprit du Temps, coll. « Jacques-Ellul », 2005. Voir
la présentation du livre sur le site de l'éditeur.
Texte
Génèse de déclin de la pensée instrumentale
1
Entre la pensée d'Ellul et celle d'Illich, les points de
rencontre sont nombreux. Tous deux perçoivent des "présages
funestes"2 dans l'emprise croissante du système technicien
(Ellul), du Système et de son "show" qui, selon
Illich engloutissent de nos jours les finalités personnelles
que servait l'outil classique. Tous deux y détectent une
trahison de la vocation de l'occident par l'occident. Cette vocation
était un appel à la liberté. L'outil n'est
compatible avec la liberté que si sa disponibilité
est à double sens, c'est-à-dire s'il peut être
pris ou laissé. Préserver ce double aspect, ce serait
soumettre l'outil à de strictes limites. Ce serait d'abord
éviter que la puissance de mes outils n'empiète sur
votre liberté (et la mienne), et ensuite que l'adaptation
aux modes d'emploi de la technique ne se constitue en une sorte
d'impératif éthique. Maintenir le lien entre outil
et liberté conduit à professer une éthique
de l'autolimitation (Illich) et du non-pouvoir (Ellul). Il y a une
trentaine d'années, tous deux croyaient encore qu'une telle
conversion était politiquement possible. L'outil convivial
était pour Illich celui dont le pouvoir qu'il concède
maintient une juste proportion avec les capacités autonomes
de son utilisateur, comme la bicyclette par exemple. Ellul pour
sa part espérait de ses contemporains qu'ils se missent d'accord
pour ne pas faire tout ce dont ils étaient capables. En d'autres
temps, la Némésis ou la loi divine pouvaient sanctionner
de l'extérieur l'hubris et les excès des hommes. A
l'époque où il écrivait La Technique ou l'enjeu
du siècle, Ellul pensait qu'un examen de la technique de
l'intérieur serait capable de faire reconnaître l'impossibilité
de vivre avec elle sans pratiquer une éthique de renoncement
au pouvoir.
Force est de reconnaître que ni la société
de l'outil convivial, ni celle d'une technique soumise à
l'éthique du non-pouvoir ne sont devenues des réalités
politiques. Paradoxalement, alors que les menaces entrevues à
la fin des années 1960 sont en train de devenir des réalités
quotidiennes, les velléités de limitations politiques
d'antan font place à cette loghorrée techno-sophiste
qu'Ellul appelle le bluff technologique, véritable obscurcissement
de la perception du réel par le bruit des discours sur la
technique et ses supposés miracles. Nos espoirs de jeunesse
n'ont pas été remplis, l'An 01 de Gébé
n'a pas eu lieu. Son mot d'ordre, "on s'arrête et on
réfléchit" n'a pas eu l'écho qu'il méritait.
Aujourd'hui, plus les conséquences de la Technique deviennent
terrifiantes, plus celle-ci les nie avec arrogance.
A mi-chemin de leur carrière de penseurs critiques, Illich
et dans une moindre mesure Ellul, ont reconnu que ce qu'ils avaient
décrit correspondait de moins en moins à la nouvelle
réalité qui se dessinait sous leurs yeux. L'outil
dont avait parlé Illich dans La Convivialité était
lié à une main qui le guidait. Main ou pied, ou plutôt
tout le corps lui imposaient leur propres limites, contenaient son
pouvoir. Bien plus tard, Illich verra dans l'adéquation de
l'outil aux pouvoirs du corps une manifestation de la proportionnalité,
et dans sa rupture, un symptôme de modernisation, voire d'occidentalisation
du tiers monde et du développement 3. Ce que nous nommons
encore "outil" — que ce soit un avion jet, Internet
ou une installation de dialyse rénale — a rompu tout
lien proportionnel avec les pouvoirs du corps et avec les sens.
Or la liberté que pouvaient concéder l'outil ou la
technique n'avait de sens que dans le cadre de cette proportionnalité.
Ce n'est qu'à l'intérieur de ses limites que les outils
pouvaient être serviteurs de fins personnelles. Au contraire,
dans le système technicien, ce que nous appelons encore,
à tort je crois, "outil" est porteur d'un triple
impératif de désincarnation, de "perte des sens"
et de démission des finalités personnelles de nos
actes. Illich a vu pointer l'obscurité hébétante
d'un pseudo-monde dans lequel la raison n'est plus proportionnée
aux sens. Toutefois, plutôt que d'induire ses lecteurs au
désespoir, il les invite à explorer l'espérance,
"au nord du futur". La référence au poète
Celan 4, dont il citait des passages entiers par coeur, indique
que pour l'auteur de Libérer l'avenir, le futur est un mirage.
Il n'y a pas de fatalité historique. Le prophète n'est
pas celui qui prévoit ce qui sera mais celui qui voit ce
qui est. Il dira encore qu'il ne permit jamais à l'ombre
du futur de paralyser son esprit. Illich eut le courage de l'espérance
au milieu d'un monde d'expectatives lugubres. Dans ce monde, "...les
gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils se sentent englués
dans une horreur indicible sans parvenir à se réveiller
devant la réalité"5. Dans ce monde, l'"outil"
n'est plus disponible, parce qu'une fois pris il ne peut plus être
lâché: vous croyez le tenir, mais c'est lui qui vous
tient. C'est en cela que consiste le cauchemar et l'engluement dans
l'horreur.
Ellul pour sa part mit une date sur un changement unique dans l'histoire:
1950, à quelques années de moins ou de plus est l'époque
en laquelle Turing, puis les conférences Macy, forts des
acquis de la logistique guerrière, établirent les
bases de la science de l'organisation, de la cybernétique
et de l'informatique. C'est le moment aussi où la Technique
subit une mutation unique et devint le système technicien
6.
Si la technique est devenue un système, que devient l'outil?
Je suis tenté d'introduire ici le terme de pseudo-outil systémique,
parce que je crois que ce que nous appelons encore techno-logie
est devenu une simulation de ce qui, dans le Système, n'est
plus: une relation proportionnelle, une adéquation mutuelle
entre des moyens et des fins personnelles. De la disponibilité
de l'outil classique, le pseudo-outil systémique n'a que
le côté "peut être pris" qui devient
rapidement "doit être pris". Si l'outil ne "peut
être laissé", il n'offre qu'une pseudo-liberté.
Theodore Kaszynski, lecteur avoué d'Ellul, l'a bien dit:
«Un progrès technique qui paraît d'abord ne
pas menacer la liberté peut la menacer très gravement
ensuite. Voyez par exemple les transports motorisés. (...)
Au début, ils parurent augmenter la liberté personnelle.
(...) Mais bientôt, ils transformèrent la société
d'une manière qui réduisit considérablement
la liberté de locomotion. Quand les véhicules dépassèrent
un certain seuil numérique, il devint nécessaire de
soumettre leur usage à des règles de plus en plus
strictes. À partir d'une certaine densité, les mouvements
des véhicules sont gouvernés par la logique des flux
de trafic et par diverses lois ad hoc.» 7
lllich constate que lorsque le langage dominant est celui des systèmes
et de l'information, le maître-mot n'est plus outil ou même
moyen technique, mais "interface"8. Mon ami Jean-Pierre
Dupuy donnait à ce mot la définition suivante: "l'ensemble
des informations qui sont nécessaires à un sous-système
pour fonctionner dans le système". L'interface est destructrice
de toute concertation concrète. Dans La Trahison de l'opulence,
nous avions tenté de montrer que le système des prix
ou la vitesse moyenne sur l'autoroute à telle heure, ainsi
qu'elle est déterminée par la logique des flux et
la densité du trafic, sont toute l'"information"
sur l'ensemble des autres qu'homo oeconomicus ou homo transportandus
doivent "capturer" pour se comporter rationnellement sur
le marché ou dans un réseau de routes encombrées.
Le pseudo-outil systémique est devenu une interface 9 entre
son "utilisateur" et le système. Il ne vous sert
plus mais se sert de vous. Ou plutôt, il est le noeud où
le système vous absorbe, "sucks you" disait Illich,
et j'ai lu qu'Ellul proposait le mot phagocyter.
Dans le Système, "la perception sensorielle est comprise
comme le résultat d'une interface entre deux systèmes,
dont l'un est un artefact et l'autre une personne"10. Cette
insertion dans des systèmes interactifs "est caractéristique
de la vie contemporaine dans un monde de cinq cents chaînes
de télévision haute définition" 11. L'adaptation
à ce que nous appelons encore "les techniques"
façonne de plus en plus nos certitudes fondamentales. Il
y a un quart de siècle, Illich analysait la contre-productivité
des institutions productrices de services et en définissait
soigneusement les trois niveaux. Aujourd'hui, il faut parler de
l'efficacité paradoxale de cette contre-productivité.
La médecine par exemple est de plus en plus iatrogène,
c'est-à-dire contre-productive, mais elle fomente des certitudes
qui intègrent efficacement les patients au nouveau système
biomédical. Et il faut en dire autant de l'école et
des transports tant privés que publics, dans la mesure où,
comme le dit Ellul, chaque aspect de l'existence dans le Système
étant "soumis au contrôle, à la manipulation,
à l'expérimentation"12, toutes les institutions
productrices de services le sont aussi de ce contrôle, de
cette manipulation et expérimentation. Les services (Médecine,
Éducation, Transport) sont devenus les principaux médiateurs
entre leurs clients et le système technicien qui les phagocyte.
La médiation par le pseudo-outil systémique s'accompagne
de stimulations sensorielles qu'il ne faut pas confondre avec des
images. L'image était une entité produite par l'imagination
en présence d'une réalité, ou sous l'effet
de son évocation ou de son souvenir. L'image n'allait jamais
sans poiêsis, c'est-à-dire capacité de faire
autonome. Comment appeler au contraire les stimulations fugitives
qui ne renvoyent à rien d'autre qu'à "l'état
momentané d'un programme cybernétique" 13? Illich
propose de désigner la médiation propre à l'âge
des systèmes par le nom de show. Le show est le transducteur
ou programme qui permet l'interface entre les systèmes. Contrairement
à l'image, le show ne situe pas le spectateur en lui fournissant
un point de vue, c'est-à-dire un lieu où poser ses
pieds, mais fait reculer la réalité vers une "rive
éloignée" 14 inaccessible aux mains, aux pieds,
aux sens et finalement au sens commun et à l'imagination.
Ce que les systèmes donnent pour réel sont des banques
de données, des mesures, des instructions permettant de construire
des modèles. Si l'image du régime scopique 15 antérieur
était perspective, l'ère du système est aussi
l'âge de l'objectivité a-perspective. L'analyse illichienne
de l'engloutissement de l'instrumentalité par le système
recoupe la caractériologie ellulienne du système technicien.
Rappelons-en les huit traits principaux:
1. L'artificialité: le système technique engendre
un nouveau milieu qui remplace le milieu naturel dans lequel a évolué
notre espèce.
2. La rationalité: il poursuit une illusion d'efficacité
absolue: "the one best way in the world".
3. Le déterminisme propre: le système paraît
sélectionner lui-même les moyens constituant "the
one best way", châtrant la décision humaine de
sa substance. Le "non-technique" est éliminé.
4. La croissance auto-alimentée: la "solution"
aux "problèmes" engendrés par le système
technique est davantage de technique. En outre, un procédé
qui fait ses preuves dans un domaine déterminé est
transposé dans un autre domaine (voir les applications "civiles"
des techniques guerrières). La technique couvre ainsi toute
la société d'une sorte de toile d'araignée
de plus en plus dense, dont les conséquences sont imprévisibles.
Soumise à la causalité, elle n'a pas de finalité.
5. L'indivisibilité: il est impossible de séparer
"le bon grain de l'ivraie", les effets positifs des effets
négatifs du sytème technicien. Prétendre le
faire est l'essence du bluff techno-logique. Fort de cette compréhension,
Ellul s'est opposé à la distinction, à ses
yeux oiseuse, entre les usages guerriers et les usages "pacifiques"
de la technique. L'impératif du système technicien
semble être que tout ce qui est faisable finira par être
fait. Seule une éthique de la renonciation peut nous libérer
de cet impératif aveugle.
6. L'intégration organique de toutes les techniques: toutes
les techniques, que ce soit de production, de transport, d'organisation,
de propagande s'amalgament en une seule totalité, le système
technicien, dont chacune devient un sous-système. Ellul considéra
vain tout espoir de modification de ce système qui ne procédât
pas de décisions libres des citoyens mais de la Nécessité.
Dans le système, la nécessité prend la forme
d'un impératif technologique. Seule une irruption de la liberté
pourrait transcender cette nécessité.
7. L'universalité de la technique: celle-ci peut s'entendre
au sens géographique et au sens qualitatif. Dans le monde
entier existe la même tendance à appliquer les mêmes
techniques. Le lieu est devenu indifférent à la technique,
qui ne se déploye que dans l'espace abstrait. Cela ne signifie
nullement que tous les peuples aient atteint le même niveau,
mais qu'ils se situent en divers points d'une même trajectoire
idéologique (Rostow).
8. L'autonomie de la technique: le mot "autonomie" ne
signifie pas ici liberté des hommes, mais séparation,
désinscrustation ou désencastrement 16 de la technique
de la trame des relations sociales et politiques. La technique non
seulement se constitue en sphère autonome, mais engendre
une pseudo-morale qui prétend soumettre la sociabilité
et la politique à ses impératifs. Ceci oblige à
affronter l'indigence de la notion de "neutralité de
la technique". La technique propage une anti-culture qui ne
connaît ni limites, ni tabous, ni mystères, ni règles
morales, nulle loi hors de ses propres normes. Par le fait même
qu'elle désacralise tout, elle devient un dieu dont les hommes
attendent le salut 17.
Pour Illich, le système déguise ses interfaces en
outils et ses shows en images. Pour Ellul, le système technicien
rompt avec toutes les "techniques" du passé, phénomène
observable dans la rapide destruction de toutes les boîtes
à outils traditionnelles: qui sait encore décrire
les différences entre une varlope, un riflard, un bouvet
et un feuilleret? Tous deux savent qu'on ne peut pas analyser correctement
l'"extravagance historique tout à fait singulière"
qu'est le système tecnicien au moyen "des concepts courants
qui suffisent à l'étude des sociétés
anciennes". Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient
nécessaire "pour discuter l'hexis (l'état) et
la praxis de notre époque qui vit sous l'égide de
la technique". Tous deux ont puissament contribué à
l'élaboration des ces concepts analytiques.
Le 13 novembre 1993, à Bordeaux, Illich célébra
sa dette filiale envers Ellul et manifesta en ces mots la convergence
de leurs pensées:
«Du philosophe de la technologie, vous attendez qu'il étudie
un phénomène patent, observable, en ayant conscience
que celui-ci est trop terrible pour être appréhendé
par la seule raison. Et vous amenez le croyant à approfondir
sa foi biblique et son espérance eschatologique face à
"deux questions profondément troublantes", revêtant
toutes deux un caractère d'"extrême étrangeté
historique":
— La première, c'est l'impossibilité de comparer
la technique moderne et ses terrifiantes conséquences avec
la culture matérielle d'une autre société,
quelle qu'elle soit.
— La seconde, c'est la nécessité de voir que
cette extravagance historique est l'aboutissement d'une subversion
de l'Évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale
appelée christianisme"(18).
Ellul et Illich ont, chacun à sa manière, affronté
ces deux "questions profondément troublantes",
qui sont, je le crois, les questions fondamentales de notre temps.
Illich, non seulement affirme l'historicité de la technique,
de la "techno-logie" ou, plus exactement, de la cause
instrumentale et des manières de la dire, mais encore il
observe son déclin à la lumière de son origine.
Selon lui, l'ère instrumentale a un début, qu'il situe
au XIIe siècle et une fin, de plus en plus manifeste de nos
jours. Il a documenté le début de cette ère,
à l'époque où une excroissance de la causa
efficiens aristotélicienne, causa instrumentalis, devint
peu à peu prédominante. Avec ses amis et élèves
de Brême et de State College, il a réféchi sur
le crépuscule de l'instrumentalité au cours des dernières
années du XXe siècle. Avec ce même groupe d'amis,
il a établi l'importance d'une mouvance de longue durée
de l'histoire des idées et des perceptions qu'il appelle
la Grande Tradition de la Proportionnalité. Selon lui, la
question de l'historicité de l'instrumentalité acquiert
une nouvelle clarté à la lumière de l'histoire
de la proportionnalité.
Le mot proportio est la traduction latine du terme grec logos qui
signifie relation, mais aussi langage, équilibre et proportion.
Dans son acception mathématique, le logos, depuis Euclide
(environ 300 a.C.) se réfère à la relation
de deux éléments (a:b) alors qu'une similitude entre
deux ou plusieurs relations (a:b::c:d::e:f) est appelée,
en grec, analogia. (...) Neuf siècles après Euclide,
Boèce, dans de institutione musica, appela, en latin, proportio
ou ratio la relation entre deux termes et proportionalitas la similitude
entre deux ou plusieurs relations simples 19.
Le Moyen Âge concevait véritablement l'assemblée
des fidèles comme un corps. Il associait la vie spirituelle
et l'existence sociale de ce corps en une relation proportionnelle:
l'un était à l'autre comme le verbe à la chair,
le coeur aux pieds, la spiritualité aux humbles tâches
de la terre, la chair qui souffre et sent au corps visible dans
le monde. Le coeur et les pieds, la prière et les labeurs
de la glèbe sont différents, mais non divers: "ora
et labora", l'un ne peut aller sans l'autre 20. Cependant,
leur union, consonnance ou harmonie ne peut et ne doit être
instrumentalisée: elle ne peut qu'être libre comme
la grâce même. La volonté prométhéenne
d'attirer l'union eucharistique dans le champs de l'humainement
faisable, de planifier la concordance des différents par
l'imposition d'un tempérament mécanique fut la grande
tentation de l'occident et est aujourd'hui le signe de la corruption
du christianisme. Lorsqu'ils parlaient d'union, la plupart des auteurs
médiévaux se souvenaient encore des mots de Platon:
Que deux éléments puissent s'unir par eux-mêmes
est impossible, car un certain tiers au milieu d'eux doit fournir
le lien entre eux. Mais le plus beau des liens est celui qui devient
un avec ce qu'il unit. Cela, la proportion, par sa nature même,
le fait le mieux.(Timée, 31c)
À partir du XIIe siècle toutefois, la proportionnalité
a progressivement été redéfinie dans le nouveau
langage de l'instrumentalité. L'administration d'une "puissance
de rédemption divine" par l'Église, à
partir du XIIIe siècle, semble avoir été le
contexte général à travers lequel les occidentaux
imputèrent aux objets les plus divers une "instrumentalité"
de plus en plus séparée des pouvoirs proportionnels
du corps.
Ellul, pour sa part, est l'auteur tant d'observations "sur
le vif" que de réflexions théologiques qui permettent
d'appréhender cette mutation vers un pire imprévisible
comme Histoire qui se fait sous nos yeux. Et d'avertir: Ellul se
sentit investi d'un devoir de guetteur. Il sut détecter en
la prédominance croissante des conformismes techniques sur
les conformismes sociaux l'un des syptômes de la chute dans
le Système 21. Ce qui avait commencé comme une proclamation
de la disponibilité de moyens instrumentaux en vue de fins
personnelles s'achève dans un "empire du non-sens"
dans lequel des "moyens" de plus en plus disproportionnés
sont de moins en moins dotés de finalité. Au naufrage
des intentionalités personnelles s'ajoute la fin de la libre
disponibilité de l'outil: le pseudo-outil systémique,
une fois pris, peut à peine être laissé; une
fois "branché", il est difficile de se "débrancher";
on ne peut "désordinateuriser" le Système
qu'Ellul appelle encore "technicien". Dans le même
temps, le professionnel dominant d'antan est absorbé par
le facili(ta)teur ou conseiller, définissable comme l'interface
qui intègre le client ou patient au système 22. Par
exemple, le système biomédical est en passe de phagocyter
l'art médical en en faisant un sous-système. Dans
le système, c'est la main et l'homme tout entier qui deviennent
disponibles pour une technique sans telos qui, pour autant, ne mérite
plus ce nom. Cette inversion de la notion de disponibilité
de l'outil me paraît offrir une façon lapidaire de
définir le passage de l'ère techno-logique à
l'âge de fer des Systèmes. Ellul, de surcroît,
comprit le caractère diabolique de cette inversion ou plutôt
perversion dès la rédaction de Le Système technicien
il y a un demi-siècle. Dans un essai publié récemment
23, il réfléchissait sur l'"esprit souterrain"
tel que l'analyse René Girard 24. Ce qui dans cette forme
du "mal ontologique" est souterrain, c'est-à-dire
occulte, nié, c'est la relation mimétique qui fait
de l'autre non un prochain, mais un double envieux. Cette négation
est la caractéristique de l'orgueil.
«Car l'orgueil conduit en même temps à vouloir
se distinguer des autres, mais à se rendre compte que l'on
ne peut y parvenir. Il est fasciné par l'autre, mais dans
la perspective de le fasciner et de le dominer. Il implique une
adoration de soi, qui se mue en adoration de l'autre. Telles sont
peut-on dire, les trois facettes principales de la contradiction
de l'orgueil souterrain» 25.
Or, constate Ellul, "la technique [le système technicien]
présente exactement ces caractères mêmes de
l'esprit souterrain", elle en est l'expression, l'incarnation
et la démonstration. Elle est "la face externe d'une
structure dont la face interne est l'hallucination du double".
Elle est à la fois ce qui m'empêche de me distinguer
des autres (la technique uniformise, point 7 de la "caractériologie")
et une incitation à me distinguer dans la surenchère
du pouvoir et du bluff 26. Ellul y voit une perversion radicale
de l'appel évangélique à la reconnaissance
de l'autre, à l'amitié. La technique englobera tout,
mais sans réconciliation, sans conciliation même. Elle
a "l'apparence d'une unité (car tout est maintenu ensemble
par le carcan de fer du système) alors qu'en réalité
elle produit indéfiniment des ruptures et des divisions"
27. C'est une "rédemption à rebours".
Dans son "Hommage à Jacques Ellul", Illich pour
sa part reconnaît que
«...la catégorie ellulienne de "la technique",
que j'avais originellement employée comme un outil analytique,
définissait une réalité engendrée par
la poursuite d'une "idéologie de dérivation chrétienne"
[radicalement corrompue comme le suggère le mot "idéologie"»
28.
Ellul n'a à opposer à l'Absurde techno-logique que
la vertu, la force du non-pouvoir. Comprenne qui pourra. Je l'interprète
ainsi: face aux titillations pseudo-sensuelles auxquelles incite
le Système technicien, me comporter comme un eunuque volontaire
29.
Illich pour sa part voyait dans le symposium convivial "un
jardin des délices en Absurdistan" et dans la pratique
austère de l'amitié une manière de tenir à
distance les fascinants miroitements du Show.
Notes
1. Conférence au Symposium Jacques Ellul de Poitiers, 18
septembre 2004.
2. Écrit en pensant à l'expression "unheilverkündend
richtig" de Heidegger, cf. "Die Frage nach der Technik",
Die Technik und die Kehre, Pfüllingen: Neske, 1962, pp. 5-36.
3. Sachs, Wolfgang, éd., The Development Dictionary. A guide
to Knowledge as Power, Londres: Zed Books, 1992. Traduction française:
Mots Toxiques, Paris: L'Armatan, 2005. Voir l'article légèrement
abrégé d'Ivan Illich: L'Histoire des Besoins (1988)
reproduit sous forme complète dans La Perte des sens, Paris:
Fayard, 2004, pp. 71-105.
4. Hamburger, Michael, ed. et trad., Paul Celan. Poems, New York:
Persea, 1980:
"In den Flüssen nördlich der Zufunft werf' ich das
Netz aus, das du
zögernd beschwerst mit von Steinen geschriebenen Schatten".
Dans les fleuves au nord de l'avenir, je jette le filet
qu'en hésitant tu lestes d'ombres écrites de pierres.
5. Voir Illich, Ivan, La Perte des sens, Paris: Fayard, 2004, p.
235, 6: "Kohr lanca son filet au delà des objectifs
de planification, vers le "pas-encore", le nondum, que
le poète Paul Celan situe "au nord du futur". Jamais
il n'essaya de séduire ou d'entraîner dans l'utopie,
qui est toujours concrétude mal placée (...). Timidement,
il appelle à s'extraire de ce qui passe pour une perception
communément reçue. Je trouve donc en lui un guide
sur le territoire inexploré de l'espoir au delà du
futur".
Illich, Ivan, "Préface", Patrick Troude-Chastenet,
éd., Sur Jacques Ellul. Un penseur de notre temps, Pessac:
L'Esprit du Temps, 1994, p. 12, revu par l'auteur et republié
dans Illich, Ivan, La Perte des sens, op. cit., pp. 153-162.
6. Voir Ellul, Jacques, "La technique considérée
en tant que système", in Cahiers Jacques-Ellul pour
une critique de la société technicienne. La Technique,
Bordeaux, mars 2004 (1977). En 1977, Ellul écrivait: "Jusqu'ici,
les grands ensembles techniques n'avaient que peu de relations entre
eux: il y a vingt-cinq ans on ne pouvait pas parler du système
technicien, parce que tout ce que l'on constatait c'était
une croissance de la technique dans tous les domaines de l'activité
humaine, mais une croissance anarchique, ces domaines restant encore
spécifiés par la division traditionnelle des opérations
conduites par l'homme, et il n'y avait pas de relation entre eux".
C'est donc bien vers 1950 qu'Ellul situe le tournant de la technique
au système technicien. Dans ce dernier, comme l'indique Pierre
de Coninck, l'approche instrumentaliste de la technique n'est plus
de mise. Voir Pierre de Conninck, "Pour une approche constructive
de l'autonomie de la technique", Patrick Troude-Chastenet,
éd., Sur Jacques Ellul, Pessac: L'Esprit du Temps, 1994,
pp. 215, 219, 220. La vision du passage de la technique au système
et la faillite de l'approche instrumentaliste attaquent de plein
fouet "l'idéologie du progrès et de la puissance".
7. Kaszynski, Theodore, "Manifeste de l'Unabomber", Washington
Post, septembre 1995, article 27. Voir Ellul, Jacques, "La
technique considérée en tant que système",
op. cit., p. 59: En effet, nous conservons la conviction qu'en présence
d'un nouveau facteur, nous sommes libres de choisir, de l'adopter
ou de le rejeter. Nous essayons d'apprécier la "pillule",
l'auto, la fusée interplanétaire, le marketing, la
vidéo... et nous constatons que chaque élément
nouveau apporté par la technique pourrait bien être
un élément de liberté supplémentaire
(mais aussi bien sûr, pourrait être un facteur de dictature)".
8. Illich, Ivan, "Surveiller son regard à l'Âge
du 'show'", La Perte des sens, op. cit., p. 188, n. 2: "'Interface,
en tant que 'moyen ou lieu d'interaction entre deux systèmes',
apparaît sous la plume de Marshall McLuhan, [...], La Galaxie
Gutenberg, Paris: Gallimard, 1977 [1962]. [...] Selon l'Oxford English
Dictionary Supplement au milieu des années 1960, "interface"
signifie presque tout et n'importe quoi". Pour la New York
Academy of Sciences, l'interface est "l'ensemble des éléments
qui relient les ordinateurs analogiques et digitaux".
9. Ellul, Jacques, "La technique considérée
en tant que système", op. cit. p. 58: "...la seule
fonction de l'ensemble informatique est de permettre la jonction
souple, informelle, purement technique, immédiate et universelle
entre les sous-systèmes techniques".
10. Illich, Ivan, La Perte des sens, op. cit., p. 199.
11. ibid..
12. Ellul, Jacques, "La technique considérée
en tant que système", op. cit., p. 53.
13. Illich, Ivan, "Surveiller son regard à l'âge
du 'show'", La Perte des sens, op. cit., p. 201, 2, notes 1
et 2.
14. Op. cit., pp. 224 ss, 228.
1 5. Voir Illich, Ivan, "Passé scopique et éthique
du regard. Paidoyer pour l'étude de la perception oculaire",
in La Perte des sens, op. cit., pp. 287-326.
16. Tentatives de traduire le terme anglais de disembedding, auquel
Karl Polanyi a donné le sens spécifique de rupture
d'avec la trame sociale traditionnelle, rupture qui précède
le surgissement de sphères autonomes telles que l'économie,
la politique, l'éducation, la religion. Polanyi, Karl, La
Grande Transformation: aux origines politiques et économiques
de notre temps, Paris: Gallimard, 1983. Dans sa préface,
Louis Dumont propose de traduire disembedding pas désincrustation
ou désencastrement.
17. Tijmes, Pieter, "Jacques Ellul, entre el pesimismo sociológico
y la esperanza bíblica", Ixtus. El bluff tecnológico,
Mexico, 2002, pp. 24-36, trad. du néerlandais par Jean Robert.
18. Illich, Ivan, "Préface", Patrick Troude-Chastenet,
éd., Sur Jacques Ellul. Un penseur de notre temps, op. cit.,
revu par l'auteur et republié dans La Perte des sens, op.
cit., pp. 153-162.
19. Rieger, Matthias, Helmholtz Musicus. Eine Studie über
elmholtz'Objektivierung der Grundlagen der Musik, dargestellt anhand
einer Textanalyse der Tonempfindungen (1877) (Helmholtz musicien.
Étude de l'objectivation des fondemements de la musique par
Helmholtz, à partir d'une analyse textuelle de son oeuvre
sur les sensations phoniques [1877]), thèse de doctorat,
Université de Brême, 2001, p. 73.
L'étude de la proportionnalité est la dernière
grande aventure intellectuelle d'Ivan Illich. S'il a raison, un
mode millénaire de penser et de percevoir est venu mourir
sur les plages du XVIIIe siècle finissant. Selon ce mode
de penser, par exemple, il n'y avait pas de son sans oreille: le
ton musical était l'incarnation de la proportionnalité
entre le son et l'oreille, de même que la compréhension
du monde l'était de la relation proportionnelle entre la
réalité sensible et la raison. La rupture de l'équilibre
des humeurs en médecine, le passage, en musique, des consonnances
pythagoriciennes aux enchaînements d'accords instrumentaux
"bien tempérés", la redéfinition
de l'économie comme théorie de la rareté et
de l'équité comme égalité arithmétique,
de même de la dérive de l'architecture vers le fonctionnalisme
seraient, selon Illich, autant de symptômes du crépuscule
de la grande tradition de la proportionnalité. Dans le miroir
de cette tradition, l'époque moderne pourrait être
caractérisée comme celle du règne de la disproportion.
Au cours de l'histoire, divers termes, qui ne sont plus compris
aujourd'hui, en sont venus à désigner ce qui est proportionnel:
analogos en grec, conveniens en latin, adéquat, "what
fits".
20. Différent, mais non divers: "Ce qui est différent
est différent en relation, car chaque chose différente
est différente en quelque chose. En revanche, ce qui est
divers (de diversus, littéralement 'de l'autre côté')
est divers pour n'être similaire en rien". Thomas d'Aquin,
Summa contra gentiles, livre I, chapitre 17, 7. Les choses qui sont
différentes peuvent se joindre en une relation proportionnelle,
non celles qui sont diverses.
21. Ellul, Jacques, "La technique considérée
en tant que système", op. cit., p. 62.
22. Voir Illich, derniers travaux, Sajay Samuel, Silja Samerski
sur www.pudel.uni-bremen.de. Voir aussi Ellul, Jacques, "La
technique considérée en tant que système",
op. cit., p. 58, sur les "faciliteurs" qui opèrent
la jonction souple entre les sous-systèmes de l'ensemble
informatique. Ces opérateurs sont des "interfaces".
Silja Samerski observe comment le conseiller ou faciliteur (en génétique
par exemple) est en train de phagocyter le professionnel (médecin
par exemple) classique. Pour une analyse des processus de facilitation,
voir aussi Ellul, Jacques, Métamorphose du bourgeois, Paris:
Calmann-Levy, 1966; du même, Le Système tecnicien,
op. cit., p. 124. Grâce aux facilitations, "L'homme peut
arriver [...] à avoir une vie agréable et vivable",
mais qui n'est rien de plus qu'un substitut artificiel (p. 125).
23. Ellul, Jacques, "Théologie et Technique",
in Cahiers Jacques Ellul. La Technique, op. cit. pp. 107-121.
24. Girard, René, Dostoïevsky, Du double à l'unité,
Paris: Plon, 1963.
25. op. cit., p. 107.
26. op. cit., p. 109.
27. op. cit., p. 110.
28. Illich, Ivan, "Préface", op. cit., ou "Hommage
à Jacques Ellul" in La Perte des sens, op. cit., pp.
153-162. cit..
29. "Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là
seulement à qui c'est donné. Il y a en effet des eunuques
qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a les
eunuques qui le sont devenus par l'action des hommes, et il y a
des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume
des Cieux. Comprenne qui pourra" (Matthieu, 19.11, 12).
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